Arthur Conan Doyle

 

 

 

CONTES DE PIRATES

 

 

 

(1922)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

LE GOUVERNEUR DE SAINT KITTS. 3

LES RAPPORTS DU CAPITAINE SHARKEY AVEC STEPHEN CRADDOCK.. 14

LA FLÉTRISSURE DE SHARKEY.. 25

COMMENT COPLEY BANKS EXTERMINA LE CAPITAINE SHARKEY.. 36

« LA CLAQUANTE ». 45

UN PIRATE DE LA TERRE.. 53

À propos de cette édition électronique. 65

 

LE GOUVERNEUR DE SAINT KITTS[1]

Quand le traité d’Utrecht eut mis fin aux longues guerres de la succession d’Espagne, les nombreux corsaires qui avaient été utilisés par les nations en lutte se trouvèrent sans emploi. Certains prirent goût aux habitudes paisibles, mais moins lucratives, du commerce ordinaire. D’autres furent absorbés par les flottes de pêche. Quelques téméraires hissèrent le pavillon noir à la misaine et le drapeau rouge au grand mât ; pour leur propre compte ils déclaraient la guerre à toute l’humanité.

 

Avec des équipages mêlés, recrutés un peu partout, ils écumèrent les mers. De temps en temps, ils disparaissaient pour caréner dans une crique écartée, ou bien ils se livraient à mille débauches dans un port excentrique dont ils émerveillaient les habitants par leur prodigalité et les terrorisaient par leurs manières de brutes.

 

Sur la côte de Coromandel, à Madagascar, dans les eaux africaines, et surtout dans les Antilles et les mers américaines, les pirates constituaient une menace constante. Avec un insolent appétit de confort ils réglaient leurs déprédations sur l’agrément des saisons : en été ils harcelaient la Nouvelle-Angleterre, et en hiver ils descendaient vers les îles des Tropiques.

 

Ils étaient d’autant plus à redouter qu’ils manquaient totalement de la discipline et de la mesure qui avaient rendu leurs prédécesseurs, les boucaniers, à la fois formidables et respectables. Ces Ismaëls de l’océan ne rendaient de comptes à personne et ils traitaient leurs prisonniers selon leur capricieuse ivresse du moment. Des éclairs d’une générosité grotesque alternaient avec de plus longues périodes d’une inconcevable férocité. Le capitaine qui tombait entre leurs mains pouvait se trouver aussi bien relâché avec sa cargaison après avoir participé à d’abominables beuveries qu’assis à table avec son propre nez et ses lèvres servis en vinaigrette devant lui. À cette époque il fallait être un solide marin pour commercer dans la mer des Caraïbes !

 

Justement le capitaine John Scarrow, du bateau Morning-Star, en était un. Il n’en poussa pas moins un profond soupir de soulagement quand il entendit l’ancre gifler l’eau et qu’il évita sur ses amarres à moins de cent yards des canons de la citadelle de Basseterre. Saint Kitts était le dernier port où il relâchait ; de bonne heure le lendemain matin sa proue pointerait en direction de la vieille Angleterre. Il en avait assez de ces océans hantés par les voleurs ! Depuis qu’il avait quitté Maracaïbo sur la mer des Antilles avec son plein chargement de sucre et de poivre rouge, il avait tressailli chaque fois qu’un hunier miroitait au-dessus de la surface violette des eaux tropicales. Il avait caboté en remontant les îles du Vent, touchant ici ou là, et partout il avait dû prêter l’oreille à des histoires de brigands.

 

Le capitaine Sharkey, qui commandait le corsaire Happy-Delivery de vingt canons, avait descendu la côte en la jalonnant de navires coulés et de cadavres. Quantité d’anecdotes couraient sur ses plaisanteries sinistres et sur son impitoyable férocité. Des Bahamas à la mer des Antilles, son bateau noir comme du charbon était une promesse de mort et de beaucoup de choses plus terribles que la mort. Le capitaine Scarrow avait été tellement énervé par ces histoires qu’avec son navire neuf gréé en trois-mâts carré et sa cargaison de valeur il s’était déporté vers l’ouest jusqu’à l’îles des Oiseaux pour s’écarter de la route commerciale normale. Même dans ces eaux solitaires le capitaine Sharkey s’était rappelé à son souvenir.

 

Un matin ses matelots avaient repêché un canot à la dérive, dont le seul occupant était un marin délirant qui avait poussé des rugissements pendant qu’il avait été hissé à bord, et qui leur avait montré une langue aussi sèche qu’un champignon noir. De l’eau et des soins avaient vite fait de lui l’homme le plus robuste et le plus alerte de tout l’équipage. Il était de Marblehead, dans la Nouvelle-Angleterre, à ce qu’il semblait, et il restait l’unique survivant d’un schooner qui avait été coulé par le terrible Sharkey.

 

Pendant une semaine Hiram Evanson (il s’appelait ainsi) avait vogué à la dérive sous le soleil tropical. Sharkey avait donné l’ordre que les restes mutilés de son défunt capitaine fussent placés dans son canot « en guise de provisions de voyage », mais le malheureux les avait instantanément rejetés à la mer de peur que la tentation ne devînt trop forte. Il avait vécu sur les réserves de sa grande carcasse jusqu’à ce que, in extremis, le Morning-Star l’eût trouvé dans l’état de folie qui, dans ces cas-là, précède la mort. Pour le capitaine Scarrow, qui naviguait avec un équipage réduit, ce robuste originaire de la Nouvelle-Angleterre était une aubaine. Il se vantait même d’être le premier marin à qui le capitaine Sharkey avait rendu service.

 

À présent qu’ils étaient amarrés à l’abri des canons de Basseterre, le pirate n’était plus guère à redouter. Pourtant le marin ne cessait de penser à lui, et la vue de son agent local grimpant en canot pour aller à sa rencontre ne parvint pas à le distraire.

 

– Je vous parie, Morgan, dit-il à son second, que l’agent prononcera le nom de Sharkey dans les cent premiers mots qui sortiront de sa bouche !

 

– Eh bien ! capitaine, voilà un dollar en argent, je le risque, répondit le vieux marin de Bristol qui se tenait à côté de lui.

 

Les rameurs noirs rangèrent le canot le long du bateau et l’agent grimpa à l’échelle.

 

– Bonjour, capitaine Scarrow ! s’écria-t-il. Connaissez-vous la nouvelle pour Sharkey ?

 

Le capitaine décocha à son second un sourire en coin.

 

– Quelle diablerie vient-il de commettre ?

 

– Diablerie ? Mais alors vous ne savez pas ! Eh bien ! Nous l’avons ici sous les verrous. Oui, ici, à Basseterre. Il a été jugé mercredi dernier, et il sera pendu demain matin.

 

Le capitaine et son second poussèrent un cri de joie, auquel l’équipage ne tarda pas à faire écho. Il ne fut plus question de discipline : ils se rassemblèrent tous à la coupée pour entendre les nouvelles. Le matelot de la Nouvelle-Angleterre se tenait au premier rang ; il tourna vers le ciel un visage extasié, car il était de souche puritaine.

 

– Sharkey va être pendu ! s’exclama-t-il. Savez-vous, monsieur l’agent, si l’on n’a pas besoin d’un bourreau ?

 

– Arrière ! rugit le second, dont le sens de la discipline l’emporta enfin sur l’intérêt qu’il portait à la nouvelle. Je vous paie ce dollar, capitaine Scarrow, plus joyeusement que je n’ai jamais payé un pari perdu. Comment le bandit a-t-il été capturé ?

 

– Ah ! pour cela, il était devenu insupportable pour ses propres camarades ! Ils l’avaient si bien pris en horreur qu’ils n’ont plus voulu le voir sur leur navire. Alors, ils l’ont abandonné sur les Little Mangles, au sud de la Mysteriosa Bank ; un bateau de commerce de Portobello l’y a découvert et l’a amené ici. Il avait été question de l’envoyer se faire juger à la Jamaïque, mais notre bon petit gouverneur, sir Charles Ewan, n’a rien voulu entendre. « Sharkey est mon plat du jour, a-t-il déclaré. Je le ferai cuire moi-même. » Si vous pouvez rester jusqu’à demain matin dix heures, vous verrez un beau quartier de viande se balancer au vent.

 

– Je le voudrais bien, répondit le capitaine d’une voix où traînait le regret d’un spectacle manqué. Mais malheureusement je ne suis pas en avance. Je partirai avec la marée du soir.

 

– Oh ! n’y comptez pas ! Le gouverneur part avec vous.

 

– Le gouverneur ?

 

– Oui. Il a reçu une dépêche du gouvernement lui ordonnant de rentrer sans délai. Le bateau qui l’a apportée est reparti pour la Virginie. Aussi sir Charles vous a-t-il attendu, car je lui ai dit que vous arriveriez avant les pluies.

 

– Eh, eh ! fit le capitaine, perplexe. Je ne suis qu’un simple marin, et je ne connais pas grand-chose aux gouverneurs ni aux baronnets ; à leurs manières non plus d’ailleurs ! je ne me rappelle pas avoir jamais adressé la parole à l’un d’eux. Mais si c’est pour le service du roi George, et s’il veut que je le conduise jusqu’à Londres, je m’arrangerai. Il pourra disposer de ma cabine personnelle. Pour ce qui est de la cuisine, il y a de la ratatouille et du salmigondis six jours par semaine ; s’il pense que notre ordinaire est trop grossier pour son palais, il n’a qu’à se faire accompagner de son cuisinier.

 

– Ne vous faites pas de soucis pour cela, capitaine Scarrow ! Sir Charles en ce moment n’est pas en très bonne santé ; il relève d’une fièvre quarte, et il ne bougera pas de sa cabine pendant la plus grande partie du voyage. Le docteur Larousse m’a dit qu’il ne se serait pas rétabli si la prochaine pendaison de Sharkey ne l’avait ravigoté. C’est un homme qui a un tempérament plein de fougue ; il ne faudra pas lui en vouloir s’il a le parler un peu brusque.

 

– Il pourra dire ce qu’il voudra et faire ce qui lui plaira tant qu’il ne se mettra pas par le travers de mes écubiers quand je m’occuperai du bateau, dit le capitaine. Il est gouverneur de Saint Kitts, mais moi je suis gouverneur du Morning-Star. Et, avec sa permission, je partirai dès la première marée, car j’ai des devoirs à remplir vis-à-vis de mon patron, tout comme il en a vis-à-vis du roi George.

 

– Il doit régler beaucoup d’affaires avant son départ ; il ne pourra pas être prêt pour ce soir.

 

– Alors pour la première marée demain matin !

 

– Très bien. Ce soir, je ferai porter ses bagages à bord, et il montera lui-même demain de bonne heure si je peux obtenir de lui qu’il quitte Saint Kitts sans voir Sharkey danser la matelote des bandits. Ses ordres sont pressants ; il est donc possible qu’il arrive tout de suite. Le Dr Larousse l’accompagnera sans doute pour le soigner pendant le voyage.

 

Une fois seuls, le capitaine et son second se livrèrent à tous les préparatifs dignes d’un illustre passager. La plus grande cabine fut nettoyée et décorée en son honneur ; des tonneaux de vin et des caisses de fruits furent achetés pour corser l’ordinaire. Dans la soirée commencèrent à arriver les bagages de sir Charles : de grandes malles cerclées de fer à l’épreuve des fourmis, des valises officielles, et aussi des paquets de forme bizarre qui contenaient probablement un tricorne et une épée. Et puis survint une lettre, avec des armes sur le gros cachet rouge, qui présentait les compliments de sir Charles au capitaine Scarrow ; le gouverneur espérait le rejoindre dans la matinée, dès que ses devoirs et ses infirmités le lui permettraient.

 

Il tint parole. À peine les premières lueurs grises de l’aube avaient-elles commencé à virer au rouge qu’il était conduit contre le flanc du Morning-Star dont il gravit, non sans difficultés, l’échelle. Le capitaine avait été averti que le gouverneur était un personnage excentrique ; il ne s’attendait pourtant pas à la curieuse silhouette qui clopinait sur le gaillard d’arrière et qui s’aidait pour marcher d’une canne en bambou épais. Il portait une perruque de Ramilies, toute tressée en petites queues comme un manteau de caniche, et qui retombait si bas sur les yeux que ses grosses lunettes vertes donnaient l’impression qu’elles y étaient suspendues. Un nez féroce en forme de bec, très long, très maigre, fendait l’air devant lui. Sa fièvre l’avait obligé à enrouler sa gorge et son menton d’un large foulard. Il était enveloppé dans une ample robe damassée serrée à la taille par un cordon. En avançant, il promenait en l’air son nez dominateur, mais il tournait lentement la tête de droite à gauche comme un myope presque aveugle, et il appela le capitaine d’une voix forte, aiguë, maussade.

 

– Avez-vous mes bagages ? lui demanda-t-il.

 

– Oui, sir Charles.

 

– Du vin à bord ?

 

– J’en ai fait apporter cinq tonneaux, sir Charles.

 

– Et du tabac ?

 

– J’ai un barillet de la Trinité.

 

– Savez-vous jouer au piquet ?

 

– Passablement, sir Charles.

 

– Alors, levez l’ancre et prenez la mer !

 

Une brise fraîche soufflait de l’ouest. Quand les rayons du soleil transpercèrent la brume matinale, le bateau était déjà coque noyée par rapport aux îles. Le gouverneur continuait à boitiller sur le pont dont il faisait le tour en s’agrippant d’une main à la rambarde.

 

– Vous êtes maintenant au service du gouvernement, capitaine ! déclara-t-il. Je vous assure qu’à Westminster on compte les jours avant mon arrivée. Êtes-vous à pleine charge ?

 

– Le bateau est plein comme un œuf, sir Charles.

 

– Très bien ! Je crains, capitaine Scarrow, que vous n’ayez pour compagnon de voyage qu’un pauvre aveugle impotent.

 

– Je suis très honoré de jouir de la société de Votre Excellence, répondit le capitaine. Mais je regrette que vos yeux soient en si mauvais état.

 

– Oui. C’est cette maudite réverbération du soleil sur les rues blanches de Basseterre qui les a brûlés.

 

– On m’a dit aussi que vous aviez été atteint de la fièvre quarte ?

 

– Oui. J’ai eu une pyrexie qui m’a grandement diminué.

 

– Nous avions préparé une cabine pour votre médecin.

 

– Ah ! le coquin. Il n’y a pas eu moyen de le faire bouger, il a une affaire en or avec les marchands. Mais écoutez !

 

Il leva en l’air un doigt couvert de bagues. Dans le lointain un coup de canon avait retenti.

 

– Le canon de l’île ! s’écria le capitaine tout surpris. Ne serait-ce pas un signal pour nous faire rentrer au port ?

 

Le gouverneur se mit à rire.

 

– Vous avez entendu dire que Sharkey, le pirate, devait être pendu ce matin. J’ai donné l’ordre aux batteries du port de saluer son dernier soupir, pour que je puisse apprendre sa mort en mer. C’est la fin de Sharkey !

 

– C’est la fin de Sharkey ! s’écria le capitaine.

 

L’équipage entendit ce cri. Il se rassembla en petits groupes sur le pont ; longuement les hommes regardèrent derrière eux la longue bande pourpre de terre qui disparaissait.

 

Pour le début de leur traversée de l’océan c’était là un heureux présage ! Aussi le gouverneur infirme devint-il immédiatement très populaire à bord, les matelots ayant compris que s’il n’avait pas insisté pour que Sharkey fût immédiatement jugé et exécuté, le bandit aurait pu tomber sur un juge vénal qui l’aurait laissé s’évader. À dîner ce jour-là, sir Charles raconta de nombreuses anecdotes sur le pirate défunt. Il se montra si affable, si habile à se mettre au niveau de gens d’une qualité inférieure à la sienne que le capitaine, le second et le gouverneur fumèrent leurs longues pipes et burent leur clairet comme trois bons camarades.

 

– Et quelle tête faisait Sharkey dans le box ? demanda le capitaine.

 

– C’est un homme qui ne manque pas de prestance, répondit le gouverneur.

 

– J’avais toujours cru que ce démon était aussi laid que cruel ! fit le second.

 

– Oh ! fit le gouverneur, je peux dire qu’il y avait des occasions où il ne se montrait pas à son avantage.

 

– Un baleinier du New Bedford m’a dit qu’il ne pourrait jamais oublier ses yeux ! reprit le capitaine Scarrow. Ils étaient, paraît-il, d’un bleu très clair, recouverts d’une taie, avec des paupières bordées de rouge. Est-ce vrai, sir Charles ?

 

– Hélas ! Mes pauvres yeux ne me permettent pas d’en dire beaucoup sur les yeux des autres. Mais je me rappelle maintenant que le chef d’état-major m’a parlé d’yeux semblables, le jury était assez bête pour être terrorisé quand il les tournait dans sa direction. Il vaut mieux pour les jurés qu’il soit mort, car il n’était pas homme à oublier une injure et, s’il en avait empoigné un, il l’aurait bourré de paille et l’aurait pendu sur sa proue à titre d’exemple !

 

L’idée sembla amuser beaucoup le gouverneur, car il éclata soudain d’un gros rire ; les deux marins rirent également mais avec plus de discrétion, car ils se rappelaient que Sharkey n’était pas le seul pirate à écumer les mers de l’Ouest et qu’un destin aussi grotesque les attendait peut-être. Une nouvelle bouteille fut vidée « pour que la traversée soit agréable » Le gouverneur voulut en boire une autre. Finalement les deux marins ne furent pas mécontents de se rendre en titubant, l’un à son quart, et l’autre à sa couchette. Mais quand, après ses quatre heures de service, le second redescendit, il fut stupéfait, le gouverneur était toujours assis devant la table, paisiblement, avec sa perruque Ramilies, ses lunettes, sa robe, sa pipe et six bouteilles vides.

 

– J’ai bu avec le gouverneur de Saint Kitts quand il était malade, dit le second. Mais Dieu me préserve de lui tenir compagnie quand il se portera bien !

 

Le voyage du Morning-Star fut une réussite, au bout de trois semaines il se trouvait au seuil de la Manche. Dès le premier jour le gouverneur avait commencé de reprendre des forces, avant que la moitié de l’Atlantique ne fût franchie, il allait aussi bien que n’importe qui, ses yeux mis à part. Ceux qui prônaient les vertus réconfortantes du vin le regardaient triomphants, car il ne s’était pas passé une soirée où il n’eût répété son exploit de la première nuit. Et cependant il sortait sur le pont de bonne heure le matin, frais comme un gardon ; il contemplait la mer de ses yeux fatigués et il posait des questions sur les voiles et le gréement, car il s’intéressait beaucoup aux choses de la mer ; il palliait la déficience de sa vue grâce au marin de la Nouvelle-Angleterre. Le gouverneur avait en effet obtenu du capitaine que ce matelot (celui qui avait été repêché dans le canot) s’occupât de lui, le conduisît et vînt s’asseoir à côté de lui quand il jouait aux cartes, afin de compter pour lui le nombre de ses points, car il avait du mal à distinguer un roi d’un valet.

 

Il était normal que cet Evanson se mît au service du gouverneur, puisque celui-ci l’avait vengé de l’infâme Sharkey. Visiblement le gros Américain prenait un vif plaisir à prêter son bras à l’infirme ; le soir il s’installait avec infiniment de respect dans la cabine et il posait sur la carte qu’il fallait jouer son grand index à l’ongle rongé. À eux deux ils ne laissèrent pas grand-chose dans les poches du capitaine Scarrow et de Morgan le second.

 

Ceux-ci n’avaient pas tardé à s’apercevoir que tout ce qu’on leur avait dit du tempérament emporté de sir Charles Ewan était au-dessous de la vérité. Au moindre signe d’opposition, au premier mot de discussion, son menton jaillissait du foulard, son nez dominateur prenait un angle plus aigu et plus insolent, et il faisait siffler par-dessus son épaule sa canne de bambou. Un jour il la fit retomber sur la tête du charpentier qui l’avait malencontreusement bousculé sur le pont. Un autre jour, comme on parlait devant lui d’un certain mécontentement et de l’éventualité d’une mutinerie à propos de la nourriture, il émit l’opinion qu’il ne fallait pas attendre que les chiens se dressent, mais qu’il fallait marcher sur eux et les rouer de coups jusqu’à ce qu’ils fussent dépouillés de leur méchanceté.

 

– Donnez-moi un coutelas et une carabine ! cria-t-il en jurant.

 

On eut toutes les peines du monde à l’empêcher d’aller trouver le porte-parole des marins pour lui régler son compte.

 

Le capitaine Scarrow dut lui remettre en mémoire que si, à Saint Kitts, il n’était responsable que devant lui-même, en pleine mer l’acte de tuer était considéré comme un assassinat. Politiquement parlant, sir Charles était, comme l’indiquait sa situation officielle, un farouche partisan de la maison de Hanovre, et il proclamait par-dessus les bouteilles qu’il n’avait jamais rencontré un partisan des Stuarts sans l’avoir abattu sur place. En dépit de tous ces excès et de sa violence il était gai compagnon, et il savait si bien raconter les histoires que Scarrow et Morgan n’avaient jamais fait de traversée plus agréable.

 

Enfin arriva le dernier jour ; de blanches falaises apparurent à Beachy Head. Quand le soir tomba, le bateau se balançait sur une mer d’huile, à une lieue de Winchelsea, et le long mufle noir de Dungeness se profilait devant lui. Le lendemain matin ils trouveraient leur pilote sur le promontoire, et sir Charles pourrait être rendu avant le soir auprès des ministres du roi à Westminster. Le maître d’équipage prit le quart, et les trois amis se réunirent pour une dernière partie de cartes dans la cabine, le fidèle Américain servant d’yeux au gouverneur. Il y eut bientôt un gros enjeu sur la table, car les marins avaient essayé de regagner en une fois ce qu’ils avaient perdu avec leur passager. Tout à coup le gouverneur jeta ses cartes et ramassa tout l’argent, qu’il enfouit dans la longue poche de son gilet de soie.

 

– J’ai gagné, dit-il.

 

– Oh ! sir Charles, pas si vite ! s’écria le capitaine Scarrow. La partie n’est pas terminée, et nous n’avons pas encore perdu !

 

– Vous mentez ! J’ai joué la dernière donne et vous avez perdu !

 

Il arracha sa perruque et ses lunettes. Alors apparurent un crâne haut et chauve, ainsi qu’une paire d’yeux bleus voilés d’une taie et cerclés de rouge comme ceux d’un bull-terrier.

 

– Bon Dieu ! s’exclama le second. C’est Sharkey.

 

Les deux marins sautèrent de leurs sièges, mais le grand Américain s’était solidement adossé contre la porte de la cabine, avec un pistolet dans chaque main. Le passager avait lui aussi posé un pistolet sur les cartes éparpillées devant lui et il éclata de rire.

 

– Je suis en effet le capitaine Sharkey, messieurs. Et voici Ned Galloway le Rugissant, quartier-maître du Happy-Delivery. Nous avons eu des ennuis avec l’équipage, il y a eu du grabuge, et ils nous ont abandonnés, moi sur un coin désert de l’île de la Tortue, et lui dans un canot sans rames. Chiens ! Pauvres chiens naïfs et larmoyants ! Nous vous tenons au bout de nos pistolets !

 

– Vous tirerez ou vous ne tirerez pas ! cria Scarrow. Mais mon dernier souffle, Sharkey, sera pour vous dire que vous êtes un bandit sanguinaire, un mécréant, et que la hart au col vous attend avec le feu de l’enfer !

 

– Voilà un brave, un type dans mon genre ! Et il va nous faire un beau mort ! cria Sharkey. Il n’y plus personne à l’arrière, sauf le barreur. Gardez donc votre souffle, vous en aurez besoin bientôt. Est-ce que le canot est à la poupe, Ned ?

 

– Oui, capitaine.

 

– Les autres embarcations sont hors d’usage ?

 

– Je les ai sciées en trois endroits.

 

– Alors nous nous voyons dans l’obligation de prendre congé de vous, capitaine Scarrow. On dirait que vous n’avez pas encore tout à fait relevé votre position ! Y a-t-il quelque chose que vous voudriez me demander ?

 

– Je crois que vous êtes le diable en personne ! cria le capitaine. Où est le gouverneur de Saint Kitts ?

 

– La dernière fois que j’ai vu Son Excellence, il était dans son lit avec la gorge tranchée. Quand je me suis évadé, j’ai appris par mes amis, car le capitaine Sharkey possède des amis dans chaque port, que le gouverneur partait pour l’Europe sur un bateau dont le commandant ne le connaissait pas. J’ai fait l’escalade de sa véranda et je lui ai payé la petite dette que j’avais sur le cœur. Puis je suis monté à bord avec ses bagages, dont j’avais besoin, plus une paire de lunettes qui m’étaient nécessaires pour dissimuler ces yeux dont on parlait trop, et je me suis comporté comme tout gouverneur l’aurait fait. Maintenant, Ned, tu peux te mettre à l’ouvrage.

 

– Au secours ! Au secours ! À la garde ! hurla le second.

 

Mais la crosse du pistolet s’abattit sur son crâne et il s’écroula foudroyé comme un bœuf sous le merlin. Scarrow se rua à la porte, mais la sentinelle plaqua l’une de ses grandes mains sur sa bouche et passa son autre bras autour de sa taille.

 

– Inutile, maître Scarrow ! fit Sharkey. À présent, montrez-nous comment on se met à genoux pour mendier la vie sauve !

 

– Je vais vous montrer autre chose !… cria Scarrow en se libérant la bouche.

 

– Tords-lui le bras, Ned. Maintenant, voulez-vous vous mettre à genoux et nous supplier ?

 

– Non ! même pas si vous me cassiez le bras.

 

– Enfonce un pouce de ton couteau entre ses côtes, Ned.

 

– Vous pouvez y mettre six pouces, je n’obéirai pas !

 

– Morbleu, mais ce courage-là me plaît ! cria Sharkey. Remets ton couteau dans ta poche, Ned. Vous avez sauvé votre peau, Scarrow ! C’est dommage qu’un type comme vous n’exerce pas le seul métier qui permette à un brave de gagner confortablement sa vie. Sûrement ce n’est pas une mort banale qui vous attend, Scarrow, puisque vous êtes tombé à ma merci et que vous vivrez pour raconter cette histoire. Ligote-le, Ned !

 

– Au poêle, capitaine ?

 

– Tut, tut ! Il y a du feu dans le poêle. Et ne t’amuse pas à nous jouer tes tours de corsaire, Ned Galloway, sauf si je te les commande ! Autrement je te ferais savoir qui de nous deux est le capitaine. Attache-le sur la table !

 

– Je croyais que vous vouliez le rôtir ! répondit le quartier-maître. Vous ne voulez tout de même pas qu’il s’en tire ?

 

– Si toi et moi avions été abandonnés ensemble sur une île déserte, ce serait encore à moi de commander et à toi d’obéir. Espèce de coquin, discuterais-tu mes ordres ?

 

– Non, capitaine Sharkey ! Ne le prenez pas de travers, monsieur ! fit le quartier-maître.

 

Il leva Scarrow comme un bébé et le déposa sur la table. Avec toute la dextérité d’un marin, il lui lia les mains et les pieds d’une corde qu’il fit passer par-dessous, après quoi il le bâillonna avec le foulard qui avait paré le col du gouverneur de Saint Kitts.

 

– À présent, capitaine Scarrow, nous devons prendre congé de vous, déclara le pirate. Si j’avais une demi-douzaine de mes garçons avec moi je m’emparerais de votre cargaison et de votre bateau, mais Ned le Rugissant n’a pas déniché ici quelqu’un qui ait plus d’esprit qu’une souris. Je vois qu’il y a dans les parages quelques petites embarcations, je vais faire mon choix. Si le capitaine Sharkey a un canot, il peut s’emparer d’une barque de pêche ; s’il possède une barque de pêche, il peut s’offrir un brick ; s’il a un brick, il peut capturer un trois-mâts ; s’il est sur un trois-mâts il peut se payer toute une flotte… Alors dépêchez-vous d’entrer dans Londres ; sinon je pourrais revenir, après tout, et me saisir du Morning-Star ?

 

Le capitaine Scarrow entendit la clé qui tournait dans la serrure. Il tira sur ses liens et guetta le bruit des pas qui se dirigeaient vers le gaillard d’arrière où le canot était amarré. Tout en se débattant, il reconnut le grincement des garants et le floc de l’embarcation mise à l’eau. Fou de rage il tira de toutes ses forces sur la corde qui le ligotait, jusqu’à ce qu’il pût libérer ses poignets et ses chevilles. Il retira son bâillon, sauta par-dessus le cadavre du second, enfonça la porte et se rua tête nue sur le pont.

 

– Oh ! là, Peterson, Armitage, Wilson ! appela-t-il. Les sabres d’abordage et les pistolets ! Parez la chaloupe ! Parez le petit canot ! Sharkey le Pirate est là-bas. Tout le monde à l’eau !

 

La chaloupe fut descendue et mise à flot. Le petit canot également. Mais presque aussitôt le maître d’équipage les fit remonter.

 

– Ils ont été sabordés ! crièrent-ils. Ils sont troués comme une écumoire.

 

Le capitaine poussa un juron. Sur tous les plans, il avait été dupé, battu. Le ciel était sans nuages, plein d’étoiles ; pas de vent, pas la plus petite espérance de vent ! Les voiles pendaient molles et flasques au clair de lune. Non loin il aperçut un bateau de pêche, avec des marins groupés autour de leur filet.

 

Vers lui accourait le petit canot, s’élevant et s’abaissant à chaque coup de houle.

 

– Ce sont des hommes morts ! s’exclama le capitaine. Crions tous ensemble, les enfants pour les mettre en garde !

 

Mais il était trop tard.

 

Au même moment le petit canot se confondait avec l’ombre du bateau de pêche. On entendit deux brefs coups de pistolet, un hurlement, puis un autre coup de pistolet, puis plus rien. Les pêcheurs avaient disparu. Et tout soudain, quand les premiers souffles d’une brise de terre descendirent de la côte du Sussex, le gui fut paré au dehors, la grand-voile se gonfla et le bateau de pêche s’ébranla, le nez vers l’Atlantique.

 

LES RAPPORTS DU CAPITAINE SHARKEY AVEC STEPHEN CRADDOCK[2]

Pour le corsaire d’autrefois, caréner était une opération indispensable. Il lui fallait une vitesse supérieure, à la fois pour rattraper le navire marchand et pour échapper au bâtiment de guerre. Or ses qualités maritimes ne se maintenaient que s’il débarrassait périodiquement (au moins une fois l’an) sa carène des plantes et des bernacles qui abondent dans les mers tropicales.

 

À cet effet, le capitaine allégeait son bateau, le jetait dans une petite crique étroite, où, à marée basse, il se trouvait comme en cale sèche. Il attachait aux mâts poulies et apparaux afin de le tirer sur sa quille, puis il le faisait gratter soigneusement de l’étambot arrière à l’étrave.

 

Pendant les semaines que durait ce travail, le bateau était par conséquent hors d’état de se défendre. Il est vrai que pour l’approcher il convenait de ne pas peser plus lourd qu’une coque vide. D’autre part, le lieu de carénage demeurait secret, si bien que les risques n’étaient pas grands.

 

Les capitaines se sentaient tellement en sécurité qu’il leur arrivait souvent de laisser leur navire sous bonne garde et de partir en chaloupe : soit pour une expédition de chasse ou de pêche, soit (plus généralement) pour passer quelques jours dans une ville peu fréquentée où ils tournaient la tête des femmes par des galanteries à la dernière mode, à moins qu’ils n’ouvrissent des pipes de vin sur la place du marché en menaçant du pistolet tous ceux qui refusaient de trinquer avec eux.

 

Parfois ils apparaissaient même dans les villes aussi importantes que Charleston ; alors ils déambulaient dans les rues avec leurs armes au côté, au grand scandale de la colonie qui respectait les lois. L’impunité ne récompensait pas forcément de telles excursions. Un jour, par exemple, le lieutenant Maynard détacha la tête de Barbe-Noire et l’empala au bout de son beaupré. Mais le plus souvent les pirates se livraient sans être inquiétés à toutes sortes de débauches, de brutalités et d’horreurs, jusqu’à ce que l’heure sonnât pour eux de regagner leur bord.

 

Il y avait cependant un pirate qui ne franchissait jamais les frontières de la civilisation ; c’était le sinistre Sharkey, du Happy-Delivery. Peut-être y était-il enclin par son tempérament morose et ses habitudes de solitaire. Plus probablement, il savait que sa réputation avait atteint un degré critique : en allant se promener sur la côte il risquait de soulever toute l’ire d’une population outragée qui, même sans aucune chance, se jetterait sur lui pour l’écharper. Jamais il ne se montrait dans une colonie.

 

Quand son navire était en cale sèche, il en confiait la surveillance à Ned Galloway, son quartier-maître originaire de la Nouvelle-Angleterre, et il s’adonnait à de longues promenades en canot, au cours desquelles, disait-on, il allait enterrer sa part du butin. À moins qu’il ne partît chasser le bœuf sauvage d’Hispaniola. Une fois assaisonnés et rôtis en entier, ces animaux lui fournissaient de la viande pour le prochain voyage. Alors, le bateau venait le reprendre à un endroit convenu d’avance et l’équipage chargeait à bord le gibier qu’il avait tué.

 

Dans les îles, on espérait toujours que Sharkey serait capturé au cours de l’une de ces expéditions. On apprit enfin à Kingston une nouvelle qui sembla justifier une tentative décisive. Elle était rapportée par un vieux bûcheron qui, en train de couper du bois de campêche, était tombé entre les mains du pirate et qui, par l’effet d’une bienveillance d’ivrogne imprévue, s’en était tiré au moindre prix d’un nez fendu et d’une volée de coups de bâton. Son récit était tout frais, précis, émoustillant. Le Happy-Delivery carénait à Torbec, au sud-ouest d’Hispaniola. Sharkey et quatre hommes boucanaient sur l’île de la Vache. Le sang de cent équipages assassinés criait vengeance ; il apparut enfin que ce cri n’était pas poussé en vain.

 

Sir Edward Compton, gouverneur au nez altier et au visage sanguin, tint un conclave solennel avec le commandant de la place et les membres les plus éminents du conseil. Il se demandait tristement comment il pourrait profiter de l’occasion. Le plus proche bâtiment de guerre se trouvait à Jamestown, et c’était un vieux bateau lourd, incapable de rattraper le pirate en haute mer comme de l’atteindre dans une anse peu profonde. Certes, les forts et l’artillerie ne manquaient ni à Kingston ni à Port Royal, mais des soldats capables faisaient défaut.

 

Une expédition privée pouvait évidemment être organisée, car le pays ne manquait pas d’hommes qui avaient des comptes à demander à Sharkey ; mais que pourrait réussir une expédition privée ? Les pirates étaient nombreux, prêts à tout. La capture de Sharkey et de ses quatre compagnons serait aisée à condition de parvenir jusqu’à eux. Toutefois, comment les atteindre dans une île vaste et boisée, hérissée au surplus de monts sauvages et de jungles impénétrables ? Une récompense fut promise à quiconque trouverait une solution. Cette proposition amena au premier plan l’auteur d’un projet peu banal, qui était personnellement disposé à l’exécuter jusqu’au bout.

 

Il s’appelait Stephen Craddock. C’était un puritain qui avait mal tourné. Issu d’une famille convenable de Salem, sa mauvaise conduite pouvait passer pour le choc en retour de l’austérité religieuse, tant il employait pour le vice la force physique et l’énergie dont l’avaient pourvu les vertus de ses ancêtres. Il était ingénieux, rien ne lui faisait peur. Son entêtement quand il s’était fixé un but l’avait dès son plus jeune âge rendu célèbre sur la côte américaine.

 

C’était le même Craddock qui, en Virginie, avait risqué sa tête pour le meurtre du chef Seminole ; il s’en était tiré mais chacun savait qu’il avait corrompu les témoins et soudoyé le juge.

 

Ensuite, en tant que négrier et même, d’après ce qu’on chuchotait, en qualité de pirate, il s’était acquis dans le golfe du Bénin une réputation épouvantable. En fin de compte il était rentré à la Jamaïque avec une grosse fortune et il avait mis un terme à une existence de triste dissipation. Tel était l’homme décharné, austère, dangereux, qui attendait d’être reçu par le gouverneur pour lui faire part d’un plan visant à mettre Sharkey hors d’état de nuire.

 

Sir Edward l’accueillit avec un enthousiasme mitigé, car, malgré quelques bruits de conversion et de réforme, il l’avait toujours considéré comme un mouton enragé capable de contaminer tout son petit troupeau. Sous le voile mince d’une courtoisie réservée, Craddock perça la méfiance dont il était l’objet.

 

– Vous n’avez rien à craindre de moi, monsieur ! lui dit-il. Je ne suis plus l’homme que vous avez connu. Depuis peu j’ai revu la lumière, après m’être égaré loin d’elle pendant de sinistres années. Je l’ai retrouvée grâce au ministère du révérend John Simons. Monsieur, si votre flamme a un jour besoin d’être ranimée, sa conversation vous ferait le plus grand bien !

 

Le gouverneur redressa son nez épiscopal.

 

– Vous êtes venu ici pour me parler de Sharkey, monsieur Craddock ! dit-il.

 

– Ce Sharkey est un vase d’iniquité ! soupira Craddock. Sa corne de méchanceté se dresse depuis trop longtemps ; il m’est venu à l’idée que, si je la lui coupais, si je le détruisais, ce serait une bonne action, fort louable, qui compenserait peut-être quelques-unes de mes erreurs du passé. Un projet m’a été inspiré. Grâce à lui je pourrai consommer sa perte.

 

Le gouverneur était vivement intéressé, car, sur le visage taché de son interlocuteur, passait un air menaçant et pratique à la fois qui montrait combien il parlait sérieusement. Après tout, ce Craddock était un marin et un chasseur ; s’il s’avérait exact qu’il tenait absolument à racheter son passé, personne ne serait plus apte à bien conclure l’affaire.

 

– Ce sera une entreprise dangereuse, monsieur Craddock !

 

– Si j’y laisse la vie, ma mort réparera ainsi une existence mal conduite. J’ai beaucoup à me faire pardonner.

 

Le gouverneur ne voyait pas pourquoi il le contredirait.

 

– Quel est votre plan ? demanda-t-il.

 

– Vous avez appris que le bateau de Sharkey, le Happy-Delivery, est originaire de ce port de Kingston ?

 

– Elle appartenait à M. Codrington, et Sharkey s’en est emparé après avoir sabordé son sloop, parce qu’elle était plus rapide.

 

– Oui. Mais vous ignorez peut-être que M. Codrington possède un deuxième bateau, exactement le même que le Happy-Delivery, qui est mouillé en ce moment au port. C’est le White-Rose. Si le White-Rose n’avait pas une bande de peinture blanche, personne ne pourrait les distinguer l’un de l’autre.

 

– Ah ! Et alors ? interrogea le gouverneur du ton de quelqu’un qui est juste au bord d’une idée.

 

– Avec le White-Rose, Sharkey tombera entre nos mains.

 

– Et comment cela ?

 

– Je vais effacer la bande blanche du White-Rose, que je rendrai en tous points semblable au Happy-Delivery. Cela fait, j’appareillerai pour l’île de la Vache où Sharkey massacre des bœufs sauvages. Quand il verra le White-Rose, il la prendra sûrement pour son propre bateau qu’il attend, et il viendra spontanément à bord.

 

Le plan était simple ; le gouverneur estima qu’il pouvait être efficace. Sans hésiter il autorisa Craddock à l’exécuter et à prendre toutes mesures qu’il jugerait utiles. Sir Edward n’était pas trop optimiste, parce que de nombreuses tentatives pour capturer Sharkey avaient surabondamment prouvé qu’il était aussi rusé qu’impitoyable. Mais ce puritain amaigri avait jadis démontré qu’il ne l’était pas moins.

 

Une rivalité entre deux hommes tels que Sharkey et Craddock chatouillait le sens sportif du gouverneur. Bien qu’il fût intérieurement convaincu que les chances n’étaient pas égales, il soutint son homme avec la même loyauté qu’il aurait soutenu son cheval ou son coq.

 

Il fallait se hâter, surtout ! Car d’un jour à l’autre le carénage pouvait être terminé et les pirates reprendraient la mer. Mais il n’y avait pas grand-chose à faire et les bonnes volontés s’offraient de toutes parts ; le surlendemain le White-Rose appareilla pour la haute mer. Dans le port de nombreux matelots connaissaient bien le profilage et le gréement du bateau pirate ; nul n’aurait pu relever la plus légère dissemblance. La bande blanche avait été effacée, les mâts et les vergues noircis de fumée afin de donner l’impression d’un corsaire qui avait navigué par tous les temps, et un grand morceau d’étamine noire en losange fut hissé à la hune de misaine.

 

L’équipage était composé de volontaires. La majorité avait auparavant navigué sous les ordres de Stephen Craddock : le second, Joshua Hird, vieux négrier, avait été son complice pendant de nombreux voyages ; sans hésiter il avait répondu à l’appel de son ancien patron.

 

Le bateau vengeur fila toutes voiles dehors dans la mer des Caraïbes ; à la vue de son pavillon, les petites embarcations crochetaient à droite ou à gauche comme des truites épouvantées dans un vivier. Le quatrième soir, le cap Abacou fut relevé à cinq milles sur leur nord-est.

 

Le cinquième soir Craddock et ses hommes mouillèrent dans la baie des Tortues à l’île de la Vache, où Sharkey et ses quatre compagnons avaient été vus en train de chasser. C’était un endroit très boisé, les palmiers et les broussailles descendaient jusqu’au mince croissant de sable argenté qui bordait le rivage. Ils avaient hissé au grand mât le pavillon rouge, mais rien ne bougea à terre. Craddock regardait de tous ses yeux avec l’espoir que d’un instant à l’autre il verrait se détacher un canot avec Sharkey dans sa chambre. Mais la nuit passa, puis toute une journée, puis une autre nuit, sans lui apporter le moindre signe des hommes qu’il cherchait à prendre au piège. C’était à croire qu’ils étaient repartis.

 

Le deuxième matin, Craddock descendit à terre pour trouver un indice quelconque. Ce qu’il découvrit le rassura grandement. Près du rivage il y avait un boucan de bois vert, dont on se sert pour conserver la viande, ainsi qu’une grosse provision de filets de bœuf assaisonnés et rôtis qui pendaient à des fils. Le bateau pirate n’ayant pas emporté ses vivres, les chasseurs se trouvaient donc encore sur l’île.

 

Pourquoi ne s’étaient-ils pas montrés ? Était-ce parce qu’ils avaient deviné que ce n’était pas le Happy-Delivery ? Ou parce qu’ils chassaient à l’intérieur de l’île et qu’ils ne songeaient pas encore à rembarquer ? Craddock hésitait entre ces deux hypothèses quand un Indien caraïbe descendit pour le renseigner. Les pirates étaient dans l’île, affirma-t-il, et leur campement était situé à une journée de marche de la mer. Ils lui avaient volé sa femme, et les marques des coups de fouet qu’il avait reçus étaient encore toutes rouges sur son dos bronzé. Leurs ennemis étaient ses amis ; il les conduirait dans leur repaire.

 

Craddock ne demandait rien de mieux. Aussi, de bonne heure le lendemain matin, il partit avec un petit détachement armé jusqu’aux dents, sous la conduite du Caraïbe. Tout le jour ils durent se frayer un chemin à travers la brousse, ils escaladèrent des rochers, ils pénétrèrent enfin jusqu’au cœur désolé de l’île de la Vache. En route ils décelèrent des vestiges encourageants : les ossements d’un bœuf tué, des traces de pas dans une fondrière. Vers le soir, certains crurent entendre une fusillade lointaine.

 

Ils passèrent la nuit sous les arbres mais, dès les premières lueurs de l’aube, ils reprirent leur marche en avant. Vers midi ils arrivèrent à des huttes d’écorce qui, selon le Caraïbe, servaient de campement aux chasseurs, elles étaient vides. Sans aucun doute les occupants étaient à la chasse et ils rentreraient dans la soirée. Autour des huttes, Craddock disposa ses hommes en embuscade dans les fourrés. Mais de toute la nuit personne ne vint. Il n’y avait rien de plus à tenter ; Craddock pensa qu’après deux jours d’absence il valait mieux regagner le bateau.

 

Le voyage de retour fut moins pénible puisqu’ils avaient déjà tracé le sentier. Avant le soir ils se retrouvèrent dans la baie des Tortues et ils aperçurent leur navire ancré là où ils l’avaient laissé. Leur canot et ses avirons avaient été tirés parmi les buissons ; ils ramèrent donc vigoureusement vers le White-Rose.

 

– Pas de chance, alors ? cria Joshua Hird, le second, qui les regardait de la poupe avec un visage blême.

 

– Son campement est vide, mais il peut encore descendre par ici, dit Craddock en posant une main sur l’échelle.

 

Quelqu’un sur le pont se mit à rire.

 

– Je crois, dit le second, que ces hommes feraient mieux de rester dans le canot.

 

– Pourquoi ?

 

– Si vous passez à bord, monsieur, vous comprendrez.

 

Il avait parlé d’une voix hésitante, bizarre.

 

Le sang afflua sur la figure osseuse de Craddock.

 

– Que veut dire ceci, maître Hird ? s’écria-t-il en enjambant la rambarde. Allez-vous donner des ordres à l’équipage de mon bateau, maintenant ?

 

Il avait un pied sur le pont et un genou sur la rambarde lorsqu’un marin à barbe rousse qu’il n’avait jamais remarqué à bord lui arracha soudainement son pistolet. Craddock attrapa le poignet de l’homme, mais au même moment son second lui retira son sabre d’abordage.

 

– Quelle canaillerie est-ce là ? cria Craddock en jetant autour de lui des yeux furieux.

 

Mais l’équipage demeurait en petits groupes sur le pont ; les matelots riaient et chuchotaient entre eux sans manifester le moindre désir de se porter à son secours. Dans le rapide coup d’œil qu’il leur lança, Craddock observa qu’ils étaient bizarrement accoutrés : des capes de cavaliers, des robes de velours, des rubans de couleur aux genoux évoquaient davantage des élégants que des marins.

 

Il se frappa le front de ses poings fermés pour être sûr qu’il ne rêvait pas. Le pont semblait beaucoup plus sale que lorsqu’il l’avait quitté ; autour de lui il ne voyait que des visages brunis par le soleil. Il n’en reconnaissait aucun, sauf Joshua Hird. Le bateau avait-il été capturé en son absence ? Étaient-ce les hommes de Sharkey qui l’entouraient ? À cette pensée il donna un violent coup d’épaule pour se libérer et essaya de dégringoler l’échelle mais il fut empoigné par une douzaine de mains et poussé dans sa propre cabine dont la porte était ouverte.

 

Dans cette cabine tout était différent de celle qu’il avait quittée trois jours plus tôt. Le plancher était différent, le plafond était différent, le mobilier était différent. Il avait des meubles simples, presque austères. Ceux-ci étaient à la fois somptueux et malpropres. Les rideaux d’un beau velours avaient des taches de vin. Les panneaux en bois rare étaient criblés de traces de balles.

 

Une carte de la mer des Caraïbes était étalée sur la table, à côté, compas en main, était assis un homme tout rasé, pâle, coiffé d’un bonnet de fourrure et revêtu d’un habit clair en soie damassée. Craddock, sous ses taches de son, devint blanc comme un linge quand il aperçut le long nez maigre aux narines plantées haut et les yeux bordés de rouge, lesquels se fixèrent sur lui avec le regard ironique du champion d’échecs qui vient de faire mat son adversaire.

 

– Sharkey ? s’écria Craddock.

 

Les lèvres minces de Sharkey s’entrouvrirent dans un petit rire.

 

– Idiot ! s’exclama-t-il en se penchant vers Craddock pour lui transpercer l’épaule avec la pointe de son compas. Pauvre idiot ! Vous vouliez donc vous mesurer avec moi ?

 

Ce ne fut pas sous l’effet de la douleur, mais bien parce qu’il ne put pas tolérer le mépris des intonations de Sharkey que Craddock devint fou furieux. En hurlant de rage il se jeta sur le pirate ; il frappa du poing et du pied, il se démena comme un démon, il écumait. Il ne fallut pas moins de six hommes pour le projeter à terre parmi les débris de la table, et ces six hommes reçurent tous un souvenir plus ou moins durable de la vigueur de leur prisonnier. Mais Sharkey continuait à le surveiller du même regard dédaigneux. De l’extérieur parvint un fracas de bois brisé et des cris d’étonnement.

 

– Qu’est-ce que c’est ? interrogea Sharkey.

 

– Leur canot vient d’être défoncé d’un coup à froid, et les hommes sont tombés à l’eau.

 

– Qu’ils y restent ! Maintenant, Craddock, vous savez où vous êtes. Vous vous trouvez à bord de mon bateau, le Happy-Delivery, et je vous tiens à ma merci. Je vous connaissais comme un bon marin, bandit, avant que vous n’ayez retourné votre veste ! Vos mains ne sont pas plus propres que les miennes. Voulez-vous signer un engagement, comme l’a fait votre second, et vous joindre à nous, ou bien vous jetterai-je par-dessus bord pour que vous puissiez suivre vos camarades ?

 

– Où est mon navire ?

 

– Coulé dans la baie.

 

– Et l’équipage ?

 

– Au fond de la baie, aussi.

 

– Alors je préfère la baie !

 

– Empoignez-le et jetez-le à la mer ! ordonna Sharkey.

 

De rudes mains s’emparèrent de Craddock et le tirèrent sur le pont ; Galloway, le quartier-maître, avait déjà tiré son crochet pour lui disloquer les membres, quand Sharkey se précipita hors de la cabine.

 

– Nous pouvons faire mieux avec ce chien ! s’écria-t-il. Ma parole, j’ai une idée de génie ! Flanquez-le dans la voilerie, passez-lui les fers, et toi, quartier-maître, viens ici que je te dise mon idée !

 

Meurtri et blessé physiquement autant que moralement, Craddock fut enfermé dans la voilerie obscure ; ses fers étaient tellement serrés qu’il ne pouvait bouger une main ni une jambe ; mais il avait le tempérament d’un homme du Nord, et son esprit farouche était uniquement axé sur la nécessité de faire une fin qui rachetât en partie son fâcheux passé. Toute la nuit il demeura étendu dans le creux du fond de la cale ; en écoutant le choc de l’eau contre les madriers qui gémissaient, il sut que le bateau avait repris la mer et filait grand train. Très tôt le matin quelqu’un rampa vers lui par-dessus les tas de voiles.

 

– Voici du rhum et des biscuits, murmura la voix de son ex-second. C’est à mes risques et périls, monsieur Craddock, que je vous les apporte.

 

– C’est vous qui m’avez tendu le piège et poussé dedans ! cria Craddock. Comment expliquez-vous votre conduite ?

 

– Ce que j’ai fait, je l’ai fait avec la pointe d’un couteau entre mes côtes.

 

– Que Dieu vous pardonne votre lâcheté, Joshua Hird ! Comment êtes-vous tombé entre leurs mains ?

 

– Hé bien ! monsieur Craddock, le bateau pirate est revenu de son carénage juste le jour où vous nous avez quittés. Ils nous ont attaqués et, comme nous n’avions pas beaucoup de monde puisque les meilleurs étaient à terre avec vous, nous n’avons opposé qu’une faible résistance. Ceux qui ont eu le plus de chance ont été tués à l’abordage ; les autres ont été tués ensuite. Et moi, j’ai sauvé ma vie en signant un engagement chez eux.

 

– Et ils ont sabordé mon bateau ?

 

– Ils l’ont sabordé. Après quoi Sharkey et ses hommes, qui nous avaient guettés dans les buissons, sont venus à bord. Au cours de leur dernier voyage, son grand mât avait été abîmé ; quand il a vu le nôtre en bon état, il s’est méfié. C’est alors qu’il a eu l’idée de vous tendre le même piège que celui que vous lui aviez tendu.

 

Craddock gémit.

 

– J’aurais dû penser à ce mât ! murmura-t-il. Mais où allons-nous ?

 

– Nous nous dirigeons nord et ouest.

 

– Nord et ouest ? Alors nous retournons vers la Jamaïque.

 

– Avec un vent de huit nœuds.

 

– Savez-vous ce qu’ils ont l’intention de faire de moi ?

 

– Non. Mais si vous vouliez contracter l’engagement…

 

– Assez, Joshua Hird ! J’ai trop souvent risqué mon âme !

 

– Comme vous voudrez ! J’ai fait ce que j’ai pu. Adieu !

 

Cette nuit-là et tout le lendemain, le Happy-Delivery se laissa porter par les alizés de l’est, et Stephen Craddock demeura dans l’obscurité de la voilerie. Il s’attaqua patiemment aux fers qui cerclaient ses poignets. Au prix du bon état de quelques articulations, il parvint à en libérer un, mais il lui fut impossible de dégager l’autre. Quant à ses chevilles, elles étaient solidement entravées.

 

Le bruissement de la mer lui apprenait que le bateau ne tarderait pas à être en vue de la Jamaïque. Quel plan avait donc mijoté Sharkey ? Et quel rôle lui avait-il réservé ? Craddock serra les dents ; il se fit le serment de ne pas commettre de scélératesse sous la contrainte, quelles qu’eussent été celles qu’il avait jadis commises de plein gré.

 

Le deuxième matin, Craddock sentit que la voile avait été réduite et que le bateau virait lentement avec une brise légère par le travers. L’inclinaison variable de la voilerie et les bruits du pont l’informaient exactement des manœuvres. De toute évidence le Happy-Delivery louvoyait près de la côte et se dirigeait vers un point précis. Donc il avait atteint la Jamaïque. Mais que venait-il y faire ?

 

Et puis tout à coup des vivats jaillirent du pont ; un coup de canon tonna au-dessus de sa tête, auquel répondirent d’autres coups de canon éloignés au-dessus de l’eau. Craddock se mit sur son séant et tendit l’oreille. Le bateau était-il entré en action ? Il n’avait tiré qu’un seul boulet et, bien que beaucoup d’autres lui eussent fait écho, aucun ne semblait avoir pris pour cible le Happy-Delivery.

 

Mais alors, si le canon n’avait pas sonné le signal de l’action, il avait été tiré pour un salut. Qui donc saluerait Sharkey le Pirate ? Seul un autre pirate, assurément ! Alors Craddock s’allongea de nouveau en poussant un soupir et il se remit à attaquer la menotte qui cerclait son poignet droit.

 

Soudain il entendit des pas s’approcher. Il eut à peine le temps de replacer sa main dans les fers défaits. La porte s’ouvrit et deux pirates entrèrent.

 

– Tu as ton marteau, charpentier ? questionna l’un des bandits que Craddock reconnut pour être le gros quartier-maître. Desserre ses entraves, et retire-les-lui. Mais ne touche pas aux bracelets : il sera plus sage si tu les lui laisses.

 

Avec son marteau et un ciseau à froid le charpentier relâcha les entraves puis l’en débarrassa.

 

– Qu’allez-vous faire de moi ? interrogea Craddock.

 

– Montez sur le pont ; vous verrez bien !

 

Le marin le prit par le bras et le tira sans ménagement jusqu’au bas de l’escalier. Au-dessus de sa tête se détachait un carré de ciel bleu traversé par la corne de misaine ; au sommet flottaient les couleurs. La vue de ces couleurs coupa le souffle à Craddock. Car il y avait deux étamines : le drapeau anglais était déployé au-dessus du pavillon noir ; les couleurs loyales flottaient au-dessus de celles du corsaire.

 

Pendant quelques instants Craddock demeura stupéfait, mais une brutale poussée des pirates derrière lui l’obligea à gravir l’échelle. Quand il mit le pied sur le pont, il regarda le grand mât : là aussi les couleurs anglaises flottaient au-dessus du fanion maudit. Les haubans et les agrès étaient enguirlandés de flammes et de banderoles.

 

Le bateau aurait-il été capturé ? Mais non, c’était impossible ! Les pirates, d’ailleurs, disséminés le long de la rambarde de bâbord, agitaient joyeusement leurs chapeaux. Le plus excité de tous était le second qui avait trahi Craddock : il se tenait au bout du gaillard d’avant et gesticulait comme un fou. Craddock regarda du côté vers lequel tous étaient tournés ; en un éclair il comprit.

 

Par le bossoir, et à une distance d’un mille, s’alignaient les maisons blanches et le fort de Port Royal entièrement pavoisé. Tout droit en face s’ouvrait le bief qui conduisait à la ville de Kingston. À moins d’un quart de mille un petit sloop manœuvrait contre le vent léger ; le drapeau anglais flottait à la pomme de son mât et son gréement était décoré. Sur le pont une foule nombreuse poussait des hourras, agitait bras et chapeaux ; des taches d’écarlate révélaient la présence d’officiers de la garnison.

 

Avec la perception rapide d’un homme d’action, Craddock perça le jeu de Sharkey. Le pirate, dont la ruse et l’audace étaient les qualités maîtresses de son tempérament diabolique, tenait le rôle que Craddock aurait joué lui-même s’il était rentré victorieux. C’était en son honneur que les canons avaient tiré une salve de salut et que les drapeaux flottaient. C’était pour l’accueillir qu’approchait le bateau chargé du gouverneur, du commandant de la place et des autorités de l’île. Avant dix minutes il serait arrivé sous le feu des canons du Happy-Delivery, et Sharkey aurait gagné la plus étourdissante partie qu’un pirate avait jamais jouée.

 

– Faites-le avancer ! cria Sharkey quand Craddock apparut encadré par le charpentier et le quartier-maître. Gardez les sabords fermés ! Mais dégagez les canons de bâbord, et préparez-vous pour une bordée ! Encore deux encablures et ils sont à nous !

 

– Ils s’écartent ! constata le maître d’équipage. J’ai l’impression qu’ils nous reniflent.

 

– Tout va s’arranger ! répondit Sharkey en tournant ses yeux chassieux vers Craddock. Mettez-vous là, vous ! Oui, là ! Pour qu’ils puissent vous reconnaître. Posez une main sur le gui et agitez votre chapeau. Vite, ou votre cervelle va se répandre sur votre habit. Un pouce de ton couteau entre ses côtes, Ned ! Maintenant, faites des signes avec votre chapeau ! Un pouce de plus, Ned ! Eh ! tirez dessus ! Arrêtez-le !…

 

Trop tard ! Se fiant aux menottes, le quartier-maître avait pendant un bref instant retiré ses mains du bras du prisonnier. Craddock en profita pour bousculer le charpentier et, sous une grêle de balles, il enjamba la rambarde et se jeta à l’eau. Il nageait pour sauver sa vie et celle des autres. Il fut touché à plusieurs reprises, mais il faut de nombreuses balles de pistolet pour tuer un homme robuste et résolu qui veut absolument faire quelque chose avant de mourir. Bon nageur, malgré le sillage rouge qu’il laissait derrière lui il s’éloignait de plus en plus du corsaire.

 

– Donnez-moi un mousquet ! rugit Sharkey.

 

Le pirate tirait bien, et ses nerfs d’acier ne l’abandonnaient jamais en cas de besoin. La tête brune apparut sur la crête d’une vague, redescendit dans le creux suivant, remonta… Craddock était parvenu à mi-distance du sloop. Sharkey visa longtemps avant de tirer. Quand le fusil claqua, le nageur se hissa au-dessus de l’eau, agita ses bras en signe d’avertissement et hurla quelques mots d’une voix qui retentit dans toute la baie. Puis, tandis que le sloop virait de bord et que le corsaire lui expédiait une bordée sans résultat, un sourire farouche éclaira la mortelle agonie de Stephen Craddock qui sombra enfin dans le cercueil doré qui miroitait sous lui, infiniment.

 

LA FLÉTRISSURE DE SHARKEY[3]

Sharkey, l’abominable Sharkey, courait encore les océans. Après avoir caboté deux ans le long de la côte de Coromandel, son bateau noir comme la mort, le Happy-Delivery, écumait la mer des Antilles : pêcheurs et commerçants prenaient le large dès que se profilait sur l’horizon violet des eaux tropicales la misaine à l’étamine sinistre.

 

De même que les oiseaux se blottissent quand l’ombre du faucon s’étire sur le champ qu’ils picorent, ou que le peuple de la jungle se tapit en tremblant quand le rugissement du tigre troue la nuit obscure, de même la nouvelle de l’arrivée du corsaire semait la perturbation dans le monde maritime, depuis les baleiniers de Nantucket jusqu’aux cargos de tabac de Charleston, en passant par les exportateurs espagnols de Cadix et les sucriers des Antilles.

 

Quelques capitaines rasaient les côtes, prêts à s’abriter au port le plus proche, d’autres s’écartaient des lignes traditionnelles du commerce. Mais aucun n’était assez insouciant pour ne pas respirer plus librement quand les passagers et la cargaison arrivaient sous la protection maternelle des canons d’un fort.

 

Dans toutes les îles circulaient des histoires d’épaves carbonisées, d’embrasements nocturnes sur les lointains espaces de l’océan, de cadavres desséchés sur le sable aride des îlots des Bahamas. À ces signes on apprenait que Sharkey avait recommencé son jeu sanglant.

 

Ces eaux tranquilles et leurs îles d’or à palmiers souples étaient le refuge, le foyer des corsaires. D’abord on connut le gentilhomme corsaire, homme de qualité et d’honneur, qui se battait en patriote mais qui était disposé à se faire payer en butin espagnol. En moins d’un siècle sa silhouette débonnaire fit place à celle des boucaniers, qui étaient tout simplement des voleurs, mais qui cependant étaient plus ou moins régis par un code à eux, que commandaient des chefs réputés et qui se livraient à quelques grandes entreprises collectives.

 

Eux aussi passèrent avec leurs escadres et le pillage des villes, mais pour être remplacés par la pire espèce, celle du pirate solitaire, indépendant, hors la loi, sanguinaire, en guerre avec tout le genre humain. Telle était l’infâme progéniture qu’engendra le XVIIIe siècle à ses débuts ; le plus audacieux, le plus méchant, le plus redouté était l’impitoyable Sharkey.

 

En mai 1720 le Happy-Delivery se trouvait, avec sa voile de misaine masquée, à cinq lieues à l’ouest du détroit du Vent ; il attendait que les alizés lui adressassent un beau navire. Depuis trois jours il était là, sinistre tache noire, au centre du grand saphir de l’océan. Au loin, vers le sud-est, les basses collines bleues de l’Hispaniola se détachaient sur l’horizon.

 

D’heure en heure, comme il guettait inutilement, Sharkey sentait la colère croître ; son tempérament sauvage se levait en tempête ; il était arrogant au point de ne supporter aucune contradiction, même du destin. À son quartier-maître Ned Galloway, il avait dit cette nuit-là, en ponctuant ses paroles de son odieux rire nasillard, que l’équipage du prochain navire capturé paierait cher pour l’avoir fait attendre.

 

La cabine du bateau pirate était grande, décorée de parures ternies, et elle présentait un curieux mélange de luxe et de désordre. Les boiseries de santal sculpté et verni étaient abondamment souillées et criblées de traces de balles.

 

Les petits sièges étaient rembourrés de velours rares et de dentelles ; les œuvres de ferronnerie et de tableaux de prix garnissaient tous les espaces libres, car tout ce qui avait séduit la fantaisie du pirate dans le pillage de cent vaisseaux avait été disposé au petit bonheur dans sa cabine. Le plancher était recouvert d’un tapis moelleux taché de vin et brûlé.

 

Une grande suspension en cuivre éclairait d’une lumière jaune cette chambre singulière, ainsi que les deux hommes qui, en manches de chemise, une bouteille de vin entre eux, disputaient une partie de piquet. Ils fumaient de longues pipes. Une mince fumée bleue emplissait la cabine et se dissipait par la claire-voie au-dessus d’eux qui, à demi ouverte, révélait une tranche de ciel violet parsemé de grandes étoiles d’argent.

 

Ned Galloway, le quartier-maître, était un grand vaurien de la Nouvelle-Angleterre ; le seul rameau pourri de l’arbre géant d’une bonne famille puritaine. Il avait hérité ses membres vigoureux et sa stature gigantesque d’une longue lignée d’ancêtres qui craignaient Dieu, mais son cœur de sauvage ne devait rien à personne. Barbu jusqu’aux tempes, avec de farouches yeux bleus, une crinière de lion, des cheveux noirs crêpelés et de grands anneaux d’or aux oreilles, il était l’idole des femmes dans tous les enfers du bord de l’eau, depuis l’île des Tortues jusqu’à Maracaïbo sur la mer des Antilles. Un bonnet rouge, une chemise de soie bleue, des chausses de velours marron avec des rubans criards aux genoux, de hautes bottes montantes de marin complétaient l’extérieur de cet hercule corsaire.

 

Le capitaine John Sharkey ne lui ressemblait pas du tout. Sa figure imberbe, maigre, tirée, avait une pâleur cadavérique, et tous les soleils des Indes occidentales ne pouvaient qu’accentuer son aspect parcheminé. Il était presque chauve ; quelques mèches plates de couleur filasse descendaient sur son front étroit, vertical. Son nez maigre pointait en avant et, creusés tout près de chaque côté, des yeux bleus couverts d’une taie et cerclés de rouge comme ceux d’un bull-terrier blanc faisaient reculer les plus braves. Ses mains osseuses, pourvues de longs doigts minces qui frémissaient continuellement comme les antennes d’un insecte, tripotaient les cartes et le tas de pièces d’or qui s’empilaient devant lui. Il était vêtu d’une étoffe terne et malpropre, mais en vérité les hommes qui se trouvaient devant un regard aussi cruel n’avaient guère envie de s’intéresser au costume de son propriétaire.

 

La partie fut brusquement interrompue par l’irruption dans la cabine de deux rudes gaillards : Israël Martin, le maître d’équipage, et Red Foley, le canonnier. D’un bond Sharkey fut sur pied, un pistolet dans chaque main et le meurtre dans les deux yeux.

 

– Bandits ! Scélérats ! cria-t-il. Je vois bien que si je n’en tue pas un de temps en temps, vous oubliez qui je suis. Que signifie cette manière d’entrer chez moi comme si c’était une brasserie ?

 

– Non, capitaine Sharkey ! dit Martin en fronçant maussadement le sourcil. C’est un langage comme celui-là qui nous a déjà brouillés. Nous l’avons assez entendu !

 

– Plus qu’assez ! renchérit Red Foley le canonnier. À bord d’un corsaire il n’y a pas de second. C’est pourquoi le maître d’équipage, le canonnier et le quartier-maître sont les officiers.

 

– Vous ai-je jamais dit le contraire ? demanda Sharkey en jurant.

 

– Vous nous avez injuriés, maltraités devant les hommes. En ce moment nous nous demandons pourquoi nous risquerions notre vie en nous battant pour la cabine contre le gaillard d’avant.

 

Sharkey sentit que quelque chose de sérieux planait dans l’air. Il reposa ses pistolets et se recula sur sa chaise, ses crocs jaunes étincelèrent.

 

– Voyons ! fit-il. Ce serait trop bête que deux types forts qui ont vidé avec moi pas mal de bouteilles et coupé tant de gorges se fâchent pour des broutilles. Je vous connais bien, vous êtes deux grands gueulards qui m’accompagneraient chez le diable en personne si je vous le demandais. Dites au steward d’apporter des pots, et noyons ensemble ce qui ferait tort à notre camaraderie.

 

– Ce n’est pas l’heure de boire, capitaine Sharkey ! répondit Martin, qui était devenu rouge brique. Les hommes sont en train de tenir conseil autour du grand mât et ils peuvent arriver ici à tout instant. Ils sont méchants, capitaine Sharkey, et nous sommes venus vous prévenir !

 

Sharkey sauta sur le grand sabre à poignée de cuivre qui était suspendu au mur.

 

– Les canailles ! cria-t-il. Quand j’en aurai étripé un ou deux ils entendront raison.

 

Mais les autres l’empêchèrent de franchir la porte.

 

– Ils sont quarante qui suivent Sweetlocks, le maître, expliqua Martin. Sur le pont à découvert ils vous hacheraient menu. Ici dans votre cabine nous pourrons peut-être les tenir en respect avec nos pistolets.

 

À peine avait-il fini de parler qu’il y eut sur le pont un piétinement lourd. Puis rien d’autre que le silence, seulement troublé par le léger clapotis de l’eau contre les flancs du navire. Enfin on frappa brutalement à la porte, comme avec la crosse d’un pistolet ; un moment plus tard, Sweetlocks fit son entrée ; c’était un grand gaillard basané, avec une tache de naissance toute rouge sur la joue. Son allure décidée flancha quelque peu quand il regarda les yeux bleus, voilés d’une taie.

 

– Capitaine Sharkey, dit-il, je viens en qualité de porte-parole de l’équipage.

 

– C’est ce qu’on m’a dit, Sweetlocks, répondit Sharkey d’une voix douce. J’espère vivre assez pour t’ouvrir le ventre sur toute la hauteur de ta veste, histoire de te remercier pour ton joli travail de ce soir.

 

– Peut-être ! fit Sweetlocks. Mais si vous voulez bien regarder là-haut, capitaine Sharkey, vous verrez que derrière moi j’ai des gars qui veilleront à ce que je ne sois pas maltraité.

 

– Tu peux le dire ! grogna au-dessus une voix grave.

 

Les officiers levèrent les yeux. Ils aperçurent une rangée de têtes farouches, barbues, brûlées par le soleil, qui les observaient par la claire-voie.

 

– Alors que désirez-vous ? demanda Sharkey. Parle, mon bonhomme, raconte-moi ton boniment jusqu’au bout et finissons-en !

 

– Les hommes pensent, dit Sweetlocks, que vous êtes le démon incarné, et que vous leur portez la guigne. Il fut un temps où nous faisions nos deux ou trois bateaux par jour, et chacun ici avait des femmes et des dollars à discrétion. Mais maintenant, depuis une longue semaine, nous n’avons pas levé une voile. Et, en dehors de trois misérables sloops, nous n’avons rien pris depuis que nous avons dépassé la côte de Bahama. Et puis ils savent que vous avez tué Jack Bartholomew, le charpentier, en lui cassant la tête avec un seau ; chacun de nous tremble pour sa vie. Aussi, le rhum est épuisé et il nous faut de l’alcool. Enfin, vous restez dans votre cabine, alors que dans le règlement il est stipulé que vous devez boire et rire avec nous. Pour toutes ces raisons il a été décidé aujourd’hui dans une assemblée générale…

 

Furtivement Sharkey avait armé un pistolet sous la table. Aussi fut-ce sans doute une chance pour le maître mutin qu’il eût été empêché d’achever son discours : en effet des pas légers coururent sur le pont et un mousse, tout fier de la nouvelle qu’il apportait, se précipita dans la cabine.

 

– Un navire ! hurla-t-il. Un grand navire ! Tout près !

 

Du coup la dispute fut oubliée ; les pirates se ruèrent à leurs postes. C’était exact, glissant lentement sous le souffle des alizés, un grand navire gréé en trois mâts, toutes voiles dehors, approchait.

 

Il était évident que ce navire venait de loin et qu’il ne connaissait rien des habitudes de la mer des Caraïbes, car il ne chercha nullement à éviter le bateau noir qui se tenait si près de son étrave ; au contraire il continua à avancer comme si sa grande taille pouvait le protéger.

 

Il témoignait même d’une telle audace que pendant un moment les pirates, tout en se préparant au combat, crurent qu’il s’agissait d’un bâtiment de guerre qui les avait surpris.

 

Mais quand ils virent ses flancs bombés sans sabords et son équipement en navire marchand, ils poussèrent un grand cri de joie ; en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire ils firent pivoter leur voile de misaine, accostèrent de flanc, attaquèrent : tout un flot de bandits hurlants, jurants, se déversa sur le pont.

 

Une demi-douzaine de marins de garde furent taillés en pièces là où ils se trouvaient, le second fut abattu par Sharkey et jeté par-dessus bord par Ned Galloway. Avant que les dormeurs eussent eu le temps de se dresser sur leurs couchettes, tout le navire était aux mains des pirates.

 

Leur prise portait le nom de Portobello ; le capitaine Hardy le commandait ; venant de Londres, il se dirigeait vers Kingston en Jamaïque, et il était chargé de balles de coton et de fer feuillard.

 

Après avoir désarmé leurs prisonniers, qu’ils entassèrent dans un coin, les pirates se répandirent à travers le navire en quête de butin ; ils passaient tout ce qu’ils trouvaient au quartier-maître géant, qui à son tour transmettait par-dessus la rambarde à des hommes de garde sur le Happy-Delivery, lesquels entassaient au pied du grand mât toutes sortes de trésors.

 

La cargaison était inutilisable pour les pirates, mais dans le coffre-fort il y avait mille guinées et, sur les huit ou dix passagers, trois étaient de riches marchands de la Jamaïque qui ramenaient de Londres des sacs bien remplis d’espèces sonnantes et trébuchantes.

 

Quand le butin se trouva rassemblé, les passagers et l’équipage furent traînés jusqu’à l’entre-deux des gaillards ; de là, sous le froid sourire de Sharkey, ils furent jetés à l’eau les uns après les autres : Sweetlocks se tenait près de la rambarde et leur coupait les jarrets avec son sabre d’abordage au fur et à mesure qu’ils étaient précipités par-dessus bord : précaution pour éviter qu’un bon nageur vînt un jour réclamer leur mise en jugement. Une dame majestueuse aux cheveux gris, épouse d’un planteur, figurait au nombre des prisonniers ; en dépit de ses pleurs et de ses hurlements elle partagea le sort des autres.

 

– Pitié pour toi, garce ? ricana Sharkey. Tu as au moins vingt ans de trop pour que je te fasse grâce !

 

Le capitaine du Portobello, vieux marin à la barbe grise et aux yeux bleus, était resté le dernier sur le pont. Il se tenait bien droit, son allure paraissait décidée ; Sharkey s’inclina devant lui en minaudant.

 

– Entre capitaines, nous nous devons bien un peu de courtoisie, n’est-ce pas ? dit-il. Que je sois pendu si le capitaine Sharkey est en retard pour les bonnes manières ! Je t’ai gardé pour la fin ; c’est un poste d’honneur pour un brave. Mais maintenant, mon ami, le spectacle est terminé ; tu peux sauter sans regret.

 

– J’ai bonne conscience, capitaine Sharkey ! J’ai accompli mon devoir jusqu’où j’en ai eu le pouvoir. Mais avant de sauter, je voudrais vous dire un mot à l’oreille.

 

– Si c’est pour me séduire, tu ferais mieux de garder ton dernier souffle pour autre chose ! Vous nous avez fait attendre ici pendant trois jours ; aucun d’entre vous n’en réchappera !

 

– Non. C’est pour vous informer d’une chose que vous devriez savoir. Vous n’avez pas découvert le véritable trésor de ce navire.

 

– Pas découvert ? Je te découperai le foie en tranches, capitaine Hardy, si tu m’as menti ! Où est le trésor dont tu me parles ?

 

– Ce n’est pas un trésor en or, mais c’est une jolie jeune fille, qui mérite toutes vos attentions !

 

– Où est-elle donc ? Pourquoi ne se trouve-t-elle pas avec les autres ?

 

– Je vais vous le dire. Elle est la fille unique du comte et de la comtesse Ramirez ; vous les avez tués tous les deux. Elle s’appelle Inez Ramirez et elle est du meilleur sang d’Espagne ; son père est gouverneur de Chagres où il se rendait. Pendant le voyage elle a contracté un certain attachement (cela arrive aux jeunes filles) pour un homme très au-dessous de son rang qui était à bord. Ce que voyant, ses parents, dont la puissance était grande et dont la parole ne supportait pas d’être contredite, m’ont obligé à l’enfermer dans une cabine à l’arrière. Elle y est restée sans voir personne ; je lui portais de quoi manger. Je vous dis cela en guise de suprême cadeau. Pourquoi ? Je n’en sais rien, car en vérité vous êtes un effroyable bandit, et je mourrai content en pensant que dans ce monde vous serez sûrement un gibier de potence et un gibier de l’enfer dans l’autre.

 

Sur ces mots il sauta la rambarde et disparut dans l’obscurité ; tandis qu’il sombrait dans les profondeurs de la mer il pria pour que sa trahison à l’égard de la jeune fille ne lui fût pas comptée à un prix trop élevé pour le salut de son âme.

 

Le corps du capitaine Hardy n’avait pas encore atteint le sable qui gisait à quarante brasses de fond que les pirates se ruaient dans le couloir des cabines. Tout au bout il y avait une porte verrouillée qu’ils avaient négligée. Ils n’avaient pas la clé, mais ils l’enfoncèrent à coups de crosse de pistolets ; chaque coup provoquait de l’intérieur un hurlement. À la lueur de leurs lanternes tendues à bout de bras ils virent une jeune fille dans la beauté et la plénitude de sa jeunesse, accroupie dans un coin ; ses cheveux dénoués traînaient jusqu’à terre, ses yeux noirs luisaient d’effroi ; tout son corps fut secoué d’horreur à la vue de ces sauvages maculés de sang. Des mains rudes l’empoignèrent ; elle fut brutalement remise debout et conduite en dépit de ses cris vers John Sharkey. Le pirate éclaira le joli visage avec sa lanterne, éclata de rire, se pencha en avant et lui imprima sa main rouge sur la joue.

 

– C’est la flétrissure des corsaires, ma fille ! Pour qu’ils reconnaissent leurs brebis. Portez-la dans la cabine et traitez-la comme il faut. Maintenant, mes braves, sabordez-moi ce bateau, et en route pour une nouvelle chance !

 

En moins d’une heure le bon Portobello avait rejoint ses passagers sur le sable de la mer des Caraïbes, tandis que le bateau pirate, dont le pont était jonché de butin, se dirigeait vers le nord en quête d’une autre proie.

 

Cette nuit-là la cabine du Happy-Delivery fut le théâtre d’une beuverie dont les trois héros furent le capitaine, le quartier-maître, et Baldy Stable le médecin. Celui-ci s’était jadis établi à Charleston, où il avait la plus belle clientèle de la ville, mais, ayant malmené un malade, il avait eu maille à partir avec la justice et il avait mis sa science médicale au service des pirates. C’était un homme gras, bouffi même, avec un cou qui faisait des plis et un crâne nu comme un œuf. Pour l’heure Sharkey ne pensait plus du tout à la mutinerie, il savait qu’un animal gavé n’est jamais féroce et que, tant que le pillage du Portobello et son butin occuperaient ses hommes, il n’aurait rien à craindre d’eux. Il s’abandonna donc au vin et à l’orgie, chantant et riant avec ses gais compagnons. Tous les trois étaient écarlates, excités, mûrs pour n’importe quelle diablerie. Soudain le pirate se rappela la jeune fille. Il cria à son steward nègre de la faire venir immédiatement.

 

Inez Ramirez avait à présent tout compris. Elle savait que ses parents étaient morts, et elle devinait dans quelle situation elle se trouvait parmi leurs assassins. Néanmoins, le fait de savoir lui avait permis de recouvrer son calme ; quand elle fut conduite dans la cabine, son fier visage sombre n’exprimait nulle terreur ; bien plutôt on y lisait de la résolution dans sa bouche crispée et une sorte de joie dans l’éclat du regard, comme si elle entrevoyait de grands espoirs pour l’avenir. Elle sourit au pirate quand il se leva et la saisit par la taille.

 

– Pardieu, voici une fille qui n’a pas peur ! cria Sharkey en l’enlaçant. Elle était née pour faire la femme d’un corsaire. Viens, mon oiseau ! Et buvons à notre entente !

 

– Article six ! hoqueta le médecin. Tous bona roba en commun !

 

– Oui ! Nous vous rappelons cela, capitaine Sharkey ! insista Galloway. C’est écrit à l’article six.

 

– Je ferai de la bouillie avec celui qui s’interposera entre nous deux ! hurla Sharkey en dévisageant successivement ses deux camarades. Non, ma fille, il n’est pas encore au monde, celui qui t’arrachera à John Sharkey ! Assieds-toi sur mes genoux et passe ton bras autour de mon cou. Comme ça ! Ma parole, elle m’a aimé dès le premier coup d’œil ! Dis-moi, ma jolie, pourquoi as-tu été maltraitée et enfermée sur l’autre bateau ?

 

La jeune fille secoua la tête en souriant.

 

– No Inglese… No Inglese ! zézaya-t-elle.

 

Elle avait vidé le gobelet de vin que Sharkey lui avait tendu, et ses yeux brillaient de plus en plus. Assise sur les genoux de Sharkey, elle avait passé son bras autour de son cou, et sa main jouait avec les cheveux, l’oreille, la joue du pirate. Le quartier-maître et le médecin, qui n’étaient pourtant pas des novices, ne purent se défendre contre un sentiment d’horreur. Cependant Sharkey exultait.

 

– C’est une fille en or ! cria-t-il.

 

Il la pressa contre lui et baisa des lèvres qui ne lui résistèrent pas.

 

Mais le regard du médecin changea soudain du tout au tout. Son visage se durcit, ses yeux se dilatèrent, comme si une idée terrifiante lui avait traversé l’esprit. Sur sa figure bovine s’installa une pâleur grise qui remplaça les couleurs vives issues des tropiques et du vin.

 

– Regardez sa main, capitaine Sharkey ! cria-t-il. Pour l’amour de Dieu, regardez sa main !

 

Sharkey, surpris, examina la main qui le caressait. Elle était d’une étrange pâleur cadavérique, et le tissu entre les doigts était d’un jaune brillant. Toute la main était recouverte d’une poussière floconneuse blanche, comme si elle avait été mise au contact de la farine d’un pain sortant du four. Cette poudre s’était déposée sur le cou et la joue du Sharkey. Celui-ci poussa un cri de dégoût et chassa la jeune fille de ses genoux. Aussitôt elle bondit comme un chat sauvage et, dans un cri de malice triomphante, sauta sur le médecin qui en hurlant disparut sous la table. L’une de ses mains attrapa Galloway par la barbe, mais il se dégagea, s’empara d’une pique et la maintint à l’écart tandis qu’elle poussait de petits cris et se contorsionnait comme une démente.

 

Entendant le vacarme, le steward nègre était accouru ; en réunissant leurs forces ils forcèrent la jeune fille à rentrer dans une cabine dont ils refermèrent la porte à clé. Ils avaient tous à la bouche le même mot ; ce fut Galloway qui le prononça le premier.

 

– Une lépreuse ! cria-t-il. Elle nous a passé la lèpre, à tous !

 

– Pas à moi ! dit le médecin. Elle ne m’a pas touché.

 

– Elle ne m’a touché que la barbe ! soupira Galloway. D’ici demain il ne m’en restera pas un poil !

 

– Idiots que nous sommes ! hurla le médecin en se tapant le front. Que nous soyons contaminés ou non, nous ne connaîtrons jamais un moment de paix avant qu’une année ne soit écoulée et que tout danger soit écarté. Pardieu ! Ce capitaine du navire marchand nous a laissé un joli souvenir ! Avons-nous été bêtes pour croire qu’une aussi jolie fille avait été mise en quarantaine sous le motif qu’il nous a indiqué ? Je comprends tout, à présent ; l’infection s’est déclarée pendant le voyage, et il fallait soit jeter la fille par-dessus bord soit l’enfermer jusqu’à ce que le Portobello fût arrivé dans un port pourvu d’une léproserie.

 

Sharkey, livide, avait écouté le médecin. Il s’essuya le visage avec un mouchoir rouge et épousseta la poudre terrible dont il était couvert.

 

– Et pour moi ? cria-t-il enfin. Qu’en dites-vous, Baldy Stable ? Est-ce que j’ai une chance ? Pas de scélératesses ! Parlez, sinon je vous administre une raclée qui vous laissera au seuil de la mort, ou qui même vous le fera franchir ! Ai-je une chance, oui ou non ?

 

Le médecin secoua la tête.

 

– Capitaine Sharkey, lui dit-il, ce serait commettre une mauvaise action que de vous mentir. Vous êtes contaminé. Tout homme sur qui se sont posées les écailles de la lèpre ne s’en guérit jamais.

 

La tête de Sharkey retomba sur sa poitrine. Il se rassit, immobile, frappé d’horreur, envisageant avec ses yeux chassieux les perspectives d’avenir qui s’offraient à lui. Doucement le médecin et le quartier-maître se levèrent, s’échappèrent de l’atmosphère empoisonnée de la cabine, sortirent pour respirer la fraîcheur de l’aube : la brise légère, chargée de senteurs, se promena sur leurs visages blêmes ; les premières plumes rouges des nuages qui captaient les rayons du soleil levant commençaient à embraser le ciel.

 

Ce matin-là, un deuxième conseil des corsaires se tint à la base du grand mât, et une députation fut désignée pour se rendre auprès du capitaine. Au moment où les porte-parole de l’équipage approchaient des cabines arrière, Sharkey avança vers eux ; il avait le diable dans les yeux ; à son baudrier pendaient deux pistolets.

 

– Qu’y a-t-il, coquins ? cria-t-il. Oseriez-vous vous mettre par le travers de mes écubiers ? Au large, Sweetlocks, ou je t’ouvre le ventre ! Galloway, Martin, Foley, ici ! Tenez-vous près de moi ! Nous allons chasser ces chiens jusqu’à leur niche !

 

Mais ses officiers l’avaient abandonné. Personne ne bougea pour venir à son aide. Les pirates s’élancèrent. L’un deux s’écroula, le corps traversé d’une balle, mais Sharkey fut réduit à l’impuissance et ficelé à son propre grand mât. Ses yeux couverts d’une taie allèrent de l’un à l’autre ; aucun ne se sentit plus fier après les avoir affrontés.

 

– Capitaine Sharkey, dit Sweetlocks, vous avez maltraité beaucoup d’entre nous, et voici que vous venez de tuer John Master, après avoir défoncé le crâne de Bartholomew à coups de seau. Tout ceci pourrait vous être pardonné, en ce sens que vous avez été notre chef pendant plusieurs années, et que nous avons contracté l’engagement de servir sous vos ordres pour la durée du voyage. Mais nous avons entendu parler de cette bona roba à bord, nous savons que vous êtes empoisonné jusqu’à la moelle. Pendant que vous pourrirez il n’y aura pas de salut pour aucun d’entre nous, mais au contraire nous serons tous transformés en ordures et excréments. En conséquence nous, corsaires du Happy-Delivery, réunis en conseil, avons décrété que pendant qu’il en est temps encore, et avant que le mal ne s’étende, vous, John Sharkey, serez lancé sur un canot à la dérive afin que vous trouviez tel destin qu’il plaira au hasard de vous octroyer.

 

John Sharkey ne répondit rien, mais, faisant lentement tourner sa tête, il les maudit tous de son regard sinistre. Le petit canot du bateau avait été mis à l’eau. Lui, les mains encore liées, y fut précipité sans ménagements.

 

– Au large ! cria Sweetlocks. Coupez les amarres !

 

– Attention ! Un moment, maître Sweetlocks ! protesta un membre de l’équipage. Et la fille ? Va-t-elle demeurer à bord et nous empoisonner tous ?

 

– Il n’y a qu’à l’expédier avec son coquin ! proposa un autre. Les corsaires applaudirent. Poussée au bout des piques, la jeune fille sauta dans le canot. Tout le sang espagnol qu’elle charriait dans son corps pourri s’enflamma. Elle lança vers ses ravisseurs un regard de triomphe.

 

– Perros ! Perros Ingleses ! Lepero, Lepero ! criait-elle ironiquement du canot.

 

– Bonne chance capitaine ! Que Dieu vous bénisse pendant cette lune de miel ! lança un chœur de voix moqueuses.

 

Et le Happy-Delivery, poussé par les vents alizés, laissa derrière lui le petit canot, qui ne fut bientôt plus qu’un point minuscule sur la vaste étendue de l’Océan.

 

EXTRAIT DU JOURNAL DE BORD DE LA FRÉGATE S. M. HECATE LORS DE SA CROISIÈRE EN MER DES ANTILLES

 

26 juin 1721

 

Ce jour, le bœuf salé étant devenu immangeable et cinq hommes d’équipage étant atteints de scorbut, j’ai commandé que deux canots soient mis à la mer et se rendent à la pointe nord-ouest d’Hispaniola pour rapporter des fruits frais et si possible abattre quelques-uns de ces bœufs sauvages qui abondent dans l’île.

 

Sept heures du soir

 

Les canots sont rentrés avec une bonne provision de légumes et de fruits, ainsi que deux bouvillons. M. Woodruff, le maître, rapporte que près du lieu de débarquement, à la lisière de la forêt, gisait le squelette d’une femme habillé à l’européenne, de telle sorte qu’il s’agit sûrement d’une personne de qualité. Elle avait eu la tête écrasée par une grosse pierre qui était à côté d’elle. Non loin il y avait une hutte d’herbe. Plusieurs signes révélaient qu’un homme l’avait habitée quelque temps : bois calcinés, ossements, etc. Sur la côte le bruit court que Sharkey le Pirate a été abandonné l’an dernier dans cette région ; mais il a été impossible de savoir s’il s’est réfugié à l’intérieur de l’île ou s’il a été tiré de là par un autre navire. Si jamais il a repris la mer, je prie Dieu qu’il le fasse tomber sous nos canons.

 

COMMENT COPLEY BANKS EXTERMINA LE CAPITAINE SHARKEY[4]

Les boucaniers étaient quelque chose de plus relevé qu’une vulgaire bande de pillards. Ils formaient une république flottante avec des lois, des usages et une discipline. Dans leur querelle interminable et impitoyable contre les Espagnols, il y avait de leur côté un semblant de droit. Quand ils dévastaient les villes des Antilles, ils ne se montraient pas plus barbares que lorsque les Espagnols se livraient à des incursions aux Pays-Bas ou dans quelques régions d’Amérique.

 

Le chef des boucaniers, qu’il fût Anglais ou Français, qu’il s’appelât Morgan ou Granmont, était une personne responsable que son pays pouvait encourager, et même louanger, tant qu’il ne commettait pas d’actes capables de choquer trop violemment la conscience coriace des hommes du XVIIIe siècle. Certains d’entre eux avaient une teinte de religion. On se rappelle encore comment Sawkins jeta un dimanche les dés par-dessus bord et que Daniel abattit un marin devant l’autel pour crime d’irrespect à l’égard des choses de la foi.

 

Mais le temps vint où les escadres des boucaniers ne se rassemblèrent plus à l’île des Tortues et où des pirates isolés, des hors-la-loi, prirent leur place. Pourtant même avec eux les traditions de maintien et de discipline se prolongèrent ; chez les premiers corsaires, notamment Avory, England ou Roberts, il subsista quelques sentiments humains. Ils étaient plus dangereux pour les marchands que pour les marins.

 

Mais ils furent à leur tour remplacés par des hommes féroces et prêts à tout, qui assuraient avec franchise qu’ils n’obtiendraient pas de quartier dans leur guerre contre la race humaine mais qu’ils en feraient aussi peu qu’ils en recevraient. Sur leur existence nous n’avons que peu de témoignages dignes de foi. Ils n’écrivaient pas leurs mémoires, ils disparaissaient sans laisser d’autres traces que des épaves noircies et souillées de sang à la dérive sur l’Atlantique. Mais leurs actes se déduisent de la longue liste de navires n’ayant jamais rejoint leur port.

 

En fouillant dans les archives de l’histoire, c’est seulement dans le compte rendu d’un procès qu’ici ou là semble se lever le voile qui les dissimulait ; alors nous distinguons quelques aspects de la brutalité stupéfiante (et grotesque) qui les caractérisaient : surtout Ned Low, Gow l’Écossais et l’infâme Sharkey dont le bateau noir, le Happy-Delivery, était connu depuis les bancs de Terre-Neuve jusqu’à l’embouchure de l’Orénoque comme le sombre avant-coureur du malheur et de la mort.

 

Ils étaient nombreux, tant dans les îles que sur la mer des Antilles, ceux qui avaient voué une haine mortelle à Sharkey ! Mais personne n’en avait souffert plus amèrement que Copley Banks, de Kingston. Banks avait été l’un des principaux sucriers des Indes occidentales. Il occupait une situation enviée, il faisait partie du Conseil, il avait épousé une Percival ; le gouverneur de la Virginie était son cousin. Il avait envoyé ses deux fils à Londres pour qu’ils reçussent une bonne instruction. Leur mère était partie pour l’Europe afin de les ramener. Au cours du voyage de retour, leur bateau, le Duchesse-de-Cornouailles, tomba aux mains de Sharkey ; toute la famille trouva une mort horrible.

 

Quand Copley Banks apprit la nouvelle, il ne dit pas grand-chose, mais il sombra dans une mélancolie morose. Il négligea ses affaires, évita ses amis, passa la majeure partie de son temps dans les tavernes de pêcheurs et de marins. Là, au milieu d’orgies diaboliques, il demeurait assis à tirer sur sa pipe, impassible et les yeux brillants. On chuchotait que ses malheurs l’avaient détraqué. Ses vieux amis le regardaient de travers, car la société qu’il fréquentait suffisait à l’exclure de celle des honnêtes gens.

 

De temps à autre circulaient des bruits sur Sharkey. Tantôt un schooner avait vu à l’horizon une grande lueur et il s’était rapproché pour porter secours au navire en feu, mais il s’était rapidement enfui quand il avait reconnu le bateau maigre et noir tapi comme un loup auprès du mouton qu’il avait égorgé. Tantôt un navire marchand survenait à toute allure avec ses voiles gonflées comme le corsage d’une matrone parce qu’il avait vu se hisser au-dessus de l’horizon violet une misaine décorée d’étamine noire. Tantôt un caboteur avait découvert dans une crique desséchée de Bahama des cadavres littéralement dévorés par le soleil.

 

Un jour arriva à Kingston quelqu’un qui avait été le second d’un Guinéen et qui s’était évadé des mains du pirate. Il ne pouvait pas parler (pour des raisons que Sharkey aurait fort bien pu expliquer) mais il pouvait écrire. Il écrivit, pour le plus vif intérêt de Copley Banks. Des heures durant ils restaient assis côte à côte, penchés par-dessus une carte ; le muet pointait ici et là des anses écartées et des goulets tortueux ; son compagnon fumait en silence sans se départir de son masque d’impassibilité et de son regard farouche.

 

Un matin, quelque deux ans après son malheur, M. Copley Banks pénétra dans son bureau avec son visage d’autrefois, énergique et allant. Le directeur le regarda avec surprise, car depuis des mois il n’avait témoigné d’aucun intérêt pour ses affaires.

 

– Bonjour, monsieur Banks ! lui dit-il.

 

– Bonjour, Freeman. Je vois que le Ruffling-Harry est dans la baie ?

 

– Oui, monsieur. Il part mercredi pour les îles du Vent.

 

– J’ai d’autres projets pour lui, Freeman. J’ai décidé une petite expédition de traite de Noirs à Whydah.

 

– Mais son chargement est fait, monsieur !

 

– Alors il faut le décharger, Freeman. Ma décision est prise, le Ruffling-Harry se rendra à Whydah.

 

Toute discussion fut inutile. Le directeur dut procéder de mauvaise grâce au déchargement du bateau.

 

Puis Copley Banks commença ses préparatifs pour son voyage en Afrique. Il apparut qu’il comptait plutôt sur la force que sur le troc pour remplir sa cale, puisqu’il n’emportait aucune de ces bagatelles rutilantes qu’affectionnent les sauvages ; en revanche, le brick fut doté de huit pièces de neuf et de râteliers débordant de mousquets et de sabres d’abordage. La voilerie d’arrière près de la cabine fut transformée en un entrepôt de poudre où s’entassèrent des munitions qui auraient fait honneur à un bâtiment de guerre. Il fit également embarquer de l’eau et des vivres pour un long voyage.

 

Mais ce qui sembla plus surprenant encore, ce fut la manière dont Copley Banks composa l’équipage. Freeman, le directeur, pensa qu’il y avait quelque chose de vrai dans ce qu’on disait, à savoir que son patron avait perdu la raison. Sous tel ou tel prétexte, il commença en effet par congédier les hommes éprouvés et les anciens qui étaient depuis des années au service de la société, à leur place il enrôla la lie du port, des matelots dont la réputation était si mauvaise qu’il ne se serait pas trouvé un racoleur pour les lui proposer.

 

Il y avait par exemple Birthmark Sweetlocks, connu pour avoir assisté au massacre des coupeurs de bois de Campeche ; sa tache de naissance rouge sur la joue, qui le défigurait horriblement, passait auprès de certains pour un reflet de ce crime. Il fut nommé premier lieutenant. Il y avait aussi Israël Martin, un petit bonhomme tout brûlé par le soleil qui avait servi avec Howell Davies pour la prise du château de la Côte-du-Cap.

 

L’équipage fut choisi parmi ceux que Banks avait rencontrés et fréquentés dans leurs bouges infâmes ; son propre steward était un gaillard au visage hagard qui glougloutait quand il essayait de parler. Il avait rasé sa barbe, aussi était-il méconnaissable ; personne n’aurait pu l’identifier comme le marin à qui Sharkey avait coupé la langue et qui s’était évadé pour raconter ses aventures à Copley Banks.

 

Tout cela suscita naturellement des commentaires dans la ville de Kingston. Le commandant des troupes, le major Harvey, un artilleur, adressa au gouverneur de sérieuses représentations.

 

– Ce n’est plus un navire de commerce, c’est un petit navire de guerre ! dit-il. Je pense qu’il conviendrait d’arrêter Copley Banks et le saisir du bateau.

 

– Que soupçonnez-vous ? interrogea le gouverneur, dont l’esprit lent était de surcroît embué par les fièvres et le porto.

 

– Je soupçonne cet homme de vouloir imiter Stede Bonnet.

 

Stede Bonnet était un planteur de bonne réputation et d’un tempérament religieux qui, à la suite d’une impulsion soudaine et irrésistible, avait tout abandonné pour pirater dans la mer des Caraïbes. L’exemple était récent ; il avait causé dans les îles la plus vive consternation. Ce n’était pas d’aujourd’hui que les gouverneurs étaient fréquemment accusés d’être de mèche avec des pirates et de recevoir des commissions sur leur butin. Tout manque de vigilance pouvait donc être fâcheusement interprété.

 

– Très bien, major Harvey ! Je suis tout à fait désolé de faire quelque chose qui puisse offenser mon ami Copley Banks, car bien des fois je me suis assis à sa table. Mais après ce que vous m’avez dit, je vois que je n’ai pas le choix. Je vous ordonne donc de monter sur ce bateau et de vous renseigner quant à son caractère et à sa destination.

 

Voilà pourquoi le major Harvey, à une heure du matin, dans une embarcation pleine de soldats, rendit une visite surprise au Ruffling-Harry. Il ne trouva rien de plus solide qu’un câble de chanvre flottant à son mouillage. Le propriétaire du brick avait senti le danger et le bateau faisait déjà voile vers le détroit du Vent.

 

Quand le brick eut avancé et que le cap Morant ne fut plus qu’un banc de brume sur l’horizon du sud, les hommes furent rassemblés à l’arrière et Copley Banks leur révéla son plan. Il les avait choisis, leur dit-il, parce qu’ils étaient intelligents et courageux, et parce qu’ils préféraient sans doute courir un risque en mer que mourir de faim à terre. Les navires du roi étaient peu nombreux et mal en point. Eux pourraient donc maîtriser n’importe quel navire de commerce qu’ils rencontreraient. D’autres y avaient réussi. Propriétaire d’un bateau bien équipé, rapide, il ne voyait pas de raison pour qu’ils ne troquent pas bientôt leurs vestes élimées contre des vêtements de velours. S’ils étaient disposés à naviguer sous le drapeau noir, il était prêt à les commander. Mais s’il s’en trouvait qui désiraient se retirer, ils n’avaient qu’à prendre le youyou et ramer jusqu’à la Jamaïque.

 

Sur quarante-six hommes, quatre demandèrent à être congédiés. Ils furent déposés dans le youyou et s’éloignèrent sous les lazzi de l’équipage. Les autres se réunirent pour rédiger le règlement de leur association. Un carré de toile goudronnée noire, décoré d’un crâne blanc, fut hissé au grand mât.

 

Les officiers furent élus, et les limites de leur autorité déterminées. Copley Banks fut choisi comme capitaine ; comme un bateau pirate ne comportait pas d’officiers, Sweetlocks devint quartier-maître et Israël Martin maître d’équipage. Il n’y eut pas de difficultés pour élaborer le règlement intérieur de la fraternité puisque la moitié des hommes au moins avaient déjà servi sur des corsaires. La nourriture devait être la même pour tous, et nul ne devait toucher à la boisson d’un autre ! Le capitaine disposerait d’une cabine, mais les membres de l’équipage y seraient bien accueillis quand ils voudraient y pénétrer.

 

Toutes les parts seraient égales, à l’exception de celles du capitaine, du quartier-maître, du maître d’équipage, du charpentier et du canonnier-chef : ceux-ci bénéficieraient en supplément d’un quart de chaque prise. Celui qui verrait une prise le premier recevrait la meilleure arme trouvée sur elle. Celui qui l’aborderait le premier serait récompensé par le plus beau costume. Chacun traiterait comme il l’entendrait le prisonnier ou la prisonnière qu’il aurait fait. Si un homme flanchait, le quartier-maître pouvait l’abattre d’un coup de pistolet. Telles étaient quelques-unes des règles auxquelles souscrivit l’équipage du Ruffling-Harry en signant de quarante-deux croix la feuille de papier sur laquelle elles étaient inscrites.

 

Un nouveau corsaire avait donc pris la mer ; en moins d’un an il rivalisait déjà en réputation avec le Happy-Delivery. De Bahama aux îles Sous-le-Vent et les îles Sous-le-Vent aux îles du Vent. Copley Banks s’affirma le rival de Sharkey et la terreur des navires marchands. Pendant longtemps le brick et le Happy-Delivery ne se rencontrèrent pas ; hasard vraiment singulier, puisque le Ruffling-Harry mouillait régulièrement aux repaires habituels de Sharkey. Enfin, un beau jour, descendant la crique de Coxon Hole, à l’extrémité est de Cuba, avec l’intention de caréner, Copley Banks aperçut le Happy-Delivery qui se préparait à la même opération.

 

Copley Banks salua d’un coup de canon et hissa le pavillon-trompette vert, selon la coutume observée par les gentilshommes de la mer. Puis il fit mettre la chaloupe à l’eau et monta à bord du Happy-Delivery.

 

Le capitaine Sharkey n’avait rien d’un homme aimable, et il ne vouait aucune sympathie à ses « collègues ». Copley Banks le trouva assis à califourchon sur l’un des canons de poupe, entouré de son quartier-maître de la Nouvelle-Angleterre Ned Galloway, et d’une troupe de bandits vociférants. Pourtant nul ne s’avisait de parler haut quand Sharkey dirigeait sur lui son visage blême et ses yeux bleus couverts d’une taie.

 

Il était en bras de chemise. Le soleil ne devait pas avoir d’effet sur sa tête car il portait un bonnet de fourrure comme si c’était l’hiver. Un sabre court d’assassin était suspendu à un baudrier de soie bariolée ; sa large ceinture à agrafes de cuivre était une véritable panoplie de pistolets.

 

– Regardez-moi ce braconnier ! cria-t-il quand Copley Banks enjamba la rambarde. Je vais vous administrer une raclée qui vous laissera au seuil de la mort, ou qui même vous le fera franchir ! Vous pêchez dans mes eaux ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

 

Copley Banks le dévisagea avec les yeux d’un voyageur qui enfin se retrouve chez lui.

 

– Je suis heureux que nous soyons du même avis, répondit-il. Car moi-même je pense que les mers ne sont pas assez grandes pour deux. Mais si vous voulez prendre votre sabre et vos pistolets, et venir sur une plage avec moi, alors le monde sera débarrassé d’un damné bandit, quel que soit celui qui succombe.

 

– Voilà qui est parlé ! s’écria Sharkey en sautant de son canon et en lui tendant la main. Je n’ai pas rencontré beaucoup d’hommes capables de regarder John Sharkey dans les yeux et de lui tenir un fier langage. Que le diable m’emporte si je ne vous prends pas pour consort ! Mais si vous trichez au jeu, alors je monterai à votre bord et je vous étriperai sur votre propre poupe !

 

– J’en aurai autant à votre disposition ! riposta Copley Banks.

 

C’est ainsi que les deux pirates devinrent amis.

 

Pendant l’été, ils remontèrent vers le nord jusqu’aux bancs de Terre-Neuve et ils harcelèrent les navires marchands de New York ainsi que les baleiniers de la Nouvelle-Angleterre. Copley Banks captura le bateau de Liverpool House-of-Hanover, mais ce fut Sharkey qui attacha son commandant au guindeau et le battit à mort avec des bouteilles de clairet vides.

 

Ensemble ils attaquèrent le navire du roi, Royal-Fortune, que le gouvernement avait lancé à leur poursuite. Après une action de nuit qui dura cinq heures, ils furent vainqueurs. Les équipages, ivres, déchaînés, se battaient nus à la lueur des lanternes de combat ; un tonnelet de rhum et des gobelets avaient été placés à côté de chaque canon. Ils filèrent vers la crique de Topsail, dans la Caroline du Nord, pour réparer leurs dommages et, au printemps, ils se retrouvaient au Grand Caicos, prêts à partir pour une longue croisière le long des Indes occidentales.

 

Entre-temps, Sharkey et Copley Banks s’étaient liés personnellement davantage. Sharkey aimait les bandits sincères et les tempéraments d’acier ; il avait l’impression d’avoir trouvé ces deux qualités dans le capitaine du Ruffling-Harry. Il fut long à lui faire confiance, car le fond de son caractère était soupçonneux. Il ne se sentait en sécurité que sur son bateau et au milieu de ses hommes.

 

Mais Copley Banks montait souvent à bord du Happy-Delivery et se joignait à Sharkey dans la plupart de ses débauches, si bien que les derniers doutes qui subsistaient dans l’esprit de celui-ci se dissipèrent. Il ignorait tout du mal qu’il avait fait à son nouveau camarade ; entre toutes ses victimes, comment se serait-il souvenu d’ailleurs de la femme et des deux enfants qu’il avait autrefois massacrés ? Aussi, quand il reçut un défi pour venir boire à bord du brick, lui et son quartier-maître, au dernier soir de leur séjour à Caicos, il ne vit aucune raison de refuser.

 

Un paquebot bien approvisionné avait été arraisonné la semaine précédente ; les vivres ne manquaient donc pas et le repas fut succulent. Après le souper, ils furent cinq à se mettre à boire ensemble. Il y avait les deux capitaines, Sweetlocks, Ned Galloway et Israël Martin, le vieux boucanier. Le steward muet les servait ; Sharkey lui brisa un verre sur la tête parce qu’il avait été trop lent à le lui remplir.

 

Le quartier-maître avait éloigné de Sharkey ses pistolets, car il était coutumier d’une vieille plaisanterie ; il les déchargeait en feux croisés sous la table pour voir qui avait le plus de chance. Cette plaisanterie avait un jour coûté une jambe à son maître d’équipage. C’est pourquoi, quand la table fut desservie, ils prirent prétexte de la chaleur pour décider Sharkey à se débarrasser de ses armes, et ils les rangèrent hors de sa portée.

 

La cabine du capitaine du Ruffling-Harry était située dans un rouf sur la poupe, et un canon de retraite se trouvait derrière. Des boulets ronds s’entassaient le long des murs, et trois grands tonneaux de poudre servaient de desserte pour les plats et les bouteilles. Dans cette chambre sinistre les cinq pirates chantèrent, vociférèrent et burent. Le steward silencieux emplissait leurs verres et faisait passer la boîte à tabac et les chandelles pour leurs pipes. D’heure en heure le langage devenait plus grossier, les voix plus rauques, les cris et les jurons plus incohérents. Finalement trois convives fermèrent leurs yeux injectés de sang et s’abattirent lourdement sur la table.

 

Copley Banks et Sharkey restaient face à face : l’un parce qu’il avait moins bu, l’autre parce qu’aucune quantité d’alcool ne parvenait à briser ses nerfs d’acier ou à échauffer son sang paresseux. Derrière lui se tenait le steward attentif qui ne cessait de remplir son verre. Du dehors parvenait le léger clapotis de la marée ; de l’autre côté de l’eau un chant de marin s’élevait du Happy-Delivery.

 

Dans la nuit tropicale sans vent les mots étaient portés jusqu’à leurs oreilles :

 

Un navire marchand venait de Stepney Town,

Réveille-le ! Secoue-le ! Éprouve sa grand-voile !

Un navire marchand venait de Stepney Town

Avec un baril plein d’or et une robe de velours.

Oh ! voilà le brutal Jack le Corsaire

Qui l’attend avec sa vergue masquée

Au large sur la mer en contrebas !

 

Les deux compagnons de débauche écoutaient en silence. Puis Copley Banks lança un coup d’œil au steward, et celui-ci prit un rouleau de corde sur le râtelier d’armes derrière lui.

 

– Capitaine Sharkey, dit Copley Banks, vous rappelez-vous du Duchesse-de-Cornouailles qui venait de Londres, que vous avez prise et coulée il y a trois ans au large des bas-fonds de Statira ?

 

– Du diable si je me rappelle leurs noms ! À cette époque-là nous faisions bien dix bateaux par semaine.

 

– Parmi les passagers il y avait une mère et ses deux fils. Peut-être cette précision vous rafraîchira-t-elle la mémoire ?

 

Le capitaine Sharkey s’adossa pour réfléchir, son long nez crochu pointant vers le plafond. Puis il éclata tout à coup d’un rire nasillard. Il s’en souvenait maintenant, dit-il, et il ajouta force détails pour le prouver.

 

– Mais j’avais complètement oublié ! s’écria-t-il. Comment se fait-il que vous y ayez pensé ?

 

– C’est une histoire qui m’intéresse, répondit Copley Banks. Il s’agissait de ma femme et de mes deux seuls enfants.

 

Sharkey regarda son compagnon et il s’aperçut que le feu qui couvait toujours dans ses yeux s’était embrasé d’une flamme blafarde, sinistre. Il devina la menace, et il posa une main sur sa ceinture dégarnie. Il se retourna alors pour s’emparer d’une arme, mais une corde s’enroula autour de lui et en une seconde il eut les bras liés au côté. Il se débattit comme un chat sauvage et appela.

 

– Ned ! hurla-t-il. Ned ! Réveille-toi ! C’est une canaillerie ! Au secours, Ned ! À l’aide !

 

Mais les trois hommes étaient ivres morts, aucune voix n’aurait pu les réveiller. La corde s’enroulait toujours autour de Sharkey. Le capitaine du Happy-Delivery fut bientôt enveloppé, comme une momie depuis le cou jusqu’aux chevilles. Banks et le steward le placèrent tout raide et impuissant contre un tonneau de poudre. Ils le bâillonnèrent avec un mouchoir. Les yeux chassieux cerclés de rouge continuaient à les maudire. Dans sa joie le muet se mit à caqueter, et Sharkey tressaillit pour la première fois quand il vit s’ouvrir la bouche vide. Il comprit alors que la vengeance, lente et patiente, s’était attachée à ses pas, mais qu’à présent elle le tenait dans ses griffes.

 

Ses deux vainqueurs avaient un plan tout prêt, à vrai dire un peu compliqué.

 

D’abord ils défoncèrent les couvercles de deux grands tonneaux de poudre, et ils en répandirent le contenu sur la table et le plancher. Ils l’étalèrent tout autour et sous les trois ivrognes de façon que chacun se trouve étendu sur un tas de poudre. Puis ils transportèrent Sharkey vers le canon et ils le hissèrent assis sur le sabord, le corps se trouvant à un pied de la gueule de la pièce. Il avait beau essayer de se tortiller, il ne pouvait bouger d’un pouce à droite ou à gauche ; le muet l’avait ficelé avec toute l’astuce d’un marin ; il n’avait aucune chance de se libérer.

 

– À présent, démon sanguinaire, lui dit Copley Banks d’une voix douce, tu vas écouter ce que j’ai à te dire ; ce sont les derniers mots que tu entendras jamais. Tu es maintenant à moi. Je t’ai acheté, j’y ai mis le prix, car j’ai donné pour cela tout ce qu’un homme peut offrir ici-bas, j’ai même donné mon âme.

 

« Pour t’attraper, il fallait que je descende à ton niveau. Pendant deux ans j’ai hésité, j’ai résisté, j’ai espéré qu’un autre moyen serait possible, mais je me suis rendu compte que celui-là était le seul, le bon. J’ai volé et j’ai assassiné. Pis encore, j’ai ri et j’ai vécu avec toi. Tout cela dans un seul but. Et voici que mon heure a sonné. Tu vas mourir comme je veux que tu meures : tu verras l’ombre ramper lentement vers toi, et le diable qui t’attendra dans l’ombre.

 

Sharkey pouvait entendre ses corsaires chanter de l’autre côté de l’eau. Il entendait leurs voix rauques, il entendait les paroles :

 

Où est le navire marchand de Stepney Town ?

Réveille-le ! Secoue-le ! Aboute les cordages !

Où est le navire marchand de Stepney Town ?

Son or est au cabestan, son sang sur sa robe.

Tout pour le brutal Jack le Corsaire,

Qui se fie à l’amure du temps

Tout au long de la mer en contrebas !

 

Les mots lui parvenaient tous. Près de lui il pouvait entendre deux hommes arpenter le pont. Et cependant il était réduit à l’impuissance. Il regardait fixement la gueule du canon de neuf. Il était incapable de bouger, de pousser un gémissement. De nouveau jaillissait du pont de son propre bateau le chœur des voix, rude et jovial, qui rendait son destin plus insupportable. Aucune douceur n’éclaira ses yeux bleus chargés de venin. Copley Banks avait enlevé l’amorce du canon, et il avait aspergé sa lumière de poudre fraîche. Puis il avait pris la chandelle et l’avait coupée pour la réduire à un pouce environ. Il l’avait placée sur la poudre, à la brèche du canon. Ensuite il répandit sur le plancher une couche épaisse de poudre : lorsque la chandelle tomberait, par contrecoup elle ferait exploser le tas où se vautraient les trois ivrognes.

 

– Tu as obligé beaucoup de gens à regarder la mort en face, Sharkey ! lui dit-il. Maintenant c’est ton tour. Tu partiras d’ici en même temps que ces porcs !

 

Sur ces mots il alluma le bout de la chandelle et éteignit les autres. Cela fait, il sortit avec le muet et de l’extérieur ferma à clé la porte de la cabine. Mais avant de s’en aller il se retourna pour contempler triomphalement Sharkey ; pour toute réponse il reçut de ses yeux indomptables une suprême malédiction. Dans le cercle imprécis de clarté, ce visage couleur d’ivoire surmonté du front chauve et luisant fut la dernière image que Sharkey abandonna à un vivant.

 

Contre le flanc du Ruffling-Harry il y avait un skiff. Copley Banks et le muet s’embarquèrent et firent force rames vers le rivage. Ils accostèrent, et regardèrent derrière eux : le brick se dressait dans le clair de lune juste à côté de l’ombre des palmiers. Ils attendirent. Ils attendirent des minutes qui leur parurent des siècles, tout en surveillant la clarté qui brillait à travers le sabord de la poupe. Enfin le tonnerre du canon secoua le silence, et un instant plus tard, ils entendirent la déflagration d’une explosion. Le corsaire long, effilé, noir, le sable blanc, la bordure de palmiers souples et plumeux, tout cela sauta dans une lumière éblouissante et retomba dans l’obscurité. La baie s’emplit de hurlements, d’appels.

 

Alors Copley Banks, dont le cœur chantait en dedans de lui, posa un doigt sur l’épaule de son compagnon, et tous deux s’enfoncèrent dans la jungle solitaire du Caicos.

 

« LA CLAQUANTE »[5]

Ceci se passait au temps où la France avait sa puissance maritime déjà brisée. Elle comptait plus de trois-ponts qui pourrissaient à perte de fond dans la rade de Brest. En revanche, ses frégates et ses corvettes écumaient l’océan. Celles de la marine anglaise les serraient de près. Aux extrémités de la terre ces navires délicats, dont beaucoup portaient des noms de fleurs ou de femmes, s’abordaient et se fracassaient les uns les autres en l’honneur de quatre yards d’étamine qui, du bout d’une corne, battaient l’air.

 

Le vent avait soufflé fort pendant la nuit, mais avec l’aube il était tombé. Maintenant le soleil levant colorait les franges des varechs de tempête qui, avant de disparaître vers l’ouest, luisaient sur les innombrables crêtes des longues vagues vertes. Au nord, au sud, à l’ouest l’horizon s’étalait en ligne droite, interrompu seulement par la trombe d’écume qui provenait du choc de deux Atlantique. Vers l’est il y avait une île rocheuse qui surplombait la mer par des rocailles, quelques bouquets de palmiers, et une banderole de brume qui s’échappait de la hauteur dénudée, conique, qui la coiffait. Un lourd ressac frappait le rivage. À une distance raisonnable, la frégate anglaise de trente-deux canons Leda, capitaine A.-P. Johnson, levait son flanc noir sur la crête d’une vague ou retombait dans le fond d’une vallée d’émeraude, tout en faisant route à petite allure vers le nord. Sur son gaillard d’arrière, blanc comme neige, se tenait un petit homme sec au visage hâlé qui balayait l’horizon avec une lunette.

 

– Monsieur Wharton ! appela-t-il d’une voix qui avait la douceur d’un gond rouillé.

 

Un officier maigre, aux genoux cagneux, s’avança à pas traînants sur la dunette.

 

– Monsieur ?

 

– J’ai ouvert les ordres scellés, monsieur Wharton.

 

Une lueur de curiosité éclaira les traits accusés du premier lieutenant. La Leda était partie d’Antigua la semaine précédente avec son associée la Dido, et les instructions de l’amiral avaient été placées sous enveloppe scellée.

 

– Nous devions les ouvrir quand nous atteindrions l’île déserte de Sombriero, latitude nord 18° 36’, longitude ouest 63° 28’. Sombriero se trouvait à six kilomètres au nord-est par bâbord devant quand la tempête tomba, monsieur Wharton.

 

Le lieutenant s’inclina. Lui et le capitaine étaient depuis l’enfance des amis de cœur. Ils étaient allés ensemble à l’école, ils s’étaient ensemble engagés dans la marine de guerre, ils avaient combattu et combattu ensemble, ils avaient pris femme chacun dans la famille de l’autre ; mais tant qu’ils avaient le pied sur la dunette, une discipline de fer stérilisait en eux tout ce qu’ils avaient d’humain et ne laissait plus place qu’à des relations entre supérieur et subordonné. Le capitaine Johnson tira de sa poche un papier bleu qui craqua lorsqu’il le déplia.

 

Les frégates de trente-deux canons Leda et Dido (capitaines A.-P. Johnson et James Munro) croiseront à partir du point où ces instructions auront été lues jusqu’à l’entrée de la mer des Caraïbes, dans l’espoir de rencontrer la frégate française La Gloire (quarante-huit canons), qui a récemment harcelé nos navires marchands dans ce secteur. Les frégates de Sa Majesté devront également traquer le bateau pirate connu tantôt sous le nom de La Claquante, tantôt sous celui de Le Chevelu, qui a pillé des navires anglais et qui a infligé des sévices cruels aux équipages. C’est un petit brick pourvu de dix canons légers avec à l’avant une caronade de vingt-quatre. Il a été vu la dernière fois le 23 du mois dernier au nord-est de l’île de Sombriero.

 

Signé : James Montgomery.

 

contre-amiral

H. M. S. Colossus, Antigua.

 

– On dirait que nous avons perdu notre associé, dit le capitaine Johnson en repliant le papier et en se remettant à balayer l’horizon avec sa lunette. Il s’est éloigné au moment où nous avons rentré le beaupré. Ce serait dommage si nous rencontrions ce Français de poids sans la Dido, n’est-ce pas, monsieur Wharton ?

 

Le lieutenant cligna de l’œil en souriant.

 

« La gloire a des pièces de dix-huit ans dans sa batterie haute et de douze sur la poupe, monsieur ! poursuivit le capitaine. Elle porte à quatre cents et nous à deux cent trente et un. Le capitaine de Milon est le meilleur marin de France. Oh ! mon vieux Bobby, je donnerais tous mes espoirs d’être un jour amiral contre la possibilité de me frotter à lui !

 

Honteux de s’être oublié, il vira sur les talons.

 

« Monsieur Wharton, reprit-il en jetant par-dessus son épaule un regard sévère, il faut faséyer ces voiles carrées et changer la route d’un quart vers l’ouest.

 

– Un brick par bâbord devant ! cria une voix du gaillard d’avant.

 

– Un brick par bâbord ! dit le lieutenant.

 

Le capitaine sauta sur le pavois et s’accrocha aux haubans de misaine. Le lieutenant maigre se tordit le cou et chuchota quelques mots à Smeaton, le second, tandis que des officiers et des marins surgissaient de dessous, s’éparpillaient le long de la rambarde côté sous le vent, et s’abritaient les yeux de leurs mains car le soleil des tropiques s’était déjà hissé au-dessus des palmiers. Le brick était ancré dans la gorge d’un estuaire en ligne courbe : déjà il était évident qu’il ne pouvait pas sortir sans passer sous les canons de la frégate. Une longue pointe rocheuse à son nord le bloquait à l’intérieur.

 

– Maintenons notre vitesse, monsieur Wharton ! dit le capitaine. Cela ne vaut presque pas la peine de sonner le branle-bas de combat, monsieur Smeaton. Mais les hommes peuvent se tenir près des canons pour le cas où il essaierait de nous filer sous le nez. Préparez les canons de chasse et envoyez les hommes avec les armes légères sur le gaillard d’avant.

 

En ce temps-là un équipage anglais se disposait aux postes de combat avec la sérénité de la routine quotidienne. En quelques minutes, sans désordre ni bruit, les marins s’étaient agglomérés autour de leurs canons, les fusiliers en ligne s’appuyaient sur leurs fusils, et le beaupré de la frégate pointa droit sur sa petite victime.

 

– Est-ce La Claquante, monsieur ?

 

– Je n’en doute pas, monsieur Wharton.

 

– Ils n’ont pas l’air d’apprécier beaucoup que nous nous intéressions à eux, monsieur. Ils ont coupé leur câble et ils mettent de la toile.

 

Il paraissait certain que le brick entendait arracher de force sa liberté. Les unes après les autres, des petites pièces de toile se déployaient, et des marins œuvraient comme des enragés dans le gréement. Il ne tenta pas de passer sous le feu de l’ennemi, mais il avança pour remonter l’estuaire. Le capitaine se frotta les mains.

 

– Il cherche des eaux peu profondes, monsieur Wharton, et nous aurons à l’en faire sortir, monsieur. C’est un beau petit brick, mais j’aurais cru qu’un écumeur des mers aurait été plus débrouillard.

 

– Il y a eu une mutinerie, monsieur.

 

– Ah oui ?

 

– On me l’a raconté à Manille, une vilaine affaire, monsieur. Le capitaine et les deux seconds assassinés. Ce Hudson, ou plutôt le Chevelu comme on l’appelle, dirigeait la mutinerie. Il est de Londres, monsieur, et je ne crois pas qu’un plus cruel coquin ait jamais paru dans Londres.

 

– La prochaine fois qu’il apparaîtra dans Londres ce sera au haut d’une vergue, monsieur Wharton. Ce brick me semble surchargé de monde. Je lui prendrais bien une vingtaine de gabiers, mais ce serait assez pour corrompre l’équipage de l’arche, monsieur Wharton.

 

Les deux officiers observaient le brick à la lunette. Soudain le lieutenant montra ses dents dans un sourire épanoui tandis que les joues rouges du capitaine se coloraient un peu plus.

 

– Voilà Hudson le Chevelu sur la rambarde arrière, monsieur.

 

– La basse, l’impertinente canaille ! Il se livrera à toutes sortes d’autres farces tant que nous n’en aurons pas fini avec lui. Pourriez-vous l’atteindre avec le long de dix-huit, monsieur Smeaton ?

 

– Une autre encablure suffira, monsieur.

 

Pendant qu’ils parlaient, le brick fit une embardée. Et, tout en virant, de sa hanche jaillit une giclée de fumée. C’était un simple morceau de bravoure, car le canon pouvait à peine porter à mi-distance. Puis, après un nouvel évitage, le petit navire revint dans le vent et prit un autre tournant dans le chenal en lacets.

 

– L’eau baisse rapidement, monsieur ! répéta le deuxième lieutenant.

 

– Il y a six toises sur la carte.

 

– Quatre à la sonde, monsieur.

 

– Quand nous aurons contourné cette pointe, nous verrons où nous en sommes. Ah ! je m’y attendais ! Mettez à la cape, monsieur Wharton. À présent, nous l’avons à notre merci.

 

La frégate était maintenant tout à fait invisible de la mer, à l’embouchure de cet estuaire semblable à une rivière. Quand elle eut contourné la pointe, chacun à bord put voir les deux rives converger à un endroit situé à seize cents mètres environ. Dans cet angle, le plus près possible de la rive le brick était adossé, avec son travers face à son poursuivant et un tortillon de tissu noir déployé à la misaine. Le lieutenant maigre qui avait reparu sur le pont, avec un sabre d’abordage attaché à son côté et deux pistolets à la ceinture, considéra cet emblème avec curiosité.

 

– Est-ce le pavillon noir des pirates, monsieur ? demanda-t-il.

 

Mais le capitaine était furieux.

 

– Peut-être bien qu’il sera pendu là où ses chausses sont pendues en ce moment ! dit-il. Quelles embarcations voulez-vous, monsieur Wharton ?

 

– Avec la chaloupe et le petit canot, ce devrait être suffisant.

 

– Prenez-en quatre, et faites-moi un joli travail. Sifflez tout de suite le départ pour les hommes. Moi j’approche peu à peu et je vous aide avec le long de dix-huit.

 

Dans le grincement des cordages et des poulies, les quatre embarcations furent mises à l’eau. Leurs équipages se serrèrent à l’intérieur : marins aux pieds nus, fusiliers flegmatiques, aspirants blagueurs et, à l’arrière, les officiers au visage austère de maître d’école. Le capitaine, coudes étalés sur l’habitacle, continuait à surveiller le brick. L’équipage de La Claquante hissait les filets d’abordage, virait d’un demi-tour les canons de tribord, aménageant pour eux de nombreux sabords à bâbord, s’apprêtait en un mot à opposer une résistance désespérée. Parmi les hommes un grand gaillard barbu jusqu’aux yeux et coiffé d’un bonnet rouge se démenait, se baissait, halait. Le capitaine le regarda avec irritation, puis il happa sa lunette et vira sur ses talons. Pendant quelques instants il demeura là à dévorer l’océan des yeux.

 

– Remontez les embarcations ! cria-t-il de sa voix grinçante. Branle-bas de combat ! Préparez les canons de la batterie haute.

 

Contournant l’estuaire, un gros navire apparaissait. Son grand beaupré jaune et sa figure de proue aux ailes blanches surgissaient de derrière les palmiers, tandis que, hauts dans le ciel, trois mâts immenses dominaient le décor : sur la misaine flottait, superbe, le pavillon tricolore. Il amorça lentement le virage ; l’eau d’un bleu profond moussait sous son étrave ; il tourna jusqu’à ce que se présentât de bout en bout son long flanc noir incurvé, avec sa ligne de cuivre éblouissant en dessous, et au-dessus sa rangée de hamacs blancs comme neige, avec aussi des groupes denses de marins penchés pour mieux voir. Ses vergues inférieures étaient suspendues, ses sabords remontés, ses canons tous sortis et prêts à tirer. Les vigies de La Gloire, cachée derrière l’un des promontoires de l’île, avaient vu le cul-de-sac où se dirigeait la frégate anglaise ; le capitaine de Milon avait joué à la Leda le tour que le capitaine Johnson avait joué à La Claquante.

 

Mais c’était dans des moments critiques comme celui-là que jouait à fond la splendide discipline de la marine anglaise. Les embarcations firent demi-tour. Avec leurs équipages toujours groupés à bord, elles furent hissées aux bossoirs et les garants furent resserrés. Les hamacs furent remontés et arrimés, les cloisons abattues, les soutes et les sabords ouverts, les feux éteints dans la cuisine. Les tambours appelèrent chacun à son poste. Des essaims de marins s’affairèrent aux voiles principales, et la frégate vira. Les canonniers retiraient leurs vestes et leurs chemises, ajustaient leurs ceintures, poussaient dehors leurs pièces de dix-huit, regardaient par les sabords le Français majestueux. Il n’y avait presque pas de vent. À peine quelques rides sur la mer claire. Mais les voiles s’enflaient doucement quand une brise venait des rivages boisés. Le Français avait lui aussi viré de bord : les deux navires se dirigeaient lentement vers la mer sous les voiles auriques. La Gloire avait cent mètres d’avance. Elle lofa pour couper la route à la Leda, mais la frégate anglaise vira aussi, et toutes deux continuèrent à avancer en clapotant dans un tel silence que le bruit sec des baguettes que les fusiliers français enfonçaient pour charger leurs armes résonnait dans les oreilles.

 

– Pas beaucoup d’espace, monsieur Wharton ! remarqua le capitaine.

 

– Je me suis déjà battu avec moins d’espace encore, monsieur.

 

– Nous devrons nous tenir à distance et faire confiance à notre artillerie. Ce Français a une très forte garnison, s’il nous aborde, nous pourrions avoir des ennuis.

 

– Je vois à bord des shakos de soldats.

 

– Deux compagnies d’infanterie légère de la Martinique. Maintenant c’est à nous ! À tribord toute. Il faut l’avoir quand nous passerons derrière.

 

L’œil perçant du petit commandant avait vu la surface de la mer se rider, ce qui indiquait une brise. Il s’en était servi pour s’élancer de l’autre côté du gros Français qu’il avait au passage arrosé de mitraille par toutes ses pièces. Mais une fois qu’elle l’eut dépassé, la Leda dut revenir dans le vent pour éviter de s’échouer dans l’eau trop peu profonde. Cette manœuvre l’amena sur le tribord du Français, et l’élégante petite frégate parut donner de la bande sous les bordées qui s’échappèrent des sabords béants. Un instant plus tard ses gabiers s’élançaient pour déployer les huniers et les cacatois ; elle tenta de couper le chemin de La Gloire et de la mitrailler encore une fois. Le capitaine français, cependant, avait fait virer de bord sa frégate. Les deux navires avançaient côte à côte, séparés par moins d’une portée de pistolet, s’arrosant de bordées dans l’un de ces duels meurtriers qui, s’ils avaient tous été relatés, souilleraient de sang toutes les cartes.

 

Dans l’air tropical, avec une brise si faible, la fumée formait une carapace épaisse autour de deux navires : il n’y avait que les mâts de hune pour en surgir. Chacun ne voyait de son ennemi que les pulsations du feu. Les pièces étaient écouvillonnées, orientées et déchargées dans un mur de vapeur compacte. Sur la poupe et le gaillard d’avant, en deux petites lignes rouges, les fusiliers tiraient par salves, mais ni eux ni les canonniers ne pouvaient vérifier l’efficacité de leur feu. Pas davantage, d’ailleurs, ils ne pouvaient dire à quel point le feu adverse les éprouvait car c’était tout juste s’ils voyaient leur voisin de droite ou de gauche. Mais le mugissement des canons était dominé par le son plus aigu des sifflets de bordée, l’éclatement des planches, le bruit mat des espars ou des madriers qui s’abattaient sur le pont. Les lieutenants se tenaient derrière les pièces. Le capitaine Johnson chassait la fumée avec son chapeau à cornes et essayait de voir clair sur la mer.

 

– Voilà qui n’est pas ordinaire, Bobby ! fit-il.

 

Car le lieutenant l’avait rejoint. Il se reprit aussitôt :

 

« Qu’est-ce que nous avons perdu, monsieur Wharton ?

 

– La vergue du grand hunier et notre corne, monsieur.

 

– Où est le pavillon ?

 

– Parti par-dessus bord, monsieur.

 

– Ils vont croire que nous l’avons amené ! Prenez l’emblème d’un canot et attachez-le sur le bras de tribord de la vergue transversale de misaine.

 

– Bien, monsieur.

 

Un coup de canon fit voler en éclats l’habitacle qui les séparait. Un deuxième transforma deux fusiliers marins en une bouillie sanglante. Pendant un court moment la fumée se leva, et le capitaine anglais vit que le métal plus lourd de son adversaire avait produit sur la Leda des ravages terribles, elle était devenue une épave. Son pont était jonché de cadavres. Plusieurs de ses sabords ne faisaient plus qu’un seul trou béant. L’un de ses canons de dix-huit avait été complètement retourné et pointait tout droit vers le ciel. La ligne mince des fusiliers continuait à charger et à tirer, mais la moitié des pièces étaient réduites au silence, avec leurs canonniers étendus en grappes autour d’eux.

 

– Attention à repousser l’abordage ! hurla le capitaine.

 

– À vos sabres d’abordage, mes enfants ! À vos sabres d’abordage ! rugit Wharton.

 

– Ne tirez pas avant qu’ils nous aient abordés ! cria le capitaine aux fusiliers.

 

L’ombre énorme du Français surgit de la fumée. Des groupes compacts d’abordeurs étaient suspendus à ses flancs et à ses haubans. Une bordée finale fusa de ses sabords, et le grand mât de la Leda coupé net à un mètre cinquante au-dessus du pont, pivota et tournoya en l’air avant de s’abattre sur les canons de bâbord, de tuer dix hommes et de mettre toute la batterie hors d’état de fonctionner. Un instant plus tard les deux navires se frottaient l’un contre l’autre. L’ancre de bossoir de tribord de La Gloire attrapa les chaînes d’artimon de la Leda à bâbord. Dans un hurlement sauvage le noir essaim des abordeurs s’apprêta à sauter.

 

Mais leurs pieds ne devaient jamais fouler le pont ensanglanté. De quelque part arriva une décharge de mitraille ; puis une deuxième ; puis une autre… Les fusiliers et les marins anglais qui attendaient, sabre d’abordage ou fusil en main, derrière les pièces silencieuses virent avec stupéfaction les groupes sombres se diluer et disparaître. Au même instant le travers de bâbord du Français se mit à rugir de toutes ses pièces.

 

– Ôtez les épaves ! rugit le capitaine. Sur quoi diable sont-ils en train de tirer ?

 

– Dégagez les canons ! haleta le lieutenant. Nous n’y sommes pas encore, les enfants !

 

Les débris furent arrachés, hachés, fendus, avant que d’abord une pièce puis une autre pussent rentrer en action. L’ancre du Français avait été coupée et la Leda s’était affranchie de cette étreinte mortelle. Mais tout à coup il se produisit une galopade sur les haubans de La Gloire, et cent Anglais se mirent à hurler :

 

– Ils s’enfuient ! Ils se sauvent !

 

C’était vrai. Le Français avait cessé le feu. Il ne se souciait plus que d’une chose, mettre le plus de toile possible. Mais ces cent Anglais vociférants ne pouvaient pas revendiquer toute la responsabilité de ce revirement. Quand la fumée se dissipa, la véritable raison de la fuite de l’ennemi apparut. Pendant la bataille les navires avaient gagné l’embouchure de l’estuaire. Or, à près de six kilomètres en pleine mer, surgissait l’associée de la Leda qui fonçait toutes voiles dehors vers l’endroit où tiraient les canons. Le capitaine de Milon estima alors qu’il en avait eu assez pour un jour, et bientôt La Gloire se retirait vers le nord, tandis que la Dido bondissait à ses trousses, l’arrosait de ses canons de chasse. Bientôt une avancée de terrain les dissimula.

 

Mais la Leda demeura sévèrement frappée, avec son grand mât en moins, ses rambardes en pièces, son mât de misaine et sa corne disparus, sa voilure comme des haillons de mendiants, une centaine de morts et de blessés dans son équipage. Autour d’elle des débris flottaient sur les vagues. Une grosse épave toute proche était l’étambot d’un navire mutilé ; en travers, en lettres blanches sur fond noir, il était peint : La Claquante.

 

– Ma parole ! C’est le brick qui nous a sauvés ! s’écria M. Wharton. Hudson le Chevelu l’a fait entrer en action contre le Français et il a été coulé par une bordée !

 

Le petit capitaine vira sur les talons et arpenta le pont sur toute sa longueur. Déjà son équipage bouchait les trous de sa mitraille, faisait des nœuds, des épissures, des reprises. Quand il revint vers le lieutenant, celui-ci constata que ses traits autour des yeux et de la bouche s’étaient adoucis.

 

– Aucun rescapé ?

 

– Aucun. Ils ont dû sombrer tous.

 

Les deux officiers contemplèrent en silence l’épave sinistre ainsi que les autres débris. Quelque chose de noir voguait à la dérive, à côté d’une corne fendue et d’un entremêlement de drisses. Ils reconnurent le pavillon qui les avait scandalisés. Non loin flottait un bonnet rouge.

 

– C’était un bandit, mais il était Anglais ! dit finalement le capitaine. Il a vécu comme un chien, mais, par Dieu, il est mort comme un homme !

 

UN PIRATE DE LA TERRE[6]

Le lieu : la route Eastbourne-Tunbridge, pas très loin de Cross in Hand, isolée entre deux landes qui la bordent à droite comme à gauche.

 

L’heure : onze heures et quart, un dimanche soir de l’été dernier.

 

Une voiture descendait lentement la route.

 

C’était une Rolls-Royce longue et mince qui roulait en douceur. Son moteur ronronnait gentiment. Dans les deux clartés aveuglantes des phares, les bordures d’herbe et les grappes de bruyère défilaient comme un film doré : tout autour d’elles, derrière elles, la nuit se refermait. Un feu rouge rubis était allumé à l’arrière, mais il n’y avait pas de plaque de police visible dans le halo que projetait la lanterne. La voiture était un cabriolet du type touriste. La nuit était sans lune, mais même dans cette quasi-obscurité un passant n’aurait pas manqué de remarquer une bizarre imprécision dans sa ligne. S’il l’avait vue franchir le pinceau lumineux d’une villa ouverte, il en aurait compris la cause : la carrosserie était recouverte d’une sorte de housse en toile de Hollande pas très bien fixée. Le long capot noir était lui aussi tendu d’une draperie, mais mieux serrée.

 

L’homme qui conduisait cette étrange voiture était large, solidement bâti. Il se tenait courbé sur le volant. Le bord de son chapeau tyrolien retombait au-dessus des yeux et, dans l’ombre qu’il projetait, le bout rouge d’une cigarette se consumait. Il avait remonté jusqu’à en couvrir ses oreilles le col de son pardessus noir en ratine. Il tendait le cou en avant, et ce cou surgissait entre des épaules arrondies. Pendant que la voiture glissait sans bruit, débrayée et en roue libre, pour descendre la côte, il donnait l’impression, tant il fouillait la nuit devant lui, de chercher un objet passionnément désiré.

 

Un lointain coup de klaxon déchira le silence vers le sud. Par une telle nuit, en un tel endroit, toute la circulation était orientée sud-nord : les « week-enders » de Londres revenaient en effet des plages vers la capitale, abandonnaient les plaisirs pour le devoir. L’homme seul se redressa, écouta intensément. Oui, c’était encore le klaxon, sûrement au sud. Il coucha son visage sur le volant et son regard dévora l’obscurité. Puis, tout à coup, il cracha sa cigarette et il avala une grande bouffée d’air. Au loin, plus bas sur la route, deux petits points jaunes avaient amorcé un virage. Ils disparurent dans un creux, remontèrent, puis s’évanouirent encore. Tout soudain le conducteur de la voiture enveloppée passa de l’inertie à une activité précipitée. Il tira de sa poche un masque de drap noir qu’il fixa solidement sur son visage en prenant grand soin que sa vue ne fût pas gênée. Il découvrit le temps d’un instant une lanterne à acétylène pour jeter un coup d’œil à ses préparatifs, et il la reposa près de lui sur le siège à côté d’un mauser. Il tordit le bord de son chapeau pour le baisser le plus possible, embraya et abaissa son frein à main. La voiture émit un petit rire étouffé, frémit, et elle s’élança ; son puissant moteur laissa échapper un doux soupir avant de s’engager dans la descente qui était assez raide. Son conducteur se pencha et éteignit les phares. Seule une vague coupure grise dans la lande lui indiquait la route. Devant lui résonna bientôt un bruit confus de métal essoufflé : c’était l’autre voiture qui approchait en peinant dans la côte. Elle toussait, crachotait parce qu’elle était en première – une vieille première vitesse, antique et vénérable – et son moteur haletait comme un cœur fatigué. Les points jaunes qui avaient grossi et qui brillaient plongèrent une dernière fois dans le creux d’une montagne russe. Quand ils reparurent en haut, les deux voitures n’étaient plus qu’à une trentaine de mètres l’une de l’autre. La voiture qui avait ses phares éteints se mit en travers de la route pour barrer à l’autre le passage ; une lanterne à acétylène se balança en l’air pour avertir le nouvel arrivant qui, dans un effroyable grincement de freins, fut contraint de s’arrêter.

 

– Dites donc ! s’écria une voix mécontente. Ma parole, je vous jure que nous aurions pu nous faire mal ! Pourquoi diable n’avez-vous pas vos phares allumés ? Je ne vous ai vu qu’au moment où j’allais défoncer mon radiateur sur votre voiture !

 

La lanterne à acétylène, tendue à bout de bras, éclairait un jeune homme très en colère : il avait les yeux bleus, une moustache blonde, un teint fleuri ; il était seul au volant d’une ancienne Wolseley 12 CV. Tout à coup son regard furieux qui s’accordait mal avec un visage poupin fit place à l’expression d’une stupéfaction considérable. Le conducteur de la voiture noire était descendu de son siège. Un pistolet pointa son long canon méchant vers la tempe du jeune touriste ; et derrière le pistolet il y avait un rond de drap noir avec deux yeux terribles qui étincelaient.

 

– Haut les mains ! ordonna une voix ferme et brève. Haut les mains, sinon…

 

Le jeune homme était aussi courageux que n’importe qui, mais il leva néanmoins les mains.

 

– Descendez ! commanda son agresseur.

 

Le jeune homme glissa de son siège sur la route ; la lanterne à acétylène et le pistolet étaient toujours braqués sur lui. À un moment donné, il fit un geste comme s’il allait baisser les mains, mais un seul mot suffit pour qu’il les relevât aussitôt.

 

– Dites, dites donc ! dit le touriste. Vous ne trouvez pas que ça fait plutôt vieux jeu ? Je suppose que vous plaisantez… hein ?

 

– Votre montre ! fit l’homme derrière le mauser.

 

– Non, vous ne voulez pas sérieusement ?…

 

– Votre montre, je vous dis !

 

– Bon. Prenez-la si ça vous fait plaisir. Elle n’est qu’en doublé, je vous préviens ! Vous avez deux siècles de retard, ou bien vous vous êtes trompé de quelques milliers de kilomètres en longitude. C’est la brousse qu’il vous faut. Ou l’Amérique. Sur une route du Sussex vous ne faites pas bien dans le tableau !

 

– Portefeuille ! dit l’homme.

 

Il y avait dans son accent et dans sa méthode quelque chose de très contraignant. Le portefeuille lui fut remis.

 

« Des bagues ?

 

– Porte pas !

 

– Restez là ! Ne bougez pas !

 

Le voleur de grand chemin passa devant sa victime et releva le capot de la Wolseley. Sa main, qui tenait des pinces d’acier, plongea dans les fils. Le bruit sec de la coupure de l’un d’eux fit sursauter le touriste.

 

– Allez vous faire pendre ! Mais n’abîmez pas ma voiture, au moins !

 

Il se retourna. Vif comme l’éclair, le pistolet se retrouva collé à sa tempe. Pourtant, le temps de cet éclair, pendant que le bandit se détournait des fils coupés, le regard du jeune homme surprit quelque chose qui le fit tressaillir et hoqueter de surprise. Il ouvrit la bouche comme pour crier quelques mots. Puis, au prix d’un effort évident, il se contint.

 

– Remontez ! ordonna le voleur de grand chemin.

 

Le touriste regrimpa sur son siège.

 

« Comment vous appelez-vous ?

 

– Ronald Barker. Et vous ?

 

L’homme masqué ignora l’impertinence.

 

– Où habitez-vous ? demanda-t-il.

 

– Mes cartes de visite sont dans mon portefeuille. Vous n’avez qu’à en prendre une.

 

Le bandit sauta dans sa voiture, dont le moteur n’avait cessé d’accompagner en sourdine le dialogue. Brutalement il desserra le frein, embraya, tourna le volant et dégagea la route pour la Wolseley immobilisée. Une minute plus tard, il roulait, tous phares allumés, à cinq ou six cents mètres vers le sud tandis que M. Ronald Barker, une lampe électrique à la main, farfouillait furieusement parmi les petits bouts de n’importe quoi de sa boîte d’entretien pour trouver un brin de fil qui pût rétablir le circuit électrique et lui permettre de reprendre sa route.

 

Lorsque l’aventurier eut placé une distance raisonnable entre lui et sa victime, il freina, ralentit, tira de sa poche son butin, rangea la montre, ouvrit le portefeuille et compta l’argent. En tout et pour tout, sept misérables shillings dont la vue l’amusa plus qu’elle ne le contraria. Il éclata de rire en contemplant à la lumière de sa lanterne les deux demi-couronnes et le florin. Puis soudain, il se figea. Il replaça dans sa poche le mince portefeuille, desserra le frein et repartit avec le même air concentré et tendu qu’il avait arboré au début de son aventure. Les phares d’une autre voiture descendaient la route.

 

Cette fois il dissimula moins soigneusement ses manières de voleur de grand chemin. L’expérience lui avait nettement donné confiance. Avec ses phares allumés il fonça vers les touristes qui survenaient et il stoppa au milieu de la route. Il les somma de s’arrêter. Dans l’esprit des touristes ahuris le résultat ne se fit pas attendre. Dans la lumière de leurs propres phares, ils voyaient deux disques brillants de chaque côté d’une puissante voiture, son long mufle muselé de noir et au-dessus, au milieu le visage masqué et la silhouette menaçante du conducteur solitaire. Dans le cercle doré projeté par le pirate de la terre une Humber de 20 CV était arrêtée, élégante, carrossée en coupé, conduite par un minuscule chauffeur très étonné qui, sous sa casquette à pois, osait à peine regarder. Derrière le pare-brise apparurent deux chapeaux à voilettes et deux visages surpris : c’étaient deux fort jolies jeunes femmes, assises l’une à côté de l’autre ; un crescendo de petits cris aigus révéla l’effroi sincère d’une voyageuse. L’autre, moins émotive, avait gardé son esprit critique.

 

– Conservez votre sang-froid, Hilda ! chuchota-t-elle. Fermez-la et ne faites pas l’idiote ! C’est Bertie ou l’un des autres garçons qui nous fait une farce.

 

– Non, non Flossie ! C’est sérieux. C’est un voleur, c’est sûr. Ô mon Dieu qu’est-ce que nous allons faire ?

 

– Quelle publicité ! s’écria l’autre. Oh ! quelle magnifique publicité ! Trop tard pour les journaux du matin, mais tous les journaux du soir l’auront, j’en suis sûre !

 

– Qu’est-ce que ça va nous coûter ! gémit Mlle Hilda. Oh ! Flossie, Flossie ! Je sens que je vais m’évanouir ! Vous ne croyez pas que si nous nous mettions à hurler toutes les deux ça servirait à quelque chose ? Il est affreux, avec cette horreur noire sur la figure ! Oh ! chérie, chérie ! il est en train de tuer notre pauvre petit Alf !

 

Les méthodes du voleur semblaient effectivement alarmantes. Il avait sauté de sa voiture et il avait fait dégringoler le chauffeur de son siège en le prenant par la peau de la nuque. La vue du mauser avait coupé net toute velléité de résistance. Sous sa contrainte, le petit homme avait relevé le capot et retiré les bougies. S’étant ainsi assuré de l’immobilité de la voiture, l’homme masqué alla, une lanterne à la main, vers la portière. Il avait mis de côté les manières un peu rudes dont il avait gratifié M. Ronald Barker. Sa voix et ses manières étaient empreintes de gentillesse, mais aussi de décision. En guise d’exorde à sa mise en demeure il retira son chapeau.

 

– Je suis désolé, mesdames, de vous déranger ! fit-il sur une note beaucoup plus haute que celle de sa précédente conversation. Puis-je vous demander qui vous êtes ?

 

Mlle Hilda avait dépassé le stade du discours cohérent, mais Mlle Flossie était d’un tempérament plus solide.

 

– C’est une drôle d’histoire ! dit-elle. De quel droit nous arrêtez-vous sur une route publique ? J’aimerais bien le savoir !

 

– Mon temps est mesuré, répondit le voleur d’une voix plus ferme. Répondez à ma question.

 

– Dites-lui, Flossie ! Pour l’amour du Ciel ! soyez gentille avec lui, s’écria Hilda.

 

– Hé bien ! nous sommes du Théâtre de la Gaîté, à Londres, si cela vous intéresse. Peut-être avez-vous entendu parler de Mlle Flossie Thornton et de Mlle Hilda Mannering ? Nous avons joué pendant une semaine au Royal d’Eastbourne, et nous avons pris un congé aujourd’hui dimanche. Maintenant, vous savez tout !

 

– Il faut que vous me donniez vos bourses et vos bijoux.

 

Les deux dames poussèrent des cris perçants, mais elles découvrirent, tout comme M. Ronald Barker, qu’il y avait dans les procédés de cet homme un je-ne-sais-quoi d’assez contraignant. Au bout de quelques minutes elles lui avaient remis leurs bourses ; de plus, un tas de bagues étincelantes, de bracelets, de broches et de chaînes fut déposé sur le siège avant de la voiture. Les diamants luisaient et scintillaient comme des petites pointes électriques à la lueur de la lanterne. Il ramassa la pile de bijoux et la soupesa dans sa main.

 

« Y a-t-il quelques chose à quoi vous teniez spécialement ? demanda-t-il.

 

Mlle Flossie n’était pas d’humeur à concéder quoi que ce fût.

 

– Ne jouez pas avec nous les Claude Duval ! dit-elle. Prenez le tout, ou laissez le tout. Nous n’aimons pas les miettes.

 

– Oh ! je voudrais le collier de Billy ! cria Hilda en désignant un petit rang de perles.

 

Le voleur s’inclina et desserra les doigts.

 

– Rien d’autre ?

 

La courageuse Flossie se mit soudain à pleurer. Hilda l’imita. L’effet sur le voleur fut surprenant. Il jeta le tas de bijoux sur les genoux les plus proches.

 

– Là ! Là ! prenez-les ! dit-il. C’est du toc, d’ailleurs. Ils valent peut-être quelque chose pour vous, mais rien pour moi !

 

Les larmes, immédiatement, furent remplacées par un sourire.

 

– Pour nos bourses, aucune importance ! La publicité vaut dix fois l’argent. Mais quelle bizarre façon de gagner sa vie aujourd’hui ! Vous n’avez pas peur d’être pris ? C’est tellement merveilleux, une vraie scène de comédie !

 

– Ou de tragédie, parfois.

 

– Oh ! j’espère que non ! Je suis sûre que non ! crièrent les deux dames de théâtre.

 

Mais le voleur n’était plus d’humeur à parler. Au loin en bas de la côte deux petits points lumineux avaient apparu. Une nouvelle affaire s’offrait à lui ; il ne pouvait pas mêler l’une et l’autre. Il remit sa voiture en marche, leva son chapeau tyrolien et démarra pour rencontrer ce nouvel arrivant, tandis que Mlles Hilda et Flossie, toutes palpitantes de leur aventure, se penchaient par les portières de leur voiture en panne pour regarder un feu rouge arrière se fondre dans la nuit.

 

Cette fois tout laissait prévoir une prise de choix. Derrière ses quatre grandes lanternes cerclées d’un cuivre éblouissant, la magnifique Daimler 60 CV grimpait la côte avec ce ronflement bas, profond, égal qui proclamait l’énormité de la puissance latente. Tel un galion espagnol richement chargé et haut de poupe, elle allait droit devant elle, jusqu’à ce que le bateau pirate qui s’avançait lui coupât la route et l’obligeât à stopper brusquement. Le voleur distingua un front haut et dégarni, deux joues tombantes et deux petits yeux rusés qui émergeaient d’entre les boursouflures de graisse.

 

– Ôtez-vous de mon chemin, monsieur ! Retirez-vous tout de suite ! cria une voix grinçante. Passez-lui sur le corps, Hearn ! Descendez et jetez-le à bas de son siège. C’est un ivrogne ! Un ivrogne, je vous dis !

 

Jusqu’ici, les manières du moderne voleur de grand chemin avaient été exemptes de méchanceté. Elles tournèrent en une seconde à la sauvagerie. Le chauffeur, bien bâti, excité par cette voix de crécelle derrière lui, sauta de son siège et saisit par le collet le voleur qui s’avançait. Celui-ci le frappa de la crosse de son pistolet, l’homme s’écroula sur la route en gémissant. Sautant par-dessus le corps prostré, le voleur ouvrit la portière, empoigna par l’oreille le gros voyageur et le tira sur la route. Là, avec un grand sang-froid, il le souffleta à deux reprises de sa main ouverte. Dans le silence de la nuit, les gifles retentirent comme deux coups de pistolet. Le touriste ventripotent devint blême et tomba à demi inanimé contre le flanc de la limousine. Le voleur lui déboutonna la veste, lui arracha la lourde montre en or avec tout ce qui la tenait, lui retira la grande épingle de cravate dont la pierre étincelait sur le satin noir, s’empara de quatre bagues dont aucune ne coûtait moins de cinq chiffres, et finalement ôta d’une poche intérieure un gros portefeuille. Il transféra le tout dans son propre pardessus noir et y ajouta les perles qui servaient de boutons de manchette ainsi que le bouton en or de son col. Ayant vérifié qu’il ne restait plus rien à prendre, le voleur éclaira de sa lanterne le corps inerte du chauffeur et parut satisfait de le savoir assommé mais vivant. Puis il se retourna vers le voyageur et se mit en devoir de lui arracher tous ses vêtements avec une énergie si farouche que sa victime se tordit et le supplia en pleurnichant de l’épargner.

 

Quelle qu’eût été l’intention de son bourreau, elle se trouva contrariée. Un bruit lui fit tourner la tête et il vit, à une distance relativement proche, les feux d’une voiture qui venait rapidement du nord. Cette voiture avait déjà dû dépasser les épaves que le pirate avait laissées derrière lui. Elle semblait s’être mise sur ses traces dans un but précis, et il n’était pas impossible qu’elle fût remplie de tous les policiers du district.

 

L’aventurier n’avait pas de temps à perdre. Il abandonna sa victime à demi déshabillée, sauta dans sa voiture, appuya sur l’accélérateur et fonça sur la route. Un peu plus bas débouchait un chemin de traverse ; le fugitif s’y engagea à toute allure et, ayant mis huit ou neuf kilomètres entre lui et n’importe quel poursuivant, prit le risque de s’arrêter. Dans un coin tranquille, il compta son butin de la soirée : la misérable prise aux dépens de M. Ronald Barker, les bourses un peu plus intéressantes des deux actrices (quatre livres en tout) et enfin les somptueux bijoux et le portefeuille bien garni du ploutocrate de la Daimler, cinq billets de cinquante livres, quatre de dix, quinze souverains, plus un certain nombre de titres et valeurs. C’était assez pour une nuit de travail. L’aventurier enfouit dans ses poches ses profits mal gagnés, alluma une cigarette et se remit en route avec l’air d’un homme que les soucis n’encombrent plus.

 

 

Le lundi matin qui suivit cette soirée fertile en événements, sir Henry Hailworthy, de Walcot Old Place, venait de terminer sans hâte son petit déjeuner. Il se leva pour se rendre à son cabinet, où il avait l’intention d’écrire quelques lettres avant d’aller siéger au tribunal du comté. Sir Henry était le substitut adjoint du comté. Baronnet d’ancienne noblesse, il était entré depuis dix ans dans la magistrature. Il était surtout célèbre par son écurie de course et il passait pour le plus intrépide cavalier de tout le pays. Grand gaillard solidement trempé, avec un visage imberbe, d’épais sourcils noirs et une mâchoire carrée, il faisait partie des gens dont on dit qu’il vaut mieux les avoir pour amis que pour ennemis. Bien qu’il fût âgé de près de cinquante ans, il n’avait absolument pas l’air d’être sorti de l’adolescence, à cette réserve près que la nature, dans l’un de ses caprices bizarres, l’avait gratifié d’une petite touffe de cheveux blancs au-dessus de l’oreille droite, ce qui rendait ses boucles brunes encore plus noires par contraste. Ce matin-là, il était songeur ; il alluma sa pipe, s’assit à son bureau devant un bloc de papier blanc et se perdit dans une profonde rêverie.

 

Mais le présent se rappela à ses pensées. Derrière les lauriers qui bordaient l’allée, un bruit de ferraille retentit, qui se transforma en une indication plus précise : une vieille voiture s’annonçait. Du virage émergea en effet une Wolseley démodée, poussive, conduite par un jeune homme bien portant qui arborait une moustache blonde. Sir Henry sauta sur ses pieds quand il le vit, puis se rassit. Il se releva une minute plus tard, quand un domestique annonça M. Ronald Barker. C’était une visite matinale, mais Barker était un ami intime de sir Henry. L’un et l’autre étaient d’excellents tireurs, cavaliers, joueurs de billard ; ils avaient donc beaucoup de goûts en commun, et le plus jeune (le plus pauvre) avait l’habitude de passer au moins deux soirées par semaine à Walcot Old Place. Aussi sir Henry s’avança cordialement la main tendue pour l’accueillir.

 

– Vous vous êtes levé tôt, ce matin ! lui dit-il. Que se passe-t-il ? Si vous allez à Lewes, nous pourrions faire route ensemble.

 

Mais la contenance du jeune homme était bizarre, peu aimable. Il dédaigna la main qu’on lui tendait, et il resta debout, tirant sur sa longue moustache et dévisageant le magistrat d’un regard trouble, interrogatif.

 

« Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y a ? demanda sir Henry.

 

Le jeune homme ne parla pas encore. Il était visiblement au bord d’une question qu’il ne se décidait pas à poser. Son hôte perdit patience.

 

« Vous ne paraissez guère vous-même, ce matin ? Allez-vous me dire ce qui se passe ? Quelque chose vous a indisposé, bouleversé ?

 

– Oui, répondit Ronald Barker avec emphase.

 

– Quoi ?

 

– Vous !

 

Sir Henry sourit :

 

– Asseyez-vous, cher ami. Si vous avez le moindre grief contre moi, faites-le moi connaître, je vous prie.

 

Barker s’assit. Il parut prendre son élan pour oser exprimer un reproche. Quand il fut émis, ce fut avec la brutalité d’un boulet de canon.

 

– Pourquoi m’avez-vous dévalisé la nuit dernière ?

 

Le magistrat avait des nerfs d’acier. Il ne laissa paraître ni surprise ni colère. Pas un muscle ne bougea sur sa figure calme.

 

– Pourquoi me dites-vous que je vous ai dévalisé la nuit dernière ?

 

– Un type grand et fort en voiture m’a arrêté sur la route de Mayfield. Il a braqué un pistolet sur moi et m’a pris ma montre et mon portefeuille. Sir Henry, cet homme, c’était vous !

 

Le magistrat sourit.

 

– Et je suis l’unique type grand et fort du district ! L’unique qui possède une voiture !

 

– Est-ce que vous croyez que je suis incapable de reconnaître une Rolls-Royce ? Moi qui ai passé la moitié de ma vie sur une voiture et l’autre moitié dessous ? Et qui d’autre dans le pays possède une Rolls-Royce ?

 

– Mon cher Barker, ne croyez-vous pas qu’un moderne voleur de grand chemin tel que vous me le décrivez opérerait plus vraisemblablement hors de son propre district ? Combien de centaines de Rolls-Royce roulent dans le sud de l’Angleterre ?

 

– Non, vous perdez votre temps, sir Henry ! Rien à faire ! Vous avez eu beau baisser le timbre de votre voix de quelques notes, je l’ai reconnue. Mais n’importe, mon cher ! Pourquoi avez-vous fait cela ? Voilà ce qui me tracasse. Que vous m’ayez dévalisé, moi un de vos plus grands amis, moi un homme qui s’est tué de travail quand vous vous êtes présenté aux élections, et cela pour l’amour d’une montre Brummagen et de quelques shillings, voilà qui est proprement incroyable !

 

– Tout à fait incroyable ! répéta en souriant le magistrat.

 

– Et puis, il y a eu ces actrices, pauvres petites bonnes femmes, qui gagnent jusqu’au moindre penny de leur porte-monnaie. Je vous ai suivi en bas de la route, comprenez-vous ? Un sale boulot, comme jamais je n’en ai vu ! Pour le requin de la City, c’était différent. S’il y avait quelqu’un à dévaliser, cette sorte de type était le pigeon rêvé ! Mais votre ami !… Et puis ces filles… Je vous le répète, jamais je ne l’aurais cru !

 

– Mais pourquoi le croyez-vous ?

 

– Parce que je vous ai vu.

 

– Eh bien ! vous m’avez tout l’air de vous être autosuggestionné. J’attends vos preuves !

 

– Je pourrais prêter serment contre vous devant un tribunal. Ce qui a été le comble, c’est que, lorsque vous avez cisaillé mes fils (avec un drôle de culot !), j’ai vu votre mèche blanche, elle dépassait sous votre masque.

 

Pour la première fois, un observateur attentif aurait pu noter sur le visage du baronnet une trace d’émotion.

 

– Vous me paraissez doté d’une imagination plutôt vive ! dit-il.

 

Son visiteur rougit d’indignation.

 

– Maintenant, regardez, Hailworthy ! dit-il en ouvrant sa main et en montrant un petit triangle découpé dans du drap noir. Vous voyez ça ? Je l’ai ramassé par terre près de la voiture des deux jeunes femmes. Vous avez dû le déchirer quand vous avez sauté de votre siège. À présent, faites donc venir cet épais pardessus noir que vous aviez pour conduire. Si vous ne sonnez pas, je sonnerai moi-même pour le voir. Je suis résolu à aller jusqu’au fin fond de l’affaire, ne vous y trompez pas !

 

La réponse du baronnet fut tout à fait surprenante. Il se leva, passa près de la chaise de Barker, marcha vers la porte, la ferma à clé, et mit celle-ci dans sa poche.

 

– Vous voulez aller jusqu’au bout ? dit-il. Je vous tiendrai enfermé jusqu’à ce que vous soyez au bout. Maintenant, Barker, nous devons avoir une conversation franche, d’homme à homme. Elle peut s’achever ou non en tragédie, cela dépend de vous.

 

Il avait entrouvert tout en parlant l’un des trois tiroirs de son bureau. Son visiteur, très en colère, fronça le sourcil.

 

– Vous n’arrangerez pas les choses en me menaçant Hailworthy ! Je veux accomplir mon devoir, vous ne me blufferez pas assez pour me le faire oublier.

 

– Je ne désire nullement vous bluffer. Quand j’ai parlé d’une tragédie, je ne pensais pas à vous. Ce que je voulais dire, c’était que l’affaire pouvait prendre plusieurs tournures. Je n’ai ni amis ni parents, mais il y a l’honneur du nom, et certaines choses sont impossibles.

 

– Il est bien tard pour parler ainsi !

 

– Ma foi, peut-être est-il tard, peut-être ne l’est-il pas trop… J’ai beaucoup à vous dire, Barker. En premier lieu, vous avez tout à fait raison, c’est moi qui ai pratiqué sur vous un hold-up la nuit dernière sur la route de Mayfield.

 

– Mais nom d’un chien, pourquoi ?

 

– Parfait. Laissez-moi vous donner ma version des faits. Auparavant je voudrais que vous regardiez ceci…

 

Il ouvrit tout à fait le tiroir et en sortit deux petits paquets.

 

« … Ils devaient être postés ce soir, reprit-il. Celui-ci vous était adressé, et je peux aussi bien vous le faire parvenir tout de suite de la main à la main. Il contient votre montre et votre portefeuille. Ainsi, voyez-vous, si j’excepte votre fil cisaillé, dans cette aventure vous n’aurez rien perdu. L’autre paquet est adressé aux jeunes dames du Théâtre de la Gaîté, et il contient ce qui leur appartenait. J’espère vous avoir convaincu qu’avant vos accusations j’avais déjà l’intention de réparer pleinement mes torts ?

 

– Et alors ? interrogea Barker.

 

– Et alors ? Eh bien ! nous allons maintenant en venir à sir George Wilde qui est, comme vous le savez sûrement, l’associé principal de Wilde et Guggendorf, les fondateurs de la Ludgate Bank d’infâme mémoire. Son chauffeur est un cas à part. Vous pouvez m’en croire, je vous donne ma parole d’honneur que j’avais d’autres projets pour le chauffeur. Mais c’est du maître que je veux parler. Vous savez que je ne suis pas riche. Tout le comté le sait. Quand Tulipe Noire perdit le Derby, ce fut un coup dur pour moi. Et ce ne fut pas mon seul ennui. J’eus un legs de mille livres. Cette banque infernale payait sept pour cent sur les dépôts. Je connaissais Wilde. J’allai le voir. Je lui demandai si je pouvais lui faire confiance. Il me dit que c’était un bon placement. Je lui versai l’argent. Quarante-huit heures plus tard, c’était la catastrophe. Devant l’administrateur judiciaire il fut prouvé que Wilde, depuis trois mois, savait que rien ne pourrait le sauver. Et cependant il avait pris tout mon argent à bord de son bateau qui allait couler ! Il s’en tira très bien !… Que le diable l’emporte !… Il avait beaucoup d’argent en dehors. Mais moi, j’avais perdu tout le mien et aucune loi ne pouvait me secourir. Il m’avait pourtant dévalisé aussi complètement que n’importe quel voleur de grand chemin aurait pu le faire. Je retournai le voir : il me rit au nez. Il me dit que je ferais mieux de m’en tenir aux fonds consolidés, et que la leçon ne m’avait pas coûté cher. Alors je jurai que, d’une manière ou d’une autre, je prendrais ma revanche. Je connaissais ses habitudes, du moins je m’arrangeai pour les connaître. Je savais qu’il revenait tous les dimanches soir d’Eastbourne à Londres. Je savais qu’il transportait avec lui dans son portefeuille une forte somme. Bon. Aujourd’hui, c’est mon portefeuille et ce n’est plus le sien. Voudriez-vous me faire admettre que mon acte manque de justification morale ? Au nom du Ciel ! j’aurais dépouillé ce démon aussi complètement qu’il a dépouillé je ne sais combien de veuves et d’orphelins, si j’en avais eu le temps !

 

– Très bien. Mais moi ! Mais les actrices ?

 

– Ayez un peu de bon sens, Barker. Vous imaginez-vous que je pouvais dévaliser cet ennemi personnel en évitant d’être soupçonné ? Impossible ! J’étais obligé d’agir comme un voleur ordinaire qui se serait attaqué à lui par hasard. C’est pourquoi je me suis posté sur la grand-route pour risquer ma chance. Le diable le voulut : le premier passant qui se présenta, c’était vous ! Je fus un imbécile de ne pas reconnaître votre vieux tas de ferraille d’après le chahut qu’il faisait en grimpant la côte. Quand je vous vis, je pouvais à peine parler tellement j’avais envie de rire. Mais il fallait que j’aille jusqu’au bout. Avec les actrices, ce fut la même chose. Je crains de m’être trahi, car je ne pus me résoudre à prendre leur verroterie, mais j’avais à tenir mon rôle. Enfin mon homme survint. Là il n’y eut pas de bluff. J’étais là pour le dépouiller, je le fis. À présent, Barker, que pensez-vous de tout cela ? La nuit dernière j’avais braqué un pistolet sur votre tempe ; mais ce matin, que vous le croyiez ou non, c’est vous qui en avez braqué un sur la mienne !

 

Le jeune homme se mit debout. Avec un large sourire, il empoigna la main du magistrat.

 

– Ne récidivez pas. C’est trop risqué ! fit-il. Ce porc marquerait trop de points si vous étiez pris.

 

– Vous êtes un brave type, Barker ! dit le magistrat. Non, je ne recommencerai pas. Qui donc a parlé d’une « heure encombrée de sa vie » ? Ma foi, c’est terriblement fascinant ! J’ai eu cette heure de vie ! C’est bien mieux que la chasse au renard… Non, je ne récidiverai plus jamais, je pourrais m’y laisser prendre !

 

Sur la table le téléphone sonna. Le baronnet posa le récepteur contre son oreille. En écoutant, il ne put s’empêcher de sourire.

 

– Je suis un peu en retard ce matin, dit-il à son compagnon. On m’attend pour juger quelques menus larcins au tribunal du comté.

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Avril 2007

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Marc, Valérie, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Titre original : Captain Sharkey : How The Governor of Saint Kitts’ Came Home (1897).

[2] Titre original : The Dealings of Captain Sharkey with Stephen Craddock (1897).

[3] Titre original : The Blighting of Sharkey (1911).

[4] original : How Copley Banks slew Captain Sharkey (1897).

[5] Titre original : « The Slapping Sail » (1893).

[6] Titre original : A Pirate of the Land (1918).