Arthur Conan Doyle

 

 

 

CONTES D’ENTRE CHIEN ET LOUP

 

 

 

Tales of Twilight and the Unseen
1922

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

LA MAIN BRUNE.. 3

LE PROFESSEUR DE LEA HOUSE.. 22

B. 24. 43

LA GRANDE EXPÉRIENCE DE KEINPLATZ.. 64

UNE MOSAÏQUE LITTÉRAIRE.. 85

JOUER AVEC LE FEU.. 108

L’ANNEAU DE THOTH.. 129

LE FIASCO DE LOS AMIGOS. 151

COMMENT LA CHOSE ARRIVA.. 163

LE LOT N° 249. 169

« DE PROFUNDIS ». 216

L’ASCENSEUR.. 229

À propos de cette édition électronique. 246

 

LA MAIN BRUNE[1]

Tout le monde sait que Sir Dominick Holden, le célèbre médecin des Indes, fit de moi son héritier, et que son décès transforma un médecin pauvre et peinant dur en un propriétaire prospère. On sait aussi que cinq personnes au moins pouvaient autant que moi prétendre à l’héritage, et que le choix de Sir Dominick parut à certains arbitraire et bizarre. Tant pis ! J’affirme, moi, que Sir Dominick avait de très solides raisons pour me témoigner sa bienveillance, bien que je ne l’eusse connu que dans ses dernières années ; je dirai même que ce que j’ai fait pour mon oncle des Indes, personne ne l’a encore fait pour autrui. Certes je ne peux guère espérer être cru, tant mon histoire est peu banale. Mais j’aurais l’impression de manquer à un devoir si je ne la relatais pas. La voici donc. Vous me croirez ou vous ne me croirez pas : cela vous regarde.

 

Sir Dominick Holden, compagnon de l’Ordre du Bain, commandeur de l’Étoile des Indes, etc., était de son vivant un médecin extrêmement distingué. Il avait quitté l’armée pour s’établir à Bombay et faire de la clientèle civile ; fréquemment appelé en consultation, il avait visité toutes les provinces des Indes. Son nom demeure lié à jamais avec l’Hôpital Oriental qu’il fonda et développa. À un moment donné, sa constitution de fer manifesta des signes d’usure, consécutifs à la longue surtension qu’il lui avait imposée ; ses confrères (peut-être pas tout à fait désintéressés en l’occurrence) lui conseillèrent de rentrer en Angleterre. Il tint bon jusqu’à l’apparition de symptômes nerveux fâcheusement prononcés ; il revint alors, très déprimé, dans son Wiltshire natal. Il acheta une belle propriété, avec un vieux manoir, sur la lisière de la plaine de Salisbury, et il consacra ses vieux jours à l’étude de la pathologie comparée ; elle avait été la marotte de toute sa vie, et il y avait acquis une réputation incontestée.

 

Nous, les membres de sa famille, fûmes très surexcités, comme bien vous le pensez, quand nous apprîmes le retour en Angleterre de cet oncle riche et sans enfants. Lui, sans faire preuve d’une hospitalité exubérante, témoigna néanmoins d’un certain sens de ses obligations familiales ; à tour de rôle, nous fûmes invités à lui rendre visite.

 

À en croire mes cinq cousins qui m’avaient précédé, cette partie de campagne n’avait rien de folichon. Aussi fut-ce avec des sentiments mêlés que je reçus enfin une lettre me mandant à Rodenhurst. Ma femme était si soigneusement exclue de l’invitation que mon premier mouvement fut de la décliner ; mais avais-je le droit de négliger les intérêts de mes enfants ? Avec le consentement de ma femme, je partis par un après-midi d’octobre pour le Wiltshire. J’étais loin d’imaginer les conséquences de ce voyage.

 

La propriété de mon oncle était située à l’endroit où les terres arables de la plaine commencent à monter vers les falaises crayeuses qui sont la caractéristique du comté. En roulant depuis la gare de Dinton dans le crépuscule de ce jour d’automne, je fus impressionné par le pittoresque du décor. Les masures dispersées de nos paysans étaient tellement écrasées par les gigantesques vestiges de la vie préhistorique que le présent semblait être un rêve à côté des réalités impérieuses, obsédantes du passé. La route dessinait ses lacets dans des vallées encadrées par une succession de collines herbeuses, et le sommet de toutes ces collines était taillé et découpé en fortifications fort compliquées, circulaires ou carrées, qui avaient défié les vents et les pluies de nombreux siècles. Les uns les tenaient pour romaines, les autres pour anglaises ; en fait, leur véritable origine ne fut jamais tirée au clair, non plus que les raisons pour lesquelles cette région entre toutes avait multiplié de tels retranchements. Ici et là, sur les pentes vert olive allongées et unies, s’élevaient de petits tumuli arrondis. Ces tertres funéraires abritent les cendres de ceux qui creusèrent les collines ; des urnes remplies de poussière, voilà tout ce qui reste des hommes qui jadis travaillèrent sous le soleil.

 

C’est en traversant cette campagne mystérieuse que j’approchai de Rodenhurst, la résidence de mon oncle ; la maison était bien en harmonie avec les environs. Deux piliers brisés et souillés par l’âge, chacun surmonté d’un blason mutilé, flanquaient la grille qui ouvrait sur une avenue mal tenue. Un vent aigre sifflait dans les ormes qui la bordaient ; l’air bruissait de feuilles à la dérive. Au bout de l’avenue, sous une voûte d’arbres, une lueur jaune brillait. Dans la lumière de cette heure entre chien et loup, j’aperçus une longue bâtisse basse qui étirait deux ailes asymétriques. Le toit en pente avait de grandes avancées ; les poutres à la mode des Tudor s’entrecroisaient sur les murs… Un feu sympathique dansait derrière la large fenêtre losangée à gauche du porche ; il indiquait l’emplacement du bureau de mon oncle, et ce fut là que me conduisit le maître d’hôtel pour que je me présentasse à Sir Dominick.

 

Il était penché au-dessus de son âtre, car le froid humide d’un automne anglais lui donnait des frissons. Sa lampe était éteinte ; l’éclat rougeoyant des braises illuminait crûment une grosse figure anguleuse, un nez et des joues de Peau-Rouge, des rides, de profonds sillons entre l’œil et le menton. Il se leva d’un bond pour m’accueillir, avec une courtoisie un peu surannée, et il me souhaita chaleureusement la bienvenue à Rodenhurst. Je me rendis compte, quand le maître d’hôtel alluma la lampe, que deux yeux bleu clair très inquisiteurs, tels des éclaireurs sous un buisson, me dévisageaient sous des sourcils en broussailles, et que cet oncle inconnu était en train de déchiffrer mon caractère avec toute la facilité d’un observateur entraîné et d’un homme du monde expérimenté.

 

À mon tour, je le regardai avec intérêt, car je n’avais jamais vu d’homme dont le physique fût pareillement digne de retenir l’attention d’un médecin. Il avait la stature d’un géant, mais il s’était affaissé, et sa veste pendait toute droite depuis ses larges épaules osseuses, d’une manière un peu ridicule. Ses membres étaient formidables et pourtant amaigris ; il avait des poignets osseux et de longues mains noueuses. Mais c’étaient ses yeux (ces yeux inquisiteurs, bleu clair) qui constituaient la particularité la plus saisissante du personnage. Pas par leur couleur seulement, ni par l’embuscade de poils sous lesquels ils se camouflaient, mais par leur expression. Étant donné l’allure imposante de mon oncle, ses yeux auraient dû briller d’une certaine morgue. Au contraire ! Son regard était celui du chien dont le maître vient de saisir un fouet, traduisait une grande détresse morale. Je formulai aussitôt mentalement mon diagnostic : atteint d’une très grave maladie, mon oncle se savait exposé à une mort subite, et il vivait dans la terreur d’y succomber. Oui, voilà ce que je diagnostiquai. La suite des événements montrera que je m’étais trompé : je ne mentionne mon impression première que parce qu’elle vous aidera peut-être à imaginer le regard de mon oncle.

 

Donc il m’accueillit fort courtoisement et, une heure plus tard, je me trouvais assis entre lui et sa femme devant un dîner confortable ; il y avait sur la table des friandises bizarres, pimentées, et derrière sa chaise un serviteur oriental furtif et prompt. Le vieux couple en était arrivé à cette tragique contrefaçon de l’aurore de la vie, lorsque le mari et l’épouse, ayant perdu tous leurs familiers se retrouvent face à face et seuls ; leur tâche est accomplie, le dénouement approche à grands pas. Les vainqueurs de la grande épreuve de l’existence sont ceux qui sont parvenus à ce stade dans la paix et dans l’amour, et qui sont capables de transformer leur hiver en un doux été des Indes. Lady Holden, petite, vive, avait l’air bonne ; les regards qu’elle lançait vers son mari révélaient l’harmonie qui présidait à leur union. Et pourtant, en dépit de cette tendresse mutuelle, je pressentais non moins évidemment une sorte d’horreur commune ; sur le visage de ma tante je reconnaissais un reflet de la frayeur enracinée en Sir Dominick. Leur conversation était tantôt gaie tantôt triste ; mais leur gaieté prenait un tour forcé, tandis que le manque d’affectation de leur tristesse m’informait que j’avais à mes côtés deux cœurs bien lourds.

 

Nous avions fini de dîner, les domestiques avaient quitté la pièce après nous avoir servi un verre de porto, quand notre entretien bifurqua vers un sujet qui produisit un effet inattendu sur mes hôtes. Je ne me rappelle plus comment nous en vînmes à aborder le problème du surnaturel ; en tout cas je leur indiquai que l’anormal, dans les expériences psychiques, était une question à laquelle j’avais consacré, comme de nombreux neurologues, beaucoup d’attention, et je conclus en racontant une aventure personnelle : en ma qualité de membre de la Société de Recherches Psychiques, j’avais fait partie d’un comité qui avait passé la nuit dans une maison hantée ; bien qu’elle n’eût été ni passionnante, ni convaincante, mon aventure intéressa mes auditeurs au plus haut point. Ils m’écoutèrent sans m’interrompre. Je surpris entre eux un signe de connivence que je ne sus comment interpréter. Lady Holden se leva et nous laissa seuls.

 

Sir Dominick poussa vers moi une boîte de cigares. Nous fumâmes quelque temps en silence. Quand il portait son manille à sa bouche, sa grande main osseuse tremblait. Ses nerfs devaient vibrer comme les cordes d’une harpe. Mon instinct m’avertit qu’il était au bord d’une confidence intime, et je décidai de ne rien dire, de peur de l’inhiber. Enfin, il se tourna vers moi avec le mouvement brusque de l’homme qui vient de se débarrasser de son dernier scrupule.

 

– Je vous connais peu, docteur Hardacre, commença-t-il. Néanmoins il me semble que vous êtes exactement l’homme que je désirais rencontrer.

 

– Vous m’en voyez ravi, Monsieur.

 

– J’ai l’impression que vous êtes calme et que vous avez du sang-froid. N’allez pas vous imaginer que je cherche à vous flatter, car les circonstances sont trop graves pour que je manque si peu que ce soit à la sincérité. Vous possédez certaines connaissances sur ces sujets que vous abordez naturellement du point de vue du philosophe, ce qui vous met à l’abri d’une terreur vulgaire. Je suppose que le spectacle d’une apparition ne vous troublerait pas outre mesure.

 

– Je ne le pense pas, Monsieur.

 

– Et peut-être même vous intéresserait ?

 

– Passionnément !

 

– En tant qu’observateur psychique, vous enquêteriez sans doute sur ce problème particulier d’une manière aussi impersonnelle qu’un astronome sur une comète en promenade ?

 

– Exactement.

 

Il poussa un profond soupir.

 

– Croyez-moi, docteur Hardacre, il fut un temps où j’aurais été capable de vous parler comme vous le faites à présent. Aux Indes la maîtrise de mes nerfs était proverbiale. La grande mutinerie elle-même ne l’avait pas affaiblie un instant. Cependant vous voyez à quel déchet je suis réduit : je suis devenu l’homme le plus timoré de tout le Wiltshire. Ne soyez pas trop hardi dans ce domaine ; autrement vous pourriez être soumis à un test prolongé semblable à celui que je subis : un test qui ne s’achèvera que dans une maison de fous ou au tombeau…

 

J’attendis patiemment qu’il se décidât à entrer dans le vif de ses préoccupations. Son préambule m’avait, inutile de le souligner, passionné.

 

– …Depuis quelques années, reprit-il, ma vie et celle de ma femme sont attristées. Le motif en est si grotesque qu’il devrait plutôt prêter à rire. Et pourtant son caractère familier ne le rend pas supportable. Au contraire, plus le temps passe, plus mes nerfs s’usent lamentablement. Si vous n’êtes pas sujet à la peur physique, docteur Hardacre, je serais très heureux d’avoir votre opinion sur le phénomène qui nous contrarie tant.

 

– Mon opinion, quelle qu’en soit sa valeur, est à votre disposition. Puis-je vous demander la nature de ce phénomène ?

 

– Je crois que votre expérience serait plus profitable si vous ignoriez à l’avance ce que vous découvrirez peut-être. Vous savez ce que comportent d’équivoque le travail cérébral inconscient et les impressions subjectives. Je pense qu’il serait préférable de vous en préserver.

 

– Que dois-je faire, alors ?

 

– Je vais vous le dire. Auriez-vous l’obligeance de me suivre par ici ?…

 

Il me conduisit hors de la salle à manger dans un long corridor qui aboutissait à une porte ; derrière cette porte une grande pièce nue était équipée en laboratoire, avec quantité d’instruments scientifiques et de récipients divers. Sur une étagère posée le long d’un mur, il y avait une rangée impressionnante de bocaux contenant des échantillons pathologiques et anatomiques.

 

– …Vous voyez que je n’ai pas abandonné mes anciens travaux, dit Sir Dominick. Ces bocaux représentent le reste de ce qui fut jadis une belle collection ; malheureusement j’ai perdu la plupart de mes échantillons au cours de l’incendie qui a consumé ma maison de Bombay en 1892. À bien des égards, ce sinistre m’a beaucoup coûté. J’avais des spécimens fort rares, et ma collection de spléniques était probablement unique au monde. Voici les rescapés…

 

Je jetai un coup d’œil, assez pour constater qu’ils étaient en effet d’une très grande valeur et, du point de vue pathologique, rarissimes : organes congestionnés, kystes béants, os déformés, parasites détestables, bref un singulier étalage des produits des Indes.

 

– …Il y a ici, comme vous voyez, un canapé, poursuivit mon oncle. Nous ne pensions guère offrir à un hôte un confort aussi maigre ; mais, étant donné le tour de notre conversation, vous seriez très aimable en acceptant de passer la nuit dans cette pièce. Je vous prie de ne pas hésiter à me dire si ma proposition vous déplaît.

 

– Pas du tout, répondis-je. Elle est très acceptable.

 

– Ma propre chambre est la deuxième sur la gauche ; pour le cas où vous éprouveriez le besoin d’avoir de la compagnie, vous n’auriez qu’à m’appeler ; j’arriverais immédiatement.

 

– J’espère que je ne serai pas contraint de vous déranger.

 

– Il est peu vraisemblable que je dorme. Je ne dors plus beaucoup. N’hésitez pas à m’appeler !

 

Notre accord se trouvant conclu, nous allâmes rejoindre Lady Holden dans le salon et nous parlâmes de sujets plus badins.

 

J’affirme sans la moindre affectation que la perspective de cette aventure m’enchantait. Je ne prétends pas être plus courageux que mes voisins, mais quand on est familiarisé avec un sujet, on est quitte de ces frayeurs vagues et imprécises qui impressionnent un esprit imaginatif. Le cerveau humain n’est capable que d’une seule émotion forte à la fois : s’il est dévoré de curiosité ou d’enthousiasme scientifique, la peur n’y a pas sa place. Certes mon oncle m’avait déclaré qu’à l’origine il avait partagé mon point de vue ; mais je réfléchis que la dépression de son système nerveux pouvait être due aux quarante années qu’il avait passées aux Indes autant qu’à n’importe quelle aventure psychique. Moi du moins, j’étais solide, nerveusement et cérébralement parlant ; voilà pourquoi j’éprouvai l’agréable frisson d’anticipation que ressent le chasseur à l’affût près du repaire de son gibier, quand je fermai derrière moi la porte du laboratoire. Je me dévêtis partiellement, puis je m’étendis sur le canapé qui était recouvert de fourrures.

 

Pour une chambre à coucher, l’atmosphère n’était pas idéale. L’air était alourdi par des odeurs chimiques, où prédominait celle de l’alcool à brûler. D’autre part, la décoration n’avait rien de sédatif. Cette rangée de bocaux où nageaient des vestiges de maladies et de souffrances s’étalait juste en face de moi. Il n’y avait pas de volet à la fenêtre, ni de jalousie ; une lune aux trois-quarts pleine déversait sa lumière blême dans la pièce, et traçait sur le mur opposé un carré argenté où s’entrecroisaient des losanges. Quand j’éteignis ma bougie, cette unique tache claire dans l’obscurité prit à coup sûr un aspect mystérieux et troublant. Un silence total régnait dans toute la vieille maison ; le bruissement léger des branches du jardin parvenait doucement à mes oreilles. Fut-ce la berceuse de ce susurrement continu ? Ou la fatigue de la journée ? J’eus beau lutter pour conserver à mes perceptions toute leur netteté, je m’endormis dans un sommeil de plomb.

 

Un bruit dans le laboratoire me réveilla. Instantanément je me soulevai sur un coude. Quelques heures avaient dû s’écouler, car la tache carrée sur le mur avait glissé de biais vers le bas et se trouvait maintenant au pied de mon canapé. Le reste de la pièce était plongé dans les ténèbres. D’abord je ne pus rien distinguer ; puis, mes yeux s’accoutumant à l’obscurité, je me rendis compte, avec un frisson que mes habitudes scientifiques furent impuissantes à réprimer, que quelque chose se déplaçait lentement le long du mur. Mon ouïe exacerbée enregistra un léger bruit étouffé, le bruit qu’auraient fait des pantoufles traînées par terre ; et je distinguais confusément une silhouette humaine qui se glissait furtivement ; elle venait de la direction de la porte ; elle émergea dans la partie éclairée par la lune, et je la vis réellement. Il s’agissait d’un homme, petit et trapu, vêtu d’une sorte de robe gris foncé qui tombait droit de ses épaules à ses pieds. La lune éclairant un côté de son visage, je m’aperçus qu’il était d’une teinte chocolat, et qu’il portait un chignon noir derrière la tête. Il marchait lentement, le nez en l’air, vers l’étagère où les bocaux contenaient leurs débris macabres. Il sembla examiner attentivement chaque bocal. Quand il eut terminé, juste au pied de mon lit, il s’arrêta, se tourna vers moi, leva les mains d’un geste désespéré, et disparut à ma vue.

 

J’ai dit qu’il leva les mains ; j’aurais mieux fait d’écrire qu’il leva les bras, car, lorsqu’il fit ce geste désespéré, je notai une particularité singulière : il n’avait qu’une main ! Quand les manches retombèrent le long de ses bras levés, je vis clairement la main gauche, mais la droite n’était qu’un affreux moignon rabougri. À part cela, il avait l’air si naturel, je l’avais vu et entendu si distinctement que je me demandai s’il n’était pas l’un des domestiques hindous de Sir Dominick qui serait venu chercher quelque chose dans le laboratoire. Mais sa disparition soudaine me suggéra une explication moins banale. Je me levai d’un bond, allumai ma bougie et examinai attentivement la pièce. Comme je ne trouvai aucune trace de mon visiteur, je dus admettre que son apparition débordait quelque peu du cadre des lois naturelles. Je ne me rendormis pas ; mais la nuit s’acheva sans autre incident.

 

Je me lève toujours tôt ; mais mon oncle m’avait devancé : il faisait les cent pas sur la pelouse devant la maison ; quand il m’aperçut sur le pas de la porte, il accourut.

 

– Alors ? s’écria-t-il. L’avez-vous vu ?

 

– Un Hindou avec une seule main ?

 

– Oui.

 

– Hé bien, je l’ai vu !

 

Je lui narrai ce qui s’était passé. Après quoi il me conduisit dans son bureau.

 

– Nous disposons de quelques instants avant le petit déjeuner, me dit-il. Ils me suffiront pour vous fournir une explication de cette affaire extraordinaire, pour autant que je sois en mesure d’expliquer ce qui est par essence inexplicable. En premier lieu, quand je vous aurai dit que depuis quatre ans je n’ai jamais passé une nuit, soit à Bombay, soit à bord du bateau, soit en Angleterre, sans avoir eu mon sommeil troublé par cet individu, vous comprendrez pourquoi je suis devenu une épave. Son programme ne varie pas. Il apparaît à côté de mon lit, me secoue rudement par l’épaule, passe de ma chambre dans mon laboratoire, se promène lentement devant ma rangée de bocaux, puis disparaît. Il l’a exécuté au moins mille fois.

 

– Que vous réclame-t-il ?

 

– Sa main.

 

– Sa main ?

 

– Oui. Il y a une dizaine d’années j’ai été appelé en consultation à Peshawar ; au cours de mon séjour, on m’a demandé de regarder la main d’un indigène qui traversait la ville avec une caravane afghane. Il était originaire d’une tribu montagnarde qui vivait au loin, de l’autre côté du Kâfiristan, et parlait un dialecte à peu près inintelligible. Il souffrait d’une tuméfaction sarcomateuse à l’une des jointures métacarpiennes, et j’ai essayé de lui faire comprendre qu’il ne pourrait sauver sa vie qu’en sacrifiant sa main. Il m’a fallu du mal pour le convaincre ; finalement il a consenti à l’opération. Une fois celle-ci achevée, il m’a demandé combien il me devait. Le pauvre diable étant presque un mendiant, il n’était pas question que je lui réclamasse des honoraires. Mais je lui ai répondu en plaisantant que je me contenterais de sa main, et que j’avais l’intention de l’ajouter à ma collection pathologique.

 

« À ma grande surprise, il m’a opposé de nombreuses objections. Il m’a expliqué que, pour sa religion, il était très important que le corps fût réuni après la mort afin de servir d’habitation parfaite pour l’esprit. Cette croyance est, vous le savez, fort ancienne, et les momies des Égyptiens procèdent d’une superstition analogue. Je lui ai demandé comment il la conserverait. Il m’a dit qu’il la ferait mariner dans du sel, et qu’il la porterait toujours sur lui. Je lui ai déclaré qu’elle serait sans doute plus en sécurité chez moi que sur lui, et que je disposais de meilleurs ingrédients que du sel pour la conserver. Quand il a compris que je désirais vraiment la conserver, son opposition a cessé comme par enchantement. « Mais souviens-toi, sahib, m’a-t-il dit, que je viendrai la rechercher quand je serai mort. » J’ai ri, et l’affaire a été conclue. Je suis retourné auprès de ma clientèle, et il a pu se remettre en route pour l’Afghanistan.

 

« Comme je vous l’ai dit hier soir, ma maison de Bombay a presque entièrement flambé ; entre autres, ma collection pathologique a été presque entièrement détruite, y compris la main du montagnard : il y a six ans de cela.

 

« Sur le moment je n’ai pas songé à regretter cette main. Mais deux ans après l’incendie, j’ai été réveillé une nuit par quelqu’un qui me tirait furieusement par la manche. Je me suis mis sur mon séant, pensant que mon dogue préféré essayait de me tirer du sommeil. Au lieu du chien, j’ai vu mon malade hindou d’autrefois, habillé de la longue robe grise qui était le costume national de son peuple. Il brandissait son moignon et me regardait d’un air de reproche. Il est allé ensuite du côté de mes bocaux, que je conservais alors dans ma chambre ; il les a examinés attentivement ; puis il a esquissé un geste de colère et il a disparu. J’ai deviné qu’il venait de mourir et qu’il était venu me rappeler ma promesse et réclamer son membre.

 

« Voilà ! Vous savez tout, docteur Hardacre. Chaque nuit à la même heure, depuis quatre ans, la même scène se reproduit. Elle m’a usé comme une pierre sur laquelle tombe régulièrement une goutte d’eau. Elle m’a apporté des insomnies, car je ne peux pas dormir : j’attends l’arrivée de mon Hindou. Elle a empoisonné mes vieux jours, et ceux de ma femme qui a eu sa part de ce gros souci… Mais j’entends le gong du petit déjeuner ; elle doit être impatiente de savoir comment s’est passée votre nuit. Nous vous sommes fort obligés pour votre générosité, car le fait de partager notre malheur avec un ami, ne fût-ce qu’une nuit, nous soulage un peu, et nous rassure sur notre équilibre mental que parfois nous avons tendance à suspecter. »

 

Tel fut le curieux récit que me confia Sir Dominick ; sans doute aurait-il été qualifié par beaucoup d’invraisemblance grotesque ; mais moi, riche de mon expérience de la nuit précédente et familiarisé de longue date avec de tels sujets, j’étais prêt à l’accepter comme un fait patent. Je fis appel à toutes mes études et à tous mes souvenirs personnels, et après le petit déjeuner, je surpris mes hôtes en leur annonçant que je rentrais à Londres par le premier train.

 

– Mon cher docteur, s’écria Sir Dominick consterné, c’est me donner à comprendre que j’ai gravement manqué aux lois de l’hospitalité en vous mêlant à cette pénible affaire. J’aurais dû porter mon fardeau tout seul !

 

– C’est votre affaire au contraire qui me ramène à Londres, répondis-je. Mais vous vous tromperiez en croyant que mon aventure de cette nuit m’a été désagréable. D’ailleurs je vous demande l’autorisation de revenir ce soir et de passer une nouvelle nuit dans votre laboratoire. Je désire vivement revoir votre visiteur.

 

Mon oncle tenait absolument à savoir ce que je comptais faire, mais par peur de lui donner de faux espoirs je ne voulus rien dire. J’étais de retour après déjeuner dans mon cabinet de consultation, où je me rafraîchis la mémoire en relisant certain passage d’un livre récent sur l’occultisme.

 

« Dans le cas d’esprits liés à la terre, disait mon auteur, une seule idée les obsédant à l’heure de la mort suffit pour les maintenir dans notre monde matériel. Ils sont les amphibies de cette vie et de la suivante ; ils peuvent passer de l’une à l’autre tout comme la tortue passe de l’eau à la terre ferme. Les causes qui relient si fortement une âme à une existence que son corps a abandonnée sont des émotions violentes. L’avarice, la vengeance, l’angoisse, l’amour, la pitié sont connues pour provoquer cet effet, qui provient généralement d’un vœu non accompli ; quand le vœu a été accompli, le lien matériel se relâche. On a enregistré de nombreux cas témoignant de la singulière opiniâtreté de ces visiteurs, et aussi de leur disparition quand leurs vœux ont été accomplis ou quand parfois un compromis raisonnable est intervenu. »

 

Un compromis raisonnable… Voilà bien les mots que j’avais recherchés toute la matinée, et que je retrouvais maintenant dans le texte. À Rodenhurst, il ne pouvait être question d’une réparation réelle ; mais un compromis raisonnable !… Je partis sans perdre un instant pour l’hôpital de la marine de Shadwell, dont le chirurgien en titre était mon vieil ami Jack Hewett. Sans lui expliquer la situation, je lui dis ce que je voulais.

 

– Une main brune d’homme ! répéta-t-il avec stupéfaction. Pourquoi diable voulez-vous une main brune ?

 

– Ne cherchez pas. Je vous le dirai un autre jour. Je sais que vous avez des Hindous plein vos salles.

 

– C’est vrai. Mais une main…

 

Il réfléchit quelques instants et sonna.

 

– …Travers, dit-il à un infirmier, que sont devenues les mains de ce lascar que nous avons amputé hier ? Je parle du type de l’East India Dock qui a été pris dans le treuil à vapeur.

 

– Elles sont dans la salle d’autopsie, Monsieur.

 

– Prenez-en une, mettez-la dans des antiseptiques et remettez-la au docteur Hardacre.

 

Je revins avant le dîner à Rodenhurst avec mon petit paquet. Je ne soufflai mot à Sir Dominick, mais je m’enfermai pour passer la nuit dans le laboratoire, et je plaçai la main du lascar dans l’un des bocaux au pied de mon lit.

 

Le résultat de cette expérience me passionnait tellement que je ne pus m’endormir. Assis avec une lampe voilée à côté de moi, j’attendis mon visiteur. Cette fois, je le vis distinctement depuis le début. Il apparut à côté de la porte, nébuleux pendant quelques instants, puis son contour prit de la consistance et devint apparemment aussi solide que celui d’un être vivant. Ses pantoufles rouges passaient sous sa robe grise. Comme la nuit précédente, il alla inspecter la rangée de bocaux, lentement, et il s’arrêta devant celui qui contenait la main. Il se haussa sur la pointe des pieds ; sa figure tremblait d’avidité ; il prit le bocal, l’examina, mais son visage se convulsa de rage et de déception, et il le jeta par terre. Le fracas du verre brisé retentit dans toute la maison. L’Hindou mutilé disparut comme par enchantement. Ma porte s’ouvrit et Sir Dominick se précipita dans ma chambre.

 

– Vous n’êtes pas blessé ? cria-t-il.

 

– Non. Mais sincèrement désolé !

 

Il considéra avec ahurissement les débris de verre et la main brune qui gisaient sur le plancher.

 

– Grands dieux ! s’exclama-t-il. Qu’est cela ?…

 

Je le mis au courant de mon idée, et de sa suite malheureuse. Il m’écouta avec attention, mais hocha la tête.

 

– …C’était bien raisonné, me dit-il. Mais je crains que mes souffrances ne se terminent pas aussi simplement. Par contre, j’insiste absolument sur un point : sous aucun prétexte, vous ne coucherez plus ici. La frayeur que j’ai éprouvée tout à l’heure en pensant qu’il vous était arrivé quelque chose, quand j’ai entendu ce fracas, a été l’angoisse la plus terrible que j’aie jamais connue. Je ne m’exposerai pas à en subir une deuxième.

 

Il me permit toutefois de passer le reste de la nuit dans le laboratoire où je me morfondis sur mon échec. Les premières lueurs de l’aube vinrent éclairer la main du lascar qui était restée sur le plancher ; machinalement je la regardai… et brusquement une idée se fit jour dans ma tête ! Je sautai à bas du canapé, et je relevai la main brune. Oui, j’avais raison ! C’était la main gauche de l’amputé.

 

Par le premier train je revins à Londres et je me précipitai à l’hôpital de la marine. Je me rappelais que le lascar en question avait été amputé des deux mains, mais j’avais une peur bleue que le précieux organe que j’étais venu chercher n’eût été jeté au four crématoire. Mes craintes furent bientôt dissipées : la main droite se trouvait encore dans la salle d’autopsie. Je repartis donc pour Rodenhurst dans la soirée, ma mission accomplie et la deuxième main brune dans ma poche.

 

Mais Sir Dominick ne voulut rien entendre quand je lui annonçai que je passerais une troisième nuit dans le laboratoire. Il resta sourd à mes prières. Son sens de l’hospitalité était offensé : il demeura inébranlable. Je dus donc laisser la main droite dans un bocal, comme je l’avais fait pour la gauche la nuit précédente, et j’allai m’installer dans une chambre fort confortable, située à l’autre bout de la maison.

 

Mais il était écrit que mon sommeil serait quand même interrompu. En plein milieu de la nuit, mon hôte fit irruption chez moi. Il était enveloppé dans une ample robe de chambre, et, avec sa taille gigantesque, il aurait beaucoup plus impressionné un nerveux que le revenant des Indes. Mais ce ne fut pas son apparition qui me surprit : ce fut une expression et une allure que je ne lui connaissais pas. Il avait rajeuni de vingt ans ; ses yeux brillaient, sa physionomie irradiait la joie, il agita triomphalement un bras au-dessus de sa tête. Je me redressai, vaguement ahuri. Ses paroles me réveillèrent complètement.

 

– C’est fait ! Nous avons réussi ! cria-t-il. Mon cher Hardacre, comment pourrai-je vous remercier assez ?

 

– Vous ne voulez pas dire que le truc a marché ?

 

– Mais si ! J’étais sûr que vous ne m’en voudriez pas si je vous réveillais pour vous apprendre une aussi bonne nouvelle.

 

– Vous en vouloir ? Je n’y pensais vraiment pas. Mais êtes-vous bien sûr ?

 

– Je n’ai plus le moindre doute. Je suis votre débiteur, mon cher neveu, comme je ne l’ai jamais été envers quiconque, et je ne m’y attendais pas ! Que puis-je faire pour vous qui soit en proportion avec le service que vous venez de me rendre ? C’est la Providence qui vous a envoyé à mon secours. Vous avez sauvé à la fois ma raison et ma vie. Et ma femme !… Elle dépérissait sous mes yeux. Jamais je n’aurais cru qu’un être humain pourrait me délivrer de ce fardeau !

 

Il me saisit la main et la tordit convulsivement entre les siennes.

 

– Ce n’était qu’une expérience, une aventure désespérée, dis-je. Mais je suis ravi, du fond de mon cœur, qu’elle ait réussi. Comment savez-vous que le truc a marché ? Avez-vous vu quelque chose ?

 

Il s’assit sur le rebord de mon lit.

 

– J’en ai vu assez, me répondit-il. Assez pour être sûr que je ne serai plus jamais troublé par cet Hindou. Je vais vous dire ce qui s’est passé. Il est arrivé cette nuit à son heure habituelle, et il m’a secoué avec plus de véhémence que de coutume. Je suppose que sa déception de la veille avait accru sa colère. Après m’avoir regardé méchamment, il est reparti pour sa promenade de chaque nuit. Mais au bout de quelques minutes, il est revenu dans ma chambre, pour la première fois depuis le début de sa persécution. Il souriait. J’ai vu luire ses dents blanches. Il s’est tenu devant moi au pied du lit, puis à trois reprises il m’a adressé le profond salaam oriental qui est leur manière solennelle de prendre congé. La troisième fois il a levé les bras au-dessus de sa tête ; j’ai vu ses deux mains en l’air. Et il a disparu, je crois, pour toujours.

 

Voilà l’étrange aventure qui me gagna l’affection et la gratitude de mon oncle, le célèbre médecin des Indes. Ses prévisions se réalisèrent : plus jamais il ne fut dérangé par le montagnard ambulant en quête de sa main manquante. Sir Dominick et Lady Holden eurent une vieillesse heureuse, que ne troubla aucun nuage, et ils moururent au cours de la grande épidémie de grippe, à quelques semaines de distance. Tant qu’il vécut, il s’adressa constamment à moi pour recevoir des conseils sur les manières anglaises qu’il connaissait si peu ; je l’aidai également pour l’exploitation de sa propriété. Comment m’étonnerais-je, dès lors, d’être passé par-dessus la tête de cinq cousins furieux, et d’être devenu le maître d’un grand domaine dans le Wiltshire ? J’ai en tout cas raison de bénir la mémoire de l’homme à la main coupée, et le jour où j’ai eu la chance de débarrasser Rodenhurst de sa présence encombrante.

 

LE PROFESSEUR DE LEA HOUSE[2]

Monsieur Lumsden, l’un des directeurs de l’agence de placement pour professeurs, Lumsden et Westmacott, était un petit bonhomme tiré à quatre épingles : il avait des manières abruptes, un regard critique, un ton incisif.

 

– Comment vous appelez-vous, Monsieur ? me demanda-t-il.

 

Il trempa sa plume dans l’encrier : un gros registre à rayures rouges était ouvert devant lui.

 

– Harold Weld.

 

– Oxford ou Cambridge ?

 

– Cambridge.

 

– Diplômes ?

 

– Non, Monsieur.

 

– Athlète ?

 

– Pas très remarquable, je le regrette.

 

– Jamais sélectionné ?

 

– Oh non !

 

Monsieur Lumsden hocha la tête d’un air découragé, puis il haussa les épaules d’une façon qui réduisirent mes espoirs à zéro.

 

– Pour les postes de professeurs, la compétition est très sévère, Monsieur Weld ! me dit-il. Des vacances se produisent rarement, et les postulants sont innombrables. Un athlète de première catégorie, un champion d’aviron ou un bon joueur de cricket, ou un homme qui a brillamment décroché quelques diplômes trouve généralement un emploi. Un bon joueur de cricket ne chôme jamais dans l’enseignement. Mais l’homme moyen (si vous me permettez ce qualificatif, Monsieur Weld) rencontre de très grandes difficultés, pour ne pas dire des difficultés insurmontables. Nous avons déjà plus d’une centaine de noms d’hommes moyens sur nos listes : si vous pensez que je doive ajouter le vôtre, j’espère que d’ici quelques années nous pourrons vous trouver un débouché qui…

 

Il s’interrompit parce qu’on avait frappé à sa porte.

 

Un employé lui apporta une lettre. Monsieur Lumsden décacheta l’enveloppe.

 

– …Hé bien, Monsieur Weld, voici une coïncidence particulièrement intéressante. Je crois avoir compris que votre spécialité était le latin et l’anglais, et que pendant quelque temps vous accepteriez une place dans un cours élémentaire où vous auriez du temps pour vos travaux personnels ?

 

– En effet.

 

– Cette lettre est une requête qui émane de l’un de nos vieux clients, le docteur Phelps McCarthy, de Willow Lea House Academy, West Hampstead : il me demande de lui adresser tout de suite un jeune homme qualifié pour enseigner le latin et l’anglais à une petite classe de garçons âgés de moins de quatorze ans. Ce poste me paraît correspondre exactement à ce que vous cherchiez. Les conditions ne sont pas extraordinaires : soixante livres, pension complète, blanchissage. Mais le travail n’a rien d’exorbitant : vous pourriez donc disposer de vos soirées pour vous-même.

 

– Cela ferait l’affaire ! m’écriai-je avec toute l’avidité d’un homme qui trouve enfin du travail après plusieurs mois de recherches vaines.

 

– Je me demande si j’agis correctement envers les gentlemen dont les noms figurent sur mon registre ! murmura Monsieur Lumsden en jetant un coup d’œil à sa liste imposante. Mais la coïncidence est si frappante qu’il me semble que je dois vous accorder la priorité.

 

– J’accepte, Monsieur ! Et je vous suis infiniment reconnaissant !

 

– La lettre du Docteur McCarthy renferme une petite condition. Il stipule que le candidat doit avoir très, très bon caractère.

 

– J’ai très, très bon caractère ! affirmai-je avec conviction.

 

– Hé bien, dit Monsieur Lumsden après quelque hésitation, j’espère que votre caractère est aussi bon que vous le prétendez, car j’ai l’impression que vous en aurez besoin !

 

– Je suppose que tout professeur dans un cours élémentaire doit avoir bon caractère.

 

– Oui, Monsieur. Mais je tiens à vous avertir que votre situation risque de comporter quelques circonstances assez éprouvantes. Le docteur McCarthy n’aurait pas posé cette condition sans un motif pressant et valable.

 

Sa voix avait pris une intonation solennelle qui refroidit légèrement ma joie.

 

– Puis-je vous prier de m’éclairer sur la nature de ces circonstances ? demandai-je.

 

– Nous nous efforçons de tenir la balance égale entre nos clients, et d’être absolument loyaux envers chacun d’eux. Si je voyais des objections quant à votre personne, je les communiquerais certainement au docteur McCarthy. Je n’éprouve donc aucune hésitation à agir de même envers vous…

 

Il feuilleta son registre.

 

– …Je lis ici qu’au cours des douze derniers mois, nous n’avons pas fourni à Willow Lea House Academy moins de sept professeurs de latin. Quatre d’entre eux ont quitté leur poste si brusquement qu’ils n’ont pas touché leur premier mois d’appointements : aucun n’est resté plus de huit semaines.

 

– Et les autres professeurs ? Sont-ils restés ?

 

– Il n’y a qu’un autre professeur résidant là-bas. Il ne semble pas qu’il ait changé. Vous pouvez comprendre, Monsieur Weld, que des départs aussi rapides ne sont pas recommandables, du point de vue d’un directeur, quoi que puisse dire en leur faveur un agent qui travaille à la commission. Je ne sais absolument pas pourquoi ces gentlemen ont renoncé à leur emploi. Je ne puis que vous indiquer les faits, et vous conseiller d’aller voir immédiatement le docteur McCarthy et de prendre ensuite votre décision en toute indépendance.

 

Grande est la force de celui qui n’a rien à perdre ! Ce fut donc en toute sérénité, mais aiguillonné par une vive curiosité, que je sonnai au début de l’après-midi à la Willow Lea House Academy. Le collège était un bâtiment massif, carré, laid, édifié au centre d’un domaine privé ; une large allée y conduisait de la route. Il se dressait à bonne hauteur, et on y avait vue d’un côté sur les toits gris et les clochetons du nord de Londres, de l’autre sur la région boisée et agréable qui borde la lisière de la capitale. La porte me fut ouverte par un groom, qui m’introduisit dans un bureau bien meublé où le directeur du collège ne tarda pas à me rejoindre.

 

Les avertissements et les insinuations de l’agent m’avaient donné à penser que j’allais me trouver devant un personnage coléreux et insupportable, dont le comportement devait être une suite de provocations intolérables à l’égard de ses subordonnés. La réalité se révéla toute différente. Le directeur était doux, frêle, légèrement voûté, rasé, et il affectait une courtoisie presque excessive. Ses cheveux en brosse étaient grisonnants ; il devait avoir une soixantaine d’années. Il parlait d’une voix suave, et son allure ne manquait pas de distinction. Il avait tout à fait l’allure d’un professeur bienveillant, bien plus à son affaire dans ses livres que dans les difficultés pratiques de l’existence.

 

– Nous serons très heureux de bénéficier de votre concours, Monsieur Weld, me dit-il après quelques questions professionnelles. Monsieur Percival Manners m’a quitté hier, et je souhaiterais vivement que vous assuriez votre service dès demain.

 

– S’agirait-il de Monsieur Percival Manners, de Selwyn ? m’enquis-je.

 

– En effet. Vous le connaissiez ?

 

– Oui. C’est l’un de mes amis.

 

– Excellent professeur, mais un peu vif de caractère. C’était là son seul défaut. Maintenant, venons-en à vous, Monsieur Weld : gardez-vous bien le contrôle de vos nerfs ? Supposons, pour l’amour de l’argumentation, que je m’oublie jusqu’à être impoli envers vous, ou à vous parler avec rudesse, ou à choquer d’une manière ou d’une autre vos propres sentiments ; pourrions-nous nous fier à votre contrôle sur vos réactions ?

 

Je souris en pensant que ce petit être doux et courtois pourrait m’exaspérer.

 

– Je crois que je puis en répondre, Monsieur.

 

– Les disputes me sont très pénibles, dit-il. Je désire que sous mon toit l’harmonie soit totale. Je ne conteste pas que Monsieur Percival Manners ait été provoqué, mais je tiens à avoir ici quelqu’un qui sache s’élever au-dessus des provocations et qui soit capable de sacrifier, le cas échéant, ses sentiments personnels dans l’intérêt de la paix et de la concorde.

 

– Je ferai de mon mieux, Monsieur.

 

– Vous ne pouvez rien ajouter de plus, Monsieur Weld. Je vous attendrai donc ce soir, si ce court laps de temps vous suffit pour préparer vos affaires.

 

Non seulement il me suffit pour faire ma valise mais il me permit de me rendre au Benedict Club à Piccadilly où je savais trouver Manners s’il était resté dans la capitale. Je le découvris en effet au fumoir, et j’en profitai pour lui demander pour quel motif il avait renoncé à son emploi.

 

– Vous n’allez tout de même pas m’annoncer que vous allez au collège du docteur McCarthy ? s’écria-t-il stupéfait. Mon cher ami, inutile d’essayer ! Vous ne pourrez certainement pas y rester.

 

– Mais je l’ai vu ! il m’a semblé du genre paisible, inoffensif. Je n’ai jamais vu mouton plus bêlant.

 

– Lui ? Oh, il est parfait ! Avec lui, rien à craindre.

 

Avez-vous aperçu Theophilus St. James ?

 

– Jamais entendu ce nom-là ! Qui est-ce ?

 

– Votre collègue. L’autre professeur.

 

– Non, je ne l’ai pas vu.

 

– C’est lui la terreur ! Si vous parvenez à le supporter, de deux choses l’une : ou bien vous êtes un chrétien modèle, ou bien vous êtes un moins que rien. Il n’y a pas plus mal élevé et prétentieux que lui.

 

– Mais pourquoi McCarthy le tolère-t-il ?

 

Mon ami me considéra un instant derrière la fumée de sa cigarette, et haussa les épaules.

 

– Vous conclurez vous-même. Moi, j’ai tiré ma conclusion presque tout de suite, et rien n’est venu la modifier.

 

– Vous me rendriez grand service en m’en faisant part.

 

– Quand vous voyez un homme qui chez lui supporte que son affaire aille à vau-l’eau, que sa tranquillité soit détruite, que son autorité soit constamment tenue en échec par l’un de ses subordonnés, qui se soumet calmement à cet état de faits sans le moindre mot de protestation, quelle peut être votre conclusion ?

 

– Que le subordonné a prise sur le directeur.

 

Percival Manners fit un signe de tête affirmatif.

 

– Vous y êtes ! Vous avez touché juste du premier coup. Il me semble qu’il n’y a pas d’autre explication. À une période quelconque de son existence, le petit docteur McCarthy a fait un faux pas. Errare humanum est. Nous avons tous fait des bêtises. Mais la sienne a été grave, et l’autre, qui a été au courant, le fait chanter. Voilà la vérité. Au fond, l’histoire se résume à un chantage. Mais comme il n’avait aucune prise sur moi et comme il n’existait aucune raison pour que, moi, je supporte son insolence, je suis parti, et je m’attends à ce que vous fassiez de même dans très peu de temps.

 

Je ne me trouvais donc pas dans des dispositions d’esprit fort plaisantes quand je me trouvai face à face avec l’individu sur le compte duquel je venais d’apprendre tant de mal. Le docteur McCarthy nous réunit dans son bureau pour nous présenter l’un à l’autre dès le premier soir.

 

– Voici votre nouveau collègue, Monsieur St. James, annonça-t-il d’un ton fort amène. J’espère que vous vous entendrez bien tous les deux, et que je ne trouverai sous ce toit que de la sympathie et de l’estime réciproques.

 

Je partageais certes l’espoir du docteur McCarthy, mais les perspectives ne me parurent guère encourageantes quand je procédai à l’examen attentif de mon collègue. Il devait avoir trente ans ; il avait les yeux et les cheveux noirs, un cou de taureau : tout semblait indiquer qu’il était doué d’une vigueur physique exceptionnelle. Cependant il avait une tendance nette à l’embonpoint, ce qui prouvait que ce sportif était à cours d’entraînement. Il avait un visage boursouflé, grossier, brutal, et ses petits yeux noirs étaient profondément enfoncés dans leurs orbites. Sa lourde mâchoire, ses oreilles décollées, ses jambes arquées et musclées complétaient un portrait aussi peu flatteur qu’impressionnant.

 

– Il paraît que vous n’avez jamais enseigné ? me dit-il avec brusquerie. Croyez-moi, c’est un triste métier ! Beaucoup de travail, des appointements de famine… Vous comprendrez vite !

 

– Mais il y a quelques compensations, intervint le directeur. Vous en conviendrez bien, n’est-ce pas, Monsieur St. James ?

 

– Vous trouvez ? Moi, je n’ai jamais pu en découvrir. Qu’appelez-vous compensations ?

 

– Se trouver constamment en présence de jeunes enfants est un privilège : il permet de rester jeune soi-même, car on bénéficie du reflet de leur ardeur et de leur passion de vivre.

 

– Des petits animaux, oui ! cria mon collègue.

 

– Allons, allons, Monsieur St. James ! Vous les jugez trop sévèrement.

 

– Leur spectacle m’exaspère ! Si je pouvais faire un feu de joie d’eux-mêmes, de leurs maudits cahiers, de leurs livres et de leurs ardoises, je le ferais dès ce soir !

 

– Voilà la façon de parler de Monsieur St. James, me dit le principal en m’adressant un sourire légèrement nerveux. Ne la prenez pas trop au pied de la lettre. Vous savez où est votre chambre, Monsieur Weld ? Vous avez certainement quelques petits rangements à effectuer. Plus tôt vous vous y attellerez, plus vite vous vous sentirez chez vous.

 

J’eus l’impression qu’il souhaitait m’épargner tout de suite l’influence de ce collègue extraordinaire, et je fus heureux de sortir : la conversation avait pris un tour embarrassant.

 

Ainsi commença une période de ma vie, probablement la plus singulière qu’il m’ait été donné de traverser. À de nombreux points de vue, le collège me parut excellent. Le docteur Phelps McCarthy était un directeur idéal. Il usait de méthodes modernes, rationnelles. L’organisation était impeccable. Et cependant au sein de cette machine perfectionnée, l’impossible Monsieur St. James apportait une indicible confusion, du fait de ses incongruités multiples. Il avait pour tâche d’enseigner l’anglais et les mathématiques ; j’ignore comment il s’en acquittait, car nos classes avaient lieu dans des salles séparées. Ce dont j’étais sûr cependant, c’était que les enfants le craignaient et le détestaient ; ils avaient de bons motifs pour cela, car il arrivait souvent que mon cours fût interrompu par des rugissements de colère, et même par le bruit des coups qu’il distribuait. Le docteur McCarthy passait la majeure partie de son temps dans sa classe, plutôt pour surveiller le maître que les élèves, et pour apaiser son humeur quand elle menaçait de devenir dangereuse.

 

Le comportement de mon collègue vis-à-vis du directeur était régulièrement odieux. La première conversation que j’ai relatée était vraiment typique de leurs relations. Il le tyrannisait avec brutalité. Devant les enfants, il ne se gênait pas pour le contredire ouvertement. Il ne lui témoignait jamais la moindre marque de respect, et j’avoue que la moutarde me montait au nez quand j’assistais au paisible acquiescement du docteur McCarthy, et à la patience qu’il opposait à ce traitement indigne. Cependant je ne pouvais en même temps me défendre d’une certaine horreur en réfléchissant à la thèse émise par mon ami : si elle était exacte (et je n’entrevoyais aucune autre explication), fallait-il que la « bêtise » du vieux directeur eût été noire pour lui faire courber la tête devant cet individu et, par crainte d’une révélation publique, l’obliger à supporter des humiliations semblables ! Ce doux vieillard était peut-être hypocrite jusqu’au fond de l’âme : un criminel, un faussaire, un empoisonneur ?… Seul un secret de cette taille pouvait justifier sa soumission totale devant un jeune homme. Sinon, pourquoi admettait-il dans son collège une présence aussi haïssable, et une influence aussi pernicieuse ? Pourquoi acceptait-il des outrages qui soulevaient l’indignation des témoins ?

 

S’il en était ainsi, force m’était d’avouer que le directeur jouait son rôle avec une duplicité extraordinaire. Jamais il ne montrait par la parole ou par signes que la présence de mon collègue lui était antipathique. Certes je le vis peiné après telle ou telle scène désobligeante, mais c’était surtout, à mon avis, par rapport aux enfants ou à moi-même, non à cause de lui. Il parlait de St. James ou il lui parlait avec indulgence ; il souriait de choses qui me faisaient bouillir. Dans sa façon d’être avec lui, aucune trace de ressentiment : plutôt une sorte de bonne volonté timide et suppliante. Il recherchait volontiers sa compagnie, et ils passaient de nombreuses heures ensemble dans son bureau ou au jardin.

 

Quant à mes relations avec Theophilus St. James, j’avais résolu dès le début de garder mon sang-froid, et je m’y tins fermement. Si le docteur McCarthy choisissait de tolérer ce manque de respect et de pardonner à ses insultes, c’était après tout son affaire et non la mienne. Il ne désirait évidemment qu’une chose : que la paix régnât entre nous : or le plus grand concours que je pouvais lui apporter était d’exaucer ce vœu. Pour y parvenir le mieux était d’éviter mon collègue. Quand le hasard nous réunissait, j’étais calme, poli, distant. De son côté, il ne me témoignait pas de mauvaise volonté systématique, mais il affectait une jovialité bourrue, une familiarité déplaisante comme s’il voulait s’insinuer dans mes bonnes grâces. Il multipliait des avances pour m’attirer le soir dans sa chambre, dans le but de boire et de jouer aux échecs.

 

– Ne vous souciez pas du vieux McCarthy ! me disait-il. N’ayez pas peur de lui. Agissons comme bon nous semble : je vous jure qu’il n’y verra aucun inconvénient.

 

Je me rendis chez lui une seule fois. Quelle triste soirée ! Quand je partis, mon hôte ronflait ivre-mort sur son lit. Par la suite je prétextai mes études personnelles, et je passai mes soirées dans ma chambre.

 

J’aurais bien voulu savoir depuis quelle date durait ce manège. Quand St. James avait-il assuré sa prise sur le docteur McCarthy ? Il me fut impossible de tirer de l’un ou de l’autre le moindre renseignement me permettant de calculer l’arrivée de mon collègue à Lea House. Les questions que je posai à ce sujet se trouvèrent éludées, ou ignorées d’une manière si marquée, que j’en conclus que tous deux désiraient dissimuler la vérité sur ce point. Mais un soir, en bavardant avec Madame Carter, l’intendante (le directeur était veuf) j’obtins l’information que je cherchais. Je n’eus guère besoin de la cuisiner pour lui tirer les vers du nez, car la situation actuelle l’indignait, et elle détestait mon collègue.

 

– C’est il y a trois ans, Monsieur Weld, me dit-elle, qu’il a souillé ce seuil pour la première fois. Ah, ç’a été pour moi trois années terribles, vous pouvez me croire ! Le collège avait cinquante enfants : aujourd’hui il n’en compte plus que vingt-deux. Voilà le résultat de ces trois années. Trois de plus, et il n’y aura plus personne. Et le docteur McCarthy, cet ange de patience ! Vous voyez comment il est traité, alors que l’autre ne serait pas digne de lui lacer ses chaussures ! S’il n’y avait pas le docteur McCarthy, vous pouvez être sûr que je ne serais pas restée une heure sous le même toit qu’un individu pareil. D’ailleurs je le lui ai dit en face, moi, Monsieur Weld ! Si seulement le docteur McCarthy le cantonnait dans son travail… Mais je crois que je parle plus que je ne devrais !

 

Elle s’arrêta avec effort, et ne revint plus sur ce thème. Elle s’était rappelée que je venais d’arriver au collège, et elle redoutait de ma part une indiscrétion.

 

Deux ou trois détails me parurent bizarres. Je remarquai d’abord que mon collègue prenait rarement de l’exercice. Il n’allait jamais au-delà du terrain de sport, qui était situé dans l’enceinte du collège. Si les enfants sortaient en promenade, c’était moi ou le docteur McCarthy qui les accompagnait. St. James donnait comme prétexte qu’il s’était abîmé le genou quelques années plus tôt, et que la marche lui était pénible. J’accusais, moi, sa paresse. D’ailleurs par deux fois je le vis de ma fenêtre sortir furtivement de la propriété à une heure tardive ; la deuxième fois je l’aperçus qui rentrait au petit matin et se glissait par une fenêtre ouverte dans la maison. Il ne fit jamais la moindre allusion à ces escapades, qui démentaient en tout cas la fable de son genou, mais qui ajoutèrent encore à la répulsion qu’il m’inspirait.

 

Je notai un autre point, insignifiant mais suggestif : il ne recevait presque jamais de lettres : les seules qui lui étaient adressées étaient de toute évidence des factures de commerçants. Comme je me lève généralement tôt, j’avais l’habitude de prendre moi-même mon courrier dans un tas de lettres qui était posé sur la table du hall. Je pouvais donc constater qu’il n’y avait presque jamais rien pour Monsieur Theophilus St. James. Cette particularité me semblait de mauvais augure. Quel homme était-ce donc pour n’avoir pas d’amis en trente années de vie ? Et malgré tout, le directeur et lui étaient intimes ! Plus d’une fois, en entrant dans une pièce, je les trouvai en train d’échanger des confidences : alors ils s’éloignaient bras dessus bras dessous pour prendre l’air dans le jardin mais surtout pour continuer leur conversation. J’étais devenu si curieux de savoir de quelle nature était le lien qui les unissait que cette curiosité prit le pas sur tous les autres buts de mon existence. Au collège, hors du collège, je ne m’occupais plus que de surveiller le docteur Phelps McCarthy et Monsieur Theophilus St. James, afin d’élucider le mystère qui les enveloppait.

 

Malheureusement, ma curiosité fut un peu trop indiscrète. Je n’avais pas l’art de dissimuler mes soupçons et je montrai trop nettement ce que je ressentais. Un soir je surpris Theophilus St. James en train de me fixer d’un regard hostile et menaçant. J’eus le pressentiment qu’un événement fâcheux se préparait, et je ne fus donc pas étonné d’être convoqué par le docteur McCarthy le lendemain matin dans son bureau.

 

– Je suis très désolé, Monsieur Weld, me dit-il. Mais je me vois contraint à me passer de vos services.

 

– Peut-être consentiriez-vous à m’indiquer le motif de ce renvoi ?

 

Je savais pertinemment que je m’étais acquitté de mon travail à sa grande satisfaction, et je tenais à ce qu’il me précisât le motif que je soupçonnais.

 

– Je n’ai pas de faute professionnelle à vous reprocher, me répondit-il en rougissant légèrement.

 

– Vous me renvoyez à la demande de mon collègue ?

 

Il détourna son regard.

 

– Nous ne discuterons pas de ce problème, Monsieur Weld. Il m’est impossible d’en discuter. Pour ne pas vous léser, je vous remettrai un excellent certificat pour votre prochain poste. Je ne peux pas vous en dire davantage. J’espère que vous continuerez votre travail ici jusqu’à ce que vous ayez trouvé à vous placer ailleurs.

 

L’injustice de la chose me révolta. Mais comment m’y opposer ? Je me bornai à m’incliner et à quitter le bureau, le cœur lourd et amer.

 

Ma première idée fut de faire mes valises et de quitter le collège sans délai. Mais le directeur m’avait autorisé à rester jusqu’à ce que j’eusse trouvé une autre situation et, par ailleurs, St. James désirait que je parte le plus tôt possible : c’était là une bonne raison pour que je reste. Ah, ma présence le gênait ? Hé bien, je l’en accablerais le plus longtemps possible ! Je m’étais mis à le haïr : je voulais absolument prendre ma revanche. S’il avait prise sur le directeur, ne pourrais-je pas à mon tour avoir prise sur lui ? Pour qu’il en fût venu à redouter ma curiosité, il fallait qu’il se sentît bien faible. Je me fis réinscrire à l’agence de placement, mais je n’en continuai pas moins à assurer mon service au collège du docteur McCarthy, ce qui me permit d’assister au dénouement de cette situation pour le moins singulière.

 

Pendant cette semaine-là (car le dénouement survint dans les huit jours qui suivirent), j’avais pris l’habitude de sortir après mon travail pour chercher un nouvel emploi. Un soir de mars, froid et venteux, je venais de franchir la porte du hall quand mes yeux se posèrent par mégarde sur un spectacle inattendu. Un homme était recroquevillé devant l’une des fenêtres de la maison et il avait les yeux collés sur une petite raie de lumière entre le rideau et le châssis de la fenêtre. Celle-ci projetait un carré de luminosité devant elle ; au milieu de ce carré, l’ombre noire de ce visiteur nocturne se dessinait nettement. Je ne le vis qu’un instant, car il releva la tête, m’aperçut, et se sauva à travers les buissons. J’entendis qu’il prenait le pas de course sur la route.

 

Mon devoir consistait évidemment à faire demi-tour et à mettre au courant le docteur McCarthy. Il était dans son bureau. Je m’attendais à le voir contrarié de l’incident, mais sûrement pas à la panique qu’il manifesta dès les premiers mots de mon récit. Il recula sur sa chaise, blême, et ouvrit la bouche comme quelqu’un qui aurait reçu un coup mortel.

 

– Quelle fenêtre, Monsieur Weld ? me demanda-t-il en s’épongeant le front. Quelle fenêtre, je vous prie ?

 

– Celle qui fait suite aux fenêtres de la salle à manger. La fenêtre de Monsieur St. James.

 

– Mon Dieu ! Ah, vraiment, c’est épouvantable ! Un homme qui regardait par la fenêtre de Monsieur St. James !

 

Il se tordait les mains. Il avait l’air complètement affolé.

 

– Je dois passer devant le commissariat de police, Monsieur. Voulez-vous que j’y entre et que je fasse une déposition ?

 

– Non, non ! cria-t-il en maîtrisant avec difficulté son émoi. Il s’agit certainement d’un vagabond qui avait l’intention de demander l’aumône. Je n’attache aucune importance à cet incident. Aucune, vous entendez bien ? Mais je ne veux pas vous retenir, Monsieur Weld, si vous avez à sortir.

 

Je le quittai. Ses paroles apaisantes étaient démenties par l’horreur qui se lisait encore sur son visage. Quand je repartis, j’avais de mauvais pressentiments pour mon petit directeur. Me retournant vers le carré de lumière qui indiquait la fenêtre de mon collègue, je distinguai tout à coup le profil du docteur McCarthy passant devant la lampe. Il s’était donc hâté de quitter son bureau pour alerter St. James ! Que signifiait donc toute cette atmosphère mystérieuse, cette épouvante inexplicable, ces confidences entre deux hommes aussi dissemblables ? Je méditai tout en marchant vers le centre de Londres, sans toutefois réussir à formuler une conclusion cadrant avec les faits. Je ne me doutais pas que j’étais bien près de la solution.

 

Je rentrai très tard : il était presque minuit. Toutes les lumières étaient éteintes, sauf celle du bureau du directeur. Je m’introduisis dans le bâtiment avec mon passe-partout, et j’allais pénétrer dans ma chambre quand j’entendis le petit cri aigu d’un homme en peine. Je m’immobilisai et attendis, une main sur le loquet de ma porte.

 

Dans la maison tout était silencieux, sauf un lointain murmure de voix qui provenait, je le savais, du bureau du directeur. Je me glissai furtivement dans le couloir. Le murmure se subdivisa nettement en deux voix : la voix rude et puissante de St. James et la voix plus douce du docteur McCarthy : mon collègue avait l’air d’insister : le directeur discutait, plaidait. Quatre raies minces de lumière dans l’obscurité indiquaient la porte du bureau ; je m’en approchai à pas de loup. La voix de St. James grondait de plus en plus fort ; ses paroles se détachaient avec netteté.

 

– Je veux tout l’argent ! Si vous ne me le donnez pas, je le prendrai. Entendez-vous ?

 

La réponse du docteur McCarthy fut inaudible : mais la voix irritée s’éleva à nouveau.

 

– Vous laisser sans un sou ? Je vous abandonne cette petite mine d’or qu’est le collège. Je suppose que cela suffit à un vieillard, non ? Comment partirais-je pour l’Australie sans argent ? Dites-le donc !

 

La voix apaisante du docteur McCarthy se fit entendre indistinctement : mais sa réponse ne fit qu’accroître la fureur de son compagnon.

 

– Ce que vous avez fait pour moi ? Qu’avez-vous fait, que vous n’étiez obligé de faire ? Vous ne vous êtes soucié que de votre bonne réputation, mais vous n’avez jamais agi pour ma propre sécurité. Assez de bavardages ! Il faut que je parte avant le jour. Voulez-vous ouvrir votre coffre, ou non ?

 

– Oh, James, comment pouvez-vous me traiter de la sorte ! cria une voix gémissante.

 

Tout de suite après cette sorte de soupir, j’entendis un petit cri de souffrance. Cet appel au secours me fit perdre le sang-froid dont je m’étais vanté. Un homme ne pouvait plus rester objectivement neutre, si on usait de violences ! J’avais encore à la main ma canne de promenade. Je me précipitai dans le bureau. Au même moment j’entendis un véhément coup de sonnette à la porte d’entrée.

 

– Bandit ! Scélérat ! m’écriai-je. Laissez-le tranquille ! Lâchez-le !

 

Les deux hommes se tenaient devant un petit coffre qui était placé contre un mur du bureau directorial. St. James avait saisi le vieil homme par le poignet, et il lui tordait le bras pour l’obliger à lui remettre la clef. Mon petit directeur, livide mais résolu, se débattait furieusement sous l’étreinte de l’athlète. Celui-ci me regarda par-dessus son épaule ; je lus sur ses traits autant d’épouvante que de rage. Mais quand il eut compris que j’étais seul, il lâcha sa victime et se rua sur moi.

 

– Maudit espion ! cria-t-il. Je vais m’occuper de vous, avant de partir !

 

Comme je ne suis pas très robuste, je tentai de le maintenir à distance. À deux reprises, je lui assénai un coup de canne, mais il parvint à déborder ma garde maladroite, et il me saisit au collet en poussant un rugissement. Je tombai en arrière, l’entraînai dans ma chute : il continuait à me serrer la gorge ; je sentis que la vie m’abandonnait. Ses yeux méchants, cruels, jaunes, fixaient les miens à quelques centimètres : mes tempes se mirent à battre et mes oreilles à bourdonner : au moment où je perdis connaissance, j’entendis à nouveau la sonnette de l’entrée qui résonnait bruyamment.

 

Quand je revins à moi, j’étais allongé sur le canapé du bureau du docteur McCarthy, et le directeur était assis à côté de moi. Sans doute me surveillait-il avec anxiété ; quand j’ouvris les yeux, il poussa un grand cri de soulagement.

 

– Merci, mon Dieu ! s’exclama-t-il.

 

– Où est-il ? demandai-je en regardant autour de moi.

 

Je m’aperçus alors que les meubles étaient en grand désordre, et que le bureau présentait les traces d’une lutte beaucoup plus violente que celle dont j’avais été la victime.

 

Le docteur McCarthy enfouit son visage entre ses mains.

 

– Ils l’ont repris, gémit-il. Après ces années d’épreuves, ils l’ont repris. Mais je rends grâce à Dieu que ses mains n’aient pas été une nouvelle fois souillées de sang !

 

Pendant que le directeur parlait, je me rendis compte qu’un homme en tenue réglementaire d’officier de police se tenait sur le seuil et me souriait.

 

– Oui, Monsieur, me dit-il. Vous l’avez échappé belle ! Si nous n’avions pas sauté sur lui à l’ultime seconde, vous ne seriez pas ici pour bavarder. Je ne crois pas avoir jamais vu quelqu’un si près de la mort !

 

Je me redressai en portant mes mains à ma gorge.

 

– Docteur McCarthy ! m’écriai-je. Pour moi le mystère est encore total. Je serais heureux si vous pouviez m’expliquer qui est cet homme, et pourquoi vous l’avez supporté si longtemps dans votre maison.

 

– Je vous dois une explication, Monsieur Weld. D’autant plus que vous avez presque fait le sacrifice de votre vie, d’une manière très chevaleresque, pour me défendre. Je n’ai plus rien à cacher maintenant. En un mot, Monsieur Weld, le véritable nom de ce malheureux est James McCarthy, et il est mon fils unique.

 

– Votre fils ?

 

– Hélas, oui ! Quel péché ai-je pu commettre pour mériter un châtiment pareil ? Depuis sa plus tendre enfance, il a été le malheur de ma vie : violent, emporté, égoïste, dépourvu de principes. À dix-huit ans, il était déjà un criminel. À vingt ans, dans une crise de colère, il a tué un de ses compagnons de débauche et il a été condamné pour meurtre. Il a échappé de peu à la potence, mais une peine de travaux forcés à perpétuité lui a été infligée. Trois ans plus tard il a réussi à s’évader et à gagner ma maison, à travers mille obstacles. Sa condamnation avait brisé le cœur de ma femme. Comme il s’était procuré des vêtements civils, personne ici ne pouvait le reconnaître. Pendant des mois il s’est caché dans une mansarde en attendant que la police ait terminé ses premières recherches. Puis je lui ai donné un emploi au collège, bien que par la grossièreté de ses manières il m’ait rendu l’existence impossible, à moi et à ses différents collègues. Vous êtes ici depuis quatre mois, Monsieur Weld ; aucun de vos prédécesseurs n’a tenu aussi longtemps. Je vous présente maintenant toutes mes excuses pour ce que vous avez dû endurer, mais mettez-vous à ma place : que pouvais-je faire d’autre ? En souvenir de sa mère décédée, je ne pouvais pas permettre qu’il lui arrivât malheur tant qu’il me serait possible de le lui épargner. Il n’y avait que chez moi qu’il disposait d’un refuge : comment le garder sans susciter de commentaires, si je ne lui trouvais pas un emploi ? J’en ai fait, par conséquent, un professeur d’anglais, et je l’ai protégé pendant trois années. Vous avez sans doute remarqué qu’il ne sortait jamais pendant le jour. Vous en comprenez la raison aujourd’hui. Mais quand cette nuit, vous m’avez rapporté la présence d’un homme qui regardait par sa fenêtre, j’ai compris que sa retraite avait été découverte. Je lui ai demandé de partir immédiatement : mais il avait bu, le malheureux, et il faisait la sourde oreille. Quand enfin il s’est décidé à partir, il a voulu me prendre mon argent, jusqu’au dernier shilling que je possédais. C’est votre entrée qui m’a sauvé, et c’est ensuite l’arrivée de la police qui vous a sauvé à votre tour. Je me suis mis en contravention avec la loi en hébergeant un prisonnier évadé : je reste ici sous la garde de l’inspecteur ; mais la prison me fait moins peur que les trois années que j’ai passées ici.

 

– Il me semble, intervint l’inspecteur, que, si vous vous êtes mis en contravention avec la loi, vous avez déjà été suffisamment puni !

 

– Dieu le sait ! cria le docteur McCarthy en fondant en larmes.

 

B. 24[3]

J’ai dit mon histoire quand j’ai été pris, et personne n’a voulu m’écouter. Alors je l’ai répétée au procès : en entier, exactement comme cela s’est passé, sans y ajouter ni retrancher un mot. J’ai dit toute la vérité, je le jure ! Tout ce qu’avait dit et fait Lady Mannering, tout ce que j’avais dit et fait, je l’ai raconté sans changer une virgule. Et qu’y ai-je gagné ? « Le prisonnier s’est lancé dans une déposition diffuse et invraisemblable, incroyable par ses détails, et ne reposant sur aucun commencement de preuve corroborative. » Voilà ce qu’a publié un journal de Londres ; d’autres journaux ont fait comme si je ne m’étais pas défendu. Et cependant, j’ai vu de mes propres yeux Lord Mannering assassiné, et je suis aussi innocent de ce crime que n’importe quel membre du jury qui m’a condamné.

 

Vous êtes, Monsieur, celui qui reçoit les suppliques des prisonniers. Tout dépend de vous. Je ne vous demande qu’une chose : lire la mienne, simplement la lire, et puis faire une petite enquête sur le caractère de cette « Lady » Mannering, si elle a conservé le nom qu’elle portait il y a trois ans, quand je l’ai rencontrée pour ma peine et pour ma ruine. Vous pourriez charger de cette enquête un détective privé ou un homme de loi ; vous en apprendriez vite assez pour comprendre que mon histoire est vraie. Pensez à la gloire que vous acquerriez si tous les journaux annonçaient qu’un intolérable déni de justice aurait été commis sans votre persévérance et votre flair ! Ce serait votre récompense, puisque je suis pauvre et que je ne peux rien vous offrir. Mais si vous ne bougez pas, alors puissiez-vous ne jamais trouver le sommeil dans votre lit ! Qu’aucune nuit ne s’écoule sans que vous soyez hanté par la pensée de l’homme qui pourrit en prison parce que vous ne vous êtes pas acquitté du devoir pour lequel vous êtes appointé ! Mais vous l’accomplirez, Monsieur, j’en suis sûr. Faites simplement une ou deux petites enquêtes, en vous rappelant que la seule personne qui ait profité du crime a été Lady Mannering, puisqu’il a fait d’une malheureuse femme une jeune veuve fortunée. Je vous remets entre les mains une extrémité du fil ; vous n’avez qu’à le suivre ; vous verrez où il vous mènera.

 

Remarquez bien, Monsieur, que je ne me plains pas de ce qui concerne le cambriolage. Je ne me lamente pas sur ce que j’ai mérité, et jusqu’ici je n’ai pas reçu plus que je ne méritais. Il y avait effectivement cambriolage, et mes trois ans de prison l’ont payé. Il a été indiqué au procès que j’avais participé à l’affaire de Merton Cross, et que j’avais déjà passé un an sous les verrous pour cette histoire ; voilà pourquoi ma déclaration a été si mal accueillie. Un récidiviste est toujours suspect. Je reconnais le cambriolage ; mais quand on me parle du meurtre qui m’a valu une condamnation à perpétuité (et n’importe quel magistrat, en dehors de Sir James, aurait aussi bien pu m’envoyer à l’échafaud) alors je réponds que je n’ai rien à voir dans cette affaire et que je suis innocent. À présent, je vais revenir à cette nuit du 13 décembre 1894, et je vais vous raconter exactement ce qui s’est passé ; que la main de Dieu s’abatte sur moi si je m’écarte un tant soit peu de la vérité !

 

J’étais allé à Bristol dans le courant de l’été pour chercher du travail, mais l’idée me vint que je pourrais me débrouiller à Portsmouth, car j’étais un bon mécanicien ; j’ai donc traversé le sud de l’Angleterre en acceptant de l’embauche sur ma route chaque fois que j’en trouvais. J’essayais de ne pas avoir d’ennuis, car j’avais déjà purgé un an dans la prison d’Exeter, et cela me suffisait. Mais rien n’est plus difficile que de trouver du travail quand on a son nom accolé d’une croix noire ; j’ai bien failli mourir de faim. Finalement, après avoir passé dix jours à couper du bois et à casser des cailloux pour un salaire de famine, je suis arrivé près de Salisbury avec deux shillings en poche, et une patience en aussi mauvais état que mes souliers. Il y avait sur la route, entre Blandford et Salisbury, un cabaret à l’enseigne de la « Bonne Volonté ». Ce soir-là j’y ai loué un lit. J’étais assis tout seul dans l’estaminet, un peu avant l’heure de la fermeture, quand le cabaretier, un nommé Allen, est venu s’installer à côté de moi et a commencé à me débiter les potins du pays. C’était un homme qui aimait parler et avoir quelqu’un qui l’écoutât. Moi, qui n’avais rien à faire, je suis resté là à fumer devant un pot de bière qu’il m’avait servi. Je l’ai écouté d’une oreille distraite, jusqu’au moment où il s’est mis à bavarder (comme le diable l’aurait fait) sur les richards de Mannering Hall.

 

– C’est la grande maison sur la droite avant d’arriver au village ? ai-je demandé. Celle qui est située au milieu d’un parc privé ?

 

– Exactement…

 

Je vais vous répéter toute notre conversation afin que vous sachiez que je vous dis la vérité et que je ne vous cache rien.

 

– …La longue maison blanche avec les colonnes. À côté de la route de Blandford.

 

Oui, je l’avais remarquée en passant ; je m’étais dit tout bêtement que ce serait une maison bien facile à cambrioler avec sa longue suite de grandes fenêtres et de portes vitrées. J’avais chassé cette idée, et voilà que le cabaretier me la rappelait avec son histoire de richards qui habitaient Mannering Hall. Je n’ai rien dit, mais j’ai dressé l’oreille et, comme un fait exprès, il est revenu sur le sujet.

 

– Jeune, il était avare déjà ! Alors, vous pensez qu’avec l’âge il ne s’est pas amélioré. Quand même, avec son argent, il a fait des choses pas mal.

 

– Qu’a-t-il pu faire, avec de l’argent qu’il ne dépense pas ? ai-je demandé.

 

– Hé bien, il a pu acheter la plus jolie femme d’Angleterre ! Ce n’était déjà pas si mal. Elle s’imaginait qu’elle aurait la jouissance de l’argent : elle est bien désabusée aujourd’hui.

 

– Qui était-elle donc ?

 

Je posais mes questions, juste pour dire quelque chose.

 

– Une rien du tout avant que le vieux Lord en ait fait sa Lady. Elle vient de Londres. Certains assurent qu’elle était actrice, mais personne ne l’a prouvé. Le vieux Lord s’est absenté pendant un an ; quand il est revenu, il a ramené une jeune femme qui n’a pas bougé, depuis, du Hall. Stephens, le maître d’hôtel, m’a raconté une fois qu’elle était la lumière de la maison quand elle est arrivée, mais qu’avec les manières mesquines et prétentieuses de son mari, avec la solitude qui l’entoure (car il déteste recevoir) et avec la langue acérée du Lord (car il a une langue comme le dard d’un frelon) toute vie semble maintenant l’avoir fuie : elle serait devenue toute pâle, silencieuse, et elle broie du noir en arpentant les sentiers de la campagne. Il y en a aussi qui disent qu’elle aimait un autre homme, qu’elle a succombé à la tentation de l’argent, et qu’à présent elle se consume de chagrin parce qu’elle a perdu son amant sans avoir la fortune : en dépit de l’argent du mari, elle est la femme la plus pauvre de la paroisse.

 

Vous comprenez bien, Monsieur, que ces histoires de querelle entre un Lord et une Lady ne me faisaient ni chaud ni froid ! Que pouvait m’importer qu’elle haït le son de la voix de son mari ou qu’il l’accablât de sarcasmes dans l’espoir de lui démolir l’âme, ou qu’il lui parlât comme jamais il n’aurait osé parler à l’un de ses domestiques ? Le cabaretier m’a raconté des tas de choses là-dessus, mais elles me sont sorties de l’esprit, car elles ne m’intéressaient pas. Ce que je voulais apprendre, par contre, c’était en quoi consistait la fortune de Lord Mannering. Des titres, des actions ne sont que des papiers et une source de dangers, bien davantage que de profits, pour l’homme qui s’en empare. Par contre du métal et des bijoux valent le risque. Comme s’il devinait toutes mes pensées, le cabaretier m’a parlé de la grande collection de médailles d’or de Lord Mannering ; il m’a dit qu’il n’y en avait pas une pareille au monde ; on avait calculé que si on les mettait dans un sac, le plus costaud de la paroisse ne parviendrait pas à le soulever. Là-dessus, sa femme l’a appelé pour qu’il aille se coucher ; nous nous sommes séparés.

 

Je ne suis pas en train de plaider pour moi-même, mais je vous prie, Monsieur, de réfléchir aux faits, et de vous demander si un homme pouvait être plus cruellement tenté que moi. J’affirme que peu auraient résisté. Je me suis étendu sur mon lit cette nuit-là, sans espoir ni travail, avec mon dernier shilling en poche. J’avais essayé d’être honnête : les honnêtes gens m’avaient tourné le dos ; ils me reprochaient d’avoir été un voleur, et en même temps ils me poussaient à le redevenir. J’étais engagé dans le courant ; je ne pouvais pas en sortir. Et puis je tenais là une telle chance ! Une grande maison avec toutes ses fenêtres, des médailles d’or qui seraient facilement fondues… C’était comme placer une miche de pain devant un homme affamé en escomptant qu’il ne la dévorera pas. J’ai résisté un moment, mais en vain. Je me suis mis sur mon séant, et j’ai juré que, cette nuit même, ou bien je serais riche et j’acquerrais les moyens de dire adieu pour toujours au crime, ou bien les menottes se refermeraient une nouvelle fois sur mes poignets. J’ai enfilé mes vêtements, j’ai mis un shilling sur la table (car le cabaretier m’avait bien traité, et je ne voulais pas l’escroquer) je suis sorti par la fenêtre et je me suis trouvé dans le jardin du cabaret.

 

Un mur élevé le ceinturait ; j’ai eu du mal à l’escalader ; mais une fois de l’autre côté tout était facile. Je n’ai pas rencontré âme qui vive sur la route, et la grille de l’allée était ouverte. Personne n’a bougé chez les concierges. La lune brillait ; je distinguais la grande maison blanche à travers une voûte d’arbres. J’ai marché pendant quatre cents mètres environ, et je suis arrivé en face de la porte, au bord de l’allée ; caché dans l’ombre, j’ai examiné la longue bâtisse dont les fenêtres scintillaient sous la lumière argentée. Je me suis demandé où je trouverais l’accès le plus facile. La fenêtre d’angle m’a donné l’impression qu’elle était la mieux abritée, parce que du lierre pendait en grappes épaisses tout autour. Je me suis dirigé vers cette fenêtre en restant sous les arbres, puis j’ai rampé à l’ombre de la maison. Un chien a aboyé, a agité sa chaîne ; j’ai attendu qu’il se soit calmé ; je me suis remis en route, furtivement, et je suis arrivé enfin sous la fenêtre que j’avais repérée.

 

C’est étonnant comme les gens sont insouciants à la campagne ! À croire que loin des villes, on ne pense jamais aux cambrioleurs… C’est vraiment tenter un pauvre diable quand sa main, se posant sur une porte, l’ouvre sans la moindre difficulté. Dans mon cas, ce n’était pas tout à fait aussi simple. Mais la fenêtre (une fenêtre à guillotine) n’était pas verrouillée : je l’ai ouverte en faisant jouer la lame de mon couteau. Je l’ai soulevée, j’ai introduit mon couteau entre les volets, je les ai poussés devant moi et j’ai atterri dans la pièce.

 

– Bonsoir, Monsieur ! Soyez le très bienvenu ! a lancé une voix.

 

Il m’est arrivé de sursauter au cours de mon existence, mais jamais je n’ai fait un saut pareil. À portée de mes doigts, juste devant l’ouverture des volets, une femme se tenait immobile, une petite bougie à la main. Elle était grande, mince ; elle se dressait de toute sa hauteur ; elle avait un beau visage blanc qui aurait pu être taillé dans du marbre ; mais ses cheveux et ses yeux étaient noirs comme la nuit. Elle était vêtue d’une sorte de robe de chambre blanche qui tombait jusqu’à ses pieds. Avec cette robe et cette figure également blanches, elle ressemblait à un fantôme qui serait descendu de là-haut pour se placer devant moi. Mes genoux s’entrechoquaient, j’ai dû me soutenir à un volet pour ne pas m’effondrer. Si j’avais eu la force, j’aurais fait demi-tour et je me serais enfui, mais je ne pouvais que la regarder, bouche bée.

 

Elle m’a promptement ramené aux réalités.

 

– N’ayez pas peur… ! m’a-t-elle dit.

 

C’étaient là des mots étranges pour une maîtresse de maison s’adressant à un cambrioleur !

 

– …Je vous ai vu de la fenêtre de ma chambre à coucher pendant que vous vous cachiez sous les arbres. Je suis descendue et je vous ai entendu de l’autre côté de la fenêtre. Je vous aurais volontiers ouvert si vous aviez attendu un peu, mais au moment où j’arrivais, vous vous étiez déjà débrouillé tout seul.

 

J’avais encore à la main le long couteau à cran d’arrêt avec lequel j’avais ouvert le volet. Je n’étais pas rasé et j’avais sur les joues la poussière de huit jours sur les routes. Peu de gens auraient osé me regarder en face, seul à seul, à une heure du matin. Cette femme par contre, si elle avait eu rendez-vous avec son amant, ne l’aurait pas considéré d’un œil plus aimable. Elle a posé une main sur mon bras, et elle m’a attiré à l’intérieur de la pièce.

 

– Que veut dire cela, Madame ? N’essayez pas sur moi vos petites séductions !…

 

J’avais pris ma grosse voix, et je peux avoir l’air très mauvais quand je m’y force.

 

– …Si vous voulez me jouer un tour, tant pis pour vous !

 

Je lui ai montré mon couteau.

 

– Je ne veux pas vous jouer de tours, m’a-t-elle répondu. Au contraire, je suis votre amie et je veux vous aider.

 

– Excusez-moi, Madame, mais j’ai du mal à le croire ! Pourquoi voudriez-vous m’aider ?

 

– Pour des raisons personnelles…

 

Tout à coup, avec ses yeux noirs embrasés dans son visage blanc, elle m’a presque crié :

 

– …Parce que je le hais, que je le hais, que je le hais ! Vous comprenez, maintenant ?…

 

Je me suis souvenu de ce que m’avait dit le cabaretier, et alors j’ai compris. J’ai regardé sa tête : oui, je pouvais la croire ! Elle voulait se venger de son mari. Elle voulait le frapper à l’endroit le plus sensible : au portefeuille. Elle le haïssait au point qu’elle s’abaisserait à mettre dans sa confidence un homme comme moi si elle pouvait atteindre son but. Il m’est arrivé de haïr des gens dans ma vie, mais je ne pense pas que j’avais compris ce qu’était la haine, avant d’avoir vu son visage à la lueur de la bougie.

 

– …Vous avez confiance en moi maintenant ? m’a-t-elle demandé en posant encore une fois sa main caressante sur mon bras.

 

– Oui, Votre Grâce.

 

– Vous me connaissez donc ?

 

– Je devine qui vous êtes.

 

– Je sais que mon malheur est la fable du pays.

 

Mais s’en soucie-t-il ? Il ne se soucie que d’une chose au monde, et cette chose-là, vous allez la lui dérober cette nuit même. Avez-vous un sac ?

 

– Non, Votre Grâce.

 

– Fermez les volets. Personne ne pourra voir la lumière. Vous êtes tout à fait en sécurité. Les domestiques dorment dans l’autre aile. Je vais vous montrer où sont les objets qui ont la plus grande valeur. Vous ne pourrez pas tout emporter : vous choisirez les plus beaux…

 

La pièce où je m’étais introduit était longue et basse de plafond ; des tapis, des fourrures jonchaient un beau parquet bien ciré. Il y avait des petites vitrines. Les murs étaient décorés de lances, d’épées, de pagaies et d’autres objets qui ont leur place dans des musées. Il y avait aussi des vêtements bizarres qui avaient été rapportés de pays étrangers ; la dame s’est penchée et a ramassé un grand sac de cuir noir.

 

– …Ce sac de couchage fera l’affaire, a-t-elle dit. Suivez-moi ; je vais vous montrer où sont les médailles…

 

C’était comme dans un rêve : cette grande femme en blanc, qui était la maîtresse de maison, et qui m’aidait à cambrioler chez elle !… J’aurais volontiers éclaté de rire si sur son visage blême je n’avais décelé quelque chose qui glaçait le rire sur mes lèvres. Elle est passée devant moi comme un esprit, avec sa bougie à la main, et je l’ai suivie avec mon sac jusqu’à une porte au fond de ce musée. Elle était fermée à clef, mais la clef était dans la serrure ; elle a ouvert et nous sommes entrés.

 

La pièce attenante était petite, drapée de rideaux peints. Sur l’un il y avait une chasse au cerf, je m’en souviens bien, et à la lueur de la bougie on aurait juré que les chiens et les chevaux surgissaient des murs. La seule autre chose dans la pièce était une rangée de vitrines en noyer, avec des ornements de cuivre et des dessus en verre. Du premier coup d’œil j’ai aperçu toute une quantité de médailles d’or, bien alignées, dont certaines étaient aussi grosses que des assiettes et avaient bien trois ou quatre centimètres d’épaisseur : elles étaient posées sur du velours rouge ; leur dorure brillait dans l’obscurité. J’avais les doigts qui me démangeaient et j’ai glissé mon couteau sous la serrure de l’une des vitrines pour la faire sauter.

 

– …Attendez ! m’a-t-elle dit en recommençant à poser sa main sur mon bras. Vous pouvez trouver mieux.

 

– Ceci me suffit amplement, ai-je répondu. Et je remercie infiniment Votre Grâce pour son aide.

 

– Je vous dis qu’il y a mieux ! a-t-elle insisté. Des souverains en or vous seraient plus profitables que ces médailles.

 

– Ma foi oui ! Des souverains en or, on ne fait rien de mieux.

 

– Bien. Il dort juste au-dessus de nos têtes. Il n’y a qu’à gravir un petit escalier. Sous son lit, il cache une caissette qui contient assez d’argent pour remplir votre sac.

 

– Mais comment le prendrais-je sans le réveiller ?

 

– Quelle importance s’il se réveille ?…

 

 

Elle m’a regardé fixement en disant cela.

 

– …Vous sauriez bien l’empêcher d’appeler, non ?

 

– Oh non, Madame ! Pas de ça ! Rien à faire !

 

– Comme vous voudrez ! Au premier abord je vous avais pris pour un dur, mais je m’aperçois que je me suis trompée. Si vous craignez un vieillard, alors évidemment tant pis pour l’or qui est sous son lit ! Vous êtes meilleur juge que moi de vos propres affaires, mais je pense que vous feriez mieux de choisir un autre métier.

 

– Je ne veux pas avoir un meurtre sur la conscience.

 

– Vous pourriez le maîtriser sans lui faire de mal. Je n’ai jamais parlé de meurtre. L’argent se trouve sous le lit. Mais si vous avez peur, mieux vaut que vous n’entrepreniez rien.

 

Voilà comment elle opérait sur moi : en partie avec son ironie, en partie avec cet or qu’elle faisait miroiter. Je crois que j’aurais cédé et que je me serais risqué chez le vieux Lord si je n’avais pas remarqué ses yeux : ils assistaient à mon combat intérieur avec une expression si rusée, si méchante, que j’ai compris qu’elle s’efforçait de faire de moi l’instrument de sa vengeance, et qu’elle ne me laisserait pas d’autre alternative que de mettre son mari hors d’état de nuire ou de me laisser capturer par lui. Elle a bien senti qu’elle s’était trahie, et elle m’a aussitôt dédié un bon sourire amical ; mais il était trop tard ; j’avais eu mon avertissement.

 

– Je ne veux pas monter ! ai-je déclaré. J’ai ici tout ce qu’il me faut.

 

Elle m’a foudroyé de son mépris.

 

– Très bien. Vous pouvez emporter ces médailles. Je préfèrerais que vous commenciez par ce côté-là. Sans doute sont-elles toutes de même valeur, une fois fondues, mais celles-ci sont les plus rares, donc les plus précieuses à ses yeux. Inutile de forcer les serrures. En pressant ce bouton de cuivre, vous ferez jouer un ressort secret. Là ! Prenez d’abord celle-ci : c’est la prunelle de son œil…

 

Elle avait ouvert une vitrine ; tous ces beaux objets s’étalaient devant moi. J’avais déjà la main sur la médaille qu’elle m’avait indiquée, quand tout à coup j’ai vu son visage changer, et elle a levé un doigt en l’air.

 

– …Chut ! Qu’est cela ?…

 

Dans le silence de la maison nous avons entendu un bruit étouffé de pas traînants. Elle a immédiatement refermé la vitrine.

 

– …C’est mon mari ! Ne vous inquiétez pas ! Tout ira bien. Je vais arranger les choses. Ici ! Vite, derrière la tapisserie !…

 

Elle m’a poussé derrière les rideaux peints, moi et mon sac vide à la main. Puis elle a pris sa bougie et est repartie rapidement dans le musée d’où nous étions venus. De là où je me tenais, je pouvais la voir par la porte ouverte.

 

– …Est-ce vous, Robert ? a-t-elle crié.

 

La lueur d’une bougie a brillé derrière la porte du musée ; le bruit de pas s’est rapproché. Puis j’ai vu s’encadrer sur le seuil une grande figure lourde, toute en rides et en plis graisseux, avec un nez fortement busqué et chaussé de lunettes en or. Il était très grand, très gros ; dans sa robe de chambre il bouchait la porte. Il avait des cheveux gris bouclés, mais il ne portait pas de barbe. Sa bouche petite, mince, pincée, fuyait sous l’avancée du nez dominateur. Il se tenait immobile, examinait sa femme d’un regard étrange, méchant. Du premier coup d’œil j’ai compris qu’il éprouvait pour elle les sentiments qu’elle lui vouait.

 

– Que signifie cela ? lui a-t-il demandé. Un nouveau caprice ? Pourquoi cette promenade nocturne dans la maison ? Comment se fait-il que vous ne soyez pas couchée ?

 

– Je ne pouvais pas dormir…

 

Elle avait pris un ton las, languissant. Si elle était jadis montée sur les planches, elle n’avait pas oublié sa vocation.

 

– Pourrais-je vous suggérer, a-t-il repris de la même voix moqueuse, qu’une bonne conscience aide puissamment à dormir ?

 

– J’en doute, a-t-elle répondu, puisque vous jouissez d’un très bon sommeil.

 

– Dans toute ma vie, je n’ai à rougir que d’une seule chose…

 

Ses cheveux se sont hérissés de colère : il avait l’air d’un vieux cacatoès.

 

– …Vous savez mieux que quiconque de quoi je parle. Et le châtiment a suivi la faute.

 

– Pour moi, ç’a été la même chose : ne l’oubliez pas !

 

– De quoi vous plaindriez-vous ? C’est moi qui me suis abaissé ; vous, vous vous êtes élevée.

 

– Élevée !

 

– Parfaitement ! Je suppose que vous ne contesterez pas que vous vous êtes élevée en passant du music-hall à Mannering Hall. J’ai eu bien tort de vous enlever à votre véritable milieu !

 

– Si vous le pensez vraiment, pourquoi ne nous séparons nous pas ?

 

– Parce qu’un malheur privé vaut mieux qu’une humiliation publique. Parce qu’il est plus facile de souffrir d’une faute que de l’avouer. Parce que, aussi, j’aime vous avoir sous les yeux et savoir que vous ne pouvez pas retourner à lui.

 

– Scélérat ! Lâche !

 

– Mais oui, Milady. Je connais votre ambition secrète, mais de mon vivant elle ne se réalisera pas, et il se pourrait même que je prenne mes dispositions pour qu’après ma mort je veille encore à ce que vous alliez le rejoindre sans un sou. Vous et le cher Edward, vous n’aurez jamais la satisfaction de dilapider mes économies ; il faudra vous faire à cette idée, Milady. Pourquoi les volets et la fenêtre sont-ils ouverts ?

 

– Je trouvais que la pièce sentait le renfermé.

 

– Ce n’est pas prudent. Qui sait si un vagabond ne se promène pas par ici ? Vous rendez-vous compte que ma collection de médailles vaut davantage que n’importe quelle collection au monde ? Vous avez laissé également la porte ouverte. Qu’est-ce qui pourrait empêcher un voleur de me cambrioler ?

 

– J’étais ici.

 

– Je le savais. Je vous ai entendue marcher dans le cabinet des médailles ; voilà pourquoi je suis descendu. Que faisiez-vous ?

 

– Je regardais les médailles. Qu’aurais-je pu faire d’autre ?

 

– Nouvelle, cette curiosité !

 

Il lui a décoché un regard soupçonneux, et il est entré dans le cabinet des médailles ; elle marchait à côté de lui.

 

C’est à ce moment que j’ai vu quelque chose qui m’a fait trembler. J’avais posé mon couteau à cran d’arrêt ouvert sur le dessus d’une vitrine ; il s’étalait là, visible à l’œil nu. Elle l’a remarqué avant lui, et avec toute l’astuce d’une femme elle a levé sa bougie afin que la flamme s’interpose entre le couteau et les yeux de Lord Mannering. Puis de la main gauche elle a pris le couteau et l’a plaqué contre sa robe de chambre sans qu’il l’ait vue. Il a examiné ses vitrines, successivement ; à un moment donné j’aurais pu poser ma main sur son long nez. Comme rien n’indiquait qu’on avait touché à ses médailles, il est reparti en traînant les pieds vers la grande pièce.

 

Et maintenant il me faut parler d’une chose que j’ai entendue plus que je ne l’ai vue, mais je vous jure, aussi vrai que j’aurai à me présenter un jour devant le Maître, que je vais vous dire la vérité.

 

Quand ils sont passés dans le musée, je l’ai vu qui posait sa bougie sur le coin d’une table, puis il s’est assis, mais juste en dehors de mon champ visuel. Elle se tenait dans son dos, comme j’ai pu m’en rendre compte parce que la bougie projetait l’ombre du vieux Lord sur le plancher devant lui. Il s’est mis alors à lui reparler de cet homme qu’il appelait Edward ; chaque mot qu’il prononçait était une goutte de vitriol. Il parlait à voix basse, et je ne comprenais pas tout. Mais d’après ce que j’ai entendu, c’était comme si elle était flagellée à coups de fouet. D’abord elle lui a répondu par quelques phrases fort vives, puis elle s’est tue ; il a continué à la blesser, à l’insulter, à la tourmenter de sa voix froide et moqueuse ; je me demandais comment elle pouvait garder le silence en l’écoutant. Tout à coup je l’ai entendu qui disait d’une voix perçante : « Ne restez pas derrière moi ! Laissez mon col ! Comment ? Vous voudriez me frapper ? » Effectivement j’ai entendu un bruit semblable à un coup, une sorte de son mat et léger, et puis je l’ai entendu crier : « Mon Dieu, mais c’est du sang ! » Il a remué les pieds comme s’il voulait se lever ; j’ai alors entendu un nouveau coup, et il s’est exclamé : « Oh, la diablesse ! » Et le silence est tombé, après une chute sur le plancher et un bruit de liquide qui coulait.

 

Je me suis précipité hors de ma cachette et j’ai couru dans la grande pièce ; je tremblais de tous mes membres ; j’étais horrifié. Le vieux Lord avait glissé à bas de sa chaise, et sur son dos la robe de chambre faisait une bosse affreuse. Sa tête, qui n’avait pas perdu ses lunettes, avait roulé sur le côté ; il avait sa petite bouche ouverte comme un poisson mort. Je n’ai pas vu d’où coulait le sang, mais je l’entendais tambouriner sur le plancher. Et elle ? Hé bien, elle avait les lèvres crispées, les yeux brillants, et ses joues à présent étaient roses. Il ne lui avait manqué que cette légère coloration pour être la plus jolie femme que j’aie jamais vue.

 

– Vous l’avez tué ! ai-je balbutié.

 

– Oui, m’a-t-elle répondu avec son calme habituel. Maintenant, je l’ai tué.

 

– Qu’allez-vous faire ? ai-je demandé. Aussi sûr que deux et deux font quatre, vous allez être arrêtée pour meurtre !

 

– Ne vous inquiétez pas pour moi. Je n’ai rien dans l’existence qui m’intéresse ; la vie ne m’importe pas. Donnez-moi un coup de main pour le remettre sur la chaise. Il est affreux à voir comme ça !

 

Je l’ai aidée. J’étais glacé rien qu’à le toucher. Un peu de sang a coulé sur ma main. J’ai eu la nausée.

 

– Maintenant, m’a-t-elle déclaré, autant que ce soit vous qu’un autre qui preniez les médailles. Servez-vous et partez !

 

– Je ne les veux pas. Je veux m’en aller, tout simplement. Jamais je n’ai été mêlé à une affaire pareille.

 

– Ce serait idiot ! Vous étiez venu pour les médailles ; elles sont là à votre disposition. Pourquoi ne vous serviriez-vous pas ? Personne ne vous en empêchera.

 

J’avais encore à la main le sac vide. Elle a ouvert la vitrine ; à nous deux nous avons bien jeté une centaine de médailles dans le sac. Elles provenaient de la même vitrine ; je n’ai pas voulu attendre davantage. Je me suis dirigé vers la fenêtre, car l’air de la maison m’empoisonnait, après ce que j’avais vu et entendu. Je me suis retourné. Je l’ai vue debout, mince, grande, gracieuse, avec sa bougie, tout à fait comme je l’avais aperçue la première fois. Elle a agité une main pour me dire au revoir. Je lui ai répondu par le même signe. J’ai sauté par la fenêtre dans l’allée de graviers.

 

Je remercie Dieu de pouvoir, la main sur le cœur, jurer que je n’ai jamais commis de crime ; mais peut-être n’aurais-je pas pu le jurer, si j’avais lu dans la tête de cette femme. Il y aurait eu alors deux cadavres dans la pièce au lieu d’un seul, si j’avais deviné ce que cachait son dernier sourire. Mais je ne pensais qu’à une chose : m’échapper sans être pris. J’étais loin de supposer qu’elle était en train de me passer la corde au cou. Je n’avais pas fait cinq pas au dehors en longeant la maison et en m’abritant dans l’ombre que j’ai entendu un hurlement capable de réveiller toute la paroisse ; puis un deuxième, et encore un troisième.

 

– Au meurtre ! criait-elle. Au meurtre ! Au secours ! Sa voix a résonné dans le calme de la nuit et l’écho s’en est répandu à travers tout le pays. Il m’a troué la tête, ce cri terrible ! En quelques instants des lumières sont apparues, se sont agitées et des fenêtres se sont ouvertes : non seulement dans la maison derrière moi, mais dans la loge et aux écuries sur mon chemin. Comme un lapin épouvanté, je me suis élancé dans l’avenue et j’ai couru de toute la vitesse de mes jambes ; mais la grille s’est refermée avant que j’aie pu l’atteindre. J’ai caché mon sac de médailles sous un tas de fagots, et j’ai essayé de fuir à travers le parc ; mais quelqu’un m’a aperçu, et bientôt j’ai eu une demi-douzaine d’hommes avec des chiens sur les talons. Je me suis blotti derrière des buissons ; mais les chiens se sont jetés sur moi, et j’ai été bien content quand les hommes sont arrivés : j’allais être dévoré tout vif. Ils se sont emparés de moi et m’ont ramené dans la pièce d’où je m’étais enfui.

 

– Est-ce l’homme, Votre Grâce ? a demandé le plus âgé.

 

J’ai su depuis que c’était le maître d’hôtel.

 

Elle était penchée au-dessus du cadavre, elle se tamponnait les yeux avec un mouchoir, elle s’est tournée vers moi, elle avait le visage d’une furie. Oh, quelle actrice !

 

– Oui, c’est bien lui ! a-t-elle crié. Oh, le bandit ! Le cruel ! Traiter ainsi un vieillard !

 

Il y avait dans l’assistance un homme qui avait, l’air du policier du village. Il a posé une main sur mon épaule.

 

– Qu’avez-vous à répondre à cela ? m’a-t-il demandé.

 

– C’est elle qui l’a tué ! me suis-je exclamé en la désignant.

 

Elle n’a point sourcillé. Elle continuait à me fixer de son regard de braise.

 

– Allons ! Allons ! Trouvez un autre truc ! a dit le policier.

 

L’un des domestiques m’a administré un grand coup de poing.

 

– Je vous dis que je l’ai vue faire ! Elle l’a poignardé à deux reprises avec un couteau. D’abord elle m’avait aidé à le cambrioler ; puis elle l’a tué.

 

Le domestique a voulu me frapper une deuxième fois, mais elle a retenu sa main.

 

– Ne lui faites pas de mal, a-t-elle murmuré. Je crois que la loi se chargera de le châtier.

 

– J’y veillerai, Votre Grâce ! a répondu le policier. Votre Grâce a bien assisté au crime, n’est-ce pas ?

 

– Oui, oui ! Je l’ai vu de mes propres yeux. Ç’a été horrible. Nous avions entendu du bruit et nous étions descendus. Mon pauvre mari marchait le premier. L’homme avait ouvert une vitrine, et il était en train de remplir un sac de cuir noir qu’il tenait à la main. Il a voulu s’enfuir, mais mon mari l’a rattrapé ; ils se sont battus, et il l’a frappé de deux coups de poignard. Regardez : il a encore du sang sur les mains. Si je ne me trompe pas, son couteau se trouve toujours dans le dos de Lord Mannering.

 

– Regardez ; elle a les mains pleines de sang ! me suis-je écrié.

 

– Elle soutenait la tête de Sa Seigneurie, infâme menteur ! a protesté le maître d’hôtel.

 

– Et voici le sac dont Sa Grâce parlait tout à l’heure, a dit le policier à qui un groom venait d’apporter le sac que j’avais lâché dans ma fuite. Et les médailles sont à l’intérieur. En voilà assez pour moi. Nous allons le garder ici cette nuit et demain nous l’emmènerons à Salisbury.

 

– Le pauvre diable ! a dit la femme. Pour ma part je lui pardonne le mal qu’il m’a fait. Qui sait quelle tentation l’a poussé au crime ? Sa conscience et la loi le puniront suffisamment pour que mes reproches lui soient épargnés.

 

Je n’ai rien pu répondre. Je vous assure, Monsieur, que je n’ai rien pu répondre. J’étais confondu par le toupet de cette femme. Comme mon silence semblait confirmer tout ce qu’elle avait dit, j’ai été traîné par le policier dans la cave où j’ai été enfermé pour la nuit.

 

Voilà, Monsieur. Je vous ai dit toute l’histoire des événements qui ont abouti au meurtre de Lord Mannering par sa femme au cours de la nuit du 14 septembre 1894. Peut-être récuserez-vous ma version des faits, comme le policier à Mannering Hall, comme le juge aux assises du comté. Ou peut-être trouverez-vous un accent de vérité qui vous troublera, et vous assurerez-vous à jamais la réputation d’un homme qui ne recule devant rien pour faire éclater la vérité et la justice. Je ne puis m’adresser qu’à vous, Monsieur ; si vous lavez mon nom de cette accusation mensongère, je vous bénirai jusqu’à la fin de mes jours. Mais si vous m’abandonnez, alors je vous jure que je me pendrai, dans un mois d’ici, au barreau de ma fenêtre, et qu’à partir de ce jour je reviendrai vous tirer par les pieds toutes les nuits et que je vous empoisonnerai autant que peut le faire un revenant. Ce que je vous demande est très simple. Faites procéder à une enquête sur cette femme, surveillez-la, fouillez son passé, renseignez-vous sur ce qu’elle fait de l’argent dont elle a hérité, vérifiez s’il n’y a pas dans sa vie actuelle un Edward comme je vous l’ai indiqué. Si votre enquête vous révèle sa véritable nature, si elle paraît corroborer l’histoire que je viens de vous raconter, alors je suis sûr que je pourrai me fier à votre bon cœur et que vous sauverez un innocent.

 

LA GRANDE EXPÉRIENCE DE KEINPLATZ[4]

Entre toutes les sciences qui posaient des devinettes aux enfants des hommes, celles qui passionnaient le professeur von Baumgarten se rapportaient à la psychologie et aux rapports imprécis entre l’esprit et la matière. Anatomiste célèbre, chimiste réputé, autorité européenne en physiologie, il éprouva un véritable soulagement à abandonner ces spécialités et à utiliser ses connaissances acquises dans l’étude de l’âme et dans la mystérieuse parenté des esprits. Au début, quand jeune encore il commençait à fouiller les secrets du mesmérisme, il avait l’impression d’errer dans un pays inconnu où tout était chaos et obscurité à l’exception de certains faits, inexplicables et sans relations mutuelles, qui se dressaient sur sa route. Les années passant et le savoir de l’éminent Professeur s’étant accru (car le savoir engendre le savoir, autant que le capital porte intérêt), une bonne partie de ce qui lui avait paru étrange commença à revêtir un aspect neuf. De nouvelles chaînes de raisonnements lui devinrent familières, et il aperçut des liens là où il n’en avait discerné aucun. Grâce à des expériences qui s’étalèrent sur vingt ans, il rassembla une base de faits sur laquelle il eut l’ambition d’édifier une nouvelle science exacte qui embrasserait le mesmérisme, le spiritisme et toutes les doctrines analogues. Les choses lui furent facilitées par sa connaissance parfaite des éléments les plus complexes de la physiologie animale, qui traitent des influx nerveux et du travail du cerveau : Alexis von Baumgarten était en effet professeur-régent de physiologie à l’Université de Keinplatz, et il disposait de toutes les ressources de son laboratoire pour ses recherches les plus poussées.

 

Grand et mince, le professeur von Baumgarten avait un visage taillé à coups de serpe et des yeux gris acier singulièrement vifs et pénétrants. La méditation avait sillonné son front de rides et contractait ses sourcils épais, si bien qu’il avait constamment l’air bougon ; on se serait néanmoins trompé en prenant cette apparence pour une réalité, car s’il était austère, il avait bon cœur. Les étudiants l’aimaient beaucoup ; ils faisaient cercle autour de lui après ses cours, et ils l’écoutaient avidement formuler des théories extraordinaires. Fréquemment il faisait appel à des volontaires parmi eux pour tenter une expérience ; il avait peu d’élèves qu’il n’eût point projetés dans une extase mesmérienne.

 

Le plus enthousiaste de ces jeunes adeptes de la science s’appelait Fritz von Hartmann. Ses camarades s’étonnaient parfois qu’un garçon farouche et insouciant, à coup sûr le plus impétueux des jeunes originaires de la vallée du Rhin, consacrât tant de temps à déchiffrer des ouvrages abstrus ou à assister le Professeur dans ses expériences. En vérité, Fritz était un malin qui savait ce qu’il faisait. Plusieurs mois auparavant il avait offert son cœur à la jeune Élise, blonde aux yeux bleus, qui était la fille du Professeur. Bien qu’il eût réussi à entendre de sa bouche qu’elle n’était pas indifférente à ses assiduités, il n’avait jamais osé se présenter à ses parents en qualité de fiancé. Il aurait donc éprouvé bien des difficultés à voir la jeune fille s’il n’avait découvert l’expédient de se rendre utile au Professeur. Par ce biais il se rendait souvent à la maison du vieux savant, et il se soumettait gaillardement à toutes les expériences possibles, et imaginables du moment qu’il avait la chance d’apercevoir les yeux brillants d’Élise ou de toucher sa petite main.

 

Le jeune Fritz von Hartmann était un assez beau garçon, et une respectable quantité d’hectares lui tomberaient dans la main, comme on dit, le jour où mourrait son père. Beaucoup de parents se seraient contentés d’un tel prétendant pour leur fille. Mais Madame fronçait le sourcil quand elle le découvrait chez elle, et elle reprochait au Professeur d’avoir introduit un loup auprès de leur agnelle. Le fait est que Fritz n’avait pas bonne réputation à Keinplatz. Il ne s’y passait pas de rixe, ni de duel, ni de mauvais coup sans que le jeune Rhénan n’y tînt la vedette. Personne n’usait d’un langage plus libre et plus violent ; personne ne buvait davantage ; personne n’aimait mieux jouer aux cartes ; personne n’était plus fainéant, sauf dans ce domaine très particulier. Rien de surprenant, par conséquent, à ce que la bonne Madame von Baumgarten rappelât sa fraulein sous son aile, et méprisât les attentions de ce mauvais sujet. Quant à l’éminent Professeur, il était bien trop absorbé par ses travaux personnels pour avoir une opinion.

 

Depuis de nombreuses années, un problème le tracassait. Toutes ses expériences, toutes ses théories tournaient autour d’un seul point. Cent fois par jour, le Professeur se demandait si un esprit humain pouvait quitter son corps quelque temps et le réintégrer ensuite. La première fois que cette hypothèse s’était présentée à son esprit, il s’était révolté : elle heurtait trop violemment les idées préconçues et les préjugés de sa première éducation. Graduellement toutefois, au fur et à mesure qu’il progressait sur le chemin de ses recherches originales, il s’affranchit des vieilles entraves et devint prêt à affronter n’importe quelle conclusion qui cadrerait avec les faits. Différentes choses l’amenèrent à croire que l’esprit pouvait exister hors de la matière. Finalement l’idée lui vint que par une expérience audacieuse et jamais tentée le problème pourrait se trouver résolu définitivement.

 

« Il est évident, écrivait-il dans son célèbre article sur les entités invisibles qui parut à l’époque dans le Keinplatz wochenliche Medicalschrift et qui confondit tous les milieux scientifiques, que dans certaines conditions l’âme ou l’esprit se sépare spontanément du corps. Dans le cas d’une personne mesmérisée, le corps repose dans un état cataleptique, mais l’esprit l’a quitté. Peut-être me répondra-t-on que l’âme y est demeurée, mais dans un état de sommeil. Je réplique qu’il n’en est certainement pas ainsi : comment rendre compte autrement de l’état de voyance, qui est tombé dans le discrédit par suite de la coquinerie de certains gredins, mais qui est tout de même un fait démontré et incontestable ? Moi-même, avec un sujet sensible, j’ai pu obtenir une description exacte de ce qui se passait dans une pièce ou une maison voisine. Comment expliquer ce savoir, sinon par l’hypothèse que l’âme du sujet avait quitté son corps et vagabondait à travers l’espace ? Pendant un moment elle est rappelée par la voix de l’opérateur et elle dit ce qu’elle a vu, puis elle reprend son vol dans les airs. Puisque l’esprit est par nature invisible, nous ne pouvons pas le voir aller et venir ; mais nous voyons l’effet de ces allées et venues dans le corps du sujet, tantôt rigide et inerte, tantôt luttant pour décrire ses impressions qui ne lui sont jamais parvenues par des moyens naturels. Je ne vois qu’une démonstration possible du fait. Bien que nous soyons dans notre chair impuissants à voir ces esprits, nos propres esprits, si nous pouvions les séparer de nos corps, prendraient conscience de leur présence. J’ai donc l’intention, en gros, de mesmériser l’un de mes élèves. Ensuite je me mesmériserai moi-même d’une manière qui m’est devenue familière. Après quoi, si ma théorie est juste, mon esprit n’éprouvera aucune difficulté à entrer en communication avec l’esprit de mon élève, nos deux esprits étant séparés de leur corps. J’espère avoir la possibilité de publier les résultats de cette expérience intéressante dans un prochain numéro du Keinplatz wochenliche Medicalschrift. »

 

Quand le bon Professeur eut tenu parole et publié le compte rendu de son expérience, son récit parut si extraordinaire qu’il fut accueilli par une incrédulité générale. Le ton de certains journaux fut même très offensant dans leurs commentaires. Furieux, le savant déclara qu’il ne rouvrirait plus jamais la bouche sur ce sujet. Il tint parole. Cependant la narration qui va suivre est tirée des sources les plus authentiques, et les faits relatés peuvent être considérés comme pratiquement exacts.

 

Peu après le jour où le Professeur révéla l’idée de l’expérience mentionnée plus haut, il croisa en rentrant chez lui une bande d’étudiants tapageurs qui sortaient d’un cabaret voisin et qui avaient à leur tête le jeune Fritz von Hartmann, largement imbibé. Comme il venait de passer plusieurs heures fatigantes dans son laboratoire, il les aurait volontiers évités mais son élève lui barra le passage.

 

– Holà, mon digne maître ! s’écria-t-il en tirant le vieux savant par la manche et en cheminant à côté de lui. J’ai quelque chose à vous dire, et il m’est plus facile de vous le dire maintenant, quand la bonne bière ronronne dans ma tête, qu’à tout autre moment.

 

– Qu’est-ce donc, Fritz ? s’enquit le physiologiste en le regardant d’un air doux et surpris.

 

– J’ai appris, mein Herr, que vous alliez tenter une expérience formidable, que vous vouliez sortir une âme d’un corps, puis l’y faire rentrer ensuite. Est-ce vrai ou non ?

 

– C’est vrai, Fritz.

 

– Et avez-vous considéré, mon cher Monsieur, que vous pourriez avoir des difficultés à trouver quelqu’un qui se prêterait à une expérience pareille ? Potztausend ! Supposez que l’âme s’envole et ne veuille plus revenir : ce serait une vilaine affaire ! Qui va courir ce risque ?

 

– Mais, Fritz ! s’écria le Professeur tout démonté par ce point de vue sur l’affaire. Je comptais sur votre concours, moi. Voyons, vous n’allez pas me faire faux bond ! Réfléchissez à l’honneur et à la gloire !

 

– Turlututu ! ricana l’étudiant. Vais-je être toujours payé de fariboles ? Ne suis-je pas resté deux heures sur un isolateur de verre pendant que vous répandiez de l’électricité dans mon corps ? N’avez-vous pas stimulé mes nerfs phréniques, détruit ma digestion avec un courant galvanique autour de mon estomac ? Vous m’avez mesmérisé trente-quatre fois, et qu’y ai-je gagné ? Rien ! Or maintenant, vous voulez faire sortir mon âme, comme vous démonteriez une montre. C’est plus que ne peuvent supporter la chair et le sang !

 

– Mon Dieu ! s’écria le Professeur consterné. C’est très vrai, Fritz. Je n’y avais jamais pensé auparavant ! Si vous pouviez me suggérer une forme de compensation, vous me trouveriez tout disposé à vous l’accorder.

 

– Alors, écoutez-moi, dit Fritz solennellement. Si vous me donnez votre parole qu’après cette expérience vous m’accorderez la main de votre fille, je consentirai à vous assister. Sinon, ne comptez plus sur moi ! Voilà mes conditions.

 

– Mais qu’en dirait ma fille ? demanda le Professeur après avoir avalé sa salive.

 

– Élise serait ravie, répondit le jeune homme. Nous nous aimons depuis longtemps.

 

– Alors elle sera votre femme, déclara le physiologiste avec décision. Car vous êtes un jeune homme de grand cœur et l’un des meilleurs névrosés que je connaisse. Je précise : quand vous n’êtes pas sous l’influence de l’alcool ! J’accomplirai mon expérience le quatre du mois prochain. Soyez à midi au laboratoire de physiologie. Ce sera une manifestation splendide, Fritz. Von Gruben viendra d’Iéna, et Hinterstein de Bâle. Les plus grands savants de l’Allemagne du Sud seront présents.

 

– Je serai ponctuel ! promit l’étudiant.

 

Ils se séparèrent. Le Professeur regagna son logis d’un pas lourd, en songeant au grand événement tout proche, tandis que le jeune homme titubait en quête de ses bruyants compagnons, la tête pleine de son Élise aux yeux bleus ainsi que du marché qu’il venait de conclure avec son futur beau-père.

 

Le Professeur n’avait nullement exagéré en parlant de l’intérêt que soulevait un peu partout sa nouvelle expérience psychologique. Bien avant l’heure, la salle était envahie par une galaxie de savants. En dehors des célébrités qu’il avait nommées, le grand professeur Lurcher, qui venait de fonder sa réputation par un ouvrage remarquable sur les centres cervicaux, était venu de Londres. Plusieurs lumières du spiritisme avaient également consenti à de longs déplacements pour être présents, de même qu’un ministre swedenborgien qui espérait que l’expérience pourrait projeter une nouvelle lueur sur les doctrines de la Rose-Croix.

 

Cette éminente assemblée éclata en applaudissements quand le professeur von Baumgarten et son sujet apparurent sur l’estrade. Le conférencier, en quelques mots bien choisis, exposa son opinion et expliqua comment il se proposait de la soumettre à un test décisif.

 

– Je soutiens, dit-il, que lorsqu’une personne est sous une influence mesmérienne, son esprit est pendant quelque temps libéré de son corps, et je défie n’importe qui d’avancer une autre hypothèse expliquant la voyance. J’espère donc qu’en mesmérisant mon jeune ami et en me mesmérisant moi-même ensuite, nos esprits seront capables de converser ensemble, tandis que nos corps demeureront inertes. Au bout d’un certain temps, la nature reprendra ses droits, nos esprits réintégreront leurs corps respectifs, et tout redeviendra comme avant. Avec votre autorisation, nous allons maintenant commencer notre expérience.

 

Les applaudissements fusèrent à nouveau ; après quoi l’assistance observa un silence expectatif. En quelques passes rapides, le Professeur mesmérisa le jeune homme, qui s’effondra sur sa chaise, pâle et rigide. Puis il tira de sa poche un globe de verre, et, en concentrant son regard sur ce globe et en faisant un gros effort mental, il parvint à se placer dans le même état. C’était un spectacle étrange et impressionnant que de voir ce vieil homme et le jeune étudiant assis tous deux en catalepsie. Où donc leurs âmes s’étaient-elles envolées ? Telle était la question que se posaient tous les assistants.

 

Cinq minutes s’écoulèrent, puis dix, puis quinze, et encore quinze autres : le Professeur et son élève étaient toujours assis et inertes sur l’estrade, et les savants assemblés n’avaient pas encore entendu le moindre son ; tous les yeux étaient concentrés sur les deux figures blêmes, pour guetter le premier signe de leur réanimation. Près d’une heure s’écoula avant que les spectateurs fussent récompensés de leur patience. De vagues couleurs revinrent sur les joues du professeur von Baumgarten : l’âme rétintégrait son habitation terrestre. Soudain il étira ses longs bras maigres, comme s’il s’éveillait ; il se frotta les yeux, se leva et regarda autour de lui ; il n’avait pas l’air de savoir où il se trouvait.

 

– Tausend Taulel ! s’exclama-t-il avant de débiter tout un chapelet de jurons de l’Allemagne du Sud au grand étonnement de son assistance et au scandale du disciple de Swedenborg. Où diable suis-je donc, et par le tonnerre que s’est-il passé ? Oh oui, je me rappelle maintenant ! L’une de ces idiotes expériences mesmériennes… Cette fois il n’y a pas de résultat, car je ne me rappelle rien du tout depuis que j’ai perdu conscience. Ainsi vous avez tous voyagé pour des nèfles, mes bons camarades de la science ? Ah, c’est une bien bonne blague !

 

Sur ces mots le professeur-régent de physiologie éclata de rire et se tapa sur les cuisses d’une manière particulièrement indécente. Ses invités étaient tellement exaspérés de se voir pareillement traités que des désordres auraient sûrement éclaté si le jeune Fritz von Hartmann qui sortait de sa léthargie n’était judicieusement intervenu. S’avançant jusqu’au bord de l’estrade, l’étudiant entreprit d’excuser la conduite répréhensible du Professeur.

 

– Je regrette de dire, déclara-t-il, que c’est un genre d’hurluberlu, en dépit du sérieux qu’il affectait au début de l’expérience. Il souffre encore d’une réaction mesmérienne, et vous ne pouvez le tenir pour responsable de son langage. Quant à l’expérience elle-même, je ne la considère pas comme un échec. Il est très possible que nos esprits se soient entretenus dans l’espace pendant l’heure qui s’est écoulée ; mais malheureusement notre grossière mémoire corporelle est distincte de notre esprit, et nous ne pouvons pas nous rappeler ce qui s’est passé. Je vais dorénavant consacrer mon énergie à trouver un moyen grâce auquel des esprits pourront se rappeler ce qu’ils ont fait dans leur état de liberté, et j’espère que lorsque je l’aurai trouvé, j’aurai le plaisir de vous revoir tous ici dans cette salle, et de vous communiquer mes résultats.

 

Ce petit discours, prononcé par un étudiant si jeune, provoqua un vif étonnement dans l’auditoire : certains se sentirent confusément offensés et trouvèrent qu’il prenait des airs trop importants. Dans leur majorité toutefois, les assistants le considérèrent comme un jeune homme de grand avenir ; en quittant la salle ils ne pouvaient que comparer sa conduite pleine de dignité avec la légèreté de son Professeur qui, pendant les observations de son élève, était demeuré dans son coin à rire de bon cœur, nullement consterné par l’échec de sa tentative.

 

Ces hommes de science repartaient avec l’impression qu’ils n’avaient rien vu de notable ; pourtant l’une des choses les plus surprenantes de l’histoire du monde venait de se produire sous leurs yeux. Le professeur von Baumgarten avait reçu confirmation de sa théorie suivant laquelle, pendant un certain temps, son esprit et celui de son élève avaient déserté leurs corps respectifs. Mais une bizarre complication imprévue avait surgi : l’esprit de Fritz von Hartmann avait réintégré le corps d’Alexis von Baumgarten, et l’esprit d’Alexis von Baumgarten était rentré dans le corps de Fritz von Hartmann. D’où la grossièreté du langage argotique qui était tombé des lèvres du grave Professeur ; d’où, aussi, la déclaration pleine de tenue de l’étudiant insouciant. C’était un événement sans précédent ! Personne ne s’en était rendu compte, les deux intéressés encore moins que les spectateurs.

 

Le corps du Professeur, prenant subitement conscience d’une grande sécheresse au fond de sa gorge, sortit dans la rue ; il riait encore du résultat de l’expérience, car l’âme de Fritz von Hartmann qui y logeait se réjouissait d’avoir gagné une fiancée aussi facilement. Son premier mouvement fut d’aller la voir, mais à la réflexion il jugea qu’il valait mieux attendre que Madame von Baumgarten fût informée par son mari de l’accord intervenu. Il descendit donc vers la taverne du Grüner Mann, qui était le lieu de rendez-vous préféré des pires chahuteurs, et il brandit joyeusement sa canne en entrant dans le petit salon où étaient déjà réunis Spiegel, Muller et une demi-douzaine d’autres gais compagnons.

 

– Ah, ah, mes enfants ! cria-t-il, Je savais que je vous trouverais ici. Buvez, buvons tous, commandez ce que vous voulez ! Aujourd’hui j’offre une tournée générale !…

 

Si l’homme vert de l’enseigne avait brusquement fait son entrée dans la salle de café et réclamé une bouteille de vin, les étudiants n’auraient pas été plus ahuris. Pendant deux ou trois minutes ils le regardèrent complètement abasourdis, sans être capables de répondre quoi que ce soit à son invitation cordiale.

 

– Donner und Blitzen ! cria le Professeur en colère. Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes là à me regarder comme des pourceaux collés sur un banc. Qu’y a-t-il ?

 

– C’est un honneur… inattendu ! balbutia Spiegel.

 

– Honneur ? De la crotte ! répondit le Professeur. Pensez-vous que, parce que je viens d’exhiber du mesmérisme à de vieux fossiles, je serais trop fier pour m’associer à de chers vieux amis comme vous ? Quittez ce fauteuil, Spiegel mon garçon, pour que je préside ! Bière ? Vin ? Schnaps ? Commandez ce que vous préférez, mes enfants : c’est moi qui régale !

 

Jamais le Grüner Mann ne connut d’après-midi plus agité. Les pots mousseux de bière et les bouteilles au long col de vin du Rhin circulèrent avec entrain. Peu à peu les étudiants perdaient leur timidité en face de leur Professeur. Celui-ci d’ailleurs criait, chantait, vociférait, rugissait : il mit en équilibre sur son grand nez une longue pipe, et il offrit de disputer un cent mètres contre n’importe qui. Le cabaretier et sa servante échangeaient derrière la porte des réflexions qui traduisaient leur étonnement devant un pareil comportement : étaient-ce là, disaient-ils, manières dignes d’un professeur-régent de la vieille Université de Keinplatz ? Ils eurent encore bien des choses à se raconter plus tard, car le savant défonça le chapeau haut de forme du cabaretier et alla embrasser la servante dans la cuisine.

 

– Messieurs !… commença le Professeur.

 

Il s’était dressé au haut bout de la table, légèrement vacillant, et il balançait son verre de vin devant son grand nez.

 

– …Je dois vous expliquer à présent quelle est la cause de cette réjouissance.

 

– Écoutez ! Silence ! hurlèrent les étudiants en martelant la table de leurs pots de bière. Un discours ! Un discours !

 

– Le fait est, mes amis, déclara le Professeur dont les yeux étincelaient derrière les lunettes, que j’espère me marier bientôt.

 

– Marié ! s’écria un étudiant plus hardi que les autres. Madame est donc morte ?

 

– Madame qui ?

 

– Hé bien, Madame von Baumgarten, naturellement !

 

– Ah, ah ! s’exclama le Professeur en riant. Je vois que vous êtes au courant de mes petites difficultés. Non, elle n’est pas morte ; mais j’ai de bonnes raisons pour croire qu’elle ne s’opposera pas à mon mariage.

 

– C’est vraiment très gentil de sa part ! remarqua un étudiant.

 

– En fait, reprit le Professeur, elle doit être maintenant persuadée qu’il lui faut m’aider à trouver une femme. Elle et moi, nous ne nous sommes jamais bien entendus ; mais j’espère que nos différends touchent à leur terme, et que lorsque je serai marié, elle viendra habiter chez moi.

 

– Quelle heureuse famille ! soupira un loustic.

 

– C’est ma foi vrai ! Et je compte que vous assisterez tous à mon mariage. Je ne citerai aucun nom, mais je bois à ma petite fiancée !

 

– À la santé de sa petite fiancée ! rugirent les mauvais garçons dans de grands éclats de rire. À sa santé ! Sie soll leben… Hoch !

 

Et la fête reprit avec encore plus d’animation. Chaque étudiant voulut imiter le Professeur et boire un toast à la santé de la fille de son cœur.

 

Pendant ces réjouissances au Grüner Mann, une scène fort différente se déroulait ailleurs. Le jeune Fritz von Hartmann, nanti d’un visage solennel et d’un air distingué, avait consulté divers instruments mathématiques, après l’expérience ; ensuite il avait lancé un ordre péremptoire au gardien du laboratoire, il était sorti et il avait pris lentement la direction de la maison du savant. Devant lui, il aperçut von Althaus, professeur d’anatomie ; il accéléra le pas et le rattrapa.

 

– Dites-moi, von Althaus ! s’écria-t-il en lui tapant sur le bras. L’autre jour, vous m’aviez demandé un renseignement sur la paroi médiane des artères cérébrales. J’ai découvert…

 

– Donnerwetter ! s’exclama von Althaus qui était un vieillard irascible. Que signifie cette impertinence ? Je vous traînerai devant le Conseil de Discipline de l’Université pour votre extravagance, Monsieur !

 

Sur cette menace il pivota sur ses talons et s’éloigna. Von Hartmann fut très surpris par cette réception : « Voilà une conséquence de l’échec de mon expérience » se dit-il. Et il poursuivit tristement sa route.

 

De nouvelles surprises l’attendaient cependant. Deux étudiants coururent derrière lui pour le rattraper. Ces jeunes gens, au lieu de lever leurs casquettes ou de lui témoigner la moindre marque de respect, poussèrent un sauvage hurlement de joie et se saisirent chacun d’une manche de von Hartmann en voulant le tirer avec eux.

 

– Gott in Himmel ! rugit von Hartmann. Que signifie une insulte aussi délibérée ? Où m’emmenez-vous ?

 

– Casser la tête d’une bouteille de vin ! répondirent les deux étudiants. Venez donc ! C’est une invitation que vous n’avez jamais refusée.

 

– Jamais je n’ai vu pareille insolence ! cria von Hartmann. Lâchez-moi le bras, ou je vous ferai renvoyer ! Laissez-moi, je vous dis ! !

 

Avec une rage incontrôlable il distribua force coups de pied.

 

– Oh, si vous le prenez comme ça, allez où bon vous semble ! lui dirent les étudiants. Nous boirons bien sans vous.

 

– Je vous connais. Vous me paierez cela ! leur lança von Hartmann.

 

Il continua son chemin vers ce qu’il supposait être sa propre maison, très échauffé par les deux incidents.

 

Madame von Baumgarten, qui regardait par la fenêtre parce qu’elle s’étonnait que son mari fût en retard pour le déjeuner, aperçut le jeune étudiant sur la route. Comme nous l’avons dit, elle professait à son égard une vive antipathie et lorsqu’il s’aventurait chez elle, c’était sous la protection du Professeur. Sa surprise de le voir arriver seul s’accrut encore quand il ouvrit la porte à claire-voie et s’engagea dans l’allée avec l’air de quelqu’un qui se croit le maître de la situation. Pouvant à peine se fier à ses yeux, elle se précipita vers la porte, tous ses instincts maternels en émoi. Des fenêtres du haut, la belle Élise avait également remarqué la démarche audacieuse de son amoureux ; son cœur se mit à battre vite, autant d’orgueil que de consternation.

 

– Bonjour, Monsieur ! dit Madame Baumgarten à l’intrus en lui barrant majestueusement le seuil.

 

– C’est en vérité un bon jour, Martha ! répliqua l’autre. Allons, ne restez pas ici comme une statue de Junon, mais dépêchez-vous de servir le déjeuner, car je suis à peu près mort de faim.

 

– Martha ! Le déjeuner ! répéta la femme du Professeur qui manqua de tomber à la renverse.

 

– Oui, le déjeuner, Martha, le déjeuner ! hurla von Hartmann qui devenait susceptible. Y a-t-il dans cette requête quelque chose d’extraordinaire, alors qu’un homme a passé sa matinée à travailler ? J’attendrai dans la salle à manger. Servez-moi n’importe quoi : des saucisses, des choux, des prunes, ce que vous aurez sous la main. Mais que faites-vous à me regarder bouche bée ? Femme, allez-vous oui ou non agiter vos jambes ?…

 

Cette dernière phrase, accompagnée d’un véritable trépignement de rage, eut pour effet de faire fuir la bonne Madame von Baumgarten ; elle s’enferma dans sa cuisine où elle piqua une crise de nerfs. Entre temps, von Hartmann était entré dans la salle à manger, et s’était jeté sur le canapé. Il était d’une humeur noire.

 

– …Élise ! appela-t-il. Au diable les femmes ! Élise !

 

Convoquée sur ce ton plutôt rude, la jeune fille descendit timidement de sa chambre.

 

– Mon amour ! s’écria-t-elle en l’enlaçant tendrement.

 

Je sais que vous avez agi ainsi pour l’amour de moi. C’était une ruse pour me voir, dites ?

 

Von Hartmann fut tellement indigné par cette nouvelle agression qu’il resta sans voix ; il ne put que lancer des regards furieux et serrer les poings, tout en se défendant contre les baisers de la jeune fille. Quand il recouvrit enfin l’usage de la parole, il se laissa emporter par un tel ouragan de colère qu’Élise recula et, épouvantée, se laissa tomber dans un fauteuil.

 

– Jamais je n’ai vécu une telle journée ! vociféra von Hartmann en tapant du pied. Mon expérience a échoué. Von Althaus m’a outragé. Deux étudiants m’ont raccolé sur la route. Ma femme manque de s’évanouir quand je lui demande à déjeuner, et ma fille s’élance sur moi pour m’étreindre comme un ours sauvage !

 

– Vous êtes malade, mon chéri ! Vous avez la cervelle à l’envers. Vous ne m’avez pas embrassée une fois !

 

– Non, et je n’ai pas l’intention de le faire ! déclara von Hartmann avec décision. Vous devriez avoir honte de vous. Pourquoi n’allez-vous pas me chercher mes pantoufles, ni aider votre mère à me servir mon déjeuner ?

 

– Est-ce donc pour en arriver là, s’écria Élise en enfouissant son visage dans son mouchoir, que je vous aime passionnément depuis plus de dix mois ? Que j’ai bravé le courroux de ma mère ? Oh, vous avez brisé mon cœur ! Oui, vous l’avez brisé !

 

Elle se mit à sangloter désespérément.

 

– En voilà plus que je ne puis tolérer ! gronda von Hartmann. Que diable veut dire cette fille ? Qu’ai-je donc fait il y a dix mois pour vous inspirer une affection aussi particulière ? Puisque vous m’aimez tant, vous feriez mieux d’aller me chercher des saucisses et un peu de pain, au lieu de débiter tant d’absurdités !

 

– Oh, mon chéri ! cria la malheureuse jeune fille en se jetant dans les bras de celui qu’elle croyait être son Fritz. Dites-moi que vous ne faites que plaisanter pour effrayer votre petite Élise !

 

Le hasard voulut qu’au moment de cette étreinte passionnée autant qu’imprévue von Hartmann se fût adossé contre l’extrémité du canapé lequel, comme c’est souvent le cas avec le mobilier allemand, était délabré et bancal. Le hasard voulut encore que sous l’extrémité du canapé il y eût une cuve pleine d’eau, dans laquelle le physiologiste procédait à certaines expériences sur des œufs de poisson, et qu’il gardait dans la salle à manger pour la maintenir à température égale. Le poids supplémentaire de la jeune fille se combina avec l’impétuosité de son élan pour mettre un terme à la carrière du canapé ; l’infortuné étudiant bascula en arrière dans la cuve : sa tête et ses mains s’y coincèrent incommodément, tandis que ses extrémités inférieures s’agitaient désespérément dans les airs. La coupe de son amertume déborda. Non sans difficulté il parvint à s’extraire de sa position déplaisante, émit un cri inarticulé d’exaspération, prit son chapeau et sortit sans vouloir écouter les supplications d’Élise. Trempé, dégouttant d’eau, il retourna vers la ville, afin de trouver dans un cabaret la nourriture et les aises qui lui étaient refusées chez lui.

 

Pendant que l’esprit de von Baumgarten logé dans le corps de von Hartmann se hâtait sur le chemin en lacets qui menait à la petite ville, il aperçut un homme âgé qui venait dans sa direction et qui, manifestement, était pris de boisson. Von Hartmann se gara sur le côté de la route pour observer cet individu qui titubait en zigzaguant et en chantant d’une voix éraillée un refrain d’étudiant. D’abord il ne fut intéressé que par le contraste entre une apparence vénérable et un état aussi triste ; et puis il se rendit compte qu’il connaissait bien cet homme, sans toutefois pouvoir se rappeler quand et où il l’avait rencontré. Cette impression devint si forte que lorsque l’inconnu parvint à sa hauteur, il se planta devant lui et l’examina attentivement.

 

– Alors, mon fils ? interrogea l’ivrogne en examinant à son tour von Hartmann et en se balançant devant lui. Où diable vous ai-je déjà vu ? Je vous connais aussi bien que je me connais moi-même. Qui diable êtes-vous ?

 

– Je suis le professeur von Baumgarten, répondit l’étudiant. Puis-je vous demander qui vous êtes ? Votre physionomie ne m’est pas inconnue.

 

– Vous ne devriez jamais mentir, jeune homme ! dit l’autre. Vous n’êtes sûrement pas le Professeur, car c’est un vieux bonhomme laid et au bord de la tombe, alors que vous êtes un jeune gaillard aux larges épaules. Je m’appelle Fritz von Hartmann pour vous servir.

 

– Certainement pas ! s’exclama le corps de von Hartmann. Vous pourriez être son père tout au plus. Mais dites-moi, Monsieur, savez-vous que vous portez mes boutons de plastron et ma chaîne de montre ?

 

– Donnerwetter ! hoqueta l’autre. Si vous n’avez pas là le pantalon à cause duquel mon tailleur va me saisir, que je ne boive plus jamais de bière !

 

Accablé par les incidents étranges dont il avait été victime toute la journée, von Hartmann passa une main sur son front et baissa les yeux. Le hasard voulut (encore) qu’il aperçût la réflection de sa propre tête dans une mare que la pluie avait laissée sur la route. À son immense stupéfaction il constata qu’il avait la tête d’un jeune étudiant et qu’à tous points de vue il était la vivante antithèse de la silhouette grave et austère où son esprit avait l’habitude de loger. En quelques instants sa cervelle agile fit le tour des événements et arriva à la conclusion inévitable. Il faillit s’effondrer sous le choc !

 

– Himmel ! s’écria-t-il. Je vois tout. Nos âmes se sont trompées de corps. Je suis vous, et vous êtes moi. Ma théorie est démontrée, mais à quel prix ! L’esprit le plus savant de l’Europe peut-il se promener sous un extérieur aussi frivole ? Oh, voilà anéantis les travaux de toute une existence !

 

De désespoir, il se frappait la poitrine.

 

– Dites ! fit observer le véritable von Hartmann dans le corps du Professeur. Je vois bien la force de vos remarques, mais je vous prie de ne pas me taper dessus comme cela. Vous avez reçu mon corps en excellent état ; mais je m’aperçois que vous l’avez mouillé et meurtri, et que vous avez éparpillé du tabac à priser sur ma chemise.

 

– Qu’importe ! cria l’autre d’une voix morose. Il nous faudra demeurer tels que nous sommes. Ma théorie est prouvée d’une manière éclatante, mais le prix en est terrible !

 

– Si je le croyais aussi, répondit l’esprit de l’étudiant, je serais en effet assez peiné. Que ferais-je avec ces vieux membres tout raides ? Comment courtiserais-je Élise et la persuaderais-je que je ne suis pas son père ? Dieu merci, en dépit de la bière qui m’a enivré, je vois un moyen d’en sortir !

 

– Lequel ? interrogea le Professeur haletant.

 

– Hé bien, en recommençant l’expérience. Libérons encore une fois nos esprits ; il est probable qu’ils réintégreront leurs corps respectifs.

 

Jamais noyé ne se cramponna plus fermement à un fétu de paille que l’esprit de von Baumgarten à cette suggestion. Dans une hâte fébrile il tira son propre corps sur le côté de la route et le mit en extase mesmérienne. Puis il tira de sa poche le globe de cristal, et tomba dans le même état.

 

Des étudiants, des paysans qui passèrent par là furent bien étonnés de voir l’éminent professeur de physiologie et son élève préféré assis tous deux sur un talus très crotté, et complètement insensibles. Au bout d’une heure, toute une foule s’était rassemblée ; les curieux venaient de décider de faire venir une ambulance pour les transporter à l’hôpital, quand le savant ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Pendant quelques instants il eut l’air d’avoir oublié comment il se trouvait là ; mais bientôt il étonna l’assistance en agitant ses bras maigres au-dessus de sa tête et en hurlant de ravissement :

 

– Gott sei gedanket ! Je suis redevenu moi-même ! Je le sens !

 

L’ahurissement des spectateurs ne fut pas moins grand quand l’étudiant se leva d’un bond, poussa le même cri ; tous deux se mirent à danser une sorte de pas de joie au milieu de la route.

 

Pendant quelque temps, les habitants de Keinplatz eurent des doutes sur l’équilibre mental des deux acteurs de cette scène. Lorsque le Professeur publia le compte rendu de son expérience dans le Medicalschrift, comme il l’avait promis, il se heurta de la part de ses collègues à toutes sortes de suggestions plus ou moins nettement formulées mais qui se résumaient à ceci : il ferait bien de veiller à sa santé mentale, car une autre publication de ce genre le conduirait tout droit dans un asile d’aliénés. Quant à l’étudiant, l’expérience lui enseigna également qu’il aurait intérêt à se taire.

 

Ce soir-là en tout cas, quand l’éminent Professeur rentra chez lui, il ne reçut pas l’accueil cordial qu’il était en droit d’espérer après ses étranges aventures. Il fut au contraire rudement houspillé par sa femme et sa fille, à la fois parce qu’il puait la bière, le vin et le tabac, et aussi parce qu’il avait été absent quand un jeune polisson avait envahi sa maison et les avaient insultées. Il fallut beaucoup de temps pour que l’atmosphère domestique de la demeure du Professeur se pacifiât, et beaucoup plus de temps encore pour que le visage sympathique de von Hartmann reparût sous son toit. La persévérance toutefois renverse tous les obstacles : l’étudiant réussit à apaiser les deux femmes furieuses et à regagner le cœur d’Élise. Il n’a plus aujourd’hui à redouter les foudres de Madame von Baumgarten, car il est devenu le Hauptmann von Hartmann, des uhlans du Kaiser, et la tendre Élise lui a déjà offert deux petits uhlans en signe de gage de sa clémence.

 

UNE MOSAÏQUE LITTÉRAIRE[5]

J’ai depuis mon enfance la conviction irrésistible que ma véritable vocation est la littérature. Mais j’éprouve des difficultés quasi insurmontables à faire partager ce point de vue à une personne qualifiée. Certes, des amis personnels, après avoir écouté mes épanchements, sont allés jusqu’à s’écrier : « Réellement, Smith, ce n’est pas si mal ! » ou : « Vous voulez mon avis, mon vieux ? Hé bien, envoyez donc cela à une revue quelconque ! » Seulement je n’ai jamais eu le courage d’informer mon donneur d’avis que l’article en question avait été déjà expédié à presque toutes les publications de Londres, et m’avait été retourné avec une célérité et une précision tout à la gloire de nos services postaux.

 

Si mes manuscrits avaient été des boomerangs en papier, ils ne seraient pas revenus avec une exactitude plus grande à leur malheureux expéditeur. Oh, la bassesse, la vilenie de l’instant où le petit cylindre de feuillets remplis d’une écriture serrée et qui semblaient si prometteurs quelques jours plus tôt m’est rendu par un postier sans pitié ! Et la dépravation morale qui transparaît derrière le ridicule prétexte invoqué par le rédacteur en chef : un « manque de place » ! Quittons ce sujet pénible ; il constitue d’ailleurs une digression par rapport à ce que j’avais l’intention d’écrire.

 

Depuis l’âge de dix-sept ans jusqu’à vingt-trois, j’ai été un volcan littéraire en éruption perpétuelle. Poèmes ou contes, articles ou manifestes, rien ne rebutait ma plume. Du grand serpent de mer à l’hypothèse nébulaire, j’étais prêt à écrire sur n’importe quoi, et je peux à bon droit m’enorgueillir d’avoir rarement traité un problème sans l’avoir assorti d’un éclairage neuf. La poésie et le roman ont eu toujours pour moi un attrait spécial. Comme j’ai pleuré sur le pathos de mes héroïnes ! Comme j’ai ri aux morceaux de bravoure de mes bouffons ! Hélas ! Je ne parvenais pas à trouver quelqu’un qui partageât mes appréciations, et l’admiration solitaire de soi, toute sincère qu’elle est, devient lassante au bout d’un certain temps. Mon père me reprochait des dépenses excessives et il me faisait également grief de perdre mon temps : j’ai donc été contraint de renoncer à mes rêves d’indépendance littéraire et de me faire employé de bureau dans une firme commerciale qui faisait du négoce avec l’Afrique Occidentale.

 

Même lorsque je fus condamné aux tâches prosaïques qui étaient mon lot au bureau, je suis demeuré fidèle à mon premier amour. J’ai introduit des phrases imagées et léchées dans les plus banales lettres d’affaires ; il paraît qu’elles étonnaient beaucoup leurs destinataires. Mon sarcasme raffiné a fait se tordre de douleur des fournisseurs défaillants. De temps à autre, comme le grand Silas Wegg, je me laissais aller à la poésie, ce qui me permettait de hausser le ton de la correspondance. Ainsi, quoi de plus élégant que ma façon de transmettre les instructions de la société à l’un des capitaines de nos navires ? Jugez plutôt :

 

« D’Angleterre, capitaine, vous mettrez

Directement le cap sur Madère,

Vous débarquerez les boucauts de bœuf salé,

Puis en route pour Ténériffe.

Soyez, s’il vous plaît, attentif, froid, prudent

Avec les marchands des Canaries.

Quand vous appareillerez, suivez

Les meilleurs vents alizés jusqu’à la côte.

Descendez ensuite si vous devez aller

Vers la terre de Calabar,

Et de là vous poursuivrez

Sans désemparer jusqu’à Fernando Po… »

 

Il y en avait quatre pages. Le capitaine, au lieu de serrer ce petit trésor, s’est rendu le lendemain aux bureaux, a demandé avec une chaleur excessive ce que signifiait une pareille lettre ; j’ai été forcé de la retraduire en prose. Mon patron m’a sévèrement réprimandé : il était, vous le voyez, complètement dépourvu de goûts littéraires !

 

Tout cela, néanmoins, ne constitue qu’un préambule pour aboutir au fait qu’après une dizaine d’années de besognes fastidieuses j’ai hérité d’un legs qui, bien que petit, suffisait à mes besoins modestes. Ma première manifestation d’indépendance a été de louer une maison tranquille, éloignée du vacarme de Londres, où je me suis installé avec l’ambition de produire une grande œuvre qui me singulariserait dans la vaste famille des Smith, et qui immortaliserait ma réputation. Dans ce but j’ai acheté plusieurs cahiers de papier ministre, une boîte de plumes d’oie, une bouteille d’encre ; après quoi j’ai consigné ma porte, et je me suis mis en quête d’un sujet convenable.

 

Cette quête s’est prolongée pendant plusieurs semaines. Au bout de ce laps de temps, j’ai constaté qu’à force de grignoter mes plumes j’en avais déjà dévoré un grand nombre, et que j’avais gaspillé mon encre en taches, pâtés, et essais avortés : l’encre était partout, sauf dans la bouteille. Pour ce qui était de l’œuvre même, la facilité de ma jeunesse m’avait abandonné : le vide, un grand vide, régnait dans ma tête ; il m’était impossible d’inciter mon imagination stérile à évoquer un caractère ou un événement.

 

Dans cette impasse, j’ai décidé de consacrer mes loisirs à parcourir les ouvrages des principaux romanciers anglais, depuis Daniel Defoë jusqu’aux contemporains. J’espérais stimuler mes idées latentes et connaître à fond la tendance générale de la littérature. Depuis quelque temps j’avais évité d’ouvrir un livre d’imagination, car l’un des pires défauts de ma jeunesse avait été d’imiter invariablement autant qu’inconsciemment le style du dernier auteur que j’avais lu. Mais à présent j’avais résolu de rechercher la sécurité au sein d’une multitude et, en consultant tous les classiques anglais, de conjurer le péril d’en imiter un de trop près. Au moment où commence mon récit, je venais de parcourir la plus grande partie des romans courants.

 

Donc, le 4 juin 1886, vers dix heures moins vingt du soir, après avoir avalé un welsh rarebit et une pinte de bière, je me suis assis dans mon fauteuil, j’ai calé mes pieds sur un tabouret et j’ai allumé ma pipe, conformément à mes habitudes. Mon pouls et ma température étaient très certainement normaux. J’aurais volontiers indiqué la mesure de la pression barométrique, mais mon baromètre malchanceux avait fait une chute de cent deux centimètres (distance d’un clou au plancher) et il n’était plus digne de crédit. Nous vivons à un âge scientifique, et je me flatte de ne pas être en retard sur mon époque.

 

Dans le confortable état léthargique qui accompagne à la fois la digestion et l’empoisonnement par nicotine, je me suis tout à coup rendu compte d’un événement extraordinaire : mon petit salon était devenu un grand salon, et mon humble table avait grandi en proportion. Autour de son acajou massif, un grand nombre de personnes étaient assises ; elles parlaient sérieusement devant des livres et des brochures éparpillés. Je n’ai pu faire autrement que remarquer qu’elles étaient habillées de costumes très divers ; les plus proches de moi portaient des perruques, de hautes cravates et de lourdes bottes en cuir noble ; la majorité à l’autre bout était vêtue à la mode d’aujourd’hui ; j’ai identifié, avec étonnement, plusieurs gens de lettres éminents que j’avais l’honneur de connaître. Il y avait deux ou trois femmes dans l’assistance. Je me serais bien levé pour accueillir mes hôtes imprévus, mais toute faculté de me mouvoir semblait m’avoir déserté ; je ne pouvais que demeurer tranquille et écouter leur conversation qui, je n’ai pas tardé à le comprendre, me concernait exclusivement.

 

– Morbleu ! s’est écrié un homme rude et bronzé qui fumait une longue pipe de terre à une extrémité de ma table. Mon cœur s’attendrit sur lui. Voyons, mes compères, nous aussi nous avons connu les mêmes difficultés ! Par ma foi, jamais mère ne s’est fait autant de souci pour son fils aîné que moi, quand Rory Random est sorti pour faire son chemin dans le monde !

 

– Très juste, Tobias, très juste ! a crié un autre homme qui était assis tout près de moi. Je jure que j’ai perdu plus de graisse sur le pauvre Robinson sur son île que si j’avais eu deux fois la fièvre quarte. L’histoire était presque terminée quand milord de Rochester entre d’un air glorieux ; c’était un joyeux drôle, quelqu’un qui pouvait faire ou défaire d’un mot une réputation littéraire. « Alors, Defoë, me dit-il, vous avez un conte en train ? – C’est vrai, milord. – Un conte bien gai, j’espère ? Parlez-moi un peu de l’héroïne, Dan ! Une jolie fille, n’est-ce pas ? – Non, milord ; il n’y a pas d’héroïne dans cette affaire. – Ne jouez pas sur les mots ; vous pesez chaque mot comme un avoué échaudé. Parlez-moi du principal personnage féminin, qu’elle soit une héroïne ou pas. – Milord, il n’y a pas de personnage féminin. – Alors, allez au diable, et votre livre aussi ! Vous feriez mieux de le brûler ! » Sur quoi il sort fort courroucé. Je me mets à me lamenter sur mon pauvre roman : autant dire qu’il était condamné à mort avant d’avoir vu le jour. Et pourtant, pour un homme qui a entendu parler de milord de Rochester, il y en a bien mille qui ont entendu parler de Robinson et de son Vendredi !

 

– C’est vrai, Defoë ! a déclaré un homme au visage bienveillant et en habit rouge qui était assis parmi les modernes. Mais tout cela n’aidera nullement notre bon ami Smith à démarrer son histoire ; or je crois que c’était là justement l’objet de notre réunion.

 

– Pickwick a bien parlé ! a lancé son voisin.

 

Tout le monde s’est mis à rire, y compris l’homme au visage bienveillant qui s’est écrié :

 

– Charley Lamb. Charley Lamb, vous ne changerez jamais ! Vous nous ferez toujours rire, même si pour cela vous deviez être pendu !

 

– Ce qui serait un motif de changement ! a répliqué l’autre sous de nouveaux rires.

 

Pendant ce temps, j’avais commencé à mesurer confusément dans ma cervelle engourdie l’honneur immense qui m’était fait. Les plus grands maîtres du roman à toutes les époques de la littérature anglaise s’étaient apparemment donné rendez-vous chez moi afin de me secourir dans mes difficultés. J’étais incapable de mettre un nom sur tous les visages réunis autour de ma table ; mais quand je considérais attentivement certains de mes hôtes, je les reconnaissais d’après des tableaux ou de simples descriptions. Ainsi, entre les deux premiers causeurs, qui s’étaient révélés comme étant Defoë et Smollett, un vieil homme corpulent, brun, sombre avait des traits rudes et accusés ; j’étais sûr que c’était l’auteur célèbre de Gulliver. À l’autre bout de la table, j’ai cru identifier Fielding et Richardson, de même que j’étais prêt à jurer que ces joues creuses et cette figure cadavérique appartenaient à Lawrence Sterne. En remontant parmi cette noble assistance, je distinguais le grand front de Sir Walter Scott, les traits virils de George Eliott et le nez aplati de Thackeray. Chez les vivants, j’ai aperçu James Payn, Walter Besant, la femme de lettres connue sous le nom de « Ouida », Robert Louis Stevenson, ainsi que plusieurs autres écrivains de moindre réputation. Jamais sans doute auparavant, tant de beaux esprits ne s’étaient retrouvés sous le même toit.

 

– Hé bien, est intervenu Sir Walter Scott avec un fort accent, vous connaissez, Messieurs, le chant du ménestrel :

 

« Johnstone le Noir avec ses dix soldats

Pouvait glacer un cœur d’effroi.

Mais Johnstone tout seul

Était craint dix mille fois moins. »

 

« Les Johnstone étaient l’une des familles de Redesdale, cousins au deuxième degré des Armstrong, et parents par mariage des…

 

– Peut-être, Sir Walter, a interrompu Thackeray, voudriez-vous prendre la responsabilité de dicter vous-même à ce jeune aspirant littéraire le commencement d’une histoire ?

 

– Na, na ! s’est écrié Sir Walter. Je ferai ma part, mais voici Charlie là-bas, qui est aussi plein d’esprit qu’un radical peut l’être de forfaiture. C’est à lui de donner le branle.

 

Dickens a secoué la tête ; il allait sans doute refuser cet honneur, quand parmi les modernes une voix que je n’ai pas identifiée s’est élevée.

 

– Et si nous commencions au bout de la table en faisant le tour, chacun apportant sa contribution au gré de sa fantaisie ?

 

– Adopté ! ont crié toutes les voix.

 

Les regards se sont alors tournés vers Defoë : il paraissait gêné ; il remplissait sa pipe en plongeant dans une grande tabatière placée devant lui.

 

– Non, voyons ! a-t-il protesté. Il y a ici d’autres écrivains plus dignes…

 

Mais il a été interrompu par des « Non ! » répétés, et Smollett a crié :

 

– Allez-y, Dan ! Allez-y ! Vous, moi et le Dean, nous courrons chacun une petite bordée pour le faire sortir du port ; ensuite il voguera où bon lui semblera.

 

Ainsi encouragé, Defoë s’est éclairci la gorge.

 

– Mon père était un petit propriétaire du Cheshire fort à son aise. Il s’appelait Cyprian Overbeck ; mais quand il s’est marié vers 1617, il a accolé à son nom celui de la famille de sa femme, Wells. Voilà pourquoi moi, leur fils aîné, je m’appelle Cyprian Overbeck Wells. La ferme avait des terres très fertiles, ainsi que les meilleurs pâturages du pays ; mon père a donc été en mesure de mettre de côté un millier de couronnes qu’il a engagées dans une spéculation risquée aux Indes, avec une réussite si merveilleuse qu’en moins de trois ans il s’est trouvé à la tête d’une somme quatre fois plus élevée. Fier de ce résultat, il a acheté une part de propriété du navire qui faisait la navette ; il l’a rempli une fois de plus de toutes les denrées qui étaient les plus recherchées, par exemple des vieux mousquets, des haches, de la verroterie, des aiguilles, etc. Et il m’a placé à bord en subrécargue afin de veiller à ses intérêts.

 

« Nous avons eu un vent favorable jusqu’au Cap Vert ; là, avec le concours de bons alizés du nord-ouest, nous avons gentiment descendu la côte africaine. En dehors d’un pirate barbaresque que nous avons aperçu de loin, au grand désespoir de nos mariniers qui se voyaient déjà vendus comme esclaves, nous avons eu de la chance. Mais à cent lieues du Cap de Bonne Espérance, le vent a tourné et a soufflé du sud avec une grande violence ; la mer se soulevait à une telle hauteur que l’extrémité de la grand’vergue trempait dans l’eau ; le maître d’équipage a déclaré devant moi que depuis quarante-cinq ans qu’il était marin il n’avait jamais vu chose pareille et qu’il s’attendait au pire. Je me suis tordu les mains, je me suis mis à genoux, je me suis lamenté ; le mât s’en est allé par-dessus bord dans un grand fracas ; j’ai cru que le navire était fendu en deux ; je me suis évanoui de peur et je suis tombé dans les dalots ou je suis demeuré comme mort, ce qui a été mon salut, comme on le verra par la suite. Les mariniers en effet, abandonnant tout espoir de sauver le bateau et s’attendant à le voir sombrer à tout moment, ont mis à l’eau le grand canot de sauvetage où je crains qu’ils n’aient trouvé la mort à laquelle ils voulaient échapper, car je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. Quant à moi, ayant repris connaissance, j’ai découvert que, par un effet de la Providence, la mer s’était calmée, et que j’étais tout seul à bord du bateau. Cette dernière constatation m’a consterné ; j’ai recommencé à me tordre les mains et à gémir sur mon malheureux sort ; finalement, comparant ma condition à celle de mes malheureux camarades, je suis descendu dans le petit salon où je me suis réconforté avec les provisions qui se trouvaient dans le coffre du capitaine.

 

À cet endroit, Defoë a fait observer qu’à son avis il avait donné un bon départ, et il a transmis la suite aux soins du Dean Swift qui, après avoir déclaré qu’il aurait eu pour la mer les mêmes sentiments que maître Cyprian Overbeck Wells, reprit à sa manière le récit.

 

– Pendant deux jours, j’ai vogué à la dérive. Je craignais un retour de la tempête, et je passais mon temps à espérer que mes anciens compagnons me donneraient signe de vie. Le troisième jour, vers le soir, j’ai constaté avec un vif étonnement que le bateau se trouvait emporté par un courant très puissant, qui le poussait vers le nord-ouest avec une telle force qu’il avançait tantôt de la proue, tantôt de la poupe ; il lui arrivait même de se présenter de biais comme un crabe et de se déplacer à une vitesse que j’estimais à douze ou quinze nœuds à l’heure. Pendant plusieurs semaines j’ai été déporté de cette façon, jusqu’à ce qu’un matin, pour ma plus grande joie, j’aie aperçu une île sur tribord. Le courant me l’aurait sans doute fait dépasser si, bien que tout seul, je ne m’étais arrangé pour disposer le clinfoc afin de faire virer la proue ; puis, mettant de la toile à la livarde, à la bonnette et à la misaine, j’ai cargué les voiles sur bâbord et poussé le gouvernail en plein sur tribord, le vent étant alors nord-est-demi-est…

 

À cette description de manœuvre nautique, j’ai remarqué un large sourire de Smollett, tandis qu’un gentleman qui était assis au plus haut bout de la table en uniforme de la Royal Navy et que je soupçonnais être le capitaine Marryat semblait mal à l’aise et s’agitait sur sa chaise.

 

– …Par ce moyen j’ai pu sortir du courant et me diriger jusqu’à moins de quatre cents mètres du rivage. En fait, j’aurais pu approcher davantage ; mais, étant excellent nageur, j’ai jugé préférable d’abandonner le navire qui était plein d’eau et de nager jusqu’au rivage.

 

« J’ignorais absolument si cette île était habitée ou non ; mais en me hissant au sommet d’une grosse vague j’ai aperçu plusieurs silhouettes sur la plage, qui sans doute me guettaient, moi et mon navire. Toutefois ma joie s’est trouvée notablement amoindrie quand, parvenu auprès du rivage, je me suis rendu compte que ces silhouettes étaient celles d’animaux qui rôdaient par petits groupes et qui se jetaient à l’eau pour aller à ma rencontre. À peine avais-je mis le pied sur la grève que j’ai été entouré d’une foule surexcitée de cerfs, de chiens, d’ours sauvages, de buffles et d’autres bêtes. Aucun de ces animaux ne manifestait la moindre peur ; au contraire, tous semblaient éprouver une vive curiosité en même temps, je dois le dire, qu’une certaine aversion.

 

– Une deuxième édition, a chuchoté Lawrence Sterne à son voisin. Gulliver servi froid.

 

– Vous disiez quelque chose, Monsieur ? a interrogé Swift avec une grande fermeté.

 

Il avait évidemment surpris le murmure de Sterne.

 

– Je ne m’adressais pas à vous, Monsieur ! a répondu Sterne qui paraissait un peu effrayé.

 

– Ce n’en était pas moins une insolence ! a rugi Swift. Monsieur l’Abbé aurait volontiers fait du récit un nouveau Voyage Sentimental, et trouverait du pathos, j’en suis sûr, dans un âne mort… Il est vrai que personne ne pourrait vous, blâmer de pleurer vos amis et parents !

 

– Cela vaudrait mieux que se vautrer dans les ordures du Yahooland, a répliqué Sterne.

 

Une querelle aurait certainement éclaté sans l’intervention de toute la compagnie. Mais Swift a refusé avec indignation de poursuivre plus avant le récit, et Sterne a déclaré en ricanant qu’il ne se sentait pas capable d’ajuster une bonne lame à un manche aussi médiocre. D’autres choses désagréables auraient pu être proférées si Smollett n’avait rapidement enchaîné, en employant toutefois la troisième personne du singulier au lieu de la première et en changeant de temps.

 

– Notre héros, fort alarmé par cette réception, préféra ne pas rester sur cette terre inhospitalière : il se rejeta dans la mer et regagna son bateau, convaincu que les éléments lui seraient moins défavorables que les habitants de cette île étrange. Il se montra fort avisé en prenant cette décision, car avant la tombée de la nuit son navire fut rattrapé par un navire de ligne anglais, le Lightning, et il fut hissé à bord. Ce gros vaisseau revenait des Indes Occidentales où il avait fait partie de la flotte que commandait l’amiral Benbow. Le jeune Wells, garçon capable, bien élevé et courageux, fut immédiatement engagé comme valet d’officier ; métier dans lequel il réussit fort bien, à cause de la liberté de ses manières, et qui lui permit de se livrer à quelques farces où il gagna une grande réputation.

 

« Parmi les timoniers du Lightning, il y en avait un qui s’appelait Jedediah Anchorstock et dont l’allure était si extraordinaire qu’elle éveilla rapidement l’attention de notre héros. Âgé de cinquante ans, il était presque noir tant il avait été exposé aux intempéries et au grand air ; et il était si grand que lorsqu’il passait dans l’entrepont il devait se plier en deux. Cependant la particularité la plus frappante de cet individu était que, dans son jeune âge, quelqu’un de malintentionné lui avait tatoué des yeux partout sur la tête, et avec une telle habileté que même à courte distance il était difficile de découvrir les vrais au milieu de tant de contrefaçons exactes. Voilà l’étrange personnage sur lequel maître Cyprian voulut exercer ses talents. Il le choisit d’autant plus volontiers qu’il avait appris que le timonier était extrêmement superstitieux, et aussi qu’il avait laissé à Portsmouth une épouse dont la forte tête lui inspirait une terreur mortelle. Il se saisit de l’un des moutons qui étaient destinés à la table des officiers, lui fit ingurgiter une bonne quantité de rhum et le réduisit à un état d’ivresse avancée. Il le porta ensuite sur la couchette d’Anchorstock et, avec l’aide de quelques autres espiègles, le vêtit d’une robe, le coiffa d’un bonnet de nuit et le couvrit de couvertures.

 

« Quand le timonier revint de son quart, notre héros le héla à la porte de sa couchette d’une voix tremblante. « Monsieur Anchorstock, lui dit-il, se peut-il que votre femme soit à bord ? – Ma femme ! gronda le marin stupéfait. Que veux-tu dire, propre à rien à peau blanche ? – Si elle n’est pas sur le bateau, ce doit être alors son fantôme ! dit Cyprian en hochant lugubrement la tête. – Sur le bateau ! Comment diable serait-elle sur le bateau ? Ma foi, mon maître, je crois qu’il faut que tu sois bien faible de la tête pour penser une chose pareille. Ma Polly est amarrée étrave et poupe du côté de Portsmouth, à plus de deux mille milles d’ici ! – Ma parole, reprit notre héros fort sérieusement, j’ai vu une femme qui regardait à la porte de votre cabine il n’y a pas plus de cinq minutes. – Oui, oui, Monsieur Anchorstock ! confirmèrent plusieurs conspirateurs. Tous ici nous l’avons vue. Un beau morceau de petit navire, avec un mantelet de sabord sur un côté ! – Ça ne m’étonne pas, dit Anchorstock ébranlé par une telle accumulation de témoignages. L’œil bâbord de ma Polly a été fermé pour toujours par le grand Sue Williams. Mais si elle est ici, je dois la voir, qu’elle soit fantôme ou en vie ! » Sur quoi le brave marin, plutôt troublé et tremblant de tous ses membres, entra dans la cabine en brandissant devant lui une lanterne. Le hasard voulut que le mouton, qui avait sombré dans le sommeil à la suite de libations dont il n’avait pas l’habitude, fut réveillé par le bruit de pas et, effrayé de se trouver dans une posture aussi anormale, bondit hors de la couchette et se rua vers la porte, bêlant sauvagement et roulant comme un brick dans la tempête tant à cause des vêtements dont il avait été affublé que de son intoxication alcoolique. Quand Anchorstock vit cette apparition foncer sur lui, il poussa un cri et tomba le visage contre terre ; il était d’autant plus persuadé qu’il avait affaire avec un visiteur surnaturel que les complices de maître Cyprian se mirent à gémir et à hurler, ce qui accrut le désordre. La farce toutefois dépassa presque son but, car le timonier gisait comme mort, et ce ne fut qu’au prix des plus grands efforts qu’il put être ramené à une plus saine appréciation des choses. Néanmoins jusqu’au bout du voyage il affirma qu’il avait vu la lointaine Madame Anchorstock ; avec force jurons il déclarait qu’il avait eu trop peur pour avoir bien regardé son visage, mais qu’il lui était impossible de se tromper, étant donné l’odeur de rhum dont sa couchette était imprégnée et qui était le parfum habituel de sa moitié.

 

« Peu après cette plaisanterie, ce fut l’anniversaire du roi. À bord du Lightning, cet événement s’accompagna du décès du commandant, qui mourut dans des circonstances singulières. Cet officier, véritable marin d’eau douce qui différenciait difficilement la quille de la poupe, avait obtenu son commandement par des recommandations parlementaires, et il l’exerçait avec tant de cruauté et de tyrannie qu’il était universellement exécré. Il devint même si impopulaire que lorsque tout l’équipage ourdit un complot pour punir de mort ses mauvaises actions, il ne trouva pas un seul ami parmi les six cents âmes de son navire pour l’avertir du péril qu’il courait. À bord des bâtiments de guerre, la coutume voulait que le jour de l’anniversaire royal tout l’équipage se rendît sur le pont et qu’à un signal donné il déchargeât en l’air une salve de mousqueterie en l’honneur de Sa Majesté. Ce jour-là les hommes s’étaient passé secrètement le mot de mettre dans leur fusil un lingot au lieu d’une cartouche à blanc. Quand le maître d’équipage donna son coup de sifflet, les hommes se rassemblèrent sur le pont et se mirent en rangs. Le commandant, se tenant devant eux, prononça quelques mots bien sentis : « Quand je donnerai l’ordre, conclut-il, vous déchargerez tous vos fusils, et, nom d’un tonnerre, si l’un de vous tire une seconde trop tôt ou trop tard, je le pendrai de mes mains à cette vergue ! » Là-dessus, il cria : « Feu ! » Les hommes alors le visèrent tous à la tête et appuyèrent sur la gâchette. Ils avaient si bien visé et la distance était si réduite que cinq cents balles le frappèrent simultanément, et lui réduisirent en bouillie la tête et une partie du corps. Il y avait trop d’hommes impliqués dans cette affaire, et il était impossible de l’attribuer à un seul. Les officiers ne punirent donc personne ; d’ailleurs les manières hautaines et le manque de cœur du commandant lui avait aliéné ses camarades autant que les matelots.

 

« Par le charme naturel qui émanait de lui, notre héros gagna si bien tous les cœurs qu’en arrivant en Angleterre son départ suscita d’unanimes regrets. Le devoir filial, cependant, l’obligeait à rentrer chez lui et à se présenter à son père. Dans ce but il prit la poste de Portsmouth à Londres, avec l’intention de pousser ensuite vers le Shropshire. Par hasard un cheval se cassa une patte en traversant Chichester ; il ne put être remplacé ; Cyprian se trouva donc dans l’obligation de passer la nuit à l’hôtellerie de la Couronne et du Taureau.

 

« Et moi, a poursuivi Smollett en riant, je n’ai jamais pu passer devant une hôtellerie confortable sans m’arrêter. Aussi, avec votre permission, je m’arrête ici, et je laisse à qui voudra le soin de mener l’ami Cyprian vers d’autres aventures. S’il vous plaît, Sir Walter, donnez-nous une pincée de votre Sorcellerie du Nord !

 

Smollett, a tiré une pipe, l’a remplie en puisant dans la tabatière de Defoë, et il a attendu patiemment la suite de l’histoire.

 

– Puisque je le dois, je le ferai ! a déclaré l’illustre Écossais en prenant une prise. Mais je dois vous demander l’autorisation de reporter Monsieur Wells cent ans en arrière, car j’affectionne particulièrement l’atmosphère médiévale. Je prends donc la suite.

 

« Notre héros désirait vivement poursuivre son voyage ; mais apprenant qu’un certain temps s’écoulerait avant que la voiture pût repartir, il décida de pousser en avant tout seul, sur son beau destrier gris. À cette époque il était particulièrement dangereux de se déplacer : en dehors des dangers banaux qui menacent les usagers des routes, la région méridionale de l’Angleterre était dans un état de confusion qui frisait l’insurrection. Le jeune homme donc, s’étant assuré que son épée pouvait, le cas échéant, jaillir du fourreau, partit joyeusement au galop en se guidant le mieux possible à la lumière de la lune qui se levait.

 

« Avant d’avoir franchi beaucoup de terrain, il comprit que les avertissements que lui avait prodigués l’hôtelier et qu’il avait mis au compte d’un intérêt bien entendu, n’étaient que trop justifiés. À un endroit où la route était particulièrement mauvaise et traversait un marais, il aperçut à peu de distance une ombre noire ; ses yeux exercés distinguèrent aussitôt un groupe d’hommes embusqués. Il arrêta son cheval à quelques mètres, enroula sa cape autour de son bras, et les invita à se lever.

 

« – Comment, mes maîtres ! s’écria-t-il. Les lits sont donc si rares que vous encombriez la grand’route du Roi avec vos corps ? Allons, par sainte Ursule, que se dressent ceux qui pensent que les oiseaux de nuit chassent du plus gros gibier que la poule d’eau ou la bécasse !

 

« – À vos lames et à vos boucliers, camarades ! cria un grand gaillard en sautant au milieu de la route avec plusieurs compagnons et en se plantant devant le cheval arrêté. Qui est ce matamore qui empêche de dormir les loyaux sujets de Sa Majesté ? Un soldat, par ma foi ! Attention, Monsieur, ou Milord, ou Votre Grâce, ou je ne sais quoi qui vous convienne ! Vous allez modérer votre jeu de langue ; sinon, par les sept sorcières de Gambleside, vous pourriez vous retrouver dans un triste état.

 

« – Je vous requiers de bien vouloir me dire qui vous êtes, répondit notre héros, et si vos desseins peuvent recueillir l’approbation d’un honnête homme. Pour ce qui est de vos menaces, elles s’émoussent sur mon cœur tout comme s’émousseraient vos misérables armes sur mon haubert de Milan.

 

« – Non, Allen ! interrompit l’un des hommes s’adressant à celui qui semblait être le chef de bande. Voici un garçon plein de feu, comme en souhaite notre brave Jack. Mais nous ne leurrons pas les faucons avec des mains vides. Comprenez, Monsieur, que du gibier a été levé, et qu’il serait peut-être souhaitable que de bons chasseurs hardis dans votre genre le poursuivent. Venez avec nous boire un verre de vin des Canaries, et nous trouverons pour votre épée un meilleur usage que de la bagarre et du sang versé pour son propriétaire. Car, je le jure, Milan ou pas Milan, si ma hache s’attaquait à votre morion, ce serait un jour fâcheux pour le fils de votre père !

 

« Notre héros hésita : ferait-il mieux de suivre les traditions de la chevalerie et de s’élancer contre ces ennemis, ou d’accepter leur invitation ? La prudence, combinée à une vive curiosité, l’emporta ; il sauta à bas de son cheval et déclara qu’il était prêt à suivre ses ravisseurs.

 

« – Parlé comme un homme ! cria celui qu’ils appelaient Allen. Jack Cade sera rudement content d’une telle recrue. Sang et charogne, mais vous avez les muscles d’un jeune bœuf ! Dites donc, si vous n’aviez pas écouté l’appel de la raison, vous nous auriez donné du fil à retordre !

 

« – Pas tant que cela, Allen ! Pas tant…

 

« L’homme qui avait parlé était très petit ; il était demeuré à l’arrière-plan quand il y avait eu un risque de bagarre, mais à présent il s’était faufilé au premier rang.

 

« – …Si vous aviez été seul, peut-être auriez-vous eu du mal ; mais un épéiste expert peut désarmer sans se fatiguer un jeune homme comme ce chevalier. Je me rappelle bien comment dans le Palatinat j’ai fendu jusqu’à l’échine le baron von Slogstaff. Il m’avait frappé, regardez, comme ça ; mais moi, avec l’écu et la lame, j’ai détourné le coup ; ensuite, contrant en quarte, j’ai riposté en tierce, et ainsi… Que sainte Agnès nous sauve ! Qui vient là ?

 

« L’apparition qui épouvantait le petit bavard était suffisamment inquiétante pour glacer un cœur comme celui du chevalier. Une silhouette gigantesque avait surgi ; par-dessus les têtes, une voix rude troua le silence de la nuit.

 

« – Attention à vous, Thomas Allen ! Et maudit soit votre destin si vous avez abandonné votre poste sans un motif impérieux et valable. Par saint Anselme, mieux vaudrait que vous ne fussiez jamais né plutôt que d’encourir ma mauvaise humeur cette nuit. Que se passe-t-il pour que vous et vos hommes vous vous promeniez sur la lande comme un troupeau d’oies à la veille de la saint-Michel ?

 

« – Bon capitaine, répondit Allen en retirant son bonnet (tous les autres l’imitèrent), nous avons capturé un brave jeune homme sur la route de Londres. Nous pensions que quelques mots de félicitations nous étaient dus, et non des menaces ou des réprimandes.

 

« – Allons, ne le prenez pas à cœur, hardi Allen ! s’écria leur chef qui n’était autre que le grand Jack Cade en personne. Vous savez depuis longtemps que je suis coléreux, et que ma langue n’est pas graissée de cet onguent qui huile la bouche des hypocrites seigneurs du pays. Et vous, ajouta-t-il en se tournant soudainement vers notre héros, êtes-vous résolu à embrasser la grande cause qui rendra l’Angleterre telle qu’elle était sous le règne du savant Alfred ? Attention, l’ami ! Parlez, et sans phrases !

 

« – Je suis résolu à faire tout ce qui convient à un chevalier et à un gentilhomme ! déclara fermement le soldat.

 

« – Les impôts seront supprimés ! cria Cade. La boîte à sel et le coffre à farine du pauvre seront aussi libres que le cellier du noble. Ah, qu’en dites-vous ?

 

« – Ce ne serait que juste, répondit notre héros.

 

« – Oui, mais on nous sert la justice du faucon sur le levraut ! rugit l’orateur. Il faut en finir avec eux, avec eux tous ! Les nobles et les juges, les prêtres et le Roi, finissons-en avec eux tous !

 

« – Non ! dit Sir Overbeck Wells en se redressant de toute sa taille et en posant sa main sur la garde de son épée. Là je ne peux pas vous suivre ; je vous défierais plutôt comme un traître et un fainéant, puisque je vois que vous n’êtes pas un homme fidèle, que vous voudriez usurper les droits de notre maître le Roi, que la Vierge daigne protéger longtemps encore !

 

« Devant ces mots hardis et le défi qu’ils lançaient, les rebelles parurent un instant déconcertés ; mais encouragés par un cri de leur chef, ils brandirent leurs armes et se préparèrent à tomber sur le chevalier qui adopta une attitude défensive et attendit leur assaut.

 

« Là ! a crié Sir Walter en se frottant les mains et en riant. J’ai mis l’enfant dans un petit coin bien chaud, et nous allons voir lequel d’entre vous, modernes, pourra l’en sortir ! Vous ne me tirerez plus un mot pour l’aider d’une façon ou d’une autre.

 

– À vous, James, essayez ! ont proposé plusieurs voix.

 

L’auteur en question avait à peine commencé à faire une allusion à un cavalier solitaire qui approchait du lieu de la bagarre, quand il s’est trouvé interrompu par un grand gentleman assis un peu plus loin, qui semblait assez nerveux et qui était atteint d’un léger bégaiement.

 

– Excusez-moi, a-t-il dit, mais je pense que je peux être ici d’une quelconque utilité. Certaines de mes productions modestes ont été comparées aux meilleures de Sir Walter, et je suis incontestablement plus fort que vous tous. J’ai pu dépeindre la société moderne aussi bien que l’ancienne ; quant à mes pièces de théâtre, hé bien Shakespeare n’a jamais eu autant de popularité que moi avec ma « Lady of Lyons » ! Voici une petite chose…

 

Il a fourragé dans un grand tas de papiers étalés devant lui.

 

– …Ah ! Voici un rapport de moi quand j’étais aux Indes… Non, c’est l’un de mes discours aux Communes. Cela, c’est ma critique sur Tennyson ; ne l’ai-je pas réchauffé ? Je ne peux pas trouver ce que je désirais, mais bien sûr vous avez tous lu « Rienzi », et « Harold » et « The Last of the Barons ». Chaque écolier les sait par cœur, comme aurait dit le pauvre Macaulay. Permettez-moi de vous donner un échantillon :

 

« En dépit du courage du chevalier, le combat était trop inégal. Son épée se brisa et il fut projeté sur le sol. Il s’attendait à être mis à mort sur-le-champ, mais les bandits qui l’avaient capturé ne parurent pas avoir l’intention de le tuer. Il fut placé sur le dos de son destrier et dirigé ainsi, pieds et poings liés, à travers la lande, vers le repaire où se cachaient les brigands.

 

« Au loin dans cette immensité sauvage, un bâtiment de pierre se dressait ; c’était une ancienne ferme tombée en ruines ; elle servait de quartier général à Cade et à ses hommes. Près de la ferme une grande étable à vaches avait été aménagée en dortoir ; on avait grossièrement essayé de protéger la grande salle du bâtiment principal contre le mauvais temps en bouchant les trous des murs. Dans cette salle les rebelles prirent un repas frugal, tandis que notre héros, toujours ligoté, attendait dans un appentis vide qu’on eût statué sur son sort.

 

Sir Walter avait écouté avec une impatience visible le récit de Bulwer Lytton ; mais à cet endroit, il l’a interrompu avec véhémence :

 

– Nous voulons un échantillon de votre propre style, mon cher ; lui a-t-il dit. Une sorte de prose animalo-magnético-électro-hystérico-biologique est tout à fait votre genre, tandis que pour l’instant vous vous bornez à une pâle imitation du mien, et rien de plus !

 

Un murmure d’assentiment a parcouru la compagnie, et Defoë a ajouté :

 

– En vérité, maître Lytton, il y a une fâcheuse ressemblance dans le style, qui n’est peut-être due qu’au hasard ; mais elle est suffisamment marquée pour justifier la réflexion de notre ami.

 

– Vous trouverez sans doute que ceci aussi est une imitation ? a dit Lytton avec amertume et en reprenant son récit d’un air maussade. Notre infortuné héros venait de s’étendre sur la paille qui jonchait le sol, quand une porte secrète s’ouvrit dans le mur : un vieillard majestueux pénétra dans l’appentis. Le prisonnier le considéra avec un étonnement qui n’était pas dépourvu de crainte, car sur son large front était imprimé le sceau de la grande connaissance, d’une connaissance que ne peut acquérir aucun fils d’homme. Il était vêtu d’une longue robe blanche recouverte de devises mystérieuses en caractères arabes ; une haute tiare écarlate ornée du carré et du cercle rehaussait son aspect vénérable.

 

« – Mon fils, dit-il en tournant vers Sir Overbeck ses yeux à la fois perçants et rêveurs, toutes choses mènent au néant, et le néant est le fondement de toutes choses. Le cosmos est impénétrable. Donc pourquoi existerions-nous ?

 

« Ahuri par cette question considérable et par le langage philosophique du visiteur, notre héros lui souhaita la bienvenue et lui demanda de décliner ses nom et qualités. Le vieillard lui répondit, d’une voix qui s’élevait et redescendait en notes musicales, comme le soupir du vent d’est, tandis qu’une vapeur éthérée et aromatique se répandait dans la pièce.

 

« – Je suis l’éternel non-ego, répondit-il. Je suis la négation concentrée, l’essence éternelle du néant. Vous voyez en moi ce qui existait avant le commencement de la matière bien des années avant le commencement du temps. Je suis l’X algébrique qui représente l’infinie divisibilité d’une particule finie.

 

« Sir Overbeck se sentit frémir comme si une main de glace s’était posée sur son front.

 

« – Quel est votre message ? chuchota-t-il en se prosternant devant son visiteur mystérieux.

 

« – Je suis venu vous dire que les éternités engendrent le chaos, et que les immensités sont à la merci du divin ananke. L’infinité se blottit devant une personnalité. L’essence changeante est le premier moteur de la spiritualité, et le penseur est impuissant devant l’inanité vibrante. La procession cosmique ne se termine que sur l’inconnaissable et l’imprononçable… Puis-je vous demander, Monsieur Smollett, ce que vous trouvez de risible ?

 

– Parbleu, mon maître, s’est écrié Smollett qui ricanait depuis quelque temps, il me semble que vous n’avez guère à redouter que quelqu’un vous dispute ce style !

 

– Il vous appartient en propre, a murmuré Sir Walter.

 

– Et il est très joli ! a ajouté Lawrence Sterne avec un sourire malicieux. S’il vous plaît. Monsieur, quelle langue parlez-vous ?

 

Lytton est devenu si furieux, d’autant plus que tout le monde semblait approuver les interrupteurs, qu’après avoir essayé de bégayer une riposte, il a complètement perdu son sang-froid : il a ramassé tous ses papiers et il a quitté la pièce, en laissant tomber à chaque pas des brochures et des discours. L’incident a si fort diverti la compagnie que les éclats de rire ont fusé pendant plusieurs minutes. Progressivement le bruit de leurs rires s’est affaibli dans mes oreilles, la table et la compagnie se sont nimbées de brume, tout a disparu. Je m’étais assis devant un feu pétillant ; il n’était plus qu’un tas de cendres grises ; les rires de l’auguste société se sont transformés en récriminations féminines : ma femme me secouait violemment par l’épaule en m’exhortant à choisir un meilleur endroit pour dormir. Ainsi ont pris fin les merveilleuse aventures de Maître Cyprian Overbeck Wells ; mais je garde l’espoir que dans un autre rêve les grands maîtres reviendront terminer ce qu’ils ont si bien commencé.

 

JOUER AVEC LE FEU[6]

Je n’ai pas la prétention de dire ce qui a eu lieu exactement le 14 avril dernier au 17 de Badderly Gardens. Transcrites noir sur blanc, mes suppositions sembleraient trop grotesques pour être prises au sérieux. Et pourtant quelque chose a bien eu lieu ; quelque chose de si particulier que nous nous en souviendrons jusqu’à la fin de nos jours ; voilà qui est aussi sûr que peut être sûr le témoignage de cinq personnes. Je ne me laisserai pas entraîner dans des discussions ni dans des spéculations. Je me contente de faire une sorte de déposition que je soumettrai à John Moir, à Harvey Deacon et à Madame Delamere ; je ne la publierai qu’après avoir obtenu leur confirmation de chaque détail. Je serai obligé de me passer de l’imprimatur de Paul Le Duc, car il a quitté l’Angleterre.

 

C’est John Moir, premier associé de la célèbre firme Moir, Moir et Sanderson, qui avait le premier sollicité notre attention sur les problèmes de l’occultisme. Comme beaucoup d’hommes d’affaires très durs et pratiques, il avait un côté mystique qui l’avait conduit à l’examen et, le cas échéant, à l’acceptation de ces phénomènes insaisissables que l’on rassemble, en compagnie de beaucoup de stupidités et de fraudes, sous l’étiquette du spiritisme. Il avait commencé ses recherches avec un esprit libre ; elles prirent bientôt figure de dogmes ; il devint alors aussi positif, aussi fanatique que le premier bigot venu. Dans notre petit groupe il représentait les mystiques qui avaient élaboré une nouvelle religion d’après ces phénomènes singuliers.

 

Madame Delamere, notre médium, était sa sœur, et aussi la femme du sculpteur Delamere. L’expérience nous avait appris que travailler ces problèmes sans médium était aussi vain que si un astronome avait voulu faire des observations sans télescope. D’un autre côté, nous n’aurions jamais voulu introduire parmi nous un médium payé : de toute évidence, un médium professionnel aurait été tenté de nous en donner pour notre argent, et de se laisser aller à la supercherie ; comment nous fier à des phénomènes produits au tarif d’une guinée l’heure ? Moir heureusement avait découvert que sa sœur avait des dons de médium, autrement dit qu’elle était une pile de cette force magnétique animale qui est la seule forme d’énergie assez subtile pour être exercée du plan spirituel aussi bien que de notre propre plan matériel. Naturellement, quand je dis cela, je n’entends nullement supposer vrai ce qui est en question : je fais simplement allusion aux théories grâce auxquelles nous expliquions, à tort ou à raison, ce que nous voyions. Cette dame venait donc, pas tout à fait avec l’approbation de son mari ; bien qu’elle ne donnât jamais l’impression d’une très grande force psychique, nous parvenions néanmoins à obtenir ces communications habituelles qui sont à la fois puériles et inexplicables. Tous les dimanches soir, nous nous rencontrions dans le studio de Harvey Deacon à Bedderly Gardens, la maison qui fait l’angle de Merton Park Road.

 

Le talent imaginatif que Harvey Deacon prodiguait dans son art prédisposait n’importe qui à le considérer comme un amateur ardent de tout ce qui était outré et sensationnel. Le pittoresque certain qui existe dans l’étude des sciences occultes l’avait d’abord attiré ; mais son intérêt s’était vite porté sur quelques-uns des phénomènes que j’ai mentionnés, et il aboutissait déjà à la conclusion que ce qu’il avait pris pour une aventure romanesque et amusante, pour un divertissement d’après-dîner était en vérité une réalité très formidable. Doué d’un cerveau remarquablement clair et logique, il figurait dans notre petit cercle l’élément critique, l’homme sans préjugés qui est prêt à suivre les faits tant qu’il les voit et qui refuse d’émettre une théorie en avance sur ses informations. Sa prudence contrariait Moir, tout comme la foi robuste de celui-ci amusait Deacon ; mais à leur manière ils étaient tous deux des enragés.

 

Et moi ? Comment me définirais-je ? Je n’étais pas un dévot. Je n’étais pas le critique scientifique. Mettons que j’étais le citadin dilettante, ravi de me trouver dans le courant de la mode, reconnaissant de toute nouvelle sensation qui m’arrachait à moi-même et m’ouvrait des débouchés neufs sur la vie. Je ne suis pas personnellement un enthousiaste, mais j’aime la société des enthousiastes. Les propos de Moir me donnaient l’impression que nous possédions un passe-partout spécial pour ouvrir la porte de la mort et me remplissaient d’une sorte de satisfaction. Je trouvais fort agréable l’atmosphère apaisante de la séance avec les lumières tamisées. En un mot, la chose m’amusait ; voilà pourquoi j’étais là ce 14 avril, présent à la scène très étrange que je vais maintenant raconter.

 

J’étais le premier arrivé des hommes, mais Madame Delamere se trouvait déjà dans le studio de Deacon, car elle avait pris le thé avec Madame Harvey Deacon. Les deux dames et Harvey Deacon se tenaient devant un tableau inachevé posé sur le chevalet. Je ne suis pas un expert en peinture, et je n’ai jamais prétendu comprendre le sens des tableaux de Deacon ; toutefois dans ce cas précis j’ai vu que c’était très joli, très fantastique, plein de fées, d’animaux et de figures allégoriques de toutes sortes. Les dames le louaient fort ; l’effet de couleur était vraiment très remarquable.

 

– Qu’en pensez-vous, Markham ? m’a-t-il demandé.

 

– Ma foi, cela me dépasse ! ai-je répondu. Ces bêtes… Quelles sont-elles ?

 

– Des monstres mythiques, des créatures imaginaires, des emblèmes héraldiques. Une sorte de procession bizarre, mystérieuse.

 

– Avec un cheval blanc en tête !

 

– Ce n’est pas un cheval !

 

Il a protesté d’un ton sévère, qui m’a étonné car il avait très bon caractère et ne se prenait pas trop au sérieux.

 

– Qu’est-ce donc ?

 

– Ne voyez-vous pas la corne sur le front ? C’est une licorne. Je vous avais dit que c’étaient des animaux héraldiques. Ne seriez-vous pas capable d’en reconnaître un seul ?

 

– Je suis désolé, Deacon…

 

Il semblait vivement contrarié, mais il s’est mis à rire.

 

– Pardonnez-moi, Markham ! m’a-t-il dit. Le fait est que j’ai eu un travail fou avec cette bête. Toute la journée je l’ai peinte et repeinte, en essayant d’imaginer à quoi ressemblerait une vraie licorne vivante. Finalement j’y suis arrivé, je crois. Du moins je l’espérais, mais quand vous ne l’avez pas reconnue, j’ai été piqué au vif.

 

– Évidemment, c’est une licorne ! me suis-je écrié avec conviction tant je le voyais irrité par mon aveuglement. Je distingue très bien la corne ; mais je n’avais jamais vu de licorne, sauf à côté des armes royales, et je ne pensais absolument pas à cette bête. Les autres sont des griffons, des basilics et des dragons de toutes sortes, n’est-ce pas ?

 

– Oui ; avec eux je n’ai eu aucune difficulté ; c’est la licorne qui m’a donné du mal. Bref, en voilà assez jusqu’à demain.

 

Il a retourné le tableau sur le chevalet, et nous avons entamé un autre sujet de conversation.

 

Moir était ce soir-là en retard ; nous avons eu la surprise de le voir arriver en compagnie d’un Français petit et robuste, qu’il nous a présenté sous le nom de Monsieur Paul Le Duc. Je dis que nous avons été étonnés, car nous soutenions la thèse qu’une intrusion dans notre cercle de spirites modifierait les conditions et introduirait un élément suspect. Nous savions que nous pouvions nous fier les uns aux autres, mais tous nos résultats risquaient d’être remis en question par la présence de quelqu’un de l’extérieur. Moir toutefois nous a vite rassurés. Monsieur Paul Le Duc était un célèbre adepte de l’occultisme, un voyant, un médium et un mystique. Il voyageait en Angleterre, muni d’une lettre d’introduction pour Moir du président des Frères parisiens de la Rose-Croix. Il était donc tout à fait normal qu’il eût été convié à notre petite séance ; nous nous sentions même honorés de sa présence.

 

Comme je l’ai dit, il était petit et robuste, sans rien de distingué en apparence ; son large visage rasé n’avait de remarquable que deux grands yeux de velours brun. Il était bien habillé, il avait les manières d’un gentleman, et il parlait l’anglais avec un accent qui faisait sourire les dames. Madame Deacon, qui n’aimait pas nos recherches, a quitté le studio ; nous avons baissé la lumière, comme d’habitude, et nous avons rapproché nos chaises de la table carrée en acajou qui se trouvait au milieu de la pièce. L’éclairage était faible, mais suffisant pour que nous puissions nous voir les uns les autres très distinctement. Je me rappelle que j’ai même pu remarquer que le Français avait des petites mains dodues aux doigts carrés.

 

– Comme c’est amusant ! nous a-t-il dit. Je ne m’étais pas assis de cette façon depuis de nombreuses années, et pourtant j’aime beaucoup cela. Madame est médium ? Est-ce que Madame pratique la transe ?

 

– Pas tout à fait, a répondu Madame Delamere. Mais je suis toujours consciente d’une extrême somnolence.

 

– C’est le premier stade. Il suffit de l’encourager, et alors survient la transe. Quand la transe survient, alors votre petit esprit s’en va et un autre petit esprit arrive pour prendre sa place ; c’est ainsi que vous avez le langage ou l’écriture automatique. Vous laissez à un autre le soin d’actionner votre machine. Hein ? Mais qu’est-ce que les licornes ont affaire avec nous ?…

 

Harvey Deacon a sursauté. Le Français tournait lentement la tête et scrutait les ombres qui drapaient les murs.

 

– …Comme c’est amusant ! a-t-il murmuré. Toujours des licornes. Qui a pensé avec tant d’intensité à un sujet aussi bizarre ?

 

– C’est merveilleux ! s’est écrié Deacon. Toute la journée j’ai essayé d’en peindre une. Comment l’avez-vous su ?

 

– Vous avez pensé aux licornes dans cette pièce ?

 

– Certainement !

 

– Mais les pensées sont des choses, mon ami. Quand vous imaginez une chose, vous fabriquez une chose. Vous ne le saviez pas, hein ? Mais moi, je peux voir vos licornes parce que ce n’est pas seulement avec mes yeux que je peux voir.

 

– Voudriez-vous dire par là que je crée une chose qui n’a jamais existé rien qu’en pensant à elle ?

 

– Mais évidemment ! C’est le fait qui existe sous tous les autres faits. Voilà pourquoi une mauvaise pensée est aussi un danger.

 

– Elles sont, je suppose, sur le plan astral ? a interrogé Moir.

 

– Ah, ce ne sont que des mots, mon ami ! Elles sont là, quelque part, partout, je ne saurais le dire. Je les vois. Je pourrais les toucher.

 

– Vous ne pourriez pas nous les faire voir.

 

– Il suffirait de les matérialiser. Écoutez, ce serait une expérience. Mais il faudrait du pouvoir. Mesurons d’abord le pouvoir dont nous disposons ; puis nous verrons ce que nous pourrons faire. Puis-je vous placer selon mon désir ?

 

– Vous êtes sûrement meilleur expert que nous, a répondu Deacon. Je voudrais que vous preniez la direction des opérations.

 

– Il se peut que les conditions ne soient pas bonnes. Mais nous ferons ce que nous pourrons. Madame restera où elle est assise ; je me placerai à côté d’elle, et ce gentleman viendra à côté de moi. Monsieur Moir s’asseoira de l’autre côté de Madame, parce qu’il est préférable d’alterner bruns et blonds. Là ! Et à présent, avec votre autorisation, je vais éteindre toutes les lumières.

 

– Quel est l’avantage de l’obscurité ? ai-je demandé.

 

– La force avec laquelle nous avons affaire est une vibration de l’éther, tout comme la lumière. Nous avons maintenant les fils uniquement pour nous-mêmes, comprenez-vous ? Vous n’aurez pas peur dans le noir, Madame ? Comme c’est amusant, une séance pareille !…

 

Au début l’obscurité nous a paru totale ; mais au bout de quelques minutes nos yeux s’y sont accoutumés : nous pouvions discerner nos silhouettes, très vaguement et très confusément, je dois le dire. J’étais incapable de voir autre chose dans le studio. Tous nous étions beaucoup plus sérieux que nous ne l’avions jamais été.

 

– …Voudriez-vous placer vos mains devant vous ? Nous n’avons aucune chance de nous toucher, puisque nous sommes si peu nombreux autour d’une table de cette taille. Vous pouvez vous préparer, Madame ; si le sommeil vous gagne, ne lui résistez pas. Et maintenant, restons assis en silence et attendons, hein ?

 

Nous nous sommes donc installés dans le silence et nous avons attendu, en interrogeant l’obscurité devant nous. Dans le couloir, une horloge faisait tic-tac. Au loin un chien aboyait par intermittences. À deux ou trois reprises des fiacres ont cahoté dans la rue, et les lueurs de leurs lanternes passant par l’entrebâillement des rideaux ont été d’agréables intermèdes dans notre veillée nocturne. Je ressentais les symptômes physiques avec lesquels m’avaient familiarisé les séances précédentes : les pieds glacés, les mains pleines de fourmis, la sensation d’une douce chaleur aux paumes et d’un vent froid dans le dos, d’étranges petits élancements dans les avant-bras (et spécialement dans l’avant-bras gauche, qui était le plus près de notre visiteur) dus sans doute à un désordre du système vasculaire, mais néanmoins dignes d’être notés. En même temps j’éprouvais un sentiment tendu d’attente anxieuse, presque douloureuse. À en juger par le silence rigide, absolu de mes compagnons, ils avaient les nerfs aussi tendus que moi.

 

Et puis tout à coup un son a surgi de l’obscurité : un son sifflant, grave ; c’était la respiration rapide et légère d’une femme, de plus en plus rapide, de plus en plus légère, comme si elle passait entre des dents crispées ; et puis nous avons entendu un hoquet assez violent, accompagné d’un bruissement d’étoffe.

 

– Qu’est-ce ? Est-ce normal ? a demandé quelqu’un dans le noir.

 

– Parfaitement normal, a répondu le Français. C’est Madame. Elle est entrée en transe. Maintenant, Messieurs, si vous voulez bien attendre paisiblement, vous verrez quelque chose, je crois, qui vous intéressera grandement.

 

Encore le tic-tac dans le couloir. Encore la respiration, mais plus profonde, plus pleine maintenant, du médium. Encore les lueurs, mieux accueillies que jamais, des lanternes des fiacres. Quel abîme nous étions en train de combler ! D’un côté le voile de l’éternel à demi-soulevé, de l’autre les voitures de Londres. La table vibrait d’une pulsation puissante. Elle oscillait régulièrement, en cadence, se soulevait, retombait légèrement sous nos doigts. De petits craquements, des coups secs se faisaient entendre dans son bois : on aurait dit un fagot pétillant dans une cheminée par une nuit d’hiver.

 

– Il y a beaucoup de pouvoir ! a murmuré le Français. Regardez sur la table !…

 

J’avais cru que j’étais le jouet d’une hallucination personnelle, mais tous voyaient la même chose que moi. Une lueur phosphorescente jaune verdâtre (je ferais mieux de dire une vapeur lumineuse plutôt qu’une lueur) reposait sur la surface de la table. Elle roulait, ondulait, se tordait en plis scintillants et imprécis qui tournaient et tournoyaient comme des nuages de fumée. À cette lumière impressionnante, je pouvais voir les mains blanches et les doigts carrés du Français.

 

– …Splendide ! s’est-il écrié. Comme c’est amusant !

 

– Réclamerons-nous l’alphabet ? a demandé Moir.

 

– Mais non ! Nous pouvons obtenir beaucoup mieux ! a répondu notre visiteur. Ce n’est qu’un enfantillage de faire basculer la table pour chaque lettre de l’alphabet ; avec un médium comme Madame, nous devrions faire davantage !

 

– Oui, vous ferez davantage, a déclaré une voix.

 

– Qui a parlé ? Était-ce vous, Markham ?

 

– Non, je n’ai pas parlé.

 

– C’est Madame qui a parlé.

 

– Mais ce n’était pas sa voix.

 

– Était-ce vous, Madame Delamere ?

 

– Ce n’est pas le médium, mais c’est le pouvoir qui utilise l’organe du médium, a répondu la voix grave inconnue.

 

– Où est Madame Delamere ? Cela ne lui fera aucun mal, j’espère ?

 

– Le médium est heureux dans un autre plan de l’existence. Elle a pris ma place, comme j’ai pris la sienne.

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Peu importe, pour vous. Je suis quelqu’un qui a vécu comme vous vivez maintenant, et qui est mort comme vous mourrez un jour.

 

Nous avons entendu grincer la roue d’un fiacre qui s’arrêtait devant la porte voisine. Dehors on a discuté sur le prix de la course, et en repartant le cocher a grogné une grossièreté. Le nuage jaune vert tournoyait encore au-dessus de la table, terne sur toute sa surface, sauf dans la direction du médium où il brillait avec une faible luminosité. C’était comme s’il s’entassait devant elle. Mon cœur s’est glacé de froid et de peur. Il me semblait que nous approchions avec légèreté et désinvolture du sacrement le plus réel et le plus auguste : la communion avec les morts, dont avaient parlé les Pères de l’Église.

 

– Vous ne croyez pas que nous allons trop loin ? Ne devrions-nous pas interrompre cette séance ? me suis-je écrié.

 

Mais les autres avaient bien trop envie d’en voir la fin. Mes scrupules les ont fait rire.

 

– Tous les pouvoirs sont créés pour qu’on s’en serve, m’a répondu Harvey Deacon. Si nous pouvons le faire, nous devons le faire. Tous les nouveaux points de départ de la connaissance ont été déclarés illégaux à leurs débuts. Il est juste et raisonnable que nous cherchions à nous renseigner sur la nature de la mort.

 

– C’est juste et raisonnable, a dit la voix.

 

– Là ! Que pouviez-vous demander de plus ? a crié Moir très énervé. Faisons un test. Voudriez-vous nous donner un test que vous êtes réellement ici ?

 

– Quel test demandez-vous ?

 

– Voyons… J’ai un peu de petite monnaie dans ma poche. Pouvez-vous me dire combien ?

 

– Nous revenons dans l’espoir d’enseigner et d’élever, mais pas pour élucider des énigmes puériles.

 

– Ah, ah, Monsieur Moir, vous voilà bien attrapé ! a crié le Français. Mais le contrôle a parfaitement raison.

 

– C’est une religion et non un jeu, a déclaré la voix froide et dure.

 

– Exactement. Je professe la même opinion ! s’est exclamé Moir. Je regrette beaucoup d’avoir posé une pareille question. Vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ?

 

– Que vous importe ?

 

– Y a-t-il longtemps que vous êtes un esprit ?

 

– Oui.

 

– Combien de temps ?

 

– Nous ne calculons pas le temps comme vous. Nos conditions de vie sont différentes.

 

– Êtes-vous heureux ?

 

– Oui.

 

– Vous ne désireriez pas revenir sur terre ?

 

– Non. Certainement pas !

 

– Êtes-vous très occupé ?

 

– Nous ne pourrions pas être heureux si nous n’étions pas très occupés.

 

– Que faites-vous ?

 

– J’ai dit que nos conditions étaient tout à fait différentes.

 

– Pouvez-vous nous donner une idée de votre travail ?

 

– Nous travaillons pour notre propre progrès, et pour l’avancement des autres.

 

– Aimez-vous venir ici ce soir ?

 

– Je suis heureux d’être venu si ma venue peut faire du bien.

 

– Donc, faire du bien est votre objectif ?

 

– C’est l’objectif de la vie sur tous les plans.

 

– Vous voyez, Markham ; voilà qui répond à vos scrupules.

 

Effectivement. Mes doutes avaient disparu ; j’étais prodigieusement intéressé.

 

– Connaissez-vous des souffrances dans votre vie ? ai-je demandé.

 

– Non. La souffrance est une chose du corps.

 

– Avez-vous des douleurs mentales ?

 

– Oui On peut toujours être triste ou anxieux.

 

– Rencontrez-vous les amis que vous avez laissés sur terre ?

 

– Quelques-uns.

 

– Pourquoi seulement quelques-uns ?

 

– Seulement ceux qui sont sympathiques.

 

– Les maris rencontrent-ils leurs femmes ?

 

– Ceux qui ont véritablement aimé.

 

– Et les autres ?

 

– Ils ne sont rien l’un à l’autre.

 

– Existe-t-il un lien spirituel ?

 

– Bien sûr !

 

– Ce que nous faisons est-il bien ?

 

– Si vous le faites dans le bon esprit.

 

– Qu’appelez-vous mauvais esprit ?

 

– La curiosité et la légèreté.

 

– Du mal peut-il en provenir ?

 

– Beaucoup de mal.

 

– Quelle sorte de mal ?

 

– Vous pouvez faire surgir des forces sur lesquelles vous n’avez pas de contrôle.

 

– Des forces mauvaises ?

 

– Des forces non-développées.

 

– Vous dites qu’elles sont dangereuses. Dangereuses pour le corps ou pour l’esprit ?

 

– Parfois pour les deux.

 

Un silence est tombé. L’obscurité semblait plus noire, tandis que le brouillard vert jaune tourbillonnait au-dessus de la table.

 

– Y a-t-il des questions que vous aimeriez poser, Moir ? a demandé Harvey Deacon.

 

– Une seule : priez-vous dans votre monde ?

 

– On doit prier dans tous les mondes.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que c’est le moyen de connaître les forces qui sont en dehors de nous.

 

– Quelle religion pratiquez-vous là-bas ?

 

– Nous en pratiquons plusieurs, tout comme vous.

 

– Vous n’avez pas de connaissance certaine ?

 

– Nous avons seulement la foi.

 

– Ces questions de religion, a dit le Français, intéressent les Anglais qui sont gens sérieux ; mais elles ne sont guère divertissantes. Il me semble qu’avec le pouvoir qui est ici nous pourrions bénéficier d’une grande expérience, hein ? De quelque chose dont nous pourrions parler.

 

– Mais rien ne saurait être plus intéressant que cela ! a objecté Moir.

 

– Alors, si vous y tenez, très bien ! a répondu le Français d’un ton maussade. Pour ma part, j’ai déjà entendu cela auparavant, et il me semblait que ce soir il voudrait mieux essayer autre chose, grâce à tout le pouvoir qui nous est donné. Mais si vous avez d’autres questions, posez-les ; quand vous aurez fini, nous essaierons autre chose.

 

Hélas, le charme était rompu. Nous avons interrogé, interrogé sans succès : le medium était assis en silence sur sa chaise. Seule sa respiration profonde, régulière, montrait qu’elle était là. Le brouillard tournoyait encore sur la table.

 

– Vous avez détruit l’harmonie. Elle ne veut pas répondre.

 

– Mais nous avons appris déjà tout ce qu’elle peut nous dire, hein ? Pour ma part je désirerais voir quelque chose que je n’ai jamais vu.

 

– Quoi donc !

 

– Voulez-vous me laisser essayer ?

 

– Que voudriez-vous faire ?

 

– Je vous ai dit que les pensées étaient des choses, des objets. À présent je veux vous le prouver et vous montrer ce qui n’est qu’une pensée. Oui, je peux le faire, et vous verrez. Je vous demande pour l’instant de rester tranquilles et de ne rien dire, et même de garder vos mains en repos sur la table.

 

La pièce était plus noire, plus silencieuse que jamais. Le même sentiment d’appréhension qui avait lourdement pesé sur moi au début de la séance accablait à nouveau mon cœur. J’avais des fourmillements à la racine des cheveux.

 

– Ça marche ! s’est écrié le Français.

 

Le brouillard lumineux s’est déporté lentement à l’écart de la table ; il a voleté toujours en ondoyant à travers le studio. Il s’est dirigé vers le coin le plus sombre où il s’est tassé en prenant de l’éclat ; bientôt il s’est durci en une sorte de noyau lumineux et clair, en une tache fuyante de rayonnement qui n’éclairait pas et qui ne diffusait pas de rayons dans l’obscurité. Sa couleur passait du jaune verdâtre à un rouge terne un peu bistré. Autour de ce noyau s’enroulait une substance sombre et fumeuse, qui s’épaississait, devenait de plus en plus dense et noire. Et puis la lueur s’est éteinte, comme étouffée par ce qui l’entourait.

 

– Il est parti.

 

– Chut ! Il y a quelque chose dans la pièce.

 

Ce quelque chose, nous l’avons entendu dans le coin où la lueur s’était déplacée. Quelque chose qui soufflait et remuait.

 

– Qu’est-ce ? Le Duc, qu’avez-vous fait ?

 

– Tout va bien. Il ne se passera rien de mal.

 

La voix du Français tremblait d’énervement.

 

– Grands dieux, Moir, il y a un gros animal dans la pièce. Le voici, tout contre ma chaise ! Allez-vous en ! Allez-vous en !

 

C’était la voix de Harvey Deacon ; puis nous avons entendu le bruit d’un coup tombant sur un objet dur. Et puis… Et puis… Comment vous dire ce qui est arrivé !

 

Un objet volumineux s’est précipité contre nous dans l’obscurité. Une chose qui se cabrait, qui tapait du pied, qui sautait, qui s’ébrouait, qui était capable d’écraser tout sur son passage. La table a volé en éclats. Nous avons été dispersés dans toutes les directions. La chose faisait un bruit d’enfer, nous bousculait, se ruait d’un angle à l’autre de la pièce avec une énergie atroce. Nous hurlions tous d’épouvante, nous étions tombés à quatre pattes pour essayez de nous mettre hors de l’atteinte de la chose. Je ne sais quoi a marché sur ma main ; j’ai senti mes os craquer sous le poids.

 

– De la lumière ! a crié quelqu’un.

 

– Moir, vous avez des allumettes ? Des allumettes !

 

– Non, je n’en ai pas. Deacon, où sont les allumettes ? Des allumettes, pour l’amour de Dieu !

 

– Je ne peux pas les trouver. Holà, vous, le Français, arrêtez cela !

 

– C’est hors de mon pouvoir. Oh, mon Dieu, je ne peux rien arrêter ! La porte ! Où est la porte ?

 

Par hasard ma main est tombée sur la poignée de la porte tandis que je tâtonnais dans l’obscurité. La chose au souffle rude s’est élancée à côté de moi et a tapé avec un bruit horrible contre la cloison de chêne. J’ai tourné la poignée et nous sommes tous sortis en refermant la porte derrière nous. À l’intérieur le vacarme effroyable continuait sans désemparer.

 

– Qu’est-ce ? Au nom du Ciel, quelle est cette chose ?

 

– Un cheval. Je l’ai vu quand la porte a été ouverte. Mais Madame Delamere ?…

 

– Il faut que nous retournions la chercher. Allons-y, Markham ; plus nous attendrons, moins nous aimerons cela.

 

Il a ouvert tout grand la porte, et nous nous sommes précipités dans le studio. Madame Delamere gisait par terre parmi les débris de sa chaise. Nous l’avons saisie et tirée rapidement dehors ; une fois arrivés sur le seuil, j’ai jeté un coup d’œil derrière moi. Dans l’obscurité deux yeux étranges étincelaient en nous regardant ; je n’ai eu que le temps de claquer la porte ; de l’autre côté a retenti un coup terrible ; la porte s’est fendue du haut en bas.

 

– Il va traverser la porte ! Le voici !

 

– Courez ! Courez si vous tenez à votre vie ! a crié le Français.

 

Un autre bruit formidable a précédé le passage de quelque chose par la fente de la porte. C’était une longue corne blanche, qui brillait à la lumière. Pendant un moment elle est restée là devant nous, puis avec un coup sec elle a disparu.

 

– Vite ! Vite ! Par ici ! a crié Harvey Deacon. Portez-la ici ! Vite !

 

Nous nous sommes réfugiés dans la salle à manger, et nous avons refermé derrière nous la lourde porte en chêne. Nous avons étendu sur le canapé la femme sans connaissance ; Moir, le coriace homme d’affaires, est tombé évanoui sur la carpette du foyer. Harvey Deacon, blanc comme un cadavre, se contorsionnait et sautait comme un épileptique. Dans un fracas affreux, la porte du studio a volé complètement en éclats ; nous avons entendu piaffer et hennir dans le couloir, aller et venir ; la maison tremblait sous cette fureur. Le Français, la tête dans les mains, sanglotait comme un enfant épouvanté.

 

– Que faire ?… lui demandai-je en le secouant rudement par l’épaule. Un fusil peut-il être utile dans un cas pareil ?

 

– Oh non ! mais le pouvoir va disparaître. Ce sera fini.

 

– Vous auriez pu nous tuer tous, vous, indicible fou, avec vos expériences de l’enfer !

 

– Je ne savais pas. Comment pouvais-je prévoir qu’il aurait été effrayé ? Il est fou de terreur. Tout est de sa faute : il l’a frappé.

 

Harvey Deacon a sursauté.

 

– Grands dieux !…

 

Un hurlement a retenti dans toute la maison.

 

– …C’est ma femme ! Me voici ! Je sors ! Le diable en personne ne m’empêcherait pas de sortir !

 

Il avait ouvert la porte et il s’était élancé dans le couloir. Au pied de l’escalier, Madame Deacon gisait inanimée, foudroyée par ce qu’elle avait vu. Mais il n’y avait personne d’autre.

 

Les yeux exorbités par l’horreur, nous avons regardé autour de nous, mais tout était parfaitement calme. Je me suis approché du carré noir de la porte du studio ; je m’attendais à chaque pas à en voir jaillir une silhouette formidable. Mais rien n’est sorti ; à l’intérieur du studio le calme régnait. Avec précaution, nous avons avancé vers le seuil et nous avons fouillé l’obscurité. Le silence était total ; mais dans un angle il y avait autre chose que de l’obscurité : un nuage lumineux, rougeâtre, avec un centre incandescent flottait ; ses contours perdaient de leur précision ; sa consistance s’amincissait, se diluait ; bientôt il n’est resté dans ce coin que le noir épais et velouté qui remplissait toute la pièce. Quand la dernière lueur s’est éteinte, le Français a poussé un cri de joie.

 

– Comme c’est amusant ! Personne n’a de mal ; il n’y a qu’une porte brisée, et les dames ont eu peur. Mais, mes amis, nous avons fait ce qui n’avait jamais été fait auparavant !

 

– Et dans les limites de mon pouvoir, a dit Harvey Deacon, nous ne le referons plus jamais !

 

Voilà ce qui s’est passé le 14 avril dernier au 17 de Badderly Gardens. J’ai dit plus haut qu’il serait grotesque de dogmatiser sur ce qui a réellement eu lieu. Mais je communique mes impressions, nos impressions (puisque nous avons eu les mêmes, Harvey Deacon, John Moir et moi), pour ce qu’elles valent. Vous pouvez, si cela vous plaît, imaginer que nous avons été les victimes d’une mystification compliquée et extraordinaire. Ou bien vous pouvez penser comme nous que nous avons subi une expérience très réelle et très terrible. Mais peut-être vous y connaissez-vous plus que nous en ces sortes d’affaires et pourrez-vous nous faire part d’aventures similaires ? Dans ce cas, une lettre adressée à William Markham, 146M, The Albany, nous aiderait à voir clair dans ce qui demeure pour nous très obscur.

 

L’ANNEAU DE THOTH[7]

Monsieur John Vansittart Smith, membre de la Royal Society, habitant 147 A Gower Street, possédait une énergie et une clarté intellectuelle qui auraient pu le hisser au tout premier rang des observateurs de la Science. Mais il était victime d’une ambition universelle qui l’incitait à vouloir se distinguer dans de nombreux domaines plutôt qu’à exceller en un seul. Jeune encore, il avait montré d’étonnantes dispositions pour la zoologie et la botanique ; ses amis le prenaient déjà pour un deuxième Darwin quand, n’ayant plus qu’à décrocher le professorat, il renonça brusquement à cette carrière et se laissa captiver par la chimie où ses recherches sur les spectres des métaux l’introduisirent à la Royal Society. Feu de paille ! Il s’absentait pendant un an de son laboratoire. À son retour, il adhérait à la Société Orientale et publiait une communication sur les inscriptions d’El Kab. Décidément, il était aussi versatile que talentueux.

 

Le plus volage, cependant, finit toujours par se laisser capturer ; John Vansittart Smith ne devait pas échapper à la règle. Plus il avançait son sillon dans le champ de l’égyptologie, plus il était impressionné par le vaste terrain qui s’offrait à lui, et par l’extrême importance d’un sujet qui ne pouvait apporter que des lueurs sur les premiers germes de la civilisation humaine, et sur l’origine de la majeure partie de nos arts et de nos sciences. Monsieur Smith était tellement envoûté qu’il épousa une jeune étudiante en égyptologie qui avait écrit une thèse sur la sixième dynastie. S’étant ainsi assuré une solide base de manœuvres, il se mit en quête de matériaux destinés à un ouvrage réunissant la recherche de Lepsius avec l’ingéniosité de Champollion. La préparation de ce magnum opus comportait de nombreuses visites aux magnifiques collections égyptiennes du Louvre. La dernière eut lieu au milieu du mois d’octobre dernier ; elle fut l’occasion d’une aventure peu banale, digne d’être relatée.

 

Les trains avaient été lents et la Manche très mauvaise : notre savant était arrivé à Paris, le corps fébrile et l’esprit brumeux. À l’Hôtel de France, rue Laffitte, il s’était étendu pendant deux heures sur un canapé ; mais ne parvenant pas à trouver le sommeil, il avait résolu malgré sa fatigue de se rendre au Louvre, de vérifier le détail pour lequel il s’était déplacé, et de reprendre le train du soir pour Dieppe. Il a donc pris son grand manteau, car il pleuvait, et il s’en est allé à pied par le boulevard des Italiens et l’avenue de l’Opéra. Au Louvre, il se sentait comme chez lui ; il s’est rapidement dirigé vers la collection de papyrus qu’il avait l’intention de consulter.

 

Les admirateurs les plus forcenés de John Vansittart Smith auraient hésité à déclarer qu’il était bel homme. Son grand nez en bec d’aigle et son menton proéminent donnaient une idée de l’acuité et du caractère incisif de son intelligence. Il portait la tête comme un oiseau, et, comme un oiseau aussi, il donnait volontiers des coups de bec quand, dans la conversation, il lançait ses objections et ses répliques. Tel qu’il se tenait ce jour-là au Louvre, avec le col haut de son grand manteau relevé jusqu’aux oreilles, il a peut-être constaté, en se regardant dans les carreaux de la vitrine qu’il inventoriait, qu’il avait un air vraiment peu ordinaire. Il n’en a pas moins été violemment choqué quand, derrière lui, une voix anglaise s’est exclamée d’une manière très audible :

 

– Drôle de mortel !

 

Le savant n’était pas dépourvu de vanité ; elle se manifestait par une indifférence parfaite à l’égard de toutes considérations personnelles. Il a serré les lèvres en fixant son rouleau de papyrus, mais son cœur s’est rempli d’amertume contre toute la race des Anglais en vacances.

 

– Oui, a approuvé une autre voix. C’est vraiment un type !

 

– On pourrait presque croire, a repris le premier, que, à force de contempler des momies, ce bonhomme est devenu lui-même une demi-momie.

 

– Il a en effet la physionomie et l’allure d’un Égyptien.

 

John Vansittart Smith a pivoté sur ses talons avec l’intention de faire rougir ses compatriotes par une ou deux observations corrosives. Il a été surpris, et soulagé, de découvrir que les deux jeunes Anglais qui bavardaient lui tournaient le dos, et que leurs propos visaient l’un des gardiens du Louvre qui astiquait un cuivre de l’autre côté de la salle.

 

– Carter va nous attendre au Palais-Royal, a dit l’un des touristes en regardant sa montre.

 

Ils se sont éloignés, laissant le savant à ses travaux.

 

« Je serais curieux de savoir ce que ces écervelés appellent une physionomie et une allure d’Égyptien ! » a pensé John Vansittart Smith. Il s’est déplacé légèrement afin d’apercevoir le visage du gardien, et il n’a pu s’empêcher de sursauter quand il l’a vue. C’était en vérité le visage que ses études lui avaient rendu familier. Les traits réguliers et immobiles, le front large, le menton arrondi, le teint bistré étaient l’exacte reproduction d’innombrables statues, de tableaux qui ornaient les murs de son appartement. Le fait surpassait toute coïncidence… L’homme devait être un Égyptien. L’angularité de ses épaules et l’étroitesse de ses hanches auraient d’ailleurs suffit pour identifier sa nationalité.

 

Sur la pointe des pieds, John Vansittart Smith s’est avancé vers le gardien pour lui parler. N’étant pas habitué aux conversations vulgaires, il lui était difficile de trouver la note juste, à mi-chemin entre la brusquerie du supérieur et la bienveillance d’un égal. Le gardien s’est tourné de biais. Vansittart Smith, fixant ses regards sur la peau du présumé Égyptien, a eu l’impression qu’elle avait un aspect anormal. Sur les tempes et les pommettes, elle était aussi satinée et brillante que du parchemin. Les pores étaient invisibles. Impossible d’imaginer une goutte d’humidité sur cette surface aride. Par contre, elle était sillonnée, du front au menton, par des milliers de rides fines qui se coupaient et se recoupaient dans un dessin compliqué.

 

– Où est la collection de Memphis ? a demandé le savant en français.

 

Il avait l’air gauche de quelqu’un qui pose une question uniquement dans le but d’entamer une conversation.

 

– Par là ! a répondu le gardien d’un ton brusque en faisant un signe de tête vers l’autre côté de la salle.

 

– Vous êtes Égyptien, n’est-ce pas ?

 

Le gardien a levé la tête et a braqué ses yeux sur son interlocuteur. Ils étaient sombres, vitreux, secs, embrumés ; Smith n’en avait jamais vu de pareils. Pendant qu’il les examinait, il a remarqué dans leurs eaux profondes l’essor d’une émotion forte, ressemblant à un mélange de haine et d’horreur.

 

– Non, Monsieur. Je suis Français !

 

Le gardien s’est détourné et s’est à nouveau courbé sur l’objet qu’il astiquait. Le savant, fort étonné, l’a regardé quelques instants sans mot dire ; puis il est allé s’asseoir sur une chaise placée dans un coin retiré, derrière l’une des portes, afin de noter quelques résultats de ses recherches sur les papyrus. Mais son esprit renâclait devant l’ordre habituel de ses préoccupations, se reportait constamment sur l’énigmatique gardien au visage de sphinx et à la peau parcheminée.

 

« Où ai-je donc vu des yeux semblables ? se demandait Vansittart Smith. Ils ont quelque chose d’un saurien, d’un reptile ; les serpents ont une membrane nictitante qui leur donne un effet brillant. Mais dans ce regard humain il y a quelque chose de plus. Il y a une expression de puissance, de sagesse, de lassitude profonde, et de désespoir ineffable. Est-ce mon imagination qui s’emballe ? Il faut que je les, examine encore une fois ! »

 

Il s’est levé, et il a fait le tour des salles égyptiennes ; mais le gardien avait disparu.

 

Il est donc revenu s’asseoir dans son coin tranquille. Il avait trouvé le renseignement qu’il cherchait sur les papyrus ; il ne lui restait plus qu’à l’écrire pendant qu’il avait sa mémoire fraîche. Pendant quelque temps son crayon a volé sur du papier ; mais bientôt les lignes sont allées tout de travers, et finalement le crayon est tombé par terre tandis que la tête du savant s’affaissait sur sa poitrine. Éreinté par son voyage, il s’est endormi d’un sommeil si profond, dans le coin isolé derrière une porte, qu’il n’a été réveillé ni par les rondes des gardiens, ni par les propos échangés par les touristes, ni même par la sonnerie prolongée qui annonçait la fermeture.

 

Le crépuscule s’était approfondi en nuit, le bruit de la circulation dans la rue de Rivoli avait décru, Notre-Dame avait sonné lourdement les douze coups de minuit, mais Vansittart Smith n’avait pas bougé. C’est seulement vers une heure du matin qu’il a ouvert les yeux. D’abord il s’est imaginé qu’il s’était endormi chez lui dans son bureau. Mais à travers les vitres sans volets la lune brillait et, lorsqu’il a distingué les rangées de momies et de vitrines, il s’est rappelé où il était et comment il se trouvait là. Étirant ses membres rouillés, il a regardé sa montre, et il a gloussé de joie en lisant l’heure. Le savant n’avait rien d’un nerveux, et il possédait cet amour d’une situation nouvelle qui est l’une des caractéristiques de sa race. L’épisode serait une admirable anecdote à introduire dans un prochain article ; quelque chose qui aérerait des spéculations plus sérieuses, plus graves. Il n’avait pas très chaud, mais il se sentait bien reposé. Il ne s’est pas étonné que les gardiens ne l’aient pas remarqué : la porte projetait son ombre juste sur lui. Un voleur n’aurait pu rêver meilleure cachette.

 

Le silence était total. Nulle part, dedans ou dehors, le moindre craquement, le plus léger bruit. Il était seul, avec les morts d’une civilisation morte. Et cependant, de l’autre côté des murs, la ville exhalait tous les violents poisons et les charmes crus du dix-neuvième siècle. Mais, dans cette salle, il n’y avait pratiquement rien, depuis l’épi de blé hâlé jusqu’à la boîte à couleurs du peintre, qui ne se fût maintenu depuis quatre mille ans. Il se trouvait parmi les épaves ramenées de cet empire lointain par le grand océan du temps : de la majestueuse Thèbes, de l’aristocratique Louqsor, des grands temples d’Héliopolis, d’une centaine de tombeaux violés. Le savant a promené ses yeux sur les formes humaines réduites depuis si longtemps au silence et, méditant sur tous ces êtres qui avaient tant travaillé et qui reposaient à présent dans la mort, il s’est laissé envahir par un profond sentiment de respect. Il a réfléchi sur les inconséquences de sa jeunesse, sur sa propre insignifiance. Adossé contre sa chaise, il a regardé rêveusement la longue enfilade de salles, éclairées par la lumière argentée de la lune, qui occupaient toute l’aile du grand bâtiment. Et soudain il a aperçu la lueur jaune d’une lanterne.

 

John Vansittart Smith s’est redressé sur son siège. La lanterne avançait lentement, s’immobilisait par instants, puis reprenait sa marche en avant. Son porteur se déplaçait sans bruit. Ses pas ne troublaient pas le silence ambiant. L’Anglais a pensé qu’il s’agissait peut-être de cambrioleurs, et il s’est recroquevillé dans son coin. La lanterne se balançait dans la deuxième salle en face de lui ; elle pénétrait dans la salle attenante, toujours sans le moindre bruit. Vaguement effrayé, le savant a aperçu une tête, qui avait l’air de flotter dans l’air, derrière la lueur de la lanterne. La tête était drapée d’ombre, mais bien éclairée. Il ne pouvait pas se tromper : ces yeux métalliques, cette peau cadavérique appartenaient au gardien à qui il avait parlé.

 

Le premier mouvement de Vansittart Smith a été de se lever et d’aller le trouver. Quelques mots d’explication suffiraient et il pourrait sortir par une porte latérale et regagner son hôtel. Mais quand le gardien a pénétré dans la salle, il a remarqué dans ses gestes quelque chose de furtif qui a modifié ses intentions. Visiblement le gardien ne faisait pas sa ronde ; il avait aux pieds des chaussons à semelle feutrée, et il regardait autour de lui en respirant d’une manière précipitée. Vansittart Smith s’est rencoigné pour le surveiller ; il était persuadé que le gardien n’était revenu que dans un but secret et probablement malveillant.

 

En tout cas il ne faisait montre d’aucune hésitation. Il s’est dirigé à pas rapides vers l’une des grandes vitrines, a tiré une clef de sa poche, et l’a ouverte. De l’étagère supérieure il a fait descendre une momie ; il l’a posée avec beaucoup de soins et même de sollicitude sur le sol. À côté d’elle, il a placé sa lanterne ; puis, accroupi à la mode orientale, il a commencé avec des doigts longs et tremblants à défaire les toiles d’embaumement et les bandes qui la ligotaient. Au fur et à mesure qu’elles se déroulaient, une forte odeur aromatisée remplissait la salle ; des fragments de bois parfumé et d’épices s’éparpillaient sur les dalles du plancher.

 

John Vansittart Smith s’est bien rendu compte que cette momie n’avait jamais été démaillotée. L’opération avait donc de quoi l’intéresser passionnément. De son poste d’observation derrière la porte, il a pointé son grand nez avec une curiosité de plus en plus manifeste. Quand le dernier bandage est tombé d’une tête qui avait quatre mille ans d’âge, il a étouffé un cri de stupéfaction. D’abord une cascade de longues tresses noires luisantes s’était répandue sur les mains et les bras du gardien ; puis étaient apparus un front blanc et bas, orné de deux sourcils délicatement arqués, deux yeux brillants aux longs cils, un nez droit, une douce bouche sensible et charnue, enfin un menton merveilleusement incurvé. Ce visage, d’une beauté extraordinaire, n’avait qu’un seul défaut : au milieu du front une tache irrégulière, couleur de café. Mais quel chef-d’œuvre de l’art d’embaumement ! Vansittart Smith, les yeux exorbités, a gazouillé de satisfaction.

 

L’effet produit par ce spectacle sur l’égyptologue était peu de chose pourtant, comparativement à celui qu’a ressenti l’étrange gardien. Il a levé les bras au ciel, il a murmuré des paroles incompréhensibles, puis, se jetant à plat ventre à côté de la momie, il l’a enlacée, l’a embrassée à plusieurs reprises sur les lèvres et sur le front.

 

– Ma petite ! gémissait-il en français. Ma pauvre petite !

 

Sous l’émotion, sa voix chavirait ; mais le savant a pu constater grâce à la lanterne que ses yeux étaient aussi secs que deux grains d’acier. Il est demeuré ainsi plusieurs minutes, la figure convulsée, à pousser de petits gémissements plaintifs au-dessus de la belle tête de femme. Et puis il a ébauché un sourire, il a prononcé quelques mots dans une langue inconnue, et il s’est relevé d’un bond avec la vigueur de quelqu’un qui se raidit pour un effort suprême.

 

Au centre de la salle, une grande vitrine ronde contenait (le savant le savait bien) une magnifique collection d’anneaux égyptiens et de pierres précieuses. Le gardien s’est approché d’elle et l’a ouverte. Sur le rebord latéral il a posé sa lanterne et, à côté de celle-ci, un petit récipient en terre qu’il avait sorti de sa poche. Il a retiré ensuite de la vitrine une poignée d’anneaux et, le visage empreint d’une grande gravité, il les a enduits à tour de rôle d’une substance liquide qui se trouvait dans le pot de terre, puis il les a promenés devant la lumière. Le premier lot d’anneaux l’a certainement déçu, car il les a rejetés pêle-mêle dans la vitrine et il en a pris d’autres. Il a choisi d’abord un anneau massif, serti d’un gros cristal, pour le soumettre à l’épreuve du liquide mystérieux. Instantanément il a poussé un cri de joie et il a levé les bras. Son geste brusque a renversé le pot en terre ; le liquide s’est répandu jusqu’aux pieds de l’Anglais. Le gardien a tiré un mouchoir rouge de sa veste, s’est baissé pour éponger les dalles, et il s’est trouvé face à face avec John Vansittart Smith.

 

– Excusez-moi ! a dit l’Anglais avec toute la politesse imaginable. J’ai eu la malchance de m’endormir derrière la porte.

 

– Et vous m’avez surveillé ?

 

Le gardien s’était exprimé en anglais ; son visage cadavérique avait une expression venimeuse.

 

Le savant ne savait guère mentir.

 

– J’avoue, a-t-il répondu, que j’ai observé vos mouvements, et qu’ils ont éveillé ma curiosité au plus haut point.

 

L’homme a alors tiré de son sein un long couteau ouvert.

 

– Vous l’avez échappé belle ! a-t-il murmuré. Si je vous avais découvert dix minutes plus tôt, je vous aurais ouvert le cœur. Quoi qu’il en soit, si vous me touchez ou si vous me gênez de quelque manière que ce soit, vous êtes un homme mort.

 

– Je ne désire pas vous gêner. Ma présence ici est purement accidentelle. Tout ce que je vous demande est d’avoir l’extrême obligeance de me faire sortir du musée.

 

Il a parlé d’un ton extrêmement suave, car le gardien pressait la pointe de son couteau contre la paume de sa main comme s’il voulait en éprouver le tranchant ; sa physionomie arborait toujours la même méchanceté.

 

– Si je croyais… a-t-il proféré d’une voix sourde. Mais non ! Peut-être est-ce aussi bien… Comment vous appelez-vous ?

 

L’Anglais le lui dit.

 

– Vansittart Smith ? a répété l’autre. Êtes-vous le Vansittart Smith qui a écrit un article sur El Bak dans une revue de Londres ? J’en ai lu un extrait. Vos connaissances sur ce sujet sont méprisables.

 

– Monsieur ! a protesté l’égyptologue.

 

– Elles sont cependant supérieures à celles de bien des savants qui affichent des prétentions plus grandes. Pour comprendre notre vie antique en Égypte, ni les inscriptions, ni les monuments n’ont d’importance ; ce qui compte, c’est notre alchimie et la science mystique qui vous ont pratiquement échappé.

 

– Notre vie antique ! a répété le savant en ouvrant de grands yeux. Oh mon Dieu, regardez le visage de la momie !

 

L’étrange gardien s’est retourné et, projetant la lueur de sa lanterne sur le cadavre, il a laissé échapper un long cri de douleur. L’action de l’air avait déjà anéanti tout l’art de l’embaumeur. La peau s’était affaissée, les yeux avaient sombré en arrière, les lèvres décolorées s’étaient entrouvertes et exhibaient des dents jaunes ; la marque brune sur le front indiquait néanmoins qu’il s’agissait bien du même visage qui avait révélé quelques minutes plus tôt tant de jeunesse et de beauté.

 

Le gardien s’est tordu les mains de chagrin et d’horreur. Puis il s’est ressaisi et il a braqué à nouveau ses yeux durs sur l’Anglais.

 

– C’est sans importance, a-t-il murmuré d’une voix brisée. Vraiment sans importance ! Je suis venu ici ce soir avec un dessein bien arrêté. Il est accompli. Tout le reste ne compte pas. La vieille malédiction ne joue plus. Je peux la rejoindre. À quoi bon m’attarder sur son enveloppe inanimée puisque son esprit m’attend de l’autre côté du voile !

 

– Propos étranges ! a commenté Vansittart Smith qui était de plus en plus persuadé qu’il se trouvait en face d’un fou.

 

– Le temps presse ; je dois partir, a repris l’autre. Le moment que j’ai attendu si longtemps est proche. Mais il faut que d’abord je vous fasse sortir. Suivez-moi…

 

Il a saisi la lanterne, est sorti de la salle en grand désordre, et il a conduit le savant à travers les salles égyptiennes, assyriennes et persanes. Au bout de la dernière salle persane, il a poussé une petite porte encastrée dans le mur et il a descendu un escalier en colimaçon. L’Anglais a senti sur son front l’air frais de la nuit. En face, il y avait une porte qui devait ouvrir sur la rue. À droite, une autre porte entrebâillée laissait filtrer un rayon de lumière jaune dans le couloir.

 

– …Entrez ici ! a commandé le gardien.

 

Vansittart Smith a hésité : il avait cru que son aventure était terminée et qu’il allait se retrouver dehors. Comme sa curiosité était grande, il a eu envie de connaître le fin mot de l’énigme ; aussi a-t-il suivi son étrange compagnon dans la pièce éclairée.

 

C’était une petite chambre, comparable à une loge de concierge. Un feu de bois pétillait dans l’âtre. D’un côté il y avait un lit à roulettes ; de l’autre, une chaise en bois ; au milieu, une table portant encore les reliefs d’un repas. L’Anglais n’a pu se défendre d’un frémissement : tous les petits détails de la chambre semblaient sortis d’une échoppe antique. Les chandeliers, les vases sur la cheminée, les chenêts, les ornements sur les murs évoquaient un passé révolu. Le gardien s’est laissé tomber sur le bord du lit, et il a invité son hôte à s’asseoir sur la chaise.

 

– Peut-être tout cela n’est-il pas dû au hasard, a-t-il commencé en excellent anglais. Peut-être est-il décrété que je dois laisser derrière moi un avertissement destiné aux mortels téméraires qui voudraient dresser leur intelligence contre les lois de la nature. Je vais vous le confier.

 

Vous en ferez ce que vous voudrez. Je vous parle, maintenant, du seuil de l’autre monde.

 

« Je suis, comme vous l’avez deviné, un Égyptien. Non pas l’un de ces spécimens de la race d’esclaves qui habite à présent le delta du Nil ; mais un survivant du peuple plus fort et plus fier qui a mâté les Hébreux, repoussé les Éthiopiens dans les déserts du sud, et construit les puissants ouvrages qui ont rempli les générations ultérieures d’envie et d’admiration. J’ai vu la lumière du jour sous le règne de Tuthmosis, seize cents ans avant la naissance du Christ. Vous reculez ? Attendez un peu : vous vous apercevrez bien vite que je suis plus à plaindre qu’à redouter.

 

« Je m’appelais Sosra. Mon père avait été le grand-prêtre d’Osiris dans le temple d’Abaris. J’ai été élevé dans le temple, et exercé dans tous les arts dont parle votre Bible. J’étais un bon élève. À seize ans, je savais déjà tout ce que le plus sage des prêtres était capable de m’apprendre. Dès lors j’ai étudié tout seul les secrets de la nature, et je n’ai communiqué mon savoir à personne.

 

« Parmi tous les problèmes qui me passionnaient, ceux qui ont davantage accaparé mon attention avaient trait à la nature de la vie. J’ai exploré profondément le principe vital. Le but de la médecine était de chasser la maladie quand elle apparaissait : il me semblait quant à moi qu’une méthode pourrait être inventée en vue de fortifier le corps, de telle sorte que toute faiblesse, et même la mort, l’épargnât. Il serait inutile que je vous raconte toutes mes recherches : si je m’y hasardais, vous seriez incapable de les comprendre. Je les ai poursuivies tantôt sur des animaux, tantôt sur des esclaves, tantôt sur ma personne. Qu’il me suffise de vous dire que leur résultat m’a permis d’obtenir une substance qui, une fois injectée dans le sang, dotait le corps d’une force lui permettant de résister aux effets du temps, de la violence ou de la maladie. Elle ne conférait pas l’immortalité, mais son pouvoir embrassait de nombreux millénaires. Je l’ai expérimentée sur un chat, et ensuite je lui ai administré le poison le plus mortel ; ce chat vit encore actuellement en Basse-Égypte. Ne pensez pas à de la magie. Il s’agit seulement d’une découverte chimique, qui peut parfaitement être refaite.

 

« L’amour de la vie est puissant chez un jeune homme. Il me semblait alors que j’étais débarrassé de tout souci humain, puisque j’avais banni la souffrance et repoussé la mort à une échéance si lointaine. D’un cœur léger, j’ai injecté cette maudite substance dans mes veines. Puis j’ai cherché autour de moi quelqu’un que je pourrais faire bénéficier de ma trouvaille. Un jeune prêtre de Thoth, qui s’appelait Parmes, avait gagné ma bienveillance par le sérieux de son caractère et de ses études. Je lui ai confié mon secret ; à sa requête, je lui ai injecté mon élixir. J’avais réfléchi que j’aurais ainsi un compagnon qui aurait toujours le même âge que moi.

 

« Après cette grande découverte, je me suis légèrement relâché dans mes travaux, mais Parmes a poursuivi les siens avec une énergie redoublée. Chaque jour, je le voyais manier ses flacons et son distillateur dans le temple de Thoth, mais il ne me livrait pas les résultats de ses recherches. Pour ma part, je me promenais dans la ville et je regardais autour de moi d’un air de triomphe en réfléchissant que tout ce que je voyais était destiné à passer mais que moi je survivrais. Les habitants s’inclinaient quand ils me rencontraient, car ma réputation de savoir s’était répandue.

 

« Une guerre se déroulait à cette époque, et le Grand Roi avait envoyé ses soldats sur la frontière orientale pour chasser les Hyksos. Un gouverneur arriva à Abaris afin de garder notre ville au monarque. J’avais entendu vanter l’extrême beauté de la fille de ce gouverneur. Un jour, me promenant avec Parmes, nous l’avons rencontrée, portée sur les épaules de ses esclaves. Ç’a été un coup de foudre. Du premier regard je l’ai aimée. Mon cœur a défailli. J’ai failli me jeter aux pieds de ses porteurs. Elle était « ma » femme. Vivre sans elle me serait impossible. J’ai juré par la tête de Horus qu’elle m’appartiendrait. Je l’ai juré au prêtre de Thoth. Il m’a tourné le dos ; son front s’est rembruni, assombri comme à minuit.

 

« Je n’ai pas besoin de vous conter les prémices de notre amour. Elle m’a aimée comme je l’aimais. J’ai appris que Parmes l’avait déjà vue et lui avait fait comprendre qu’il l’aimait aussi ; mais je pouvais sourire de cette passion, car je savais qu’elle m’avait donné son cœur. La peste blanche s’était déclarée dans la ville ; beaucoup d’habitants étaient malades, mais j’imposais mes mains sur leurs fronts et je les soignais sans crainte. Elle s’émerveillait de mon audace. Alors je lui ai chuchoté mon secret, et je l’ai suppliée de me laisser exercer mon art sur sa personne.

 

« – Songez que votre fleur ne se flétrira jamais, Atma ! lui disais-je. D’autres choses passeront, mais vous et moi, ainsi que notre grand amour mutuel, survivront au tombeau du roi Cheops.

 

« Mais elle m’opposait des objections timides, charmantes.

 

« – Est-ce bien ? me demandait-elle. N’est-ce pas enfreindre la volonté des dieux ? Si le grand Osiris avait désiré que nous vivions aussi longtemps, n’aurait-il pas donné lui-même cet élixir aux vivants ?

 

« Avec des mots d’amour et des phrases tendres, j’ai fini par vaincre ses craintes. Pourtant elle hésitait encore. C’était un gros problème ! soupirait-elle. Elle y réfléchirait toute la nuit. Au matin elle me ferait connaître sa décision. Sûrement une nuit n’était pas de trop pour réfléchir ? Elle voulait prier Isis pour lui demander conseil.

 

« Le cœur en proie à une triste prémonition, je l’ai laissée avec ses femmes. Le matin, après le premier sacrifice, je me suis hâté vers sa demeure. Un esclave épouvanté m’a arrêté sur les marches pour me dire que sa maîtresse était malade, très malade. Je me suis précipité dans la chambre de mon Atma ; elle reposait sur son lit, la tête appuyée sur un oreiller, toute pâle, l’œil vitreux. Sur son front j’ai aperçu une tache rouge. Je connaissais cette vieille trace de l’enfer : c’était la cicatrice de la peste blanche, un arrêt de mort.

 

« Pourquoi parler de cette époque terrible ? Pendant des mois j’ai été au bord de la folie ; j’étais fiévreux ; je délirais ; et je ne pouvais pas mourir. Jamais un Arabe mourant de soif n’a langui après les puits comme j’ai langui après la mort. Si le poison ou l’acier avait pu trancher le fil de mon existence, j’aurais aussitôt rejoint mon amour de l’autre côté de la porte étroite. J’ai essayé. En vain. La maudite influence de l’élixir était trop forte. Une nuit, alors que je gisais sur mon lit, affaibli et las, Parmes, le prêtre de Thoth, est entré dans ma chambre. Il s’est avancé dans le cercle de lumière de ma lampe et il m’a regardé avec des yeux étincelants de joie.

 

« – Pourquoi avez-vous laissé mourir la jeune fille ? m’a-t-il demandé. Pourquoi ne l’aviez-vous pas fortifiée comme vous m’aviez fortifié moi-même ?

 

« – J’ai trop tardé. Mais je n’ai rien oublié. Vous aussi l’aimiez. Vous êtes mon compagnon d’infortune. N’est-il pas affreux de penser que des siècles s’écouleront avant que nous la revoyions ? Fous que nous avons été de prendre la mort pour une ennemie !

 

« – Vous avez le droit de le dire ! s’est-il écrié en riant sauvagement. Ces mots sont naturels dans votre bouche. Pour moi, ils n’ont plus aucun sens.

 

« – Que voulez-vous dire ? me suis-je exclamé en me soulevant sur un coude. Sûrement, mon ami, le chagrin a dérangé vos esprits !

 

« La joie illuminait tout son visage ; il tremblait, il se contorsionnait comme s’il était possédé du démon.

 

« – Savez-vous où je vais ? m’a-t-il demandé.

 

« – Non. Je n’en sais rien.

 

« – Je vais la rejoindre. Elle est embaumée dans le tombeau le plus éloigné, près des palmiers au-delà de la muraille de la ville.

 

« – Pourquoi allez-vous là ?

 

« – Pour mourir ! a-t-il crié. Pour mourir ! Moi, je ne suis pas retenu par les entraves de la terre.

 

« – Mais vous avez l’élixir dans votre sang !

 

« – Je peux le défier et le vaincre, m’a-t-il déclaré. J’ai découvert un principe plus puissant qui le détruit. En ce moment même il opère dans mes veines, et dans une heure je serai un homme mort. Je la rejoindrai. Vous, vous resterez seul.

 

« En le regardant attentivement, j’ai compris qu’il ne me mentait pas. La lueur trouble de son regard révélait qu’il échappait déjà au pouvoir de l’élixir.

 

« – Vous allez m’enseigner votre principe ! me suis-je écrié.

 

« – Jamais !

 

« – Je vous en supplie ! Par la sagesse de Thoth, par la majesté d’Anubis !

 

« – Inutile ! m’a-t-il répondu froidement.

 

« – Alors je le découvrirai !

 

« – Vous n’y arriverez pas ! Je l’ai découvert par hasard. Il y a un ingrédient que vous n’obtiendrez jamais. En dehors de celui qui se trouve dans l’anneau de Thoth, il n’en existe pas.

 

« – Dans l’anneau de Thoth ! ai-je répété. Où est donc l’anneau de Thoth ?

 

« – Cela non plus, vous ne le saurez jamais ! m’a-t-il répliqué. Vous avez gagné son cœur. Mais qui, en fin de compte, a gagné ? Je vous laisse à votre sordide vie terrestre. Mes chaînes sont brisées. Il faut que je parte !

 

« Il a fait demi-tour et s’est enfui de ma chambre. Le lendemain matin j’ai appris la mort du prêtre de Thoth.

 

« J’ai consacré les jours suivants à étudier. Il me fallait trouver ce poison subtil qui était assez fort pour vaincre l’élixir de vie. Des premières heures du jour jusqu’à minuit, je me penchais sur les tubes à essai et le four. J’avais réuni les papyrus et les flacons du prêtre de Thoth. Hélas, ils m’ont appris peu de choses ! Par instants, je croyais avoir découvert un détail essentiel, mais en définitive ce n’était rien de bon. Pendant des mois et des mois j’ai cherché. Quand je désespérais, je me dirigeais vers sa tombe près des palmiers. Là, debout à côté du coffre funèbre dont le joyau m’avait été dérobé, je sentais sa douce présence, et je lui jurais que je la rejoindrais un jour si une intelligence humaine pouvait élucider l’énigme.

 

« Parmes avait dit que sa découverte était en rapport avec l’anneau de Thoth. Je me rappelais vaguement ce petit objet d’ornement. C’était un cercle large et pesant, fait non pas en or, mais en un métal plus rare et plus lourd, ramené des mines du mont Harbal. Du platine, comme vous l’appelez. L’anneau comportait, je m’en souvenais, un cristal creux à l’intérieur duquel quelques gouttes de liquide pouvaient être cachées. J’étais certain que le secret de Parmes n’avait rien à voir avec le métal seul, car le temple abondait en objets de platine. N’était-il pas plus vraisemblable qu’il eût caché ce précieux poison dans la cavité du cristal ? J’étais à peine parvenu à cette conclusion quand, déchiffrant l’un de ses papiers, j’ai découvert que j’avais raison et qu’il restait encore un peu de liquide dans le cristal de l’anneau de Thoth.

 

« Mais comment trouver cet anneau ? Parmes ne le portait pas sur lui quand il avait été dévêtu pour être embaumé : j’en étais absolument sûr. Il n’était pas non plus dans ses affaires personnelles. J’ai fouillé vainement toutes les pièces où il allait, toutes les boîtes, tous les vases, tous les meubles qu’il possédait. J’ai passé au tamis le sable du désert, dans les lieux où il allait volontiers se promener. Mais l’anneau de Thoth demeurait insaisissable. Peut-être mes peines et mes études auraient-elles finalement triomphé des obstacles, si un nouveau malheur n’était survenu.

 

« La guerre avait été déclarée aux Hyksos, mais les armées du Grand Roi avaient été taillées en pièces dans le désert. Les tribus de bergers se sont abattues sur nous comme des sauterelles les années de sécheresse. À travers tout le pays le sang coulait de jour, et la nuit les incendies faisaient rage. Abaris était le rempart de l’Égypte, mais nous n’avons pas pu repousser les sauvages. La cité est tombée. Le gouverneur et les soldats ont été passés au fil de l’épée. Moi, avec beaucoup d’autres, j’ai été emmené en captivité.

 

« Pendant des années et des années j’ai gardé des troupeaux dans de grandes plaines près de l’Euphrate. Mon maître est mort, son fils aîné vieillissait, mais j’étais toujours aussi loin de la tombe. J’ai pu enfin m’évader sur un chameau rapide et je suis rentré en Égypte. Les Hyksos s’étaient installés dans le pays qu’ils avaient conquis, et leur Roi régnait sur l’Égypte. Abaris avait été rasée, la ville brûlée, et il ne restait du grand temple qu’un tertre à peine visible. Partout les tombeaux avaient été violés et les monuments détruits. Du tombeau de mon Atma, plus trace. Il était enterré dans les sables du désert ; les palmiers qui en marquaient l’endroit avaient disparu. Les papiers de Parmes et les restes du temple de Thoth se trouvaient éparpillés dans les déserts de Syrie. Il était vain de les rechercher.

 

« À partir de cet instant j’ai renoncé à l’espoir de retrouver un jour l’anneau et de découvrir la drogue subtile. Je me suis mis à vivre aussi patiemment que je le pouvais, en attendant que passe la vertu de l’élixir. Comment pourriez-vous comprendre l’abomination du temps, vous qui ne connaissez que l’espace réduit qui va du berceau à la tombe ! Je l’ai appris à mes dépens, en flottant au fil de l’histoire. J’étais vieux quand Ilion est tombé. J’étais très vieux quand Hérodote est venu à Memphis. J’étais accablé d’ans quand le nouvel évangile a fait son apparition sur la terre. Et pourtant vous me voyez encore aujourd’hui semblable à bien d’autres hommes ; ce maudit élixir m’a protégé contre ce à quoi j’aspirais de toute mon âme. Maintenant enfin, enfin, me voici au terme !

 

« J’ai voyagé dans tous les pays du monde ; j’ai habité chez tous les peuples de la terre. Je parle toutes les langues. Je les ai apprises pour tuer le temps. Je n’ai pas besoin de dire comme les années ont passé lentement, depuis la longue aurore de la civilisation moderne, les années terribles du moyen âge, les temps sombres de la barbarie. Tout cela est derrière moi, maintenant. Je n’ai jamais regardé une autre femme avec amour. Atma sait que je lui suis resté fidèle.

 

« J’avais pris l’habitude de lire tout ce que les savants publiaient sur l’ancienne Égypte. J’ai connu toutes sortes de situations : les unes aisées, les autres misérables ; mais j’ai toujours eu assez d’argent pour acheter les journaux qui traitaient ce sujet. Il y a neuf mois, j’ai lu à San Francisco le compte rendu de certaines découvertes faites dans la région d’Abaris. Mon cœur a manqué défaillir. L’article disait que le spécialiste des fouilles avait exploré des tombeaux récemment mis à jour. Dans l’un d’eux il avait trouvé une momie intacte avec une inscription établissant qu’il s’agissait de la fille du gouverneur de la ville à l’époque de Tuthmosis. L’article ajoutait qu’en ouvrant le sarcophage, le savant avait découvert un grand anneau en platine serti d’un cristal qui reposait sur le buste de la femme embaumée. C’était donc là que Parmes avait caché l’anneau de Thoth ! Certes il avait raison en disant que je ne le trouverais jamais, car aucun Égyptien n’aurait souillé son âme en violant le sarcophage d’un ami enseveli.

 

« Le soir même je suis parti de San Francisco ; quelques semaines plus tard je me trouvais à Abaris, en admettant que quelques tas de sable et de pierres méritent encore de porter le nom de cette cité florissante. Je me suis précipité vers les Français qui pratiquaient les fouilles, et je leur ai demandé où était l’anneau. Ils m’ont répondu que la momie et l’anneau avaient été envoyés au musée Boulak au Caire. Je me suis rendu au Caire, où j’ai appris que Mariette Bey les avait revendiqués et les avait embarqués pour le Louvre. Je les ai suivis ; enfin, dans la salle égyptienne, je suis arrivé après un intermède de quatre mille ans, sur les restes de mon Atma, et sur l’anneau que j’avais cherché si longtemps.

 

« Mais comment les reprendre ? Comment les avoir à moi ? Par hasard un emploi de gardien était vacant. Je suis allé trouver le directeur. Je l’ai convaincu que je connaissais beaucoup de choses sur l’Égypte. Dans mon anxiété j’en ai trop dit. Il m’a déclaré qu’une chaire de professeur me conviendrait mieux qu’une loge de concierge. J’en savais plus long que lui. Ce n’est que fort maladroitement, en lui laissant croire qu’il avait surestimé mes capacités, que j’ai obtenu l’autorisation de loger dans cette pièce mes quelques affaires personnelles. C’est ma première et ma dernière nuit ici.

 

« Voilà mon histoire, Monsieur Vansittart Smith. Je n’en dirai pas davantage à un homme de votre finesse. Par un étrange concours de circonstances, vous avez vu cette nuit le visage de la femme que j’ai aimée en ces temps si lointains. La vitrine contenait de nombreux anneaux avec des cristaux sertis, et il fallait que j’éprouve le platine pour trouver celui que je cherchais. Un seul regard m’a montré que le liquide se trouvait effectivement dans celui-ci et que je pourrais enfin me délivrer de cette maudite santé qui m’a été plus pénible que n’importe quelle maladie. Je n’ai rien de plus à ajouter. Je me sens libéré. Vous pourrez raconter mon histoire ou la tenir secrète : comme il vous plaira. Je vous dois bien ce dédommagement, car vous avez été à deux doigts de la mort, cette nuit. J’aurais fait n’importe quoi pour ne pas être dérangé. Si je vous avais vu en arrivant, je crois que je vous aurais mis hors d’état de me nuire, de donner l’alarme ou de vous opposer à mon projet. Voici la porte. Elle ouvre sur la rue de Rivoli. Bonne nuit !

 

Sur le trottoir l’Anglais s’est retourné. Pendant quelques secondes la mince silhouette de Sosra l’Égyptien s’est détachée sur le seuil étroit. Puis la porte a claqué, et le bruit d’un verrou grinçant s’est répercuté dans le silence de la nuit.

 

Le surlendemain de son retour à Londres, Monsieur John Vansittart Smith a lu un entrefilet concis du correspondant du Times à Paris :

 

« Curieux fait-divers au Louvre. – Hier matin, une étrange découverte a été faite dans la principale salle d’Orient. Les employés préposés au nettoyage des salles ont trouvé l’un des gardiens étendu sans vie ; ses bras enlaçaient une momie d’une étreinte si serrée qu’on n’a pu les séparer qu’à grand’peine. Une vitrine contenant des anneaux et des bagues de valeur avait été ouverte. Les autorités pensent que le gardien était en train de transporter la momie dans l’intention de la vendre à un collectionneur privé, mais qu’il a été frappé à mort par la maladie de cœur dont il souffrait depuis longtemps. Il s’agit d’un homme d’un âge incertain et qui avait des habitudes excentriques ; il ne laisse personne pour pleurer sa fin dramatique et intempestive. »

 

LE FIASCO DE LOS AMIGOS[8]

J’étais alors le principal médecin de Los Amigos. Naturellement, tout le monde a entendu parler de sa centrale électrique qui alimente la ville ainsi que les douzaines de bourgs et de villages qui l’entourent. Il y a donc beaucoup d’usines dans la région. Les habitants de Los Amigos affirment qu’elles sont les plus grandes de la terre ; ils disent aussi que tout ce qui existe à Los Amigos est ce qu’il y a de plus grand sur la terre : sauf la prison et le taux de mortalité qui sont, à les en croire, les plus petits du monde.

 

Avec une centrale aussi magnifique, nous réfléchissions que nous nous livrerions à un coupable gaspillage de chanvre si les criminels de Los Amigos étaient exécutés comme au bon vieux temps. Nous savions que des électrocutions avaient eu lieu dans l’est, mais que leurs résultats après tout n’avaient pas été aussi instantanés qu’on l’avait espéré. Nos ingénieurs arquèrent le sourcil quand ils apprirent par les journaux quelles faibles charges avaient été utilisées pour faire périr des hommes ; ils jurèrent qu’à Los Amigos, lorsqu’un irrécupérable leur serait remis, il serait traité avec décence et bénéficierait du concours de toutes les grosses dynamos. Les ingénieurs disaient qu’il ne fallait pas être mesquin dans des circonstances pareilles, et qu’un condamné à mort devait avoir « toute la sauce » ; aucun ne se risquait à prédire avec exactitude l’effet obtenu, mais tous s’accordaient pour certifier qu’il serait dévastateur et mortel. Certains pensaient que le condamné serait littéralement consumé ; d’autres envisageaient sa désintégration. Seule l’expérience pouvait trancher le débat. C’est à ce moment que Duncan Warner fut capturé.

 

Warner était depuis plusieurs années réclamé par la loi, et par personne d’autre. Cerveau brûlé, assassin, auteur d’innombrables agressions dans les trains ou sur les routes, il se situait au-delà de la pitié humaine. Il avait douze fois mérité la mort, et les gens de Los Amigos lui en promirent une fastueuse. Comme s’il s’estimait indigne de leurs attentions, il tenta à deux reprises de s’évader. Il était grand, puissant, musclé ; il avait une tête de lion, des tresses noires emmêlées, une barbe en éventail qui lui recouvrait le buste. Quand il passa en jugement, il n’y avait pas plus bel homme dans la foule qui emplissait le prétoire. Il arrive parfois que c’est au banc des accusés qu’on trouve la meilleure tête. Cependant sa bonne apparence n’aurait su compenser ses mauvaises actions. Son avocat fit l’impossible, mais Duncan Warner fut remis à la discrétion des grosses dynamos de Los Amigos.

 

J’assistais à la réunion du comité quand son affaire fut discutée. Le conseil municipal avait en effet désigné une commission de quatre experts pour la mise au point de l’exécution. Trois sur quatre étaient parfaits : Joseph McConnor avait inventé et construit les dynamos, Joshua Westmacott présidait aux destinées de la Compagnie d’Électricité de Los Amigos, j’étais le premier médecin de la ville. Le quatrième était un vieil Allemand qui s’appelait Peter Stulpnagel. Les Allemands étaient nombreux à Los Amigos ; ils votèrent tous pour leur compatriote ; voilà comment il fut élu au comité. On disait qu’il avait été en Allemagne un électricien extraordinaire, et il s’affairait continuellement sur des fils, des isolateurs et des bouteilles de Leyde ; mais comme rien ne sortait de ces travaux, comme il n’avait obtenu aucun résultat digne d’être publié, on avait fini par le considérer comme un maniaque inoffensif qui avait fait de la science sa marotte. Nous trois, hommes pratiques, nous sourîmes quand nous sûmes qu’il allait siéger à nos côtés. À la réunion du comité nous arrangeâmes les choses entre nous sans nous soucier du vieux bonhomme qui écoutait, la main en cornet autour de l’oreille, car il n’avait pas l’ouïe fine ; il ne participa pas plus aux débats que les représentants de la presse qui prenaient des notes sur les bancs du fond.

 

Il nous fallut peu de temps pour tout régler. À New-York une décharge de deux mille volts avait eu lieu, et la mort du condamné n’avait pas été instantanée ? Le voltage avait été insuffisant, voilà tout ! Los Amigos ne renouvellerait pas cette erreur. Le courant serait six fois plus fort ; il aurait donc six fois plus d’efficacité. Rien n’était plus logique. Toute la puissance concentrée des grosses dynamos serait utilisée sur Duncan Warner.

 

Tous les trois, nous avions pris les décisions adéquates et nous allions lever la séance quand notre silencieux compagnon ouvrit la bouche pour la première fois.

 

– Messieurs, nous dit-il, vous me paraissez particulièrement ignorants des effets de l’électricité. Vous ne connaissez pas les premiers principes de son action sur un être humain.

 

Le comité allait répliquer vertement à ce commentaire désobligeant, mais le président de la Compagnie d’Électricité passa une main sur son front pour réclamer de l’indulgence envers un maniaque.

 

– Voudriez-vous nous indiquer, Monsieur, demanda-t-il avec un sourire ironique, ce que vous trouvez de défectueux dans nos conclusions ?

 

– Votre supposition qu’une forte dose d’électricité accroîtra l’effet d’une dose plus petite. Ne croyez-vous pas possible qu’elle provoque un effet totalement différent ? Savez-vous quelque chose, par des expériences réelles, sur les effets d’un choc pareil ?

 

– Nous le savons par analogie, répondit le président. Toutes les drogues ont un effet accru quand on augmente la dose. Par exemple… par exemple…

 

– Le whisky ! souffla Joseph McConnor.

 

– Certes ! Le whisky. La preuve est là.

 

Peter Stulpnagel hocha la tête en souriant.

 

– Votre argument n’est pas fameux, dit-il. Quand je prends du whisky, je m’aperçois qu’un verre m’énerve, mais que six verres me font tomber de sommeil, ce qui est juste le contraire. Supposez maintenant que l’électricité agisse de même, avec une efficacité inversement proportionnelle à sa force ; que ferez-vous ?…

 

Nous trois, hommes pratiques, nous éclatâmes de rire. Nous savions que notre collègue était pittoresque, mais nous n’aurions jamais cru qu’il poussait la fantaisie jusque-là.

 

– …Et alors ? insista Peter Stulpnagel.

 

– Nous assumerons nos risques, répondit le président.

 

– Je vous prie de réfléchir, dit Peter, que des ouvriers qui ont touché des fils et qui ont reçu une décharge de quelques centaines de volts seulement sont morts sur-le-champ. Le fait est bien connu. Et cependant quand une force plus grande a été utilisée sur un criminel de New-York, l’homme s’est débattu quelque temps. Ne voyez-vous pas nettement qu’une dose plus petite est plus mortelle ?

 

– Je pense, Messieurs, que cette discussion a suffisamment duré, déclara le président en se levant. Ce point, je crois, a déjà été tranché par la majorité du comité, et Duncan Warner sera électrocuté mardi par une décharge de tout le courant des dynamos de Los Amigos. Est-ce exact ?

 

– Je suis d’accord, approuva Joseph McConnor.

 

– Moi aussi, dis-je.

 

– Et moi, je proteste ! murmura Peter Stulpnagel.

 

– La motion est donc adoptée, mais votre protestation sera enregistrée au procès-verbal, conclut le président.

 

Et la séance fut levée.

 

Les assistants à l’exécution étaient peu nombreux. Les quatre membres du comité, naturellement, ainsi que le bourreau qui devait agir sous leurs ordres ; en outre, le grand-prévôt des États-Unis, le directeur de la prison, l’aumônier et trois journalistes. La salle, petite pièce en briques, était une dépendance de la station centrale électrique ; elle avait servi de blanchisserie ; il y avait encore dans un coin un poêle et du petit bois, mais pas d’autre meuble, à l’exception d’une seule et unique chaise pour le condamné. Une plaque métallique, placée devant elle pour les pieds de Warner, était reliée à un gros câble isolé. Au-dessus de la chaise, un autre câble pendait du plafond ; il pouvait être relié à une petite baguette métallique sortant d’une sorte de bonnet qui devait être placé sur sa tête. Quand cette connexion serait établie, ce serait pour Duncan Warner la minute fatale.

 

Nous attendions en silence l’arrivée du prisonnier. Les ingénieurs paraissaient un peu pâles, et ils jouaient nerveusement avec les câbles. Le grand-prévôt lui-même, pourtant endurci, était mal à l’aise, car une simple pendaison était une chose, et cet anéantissement de chair et de sang une autre. Quant aux journalistes, ils étaient plus blancs que leurs feuilles de papier. Le seul qui semblât ne subir aucunement l’influence de ces sinistres préparatifs était le petit maniaque allemand, qui allait de l’un à l’autre avec le sourire aux lèvres et les yeux pétillants de malice. Il s’oublia même au point d’éclater de rire deux ou trois fois, ce qui lui valut un rappel à l’ordre de l’aumônier.

 

– Comment pouvez-vous manifester une légèreté aussi déplacée, Monsieur Stulpnagel ? s’étonna-t-il. Vous riez en présence de la mort !

 

Mais l’Allemand ne se laissa pas décontenancer.

 

– Si je me trouvais en présence de la mort, répondit-il, je ne rirais pas. Mais comme je n’y suis point, je suis libre d’agir comme il me plaît.

 

Cette réplique irrévérencieuse allait sans doute en provoquer une autre, plus sévère encore, de la part de l’aumônier, mais la porte s’ouvrit, et deux gardiens poussèrent Duncan Warner dans la salle. Il regarda autour de lui d’un air résolu, avança d’un pas ferme et s’assit sur la chaise électrique.

 

– Allez-y ! dit-il.

 

Il aurait été barbare de prolonger son attente. L’aumônier lui chuchota quelques paroles à l’oreille, le bourreau le coiffa du bonnet ; nous retînmes tous notre souffle : la connexion fut établie entre le câble et le métal.

 

– Grands dieux ! cria Duncan Warner.

 

Il avait bondi sur sa chaise quand la terrible décharge avait éclaté dans son organisme. Mais il n’était pas mort. Au contraire, ses yeux brillaient d’un éclat plus vif. Il n’avait subi qu’une modification, mais celle-ci inattendue : le noir avait disparu de ses cheveux et de sa barbe tout comme une ombre se retire d’un paysage. Ses cheveux et sa barbe étaient maintenant blancs comme neige. En dehors de cela, il ne portait aucune trace de décomposition. Il avait la peau fraîche, lisse, lustrée d’un enfant.

 

Le grand-prévôt lança au comité un coup d’œil chargé de reproches.

 

– J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche, Messieurs ! dit-il.

 

Nous trois, hommes pratiques, nous nous regardâmes les uns les autres.

 

Peter Stulpnagel souriait d’un air pensif.

 

– Je pense qu’une autre décharge ferait l’affaire, dis-je.

 

À nouveau le courant passa ; à nouveau Duncan Warner sauta sur sa chaise et cria ; mais ce fut bien parce qu’il était demeuré sur la chaise que nous le reconnûmes. En une fraction de seconde, il avait perdu sa barbe et ses cheveux, et la salle ressemblait à un salon de coiffure le samedi soir. Il était toujours assis, les yeux encore brillants, la peau luisant d’une santé parfaite, mais il avait le crâne nu comme un fromage de Hollande et un menton débarrassé du moindre duvet. Il commença à faire tourner l’un de ses bras ; lentement et avec scepticisme au début, mais avec de plus en plus de confiance.

 

– J’avais des ennuis à ce bras-là, dit-il. Les médecins du Pacifique y perdaient leur latin. Or à présent, il est comme s’il était remis à neuf, et aussi souple qu’un rameau de hickory.

 

– Vous vous sentez bien ? interrogea le vieil Allemand.

 

– Je ne me suis jamais senti si bien de toute ma vie, répondit gaiement Duncan Warner.

 

La situation était pénible. Le grand-prévôt braqua ses yeux étincelants en direction du comité. Peter Stulpnagel souriait de toutes ses dents et se frottait les mains. Les ingénieurs se grattaient la tête. Le prisonnier scalpé faisait tourner son bras et paraissait ravi.

 

– Je pense qu’une nouvelle décharge…, hasarda le président.

 

– Non, Monsieur ! interrompit le grand-prévôt. Nous avons eu suffisamment de bêtises pour une seule matinée. Nous sommes ici pour une exécution ; l’exécution aura lieu !

 

– Que proposez-vous ?

 

– Il y a un anneau convenable au plafond. Allez chercher une corde, et l’affaire sera réglée.

 

Pendant que les gardiens se mettaient en quête d’une corde, un certain temps s’écoula dans un malaise croissant. Peter Stulpnagel se pencha vers Duncan Warner, et lui dit quelques mots à l’oreille. Le condamné le regarda avec ahurissement.

 

– Ce n’est pas vrai ?… demanda-t-il.

 

L’Allemand fit un signe de tête affirmatif.

 

– …Comment ! Pas moyen de ?…

 

Peter secoua la tête, négativement cette fois, et les deux hommes éclatèrent de rire comme s’ils avaient échangé une bonne plaisanterie.

 

Les gardiens rapportèrent la corde, et le grand-prévôt passa personnellement le nœud coulant autour du cou du criminel. Ensuite les deux gardiens, le bourreau et lui-même hissèrent leur victime en l’air où il se balança. Pendant une demi-heure il resta pendu au plafond ; c’était un spectacle affreux. Puis, dans un silence solennel, ils baissèrent la corde ; l’un des gardiens sortit pour aller chercher une bière. Mais au moment où il toucha le sol. Duncan Warner porta les mains à son cou, écarta le nœud coulant et aspira une longue et profonde bouffée d’air.

 

– Le commerce de Paul Jefferson marche bien ! déclara-t-il. De là-haut je voyais la foule se presser dans sa boutique.

 

Il indiqua le crochet du plafond.

 

– En l’air encore une fois ! rugit le grand-prévôt. Nous finirons bien par lui arracher la vie !

 

Ils le pendirent à nouveau.

 

Ils le laissèrent une heure les pieds dans le vide ; quand ils le redescendirent, sa loquacité ne s’était point tarie.

 

– Le vieux Plunket va trop souvent au bar Arcady ! affirma-t-il. En une heure je l’ai vu entrer trois fois. Dire qu’il a une famille ! Le vieux Plunket ferait bien de renoncer à l’alcool.

 

C’était monstrueux, incroyable, mais réel. Il n’y avait pas à ergoter : le condamné bavardait alors qu’il aurait dû être mort. Nous étions complètement désemparés, en plein désarroi, mais le grand-prévôt Carpenter n’était pas homme à se laisser rouler aussi facilement. Il nous entraîna dans un coin ; le prisonnier resta tout seul au milieu de la pièce.

 

– Duncan Warner, lui dit-il lentement, vous êtes ici pour jouer votre rôle, et je suis ici pour jouer le mien. Votre rôle consiste à vivre le plus longtemps possible ; le mien consiste à faire exécuter la loi. Vous nous avez battus en électricité ; je vous accorde un point. Vous nous avez battus à la corde, qui m’a l’air de ne pas vous avoir mal réussi. Mais c’est à mon tour de vous battre maintenant, car je dois accomplir mon devoir.

 

Il tira de son habit un revolver à six coups, et déchargea toutes ses balles dans le corps du prisonnier. La salle se remplit d’une telle fumée que nous ne pouvions rien voir ; quand elle se dissipa, le prisonnier n’avait pas bougé de place ni d’attitude ; simplement il considérait avec dégoût le devant de son habit.

 

– Les vêtements ne doivent pas coûter cher par ici ! dit-il. Cet habit m’a coûté trente dollars, et regardez ce que vous en avez fait ! Six trous par devant, c’est déjà assez moche ! Mais quatre balles m’ont traversé de part en part ; le dos ne doit pas être en meilleur état.

 

Le grand-prévôt lâcha son revolver qui tomba à terre, et il baissa les bras ; c’était un homme vaincu.

 

– Peut-être quelqu’un d’entre vous, Messieurs, pourra-t-il me dire ce que cela signifie ? demanda-t-il avec désespoir au comité.

 

Peter Stulpnagel fit un pas en avant.

 

– Je vais tout vous expliquer.

 

– Vous me paraissez être le seul ici à savoir quelque chose.

 

– Je suis ici le seul à tout savoir. J’ai essayé d’avertir ces gentlemen ; mais ils n’ont pas voulu m’écouter ; alors j’ai tenu à ce qu’ils apprennent par l’expérience. Savez-vous ce que vous avez fait avec votre électricité massive ? Tout simplement, vous avez accru la vitalité du condamné ; à présent il est capable de défier la mort pendant des siècles.

 

– Des siècles !

 

– Oui. Il faudra des centaines d’années pour épuiser l’immense énergie nerveuse que vous lui avez injectée. L’électricité est de la vie ; vous l’en avez pourvu au maximum. Peut-être dans cinquante ans pourrez-vous l’exécuter, mais je n’en mettrais pas ma tête à couper.

 

– Grands dieux ! Mais que vais-je faire de lui ? s’écria l’infortuné grand-prévôt.

 

Peter Stulpnagel haussa les épaules.

 

– Et si nous le vidions de son électricité en le pendant par les pieds ? hasarda le président.

 

– Non ; ce serait inutile.

 

– En tout cas, il ne fera plus de dégâts à Los Amigos, reprit le grand-prévôt avec décision. Il ira dans la prison neuve. Elle durera plus longtemps que lui.

 

– Au contraire, répliqua Peter Stulpnagel. Je crois qu’il durera plus longtemps que la prison.

 

C’était plutôt un fiasco ; et pendant des années nous n’en avons guère parlé entre nous. Mais à présent le secret est levé, et j’ai pensé que vous aimeriez coucher cette histoire dans votre recueil de jurisprudence.

 

COMMENT LA CHOSE ARRIVA[9]

Elle était médium, spécialiste en écriture automatique. Voici ce qu’elle écrivit :

 

Je peux me rappeler certaines choses sur cette soirée avec beaucoup de précision, tandis que d’autres ressemblent à de vagues rêves interrompus. Je ne sais absolument plus le motif qui m’avait amené à Londres d’où je suis rentré si tard. Cette soirée se confond avec tous mes autres séjours à Londres. Mais à partir du moment où je suis descendu à la petite gare de campagne, tout est prodigieusement clair. Je peux en revivre chaque moment.

 

Je me rappelle parfaitement avoir longé le quai et avoir regardé l’horloge éclairée de la gare : elle marquait onze heures et demie. Je me rappelle aussi que je me suis demandé si je serais rentré avant minuit. Et puis je me rappelle la grosse voiture, avec ses phares éblouissants et l’éclat de ses cuivres, qui m’attendait dehors. C’était ma nouvelle Robur de 30 CV, qui m’avait été livrée le jour même. Je me rappelle encore avoir demandé à Perkins, mon chauffeur, comment elle se comportait, et l’avoir entendu répondre que c’était une très bonne voiture.

 

– Je vais l’essayer, ai-je déclaré en m’installant devant le volant.

 

– Les vitesses ne sont pas les mêmes, m’a-t-il répondu. Il vaudrait peut-être mieux, Monsieur, que je conduise moi-même…

 

– Non. J’ai vraiment envie de l’essayer.

 

Et nous sommes partis pour faire les huit kilomètres qui nous séparaient de la maison.

 

Ma vieille voiture avait ses pignons en encoches sur une barre. Par contre dans celle-ci, il fallait passer le levier à travers une grille pour changer de vitesse. Ce n’était pas difficile, et bientôt j’ai cru avoir maîtrisé le mécanisme. Il était absurde, certes, de vouloir se familiariser avec une nouvelle méthode pendant la nuit, mais on commet souvent des absurdités sans avoir à en payer le prix fort. Tout s’est fort bien passé jusqu’au bas de la côte de Claystall. C’est l’une des plus mauvaises côtes d’Angleterre : elle a deux kilomètres et demi de long, avec un pourcentage de 17 % par endroits et trois virages courts. La grille de mon parc est située juste de l’autre côté de cette côte ; juste à son pied, sur la grand’route de Londres.

 

Nous étions à peu près arrivés au sommet de la côte quand mes ennuis ont commencé. J’avais roulé pleins gaz, et je voulais descendre en échappement libre ; mais le débrayage s’est grippé, et j’ai dû me remettre en troisième. La voiture allait très vite ; j’ai cherché à actionner mes deux freins ; ils m’ont lâché l’un après l’autre. Quand sous mon pied la pédale a claqué d’un coup sec, je ne me suis pas trop inquiété ; mais quand j’ai tiré avec toute ma vigueur sur le frein à main, et que le levier est remonté jusqu’en haut sans avoir de prise, j’ai eu des sueurs froides. Nous dévalions la côte à toute allure. Les phares éclairaient bien. J’ai pris impeccablement le premier virage. Dans le deuxième, j’ai rasé le fossé, mais je m’en suis tiré. Le deuxième était séparé du troisième par quinze cents mètres de ligne droite ; après le dernier virage, il me resterait à franchir la grille de mon parc. Si je pouvais me jeter dans ce havre, tout irait bien, car il y avait une montée raide de la grille à ma maison ; la voiture s’arrêterait sûrement d’elle-même.

 

Perkins s’est comporté magnifiquement. J’aimerais que ce détail fût connu. Il se tenait parfaitement calme, et prêt à tout. Au début j’avais envisagé de prendre le talus, et il avait deviné mon projet.

 

– Je ne le ferais pas, Monsieur, m’avait-il dit. À cette vitesse, nous culbuterions.

 

Il avait mille fois raison. Il a coupé le contact, nous avons roulé « en roue libre », mais encore à une allure terrifiante. Il a posé les mains sur le volant.

 

– Je vais le tenir, m’a-t-il proposé, si vous voulez sauter. Nous ne sortirons pas vivants de ce virage. Vous feriez mieux de sauter, Monsieur !

 

– Non, lui ai-je répondu. Je reste. Si vous voulez, Perkins, sautez.

 

– Je reste avec vous, Monsieur.

 

Si ç’avait été la vieille voiture, j’aurais coincé le levier des vitesses en marche arrière, et j’aurais bien vu ce qui serait arrivé. Avec la neuve, c’était sans espoir. Les roues ronflaient comme un grand vent ; la carrosserie craquait et gémissait ; mais les phares éclairaient bien, et je pouvais conduire avec précision. Je me souviens d’avoir imaginé la vision terrible et pourtant majestueuse que nous représenterions pour quiconque surviendrait en sens contraire. La route était étroite ; le malheureux qui aurait voulu nous croiser aurait péri d’une mort affreuse.

 

Nous avons entamé le virage avec une roue à un mètre au-dessus du talus. J’ai cru que nous allions nous renverser, mais après avoir oscillé un instant, la voiture a retrouvé son aplomb et a repris sa course. J’avais franchi le troisième virage, le dernier. Il n’y avait plus que la grille du parc. Elle nous faisait face, mais par malchance, pas directement. Elle se trouvait à environ vingt mètres sur la gauche en haut de la route. Peut-être aurais-je pu réussir, mais je crois que la boîte de direction avait été heurtée pendant que nous roulions sur le talus. Le volant m’a mal obéi. J’ai vu sur la gauche la grille ouverte. J’ai braqué avec toute la force de mes poignets. Perkins et moi, nous nous sommes presque couchés en biais. Dans la seconde qui a suivi, roulant à quatre-vingts kilomètres à l’heure, ma roue droite a accroché le pilier de ma grille. J’ai entendu le choc. J’ai senti que je m’envolais en l’air, et puis… Et puis…

 

Quand j’ai repris conscience, je me trouvais parmi des broussailles, à l’ombre des chênes de l’allée, du côté de la loge. Un homme se tenait debout auprès de moi. J’ai cru que c’était Perkins ; mais en le regardant attentivement, j’ai reconnu Stanley, un ancien camarade de collège pour lequel j’éprouvais une réelle affection. La personnalité de Stanley éveillait toujours en moi une vive sympathie, et j’étais fier de penser que la réciprocité jouait. J’ai été néanmoins assez surpris de le voir là ; mais j’étais comme un homme qui rêve, étourdi, brisé, tout à fait disposé à accepter sans discuter les choses comme elles étaient.

 

– Quel accident ! ai-je dit. Mon Dieu, quel désastre !

 

Il a fait un signe de tête affirmatif ; dans les ténèbres, j’ai retrouvé son sourire gentil, intelligent.

 

J’étais complètement incapable de remuer. En réalité je n’avais nulle envie d’essayer. Mes sens, par contre, étaient particulièrement alertes. J’ai vu l’épave de ma voiture qu’éclairaient des lanternes qui s’agitaient. J’ai vu un petit groupe de personnes et j’ai entendu des voix étouffées. Il y avait le gardien et sa femme, plus quelques autres. Ils ne s’occupaient pas de moi, mais ils s’affairaient autour de la voiture. Tout à coup j’ai entendu un cri de souffrance.

 

– Le poids l’écrase. Soulevez-la en douceur ! a crié une voix.

 

– C’est seulement ma jambe, a gémi une autre voix que j’ai identifiée comme celle de Perkins. Où est mon maître ?

 

– Je suis là ! ai-je répondu.

 

Mais personne n’a paru m’entendre. Tous se penchaient au-dessus de quelque chose qui gisait devant la voiture.

 

Stanley a posé une main sur mon épaule, et ce contact m’a été infiniment apaisant. Je me sentais léger et heureux, en dépit de tout.

 

– Vous ne souffrez pas, naturellement ? m’a-t-il demandé.

 

– Pas du tout.

 

– On ne souffre jamais.

 

Alors soudainement la stupéfaction m’a envahi. Stanley ! Stanley ! Mais voyons, Stanley avait péri de la typhoïde dans la guerre des Boers !

 

– Stanley ! me suis-je écrié la gorge serrée. Stanley, vous êtes mort !

 

Il m’a regardé avec son vieux sourire gentil, intelligent.

 

– Vous aussi, m’a-t-il répondu.

 

LE LOT N° 249[10]

Sur les agissements d’Edward Bellingham à l’encontre de William Monkhouse Lee, et sur le motif de la grande frayeur d’Abercrombie Smith, il est difficile de porter un jugement définitif. Nous possédons certes le récit clair et complet de Smith lui-même, que corroborent parfaitement Thomas Styles, le domestique, le révérend Plumptree Peterson, membre de la corporation de l’Université, et divers témoins de tel ou tel incident. Cependant l’histoire repose en somme sur Smith tout seul, et il apparaîtra préférable à beaucoup de croire qu’un cerveau bien qu’apparemment sain s’est trouvé affligé d’un dérangement subtil, plutôt que d’admettre que le cours normal de la nature ait pu être bouleversé dans ce centre de science et de lumière qu’est l’Université d’Oxford. Mais quand on réfléchit aux méandres et à l’étroitesse de ce cours normal de la nature, à la difficulté que l’on éprouve à le dépister en dépit de tous les éclairages de la science, et aux grandes, terribles possibilités qui émergent confusément des ténèbres qui l’entourent, il faut être bien hardi, bien téméraire même, pour assigner une limite aux sentiers détournés que peut emprunter l’esprit humain.

 

Dans une aile de ce que nous appellerons le Vieux Collège à Oxford, il y a une tourelle d’angle extrêmement ancienne. La lourde voûte qui enjambe la porte ouverte a fléchi en son centre sous le poids de ses ans ; les pierres grises, moussues, sont retenues ensemble par du lierre et des brins d’osier, comme si la vieille mère avait pris soin de les mettre à l’épreuve du vent et du mauvais temps. Derrière la porte un escalier en pierre grimpe en spirale jusqu’à un troisième étage ; ses dalles sont creusées et sont devenues informes sous les pas de multiples générations de quêteurs de savoir. La vie s’est répandue comme de l’eau le long de cet escalier en colimaçon, et, comme l’eau elle a laissé ces sillons lisses d’usure. Depuis les écoliers pédants et à robe longue de l’ère des Plantagenêt jusqu’aux pur-sang de ces dernières années, quel flux puissant de jeune vie anglaise s’est écoulé par là ! Et que reste-il maintenant de tous ces espoirs, de ces efforts, de ces farouches énergies, sinon quelques lignes sur une pierre tombale ou une poignée de poussière dans un cercueil au hasard des cimetières ? Mais le silencieux escalier et la vieille muraille grise encore ornée d’emblèmes héraldiques subsistent toujours.

 

Au mois de mai 1884, trois jeunes hommes occupaient les trois appartements qui donnaient sur les trois paliers de l’escalier. Chaque appartement comportait simplement un petit salon et une chambre. Au rez-de-chaussée, les pièces correspondantes étaient utilisées, l’une comme cave à charbon, l’autre comme logement du domestique ; Thomas Styles était au service des trois étudiants qui habitaient au-dessus de sa tête. À droite et à gauche s’étendait une enfilade de salles de cours et de bureaux, si bien que les locataires de la vieille tour bénéficiaient d’un certain isolement fort apprécié des garçons studieux. Studieux étaient d’ailleurs les trois occupants de l’époque : Abercrombie Smith au troisième étage, Edward Bellingham en dessous, et William Monkhouse Lee au premier étage.

 

Il était dix heures du soir. La nuit était claire. Abercrombie Smith était enfoncé dans son fauteuil, les pieds sur le garde-feu, une pipe de bruyère entre les dents. Dans le deuxième fauteuil, non moins confortablement installé, son vieux camarade Jephro Hastie paressait de l’autre côté de la cheminée. Ils étaient tous deux en costume de flanelle, car ils avaient passé leur soirée sur la rivière ; d’ailleurs il suffisait de regarder leurs visages éveillés aux traits durs pour deviner qu’ils aimaient le grand air avec tout ce qui était viril et robuste. Hastie était chef de nage du « huit » de son collège ; Smith ramait encore mieux, mais la sombre perspective d’un prochain examen le cantonnait provisoirement chez lui, exception faite des quelques heures par semaine qu’exigeait une bonne santé. Un déballage de livres de médecine sur la table, des os éparpillés, des moulages, des planches anatomiques révélaient la nature de ses études ; au-dessus de la cheminée une paire de cannes et des gants de boxe montraient comment, avec le concours de Hastie, il se maintenait en forme. Ils se connaissaient très bien l’un l’autre : si bien qu’ils pouvaient demeurer paisiblement assis sans rien se dire, ce qui est le degré supérieur de la camaraderie.

 

– Un peu de whisky ? proposa enfin Abercrombie Smith entre deux nuages de fumée. Le scotch est dans le flacon, et l’irlandais dans la bouteille.

 

– Non, merci. Je suis engagé dans le scull. Je ne bois pas quand je m’entraîne. Et vous ?

 

– Je travaille dur. Je pense qu’il vaut mieux ne pas faire de mélanges.

 

Hastie approuva de la tête. Ils retombèrent dans un silence satisfait.

 

– Dites donc, Smith, interrogea Hastie peu après, avez-vous fait connaissance des deux types de votre escalier ?

 

– Un signe de tête quand nous nous rencontrons. Rien de plus.

 

– Hum ! À votre place j’en resterais là. Je les connais un peu tous les deux. Pas beaucoup, mais assez pour mon goût. Je ne pense pas que si j’habitais ici je les serrerais sur mon cœur. Non pas qu’il y ait du mauvais chez Monkhouse Lee…

 

– Le maigre ?

 

– Oui. Un petit type qui est assez gentleman. Je ne crois pas qu’il soit mauvais par lui-même. Seulement vous ne pourrez pas le fréquenter sans fréquenter en même temps Bellingham.

 

– Le gros ?

 

– Oui. Le gros. Et il est le type d’hommes que moi, je préférerais ne pas fréquenter.

 

Abercrombie Smith haussa les sourcils et lança un regard critique à son camarade.

 

– Pourquoi donc ? demanda-t-il ! Il boit ? Il joue aux cartes ? Il est un peu fripouille ? D’habitude, vous n’avez pas le jugement sévère !

 

– Ah, on voit bien que vous ne le connaissez pas ! Si vous le connaissiez, vous ne me demanderiez pas pourquoi. Il y a chez lui quelque chose d’odieux ; quelque chose de reptilien qui me soulève le cœur. Je le définirais comme un homme qui a des vices cachés, un débauché. Il n’est pas idiot, malgré tout. On dit qu’il est dans sa partie l’un des meilleurs sujets qu’ait jamais comptés le collège.

 

– Médecine ou études classiques ?

 

– Langues orientales. Il est formidable. Chillingworth l’a rencontré dernièrement, quelque part au-dessus de la deuxième cataracte ; il m’a raconté qu’il papotait avec les Arabes comme s’il était né là-bas. Il parlait copte aux Coptes, hébreu aux Hébreux, arabe aux Bédouins ; ils étaient tous prêts à baiser le pan de sa redingote. Il y avait quelques ermites assis sur des rochers, qui d’habitude ricanaient, grondaient et crachaient par terre quand ils voyaient un étranger : hé bien, Bellingham ne leur avait pas dit cinq mots qu’ils étaient tous à plat ventre et qu’ils se tortillaient devant lui ! Chillingworth m’a affirmé qu’il n’avait jamais rien vu de pareil. Bellingham paraissait tout à son aise ; il avait l’air de quelqu’un qui exerce un droit naturel ; il se promenait au milieu d’eux et leur faisait la morale. Pas mal pour un étudiant d’Oxford, non ?

 

– Pourquoi avez-vous dit que l’on ne pouvait fréquenter Lee sans fréquenter Bellingham ?

 

– Parce que Bellingham est fiancé à la sœur de Lee. Dire qu’Eveline est une si jolie petite fille, Smith ! Je connais bien toute la famille. C’est dégoûtant de la voir avec cette brute ! Un crapaud et une colombe, voilà à quoi ils ressemblent !

 

Abercrombie Smith sourit et secoua les cendres de sa pipe contre la cheminée.

 

– Vous étalez vos cartes, mon vieux ! lui dit-il. Quel juge partial vous faites ! Au fond, vous n’avez rien contre ce type, sauf cela.

 

– Que voulez-vous ! Je la connais depuis qu’elle n’était pas plus haute que votre pipe, et je n’aime pas qu’elle coure des risques. Or, elle en court un. Il a l’air d’une bête sauvage. Et il a un caractère de sauvage, un caractère venimeux. Vous rappelez-vous sa bagarre avec Long Norton ?

 

– Non. Vous oubliez toujours que je suis un nouveau, ici.

 

– C’est vrai ; l’affaire remonte à l’hiver dernier. Bien sûr. Vous connaissez le chemin de halage, près de la rivière ? Plusieurs garçons s’y promenaient. En tête Bellingham. Ils ont croisé une vieille bonne femme du marché. Il avait plu, et vous savez à quoi ressemblent les champs quand il a plu. Le chemin passait entre la rivière et une grande mare qui était presque aussi large. Hé bien, savez-vous ce qu’a fait ce porc ? Il ne s’est pas dérangé, il a continué tout droit, et il a poussé la vieille bonne femme dans la boue où elle s’est copieusement salie, elle et ses provisions. C’était se conduire en mufle ! Long Norton, qui est pourtant le plus doux des hommes, lui a dit vertement ce qu’il pensait. Un mot en a entraîné un autre ; en conclusion Norton lui a flanqué un grand coup de canne entre les deux épaules. L’affaire a fait du bruit, et rien n’est plus drôle que de voir la tête de Bellingham quand il rencontre Norton. Mon Dieu, Smith, il va être onze heures !

 

– Rien ne presse ! Allumez une autre pipe.

 

– Non. En principe, je suis en période d’entraînement. Et voilà que je reste ici à bavarder au lieu d’être bien bordé dans mon lit ! Je vais vous emprunter votre crâne, si je ne vous en prive pas. Williams a pris le mien depuis un mois. Et je vais aussi emporter les petits os de l’oreille, si vous me jurez que vous n’en avez pas besoin. Merci. Non, pas de sac ! Je les porterai très bien sous mon bras. Bonne nuit, mon fils ! Et suivez mon avis à propos de votre voisin.

 

Quand Hastie, nanti de son butin anatomique, fut sorti, Abercrombie Smith lança sa pipe dans sa corbeille à papier ; rapprochant son fauteuil de la lampe, il se plongea dans un énorme volume à couverture verte, illustré des grandes cartes en couleurs qui représentent ce royaume étrange et intime dont nous sommes les monarques infortunés. Il avait beau être nouveau à Oxford, il n’était pas un débutant dans la médecine ; pendant quatre années, il avait travaillé à Glasgow et à Berlin, et l’examen qui approchait devait lui permettre de décrocher son diplôme. Avec ses lèvres fermes, son front haut, ses traits accusés, il s’annonçait comme devant être un homme qui, à défaut de talents éclatants, montrerait tant de ténacité, de patience et de puissance qu’il serait capable, en fin de compte, de surclasser un génie plus brillant. Quelqu’un qui a tenu son rang parmi des Écossais et des Allemands du Nord n’est pas de qualité négligeable ! Smith avait laissé à Glasgow et à Berlin une excellente réputation ; il entendait bien mériter la même à Oxford à force de travail et de discipline.

 

Il lisait depuis une heure environ, quand il entendit tout à coup un bruit bizarre : un son perçant, aigu en tout cas ; quelque chose comme l’inspiration sifflante d’un homme qui respire sous le coup d’une émotion forte. Smith posa son livre et tendit l’oreille. Comme il n’y avait personne à côté ni au-dessus de lui, le bruit provenait certainement de son voisin du dessous, de l’étudiant dont Hastie avait tracé un portrait peu flatteur. Smith ne le connaissait que sous l’aspect d’un garçon blême aux chairs molles qui avait des habitudes de silence et de travail, et dont la lampe projetait une barre dorée sur la vieille tourelle après même qu’il eût éteint la sienne. Cette communion dans les veilles prolongées avait formé entre eux une sorte de lien secret. Quand les heures s’enfuyaient vers l’aube, Smith aimait sentir que, tout près, un autre étudiant méprisait le sommeil autant que lui. Et en cet instant précis, alors que ses pensées se tournaient involontairement vers son voisin, il n’éprouva que de bons sentiments. Hastie était un brave garçon, mais fruste, trop musclé, dépourvu d’imagination comme de compréhension. Il ne pouvait pas supporter un homme qui ne fût pas bâti sur le modèle viril qu’il avait choisi une fois pour toutes. Si quelqu’un ne pouvait pas être mesuré selon ces normes, il s’attirait immanquablement l’antipathie de Hastie. Comme tant de garçons qui sont physiquement robustes, il confondait volontiers la constitution avec le caractère, il n’hésitait pas à attribuer à un manque de principes ce qui n’était qu’un défaut de circulation. Smith avait l’esprit plus délié : il connaissait la manie de son camarade et il en faisait la part.

 

Comme ce bruit bizarre ne se répétait pas, Smith était sur le point de reprendre son livre, quand soudain une plainte rauque, un véritable cri troua le silence de la nuit. C’était l’appel d’un homme qui est remué, secoué au-delà de tout contrôle. Smith sauta de son fauteuil, et lâcha son livre. En dépit de ses nerfs solides, ce brusque cri d’horreur lui avait glacé le sang et donné la chair de poule. Émis dans un tel lieu et à une heure pareille, il engendra dans sa tête mille hypothèses fantastiques. Devait-il se précipiter en bas, ou attendre ? Il détestait, comme tous ses compatriotes, se donner en spectacle ou s’imposer, et il savait si peu de choses sur son voisin qu’il ne tenait pas à s’immiscer avec légèreté dans ses affaires. Il balança pendant quelques instants ; mais des pas rapides se firent entendre dans l’escalier, et le jeune Monkhouse Lee, à demi-vêtu et blanc comme un linge, fit irruption dans sa chambre.

 

– Descendez ! balbutia-t-il. Bellingham est malade !

 

Abercrombie Smith le suivit jusque dans le petit salon qui se trouvait juste sous le sien ; tout préoccupé qu’il fût par l’incident, il ne put s’empêcher de jeter un regard étonné autour de lui quand il franchit le seuil. C’était une pièce comme il n’en avait jamais vu auparavant : un musée plutôt qu’un bureau. Les murs et le plafond étaient presque entièrement recouverts d’innombrables reliques étranges provenant d’Égypte et de l’Orient. De grandes silhouettes portant des fardeaux ou des armes se pavanaient fièrement dans une frise grossière qui faisait le tour de la pièce. Au-dessus il y avait, sculptées dans de la pierre, des têtes de taureau, des têtes de cigogne, des têtes de chat, des têtes de chouette, avec des statues de monarques aux yeux en amandes, couronnés de vipères, et d’étranges divinités ressemblant à des coléoptères, taillées en lapis lazuli bleu d’Égypte. Horus, Isis et Osiris considéraient le salon de plusieurs niches et de toutes les étagères ; en travers du plafond, un authentique fils du vieux Nil, un grand crocodile à la gueule ouverte, était suspendu par un double nœud.

 

Au milieu de cette pièce peu banale, une grande table carrée était jonchée de papiers, de bouteilles, et de feuilles séchées d’une espèce de palmier gracieux. Ces divers objets avaient été repoussés en vrac afin de faire de la place à une caisse à momie, qui avait été retirée du mur (ainsi qu’en faisait foi le vide qu’elle y avait laissé) et qui était posée en travers de la table. Quant à la momie elle-même, terrifiante chose noire et flétrie qui évoquait une tête calcinée sur un arbuste noueux, elle était à moitié sortie de sa caisse ; une main ressemblant à une pince et un avant-bras osseux reposaient sur la table. Un rouleau de papyrus était appuyé contre le sarcophage ; devant le rouleau, le propriétaire des lieux était assis dans un fauteuil de bois ; il avait la tête rejetée en arrière ; ses yeux grand ouverts et horrifiés fixaient le crocodile ; ses lèvres bleues et épaisses tremblaient lourdement à chaque expiration.

 

– Mon Dieu ! Il se meurt ! cria Monkhouse Lee affolé.

 

Monkhouse Lee était un beau garçon mince, aux yeux noirs et au teint olivâtre ; il avait le type espagnol plutôt que le type anglais ; son exubérance celtique contrastait avec le flegme saxon d’Abercrombie Smith.

 

– Rien qu’un évanouissement, je pense, répondit l’étudiant en médecine. Donnez-moi un coup de main. Prenez-le par les pieds. Maintenant, allongeons-le sur le canapé. Pouvez-vous débarrasser le canapé de tous ces petits diablotins en bois ? Quel désordre ! Là ! Il ira très bien si nous déboutonnons son col et lui faisons boire un peu d’eau. Que lui est-il arrivé ?

 

– Je n’en sais rien. Je l’ai entendu crier. Je suis monté en courant. Je le connais bien, vous comprenez ? C’est très gentil à vous d’être descendu.

 

– Son cœur bat comme une paire de castagnettes, dit Smith qui avait posé une main sur la poitrine de Bellingham toujours évanoui. On dirait qu’il est épouvanté. Arrosez-le d’eau ! Quelle drôle de figure il a !…

 

De fait la figure de Bellingham était à la fois étrange et répugnante, tant par le teint que par les traits. Elle était blanche, non pas de la pâleur ordinaire que suscite la peur, mais du blanc absolument incolore du ventre de certains poissons. Il était très gras, mais il donnait l’impression d’avoir été jadis encore plus gras, car sa peau pendait en plis et était tissée d’un réseau de rides. Des cheveux bruns en brosse se hérissaient sur son crâne ; il avait les oreilles décollées ; dans ses yeux gris toujours ouverts, les pupilles étaient dilatées ; la fixité du regard était horrible à voir. Smith, penché sur lui, se dit qu’il n’avait jamais vu aussi nettement les signaux d’alarme de la nature sur une physionomie humaine ; du coup, il se rappela avec moins de scepticisme la mise en garde de Hastie.

 

– Quelle est donc la chose qui l’a épouvanté à ce point ? demanda-t-il.

 

– La momie.

 

– La momie ? Comment cela ?

 

– Je ne sais pas. Elle est morbide, infecte. J’aurais voulu qu’il s’en débarrassât. Voilà la deuxième fois qu’il me fait peur. L’hiver dernier, ç’a été la même chose. Je l’ai trouvé exactement comme aujourd’hui, avec cette abomination en face de lui.

 

– Qu’est-ce qu’il cherche donc avec sa momie ?

 

– Oh, c’est un maniaque ! Un maniaque de la momie. Il en sait plus sur les momies que n’importe quel Anglais vivant. Mais j’aurais préféré qu’il en sût moins ! Ah, il revient à lui !

 

De vagues couleurs commençaient à teinter les joues blafardes de Bellingham ; ses paupières frémirent. Il serra et desserra les poings, aspira une longue bouffée d’air entre ses dents, puis tout à coup releva la tête et promena autour de lui un regard d’exploration. Quand ses yeux tombèrent sur la momie, il se leva d’un bond, prit le rouleau de papyrus, le jeta dans un tiroir qu’il referma à clef, retourna en vacillant sur le canapé.

 

– Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Que me voulez-vous, mes amis ?

 

– Vous avez crié et fait un vacarme du diable, répondit Monkhouse Lee. Si notre voisin du dessus n’était pas descendu, je me demande ce que j’aurais fait tout seul !

 

– Ah, c’est Abercrombie Smith ! dit Bellingham en le regardant. Comme c’est aimable à vous d’être venu ! Quel idiot je fais ! Oh, mon Dieu, que je suis idiot !

 

Il enfouit la tête dans ses mains, et éclata d’un rire hystérique qui n’en finissait plus.

 

– Attention ! Arrêtez ! cria Smith en le secouant rudement par l’épaule. Vos nerfs sont complètement détraqués. Vous devriez laisser tomber vos petits jeux de minuit avec les momies, sinon vous allez perdre la caboche. Vous êtes une pile électrique maintenant.

 

– Je ne pense pas, répondit Bellingham, que vous seriez aussi calme que moi si vous aviez vu…

 

– Quoi donc ?

 

– Oh, rien ! Je voulais dire simplement que je ne croyais pas que vous pourriez passer une soirée avec une momie sans avoir les nerfs un peu chatouillés. Vous avez parfaitement raison. Ces derniers temps j’ai beaucoup trop travaillé. Mais je me sens tout à fait remis. Attendez encore quelques minutes, je vous prie, et je serai redevenu moi-même.

 

– La pièce sent mauvais ! fit observer Lee qui alla ouvrir la fenêtre pour faire rentrer l’air frais de la nuit.

 

– C’est la résine balsamique…

 

Bellingham leva en l’air une des feuilles séchées et la fit grésiller au-dessus du bec de la lampe. Elle se transforma en lourds tortillons de fumée ; une odeur âcre et piquante remplit la pièce.

 

– …C’est la plante sacrée, la plante des prêtres, expliqua-t-il. Connaissez-vous quelque chose aux langues orientales, Smith ?

 

– Rien du tout. Pas un mot.

 

La réponse sembla soulager l’égyptologue.

 

– À propos, demanda-t-il, combien de temps s’est-il écoulé entre le moment où vous êtes accourus et le moment où j’ai repris connaissance ?

 

– Pas longtemps. Quatre ou cinq minutes.

 

– Il me semblait bien que je ne risquais pas de perdre connaissance plus longtemps ! dit-il en aspirant une longue bouffée d’air. Mais quelle chose étrange qu’un évanouissement ! Il n’y a pas moyen d’en mesurer la durée. D’après mes propres sensations, je serais incapable de dire si je suis demeuré évanoui quelques secondes ou quelques semaines. Ce gentleman qui est sur la table a été emmailloté sous la onzième dynastie, c’est-à-dire il y a quarante siècles ; s’il retrouvait sa langue, il nous dirait que ce laps de temps n’a duré que ce qu’il faut pour fermer les yeux, puis les rouvrir. C’est une momie particulièrement belle, Smith !…

 

Smith s’approcha de la table et regarda d’un œil professionnel la forme noire et tordue. Le visage, bien qu’horriblement décoloré, était parfait ; deux petits globes étaient encore tapis dans le creux des orbites noires. Le menton marbré était tiré d’un os à l’autre, et des cheveux gros et noirs retombaient sur ses oreilles. Deux dents minces comme celles d’un rat recouvraient la lèvre inférieure ratatinée. Dans sa position accroupie, avec les articulations courbées et la tête tendue en avant, cette chose horrible donnait une impression d’énergie qui souleva le cœur de Smith. Les côtes décharnées, tapissées d’une enveloppe parcheminée, saillaient nettement, ainsi que l’abdomen couleur de plomb, fendu en long par l’embaumeur ; mais les membres inférieurs étaient encore entourés de bandages jaunes. Comme des clous de girofle, des débris de myrrhe et de casse étaient répandus sur le corps ou éparpillés à l’intérieur de la boîte.

 

– …J’ignore son nom, dit Bellingham en promenant sa main sur le front ratatiné. Vous voyez : il me manque le sarcophage extérieur avec les inscriptions. Lot N° 249, voilà quel est aujourd’hui tout son titre. Lisez-le sur la caisse. C’est le numéro qu’il portait à la vente aux enchères où je l’ai acheté.

 

– À son époque il a certainement été bel homme, déclara Abercrombie Smith.

 

– Un géant. Sa momie mesure deux mètres de long ; là-bas, il devait passer pour un géant, car la race n’était guère développée. Tâtez ces grands os noueux, aussi. Il ne devait pas faire bon à le taquiner.

 

– Peut-être ces mains ont-elles contribué à l’érection des Pyramides ? suggéra Monkhouse Lee qui les considérait avec répulsion.

 

– N’en croyez rien ! Ce gaillard a été aromatisé au natron et soigneusement embaumé dans le meilleur style. On ne traitait pas aussi bien les apprentis maçons. Du sel ou du goudron aurait été assez bon. On a calculé que cette sorte de bagatelle coûtait environ sept cent trente livres de notre monnaie. Notre ami était au moins un noble. Que pensez-vous de cette petite inscription près de ses pieds, Smith ?

 

– Je vous ai dit que je ne connaissais aucune langue orientale.

 

– Ah, oui ! C’est le nom de l’embaumeur. Du moins je le suppose. Il a dû être un artisan très consciencieux. Je me demande combien d’œuvres d’art modernes survivront quatre mille ans !…

 

Il continua de parler avec légèreté, mais Abercrombie Smith s’aperçut qu’il grelottait encore de peur. Ses mains avaient des gestes saccadés, sa lèvre inférieure tremblait et ses yeux se portaient constamment sur son répugnant compagnon. En dépit de sa frayeur, toutefois, il y avait du triomphe dans sa voix et son attitude. Son regard brillait, son pas était vif et désinvolte quand il arpentait la pièce. On aurait dit un homme qui était passé par une rude épreuve, qui en portait encore les traces, mais qui était parvenu à ses fins.

 

– …Vous ne partez pas ? s’écria-t-il quand Smith se leva du canapé.

 

Devant la perspective de sa solitude, ses frayeurs semblèrent l’assaillir à nouveau, et il allongea le bras comme pour le retenir.

 

– Si, il faut que je m’en aille. Mon travail m’attend. Vous avez très bien récupéré. Je pense qu’étant donné votre système nerveux, vous devriez vous adonner à des études moins morbides.

 

– Oh, généralement je ne m’énerve jamais ! Et j’ai déjà démailloté beaucoup de momies.

 

– La dernière fois, vous vous êtes évanoui aussi, fit remarquer Monkhouse Lee.

 

– Tiens, oui ! Hé bien, il faudra que je prenne un tonique pour les nerfs. Vous ne partez pas, Lee ?

 

– Je ferai comme vous voudrez, Ned.

 

– Alors je vais descendre chez vous, et je dormirai sur votre canapé. Bonne nuit, Smith. Je suis navré de vous avoir dérangé avec mes idioties.

 

Ils échangèrent une poignée de mains ; l’étudiant en médecine grimpa quatre à quatre son escalier pour regagner sa chambre ; il entendit descendre ses deux compagnons vers l’appartement du premier étage.

 

Voilà comment Edward Bellingham et Abercrombie Smith firent connaissance ; l’étudiant en médecine ne tenait pas à se lier plus avant, mais Bellingham parut s’être entiché de son voisin ; il lui fit des avances d’une manière telle qu’il aurait fallu être une vraie brute pour les repousser. À deux reprises il vint chez Smith pour le remercier de son assistance ; ensuite il frappa à sa porte pour lui apporter des livres, des journaux et toutes les petites choses que peuvent s’offrir mutuellement deux voisins célibataires. Smith ne tarda pas à découvrir qu’il avait beaucoup lu, qu’il était porté vers le catholicisme, qu’il possédait une mémoire extraordinaire. Ses manières étaient si agréables, si douces, qu’au bout d’un certain temps on oubliait son aspect physique peu sympathique. Surmené comme l’était Smith, il ne le trouvait nullement déplaisant ; il prit rapidement l’habitude de ses visites et, à l’occasion, les lui rendait.

 

Bellingham avait beau être incontestablement intelligent, Smith détecta néanmoins chez lui un soupçon de démence, du moins apparente. Il se lançait parfois dans des périodes oratoires boursouflées qui contrastaient avec la simplicité de son existence.

 

– C’est une chose merveilleuse, s’écriait-il, de sentir que l’on peut commander aux pouvoirs du bien et du mal, que l’on peut être un ange secourable ou un démon de vengeance !…

 

Et de Monkhouse Lee il disait :

 

– …Lee est un brave type, un honnête homme, mais il est sans vigueur ni ambition. Il ne serait pas un bon associé pour l’homme d’une grande entreprise. Il ne serait pas un bon associé pour moi.

 

Lorsqu’il entendait des allusions semblables, le robuste Smith, tirant solennellement sur sa pipe, se bornait à hausser les sourcils et à hocher la tête.

 

Bellingham avait contracté une habitude dont Smith savait qu’elle révélait un esprit anémié : il parlait constamment tout haut. Tard dans la nuit, quand il ne pouvait pas y avoir de visiteurs chez lui, Smith l’entendait monologuer d’une voix étouffée, qui descendait presque jusqu’au chuchotement, mais que le silence ambiant rendait parfaitement audible. Ce babillage solitaire agaça l’étudiant au point qu’il le reprocha à son voisin. Bellingham rougit devant l’accusation et nia carrément avoir proféré un son ; en réalité il eut l’air plus ennuyé que l’affaire ne le méritait.

 

Si Abercrombie Smith avait eu des doutes sur son sens de l’ouïe, il n’aurait pas eu besoin d’aller bien loin pour être confirmé dans sa découverte. Tom Styles, le petit domestique ridé qui était depuis longtemps au service des trois locataires de la tourelle, se tracassait sur le même sujet.

 

– S’il vous plaît, Monsieur, interroge a-t-il un matin en balayant la chambre du haut, pensez-vous que Monsieur Bellingham se porte bien, Monsieur ?

 

– Se porte bien. Styles ?

 

– Oui. Monsieur. Que sa tête est en bon état.

 

– Et pourquoi sa tête ne serait-elle pas en bon état ?

 

– Ma foi, Monsieur, je n’en sais rien. Il a depuis peu de nouvelles manies. Il n’est pas le même homme qu’auparavant, bien que je prenne la liberté de vous dire qu’il n’a jamais été tout à fait comme l’un de mes gentlemen, comme Monsieur Hastie ou comme vous, Monsieur. Il s’est mis à parler tout seul, que c’en est quelque chose d’affreux. Je me demande si cela ne vous dérange pas. Je ne sais pas quoi penser de lui, Monsieur.

 

– Je ne vois pas que cela vous regarde, Styles.

 

– Hé bien, c’est que je m’intéresse, Monsieur Smith ! C’est peut-être de ma part une prétention, mais je ne peux m’en empêcher. Je me sens parfois comme si j’étais le père et la mère de mes jeunes gentlemen. Tout retombe sur moi quand les choses vont mal et quand les parents arrivent. Mais Monsieur Bellingham, Monsieur… Je voudrais bien savoir qui marche quelquefois dans sa chambre quand il est sorti et quand la porte est fermée à clef de l’extérieur.

 

– Eh ? Vous dites des bêtises, Styles !

 

– Peut-être bien que oui, Monsieur. Mais je l’ai entendu plus d’une fois de mes propres oreilles.

 

– Des blagues, Styles !

 

– Très bien, Monsieur. Vous me sonnerez quand vous aurez besoin de moi.

 

Abercrombie Smith prêta peu d’attention aux propos du vieux domestique, mais quelques jours plus tard un petit incident lui laissa une impression désagréable et les lui rappela avec force.

 

Bellingham était monté le voir à une heure tardive ; il était en train de lui raconter des choses fort intéressantes sur les tombes des Beni Hassan en Haute-Égypte, quand Smith qui avait l’ouïe fine, entendit distinctement le bruit d’une porte qui s’ouvrait à l’étage en dessous.

 

– Il y a quelqu’un qui entre chez vous ou qui en sort, dit-il à Bellingham.

 

Celui-ci se leva d’un bond et se tint debout, complètement désemparé pendant quelques instants ; il avait l’air à moitié incrédule et à moitié épouvanté.

 

– J’ai certainement fermé ma porte. Je suis absolument sûr que je l’ai fermée ! balbutia-t-il. Personne n’aurait pu l’ouvrir.

 

– Hé bien, j’entends quelqu’un monter les marches à présent.

 

Bellingham se rua vers la porte, l’ouvrit, la claqua derrière lui et dévala l’escalier. À mi-chemin, Smith l’entendit s’arrêter, et il crut surprendre le bruit d’un murmure. Un instant plus tard, la porte de l’étage inférieur se ferma, une clef grinça dans une serrure, et Bellingham, dont le front perlait de sueur, remonta l’escalier et rentra dans la chambre.

 

– Tout va bien, dit-il en se laissant tomber sur une chaise. C’était cet idiot de chien. Il avait poussé la porte. Je ne sais pas comment j’avais oublié de la fermer à clef.

 

– J’ignorais que vous aviez un chien, dit Smith en contemplant méditativement le visage troublé de son compagnon.

 

– Oui. Je ne l’ai pas depuis longtemps. Il faut que je me débarrasse de lui. Il me gêne beaucoup.

 

– Il me semble que tirer votre porte sans la fermer à clef serait suffisant, non ?

 

– Je veux empêcher le vieux Styles de le laisser sortir. C’est un animal de prix, comprenez-vous ? Et ce serait bête de le perdre.

 

– Je suis amateur de chiens, dit Smith en continuant de surveiller son compagnon du coin de l’œil. Peut-être consentiriez-vous à me le montrer ?

 

– Naturellement ! Mais pas ce soir, s’il vous plaît. J’ai un rendez-vous. Votre pendule marche-t-elle bien ? Mon Dieu, je suis déjà en retard d’un quart d’heure ! Vous voudrez bien m’excuser, n’est-ce pas ?

 

Il s’empara de son chapeau et quitta précipitamment la pièce. Un rendez-vous ? Smith l’entendit rentrer dans sa chambre et fermer la porte à clef de l’intérieur.

 

Cette conversation impressionna fâcheusement l’étudiant en médecine. Bellingham lui avait menti ; et menti si maladroitement qu’il devait avoir des motifs fort impérieux pour dissimuler la vérité. Smith savait pertinemment que son voisin n’avait pas de chien. Il savait aussi que le pas qu’il avait entendu dans l’escalier n’était pas celui d’un animal. De qui pouvait-il s’agir, dans ce cas ? Smith se rappela ce que lui avait dit le vieux Styles sur les bruits qu’il avait surpris alors que l’occupant était absent. Serait-ce une femme ? Smith envisagea cette hypothèse. Si la présence d’une femme était détectée par les autorités universitaires, Bellingham serait immédiatement renvoyé ; cette éventualité pouvait expliquer son anxiété et ses mensonges. Mais il était impensable qu’un étudiant gardât une femme chez lui sans être aussitôt découvert. Quelle que fût l’explication, elle n’était certainement pas jolie ! Smith, revenant à ses livres, prit la décision de décourager toute nouvelle tentative d’intimité de la part de son voisin qui parlait si bien et qui agissait si mal.

 

Mais il était écrit qu’il ne pourrait pas travailler tranquillement ce soir-là. À peine avait-il renoué le fil rompu qu’un pas pesant et ferme gravit trois marches à la fois dans l’escalier, et Hastie, en blazer et pantalon de flanelle, fit irruption chez lui.

 

– Encore au labeur ! s’exclama-t-il en s’affalant dans son fauteuil favori. Quel bûcheur ! Je crois que si un tremblement de terre réduisait Oxford en bouillie, vous émergeriez parfaitement placide au-dessus des ruines, votre livre à la main. Rassurez-vous, je ne resterai pas longtemps. Trois bouffées de tabac, et je file.

 

– Quelles nouvelles ? interrogea Smith en tassant avec son index un peu de tabac dans sa pipe.

 

– Pas grand-chose. Ah, si ! Avez-vous appris que Long Norton a été attaqué ?

 

– Non. Attaqué ?

 

– Oui. Juste au coin de High Street, à cent mètres de la grille du collège.

 

Mais par qui ?…

 

– Ah, voilà ! Si vous aviez dit quoi, et non qui, vous auriez été plus respectueux de la grammaire. Norton jure qu’il n’a pas été attaqué par un être humain ; ma foi, d’après les écorchures qu’il a sur la gorge, je ne suis pas éloigné de lui donner raison !

 

– Parlez net, enfin ! Allons-nous jouer aux revenants ?

 

Abercrombie Smith souffla sa fumée avec un dédain scientifique.

 

– Non, tout de même. Je penserais plutôt qu’un forain a dû perdre un grand singe et que l’animal se promène. Norton passe par là tous les soirs, vous le savez, et à la même heure à peu près. Un arbre a des branches basses qui surplombent le chemin : le gros orme du jardin de Rainy. Norton croit que la bête s’est laissée tomber de l’arbre pour lui sauter dessus. En fait il a été quasi étranglé par deux bras qui, dit-il, étaient aussi forts et aussi minces que des tiges d’acier. Il n’a rien vu. Rien que ces bras de brute qui le serraient de plus en plus fort. Il a hurlé à s’en faire éclater la langue, et deux camarades ont accouru ; la bête est alors passée de l’autre côté du mur comme un chat. Il ne l’a jamais vue nettement. En tout cas, ce pauvre Norton est drôlement secoué ! Je lui ai dit que, pour se changer les idées, ça valait huit jours au bord de la mer.

 

– Un étrangleur, vraisemblablement ! suggéra Smith.

 

– Sans doute. Norton assure que non, mais tant pis pour ce qu’il dit. L’étrangleur avait des ongles longs, et il savait très bien sauter les murs. Dites donc, votre ravissant voisin serait enchanté s’il était au courant. Il avait une dent contre Norton, et je ne le crois pas homme à renier ses petites dettes. Mais oh, oh ! Qu’est ce qui vous passe par la tête, mon vieux ?

 

– Rien ! répondit Smith d’un ton brusque.

 

Il avait sursauté sur son fauteuil en écarquillant les yeux comme s’il avait eu la tête traversée par une idée désagréable.

 

– On dirait que ma petite histoire vous a piqué au vif ? À propos, vous avez fait la connaissance de Monsieur B, depuis que je vous ai vu, n’est-ce pas ? Le jeune Monkhouse Lee m’en a vaguement parlé.

 

– Oui. Je le connais un peu plus. Il est monté ici deux ou trois fois.

 

– Hé bien, vous êtes assez costaud et assez vif pour prendre soin de vous ! Il n’est pas ce que j’appellerais un garçon sain, mais enfin il est très intelligent, et le reste. Bref, vous découvrirez tout par vous-même. Lee est un type bien. Un très brave petit bonhomme. Adieu, mon cher ! Je rame mercredi prochain contre Mullins pour la coupe du vice-chancelier ; si vous veniez, cela me ferait plaisir.

 

Avec un entêtement bovin, Smith reposa sa pipe et reprit ses livres. Mais avec la meilleure volonté du monde, il éprouva de franches difficultés à penser à ce qu’il lisait. Constamment son esprit s’évadait vers son voisin du dessous et sur le petit mystère de son appartement. Il réfléchit ensuite à l’agression que lui avait contée Hastie, et à la haine que Bellingham avait vouée, paraît-il, à la victime. Les deux idées se mêlaient sans cesse dans sa tête, comme si un lien étroit les unissait. Et cependant le soupçon était si vague, si imprécis, qu’il était intraduisible en mots.

 

– Au diable ce Bellingham ! vociféra Smith en lançant à travers la pièce son livre de pathologie. Il a gâché ma nuit de travail ; voilà déjà une raison suffisante pour que je ne m’encombre plus de sa personne !

 

Pendant dix jours, l’étudiant en médecine s’absorba si complètement dans ses études qu’il ne vit ni n’entendit aucun de ses voisins. Aux heures où Bellingham avait l’habitude de venir le voir, il prenait soin de verrouiller sa porte et, même lorsqu’il entendait frapper, il refusait d’ouvrir. Un après-midi cependant, il descendait l’escalier et, juste au moment où il passait devant la porte de Bellingham, elle s’ouvrit tout grand ; le jeune Monkhouse Lee sortit les yeux étincelants et les joues rouges de colère ; Bellingham courait après lui ; son gros visage malsain tremblait de passion mauvaise.

 

– Imbécile ! cria-t-il. Vous le regretterez !

 

– Très probablement, répondit l’autre. Rappelez-vous ce que je vous dis : c’est fini ! Je ne veux pas en entendre parler !

 

– Vous m’avez promis, en tout cas…

 

– Oh, rassurez-vous ! Je ne parlerai pas. Mais je préférerais voir la petite Éva au tombeau. Une fois pour toutes, c’est fini ! Elle fera ce que je dirai. Nous ne voulons plus vous revoir, jamais !

 

Smith n’avait pu éviter d’entendre ce dialogue, mais il pressa le pas car il ne souhaitait nullement être mêlé à leur différend. Ils s’étaient sérieusement brouillés, c’était évident, et Lee allait provoquer la rupture des fiançailles de sa sœur avec Bellingham. Se rappelant la comparaison de Hastie, le crapaud et la colombe, Smith fut ravi de cette solution. La tête de Bellingham en colère n’était pas belle à voir ! Vraiment une innocente jeune fille aurait bien tort de se fier à lui pour toute une vie ! Tout en marchant, Smith se demanda quelle avait été la cause de la querelle, et quelle pouvait être la nature de la promesse que Bellingham avait si impérieusement rappelée à Monkhouse Lee.

 

C’était le jour du match de scull entre Hastie et Mullins, et beaucoup de monde se dirigeait vers les bords de l’Isis. Un soleil de mai brillait et chauffait l’air ; les ormes projetaient des barres d’ombre noire sur le chemin jaune. De chaque côté s’étendaient les collèges gris d’où s’échappaient des directeurs d’études vêtus de noir, des professeurs guindés, de jeunes hommes pâles, des athlètes bronzés en sweaters blancs ou en blazers multicolores : tous se hâtaient vers la rivière bleue qui dessinait ses lacets entre les champs d’Oxford.

 

Abercrombie Smith, avec l’intuition d’un vieux rameur, choisit sa place à l’endroit où il savait que le match se jouerait. Au loin un bourdonnement intense lui apprit que le départ était donné ; il entendit le grondement qui annonçait l’approche des concurrents : des gens couraient, les spectateurs qui suivaient la course en bateau vociféraient. En se tordant le cou, Smith aperçut Hastie qui, avec une cadence régulière de trente-six, avait une bonne longueur d’avance sur Mullins qui nageait d’une manière saccadée à quarante. Après avoir poussé un vivat à l’adresse de son ami il tira sa montre, et il allait reprendre le chemin de son appartement quand il sentit une main se poser sur son épaule : le jeune Monkhouse Lee se trouvait à côté de lui.

 

– Je vous ai aperçu, lui dit-il d’une voix à la fois timide et suppliante. Je voudrais vous parler, si vous pouvez me consacrer une demi-heure. Ce cottage est à moi. Je le partage avec Harrington, du King’s. Venez prendre une tasse de thé.

 

– Il faut que je rentre bientôt, répondit Smith. J’ai du pain sur la planche en ce moment. Mais je vous accorderai quelques minutes avec plaisir. Je ne serais pas sorti si Hastie n’était pas un ami personnel.

 

– Il est aussi le mien. Il a un style magnifique, n’est-ce pas ? Mullins n’était pas dans la course. Mais entrez. Je n’ai pas beaucoup de place, mais je trouve agréable de travailler là pendant les mois d’été…

 

C’était un petit bâtiment blanc et carré, avec une porte et des volets verts et un porche rustique, à une cinquantaine de mètres de la rivière. À l’intérieur, la pièce principale était grossièrement équipée en salle d’études : une table en bois blanc, des étagères décolorées pleines de livres, quelques gravures à bon marché sur les murs. Une bouilloire chantait sur un réchaud à alcool, et un plateau pour le thé était placé sur la table.

 

– …Prenez cette chaise et servez-vous de cigarettes, dit Lee. Je vais vous verser une tasse de thé. C’est chic d’être venu, car je sais que vous êtes très occupé. Je voulais vous dire qu’à votre place, je déménagerais immédiatement.

 

– Eh ?

 

Smith le regarda, une allumette enflammée dans une main, et sa cigarette dans l’autre.

 

– Oui. Cela doit vous sembler extraordinaire, et le pis est que je ne peux pas vous en donner la raison, car je suis lié par une promesse solennelle… Oui, une promesse très solennelle ! Mais je puis néanmoins me permettre de vous dire que je ne crois pas que Bellingham soit quelqu’un auprès de qui on puisse vivre en sécurité. J’ai l’intention de camper ici le plus possible pendant quelque temps.

 

– Pas en sécurité ? Que voulez-vous dire ?

 

– Ah, voilà ce que je ne dois pas expliquer ! Mais suivez mon conseil, et quittez votre appartement. Nous avons eu une grande bagarre ensemble aujourd’hui. Vous avez dû nous entendre, puisque vous descendiez l’escalier.

 

– J’ai vu que vous vous disputiez.

 

– C’est un type abominable, Smith ! Voilà le seul mot qui lui convienne. J’avais des doutes à son sujet depuis la soirée où il s’est évanoui. Vous vous rappelez : cette soirée où j’étais allé vous chercher. Je l’ai cuisiné aujourd’hui, et il m’a dit des choses qui m’ont fait dresser les cheveux sur la tête ; il voulait que je m’associe avec lui. Je ne suis pas collet monté, mais je suis fils de clergyman, vous le savez, et je crois qu’il y a certains actes à ne jamais commettre. Je rends grâce à Dieu de l’avoir percé à jour avant qu’il n’ait été trop tard, car il devait se marier dans ma famille.

 

– Tout cela est très joli, Lee, dit Abercrombie Smith, non sans rudesse. Mais ou vous m’en dites beaucoup trop, ou vous m’en dites beaucoup trop peu.

 

– Je vous donne un avertissement.

 

– S’il existe un véritable motif pour cet avertissement, aucune promesse ne peut vous lier. Si je vois un bandit qui s’apprête à faire sauter une maison avec de la dynamite, rien ne m’empêchera de tout faire pour qu’il échoue.

 

– Ah, mais je ne puis rien faire pour qu’il échoue ! Je ne peux que vous avertir.

 

– Sans me dire contre quoi vous me mettez en garde ?

 

– Contre Bellingham.

 

– Mais c’est puéril ! Pourquoi le craindrais-je, lui ou tout autre ?

 

– Je ne peux pas vous le dire. Je ne peux que vous adjurer de déménager. Là où vous logé, vous êtes en péril. Je ne dis même pas que Bellingham désire vous nuire. Mais il pourrait vous arriver malheur, car il est maintenant un voisin dangereux.

 

– Peut-être en sais-je plus que vous ne le pensez, dit Smith en observant le visage enfantin mais sérieux du jeune homme. Supposez que je vous dise que quelqu’un d’autre habite l’appartement de Bellingham…

 

Monkhouse Lee tressaillit sous l’effet d’une nervosité incontrôlable.

 

– Vous savez donc ? bégaya-t-il !

 

– Une femme ?

 

Lee retomba sur sa chaise en poussant un gémissement.

 

– Mes lèvres sont scellées, dit-il. Je ne dois pas parler.

 

– Hé bien, de toutes façons, déclara Smith en se levant, il est peu vraisemblable que je me laisse épouvanter au point de quitter un logement qui me convient parfaitement. Ce serait de ma part une grande faiblesse si j’allais déménager toutes mes affaires sous le prétexte que vous m’affirmez que Bellingham pourrait me faire du mal d’une manière inexpliquée. Je pense que j’assumerai mes risques et que je resterai là où j’habite ; comme je vois qu’il est presque cinq heures, je vais vous prier de m’excuser.

 

Il prit congé du jeune étudiant et revint dans sa tourelle, mi-agité, mi-amusé, comme l’aurait été tout homme fort et peu imaginatif que menacerait un danger imprécis.

 

Abercrombie Smith s’accordait toujours une petite complaisance, quelle que fût l’urgence de son travail. Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, il se rendait à pied jusqu’à Farlington, résidence du docteur Plumptree Peterson située à deux kilomètres et demi d’Oxford. Peterson avait été un ami intime du frère aîné de Smith, Francis ; il était célibataire, riche, avec une bonne cave et une bibliothèque meilleure encore ; sa maison était un but plaisant pour les amateurs de marche à pied ; deux fois par semaine, l’étudiant en médecine s’engageait dans les chemins sombres de la campagne et passait une heure agréable dans le confortable bureau de Peterson à discourir, par-dessus un verre de porto, sur les derniers cancans de l’Université ou sur les plus récents progrès de la médecine ou de la chirurgie.

 

Le lendemain du jour où il avait eu son entretien avec Monkhouse Lee, Smith ferma ses livres à huit heures et quart ; c’était l’heure à laquelle il partait habituellement pour se rendre chez son ami. En quittant sa chambre, il aperçut par hasard l’un des livres que Bellingham lui avait prêtés, et il eut un remords de ne pas le lui avoir rapporté. Quelque répugnant que fût l’homme, il ne méritait pas un manque de courtoisie. Il prit le livre, descendit l’escalier et frappa chez son voisin. Pas de réponse. Il tourna le loquet et constata que la porte n’était pas fermée à clef. Ravi par la perspective d’échapper à une conversation, il se glissa à l’intérieur et plaça en évidence sur la table le livre avec sa carte.

 

La flamme de la lampe était baissée, mais Smith put voir assez nettement les détails de la pièce. Elle n’avait pas changé : la frise, les têtes d’animaux, le crocodile, et la table encombrée de papiers et de feuilles séchées. La caisse à momie était dressée contre le mur, mais la momie n’était pas à l’intérieur. Il ne vit nulle trace d’un deuxième occupant dans la pièce, et il se dit en partant qu’il avait probablement été injuste envers Bellingham. Si celui-ci voulait préserver un secret coupable, il n’aurait pas laissé sa porte ouverte, à la discrétion du premier venu.

 

L’escalier en colimaçon était noir comme de l’encre ; Smith descendait précautionneusement ses marches irrégulières, quand il se rendit compte tout à coup que quelqu’un venait de le croiser dans l’obscurité. Il avait perçu un bruit faible, un déplacement d’air, un léger frottement contre son coude, si léger qu’il se demanda s’il n’avait pas rêvé. Il s’arrêta et écouta, mais le vent bruissait dans le lierre, et il lui fut impossible d’entendre autre chose.

 

– Est-ce vous, Styles ? cria-t-il.

 

Il n’y eut pas de réponse ; derrière lui tout était calme et silencieux. Sans doute s’agissait-il d’un courant d’air, car dans la vieille tourelle les fissures ne manquaient pas. Pourtant il avait bien cru percevoir un bruit de pas tout contre lui. Comme il émergeait dans la cour en réfléchissant à cet incident, un homme accourut en traversant la pelouse.

 

– Est-ce vous, Smith ?

 

– Hullo, Hastie !

 

– Pour l’amour de Dieu, venez tout de suite ! Le jeune Lee s’est noyé ! Voici Harrington du King’s avec la nouvelle. Le médecin est sorti. Vous suffirez. Mais courez, mon vieux ! Il n’est peut être pas encore tout à fait mort.

 

– Avez-vous du cognac ?

 

– Non.

 

– Je vais en chercher. Il y a un flacon sur ma table.

 

Smith grimpa quatre à quatre les trois étages, prit le flacon, redescendit en courant ; mais, quand il passa devant la porte de Bellingham, il aperçut quelque chose qui l’immobilisa sur le palier, haletant.

 

La porte, qu’il avait refermée derrière lui, était maintenant ouverte, et, juste devant lui, éclairée par la lampe, il y avait la caisse à momie. Trois minutes plus tôt, elle était vide. Il était prêt à en jurer. Maintenant elle encadrait le corps efflanqué de son affreux locataire qui se tenait, sinistre et raide, avec sa figure ratatinée tournée vers la porte et qui paraissait privée de vie ; mais Smith eut l’impression, à force de la regarder, qu’elle recélait encore une étincelle de vitalité, un vague signe de conscience dans les petits yeux tapis au fond des orbites creuses. Il en fut si abasourdi qu’il oublia l’accident de Monkhouse Lee ; il demeurait là, planté devant la porte ouverte, les yeux fixés sur cette silhouette décharnée ; la voix de son ami le rappela aux réalités.

 

– Allons, Smith ! criait-il. C’est une question de vie ou de mort, mon vieux ! Dépêchez-vous !…

 

Il ajouta quand l’étudiant en médecine apparut dans la cour :

 

– …Partons au sprint ! C’est à moins de quinze cents mètres. Nous devrions arriver en cinq minutes. Une vie humaine vaut bien qu’on coure comme pour battre un record.

 

Au coude à coude ils s’élancèrent dans l’obscurité, et ils ne s’arrêtèrent, essoufflés et épuisés, que devant la porte du petit cottage. Le jeune Lee, ruisselant d’eau comme une plante aquatique brisée, était allongé sur le canapé ; il avait dans les cheveux de l’écume verte de la rivière, et un peu de mousse blanche sur ses lèvres couleur de plomb. Agenouillé à côté de lui, Harrington, son camarade de chambre, s’efforçait de réchauffer ses membres rigides.

 

– Je pense qu’il vit encore, dit Smith après avoir posé une main sur le cœur de Lee. Collez le verre de votre montre contre ses lèvres. Oui, il y a de la buée dessus. Prenez un bras, Hastie. À présent, faites comme moi, et bientôt nous l’aurons ranimé.

 

Pendant dix minutes ils opérèrent ensemble des tractions destinées à soulever et à abaisser la poitrine de Lee. Et puis le corps de celui-ci fut parcouru par un frémissement, ses lèvres tremblèrent, et il ouvrit les yeux. Les trois étudiants éclatèrent alors d’une joie irrésistible.

 

– Réveillez-vous, vieux gars ! Vous nous avez fait assez peur !

 

– Un peu de cognac ! Avalez une gorgée au flacon.

 

– Ça va mieux ! déclara son compagnon Harrington. Mon Dieu, quelle peur j’ai eue ! J’étais en train de lire ici ; il était sorti pour faire un tour du côté de la rivière ; j’ai entendu un cri et le bruit d’une chute dans l’eau. Je suis sorti en courant ; le temps que je le repère et que je le repêche, c’était comme si la vie l’avait quitté. Et puis Simpson ne pouvait pas courir chercher un médecin, car il est estropié ; alors j’ai dû partir en flèche. Sans vous, mes amis, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Tout va bien, mon vieux ! Asseyez-vous.

 

Monkhouse Lee s’était dressé sur les poignets, et il regardait autour de lui.

 

– Qu’y a-t-il ? interrogea-t-il ! Je suis tout mouillé. Ah oui ! Je me rappelle.

 

La peur apparut dans ses yeux ; il enfouit son visage entre ses mains.

 

– Comment êtes-vous tombé à l’eau ?

 

– Je ne suis pas tombé.

 

– Comment ?

 

– J’ai été jeté à l’eau. Je me tenais sur la berge ; j’ai été soulevé comme une plume par derrière, et précipité dans la rivière. Je n’ai rien vu. Je n’ai rien entendu. Mais je sais ce dont il s’agit, malgré tout.

 

– Moi aussi ! murmura Smith.

 

Lee lui lança un coup d’œil étonné.

 

– Vous êtes donc au courant ? Vous vous souvenez du conseil que je vous ai donné ?

 

– Oui, et je commence à penser que je vais le suivre.

 

– Je ne sais pas du tout de quoi vous parlez, dit Hastie, mais si j’étais vous, Harrington, j’obligerais Lee à se coucher tout de suite. Il sera bien temps de discuter du pourquoi et du comment quand il aura repris des forces. Je pense, Smith, que nous pouvons le laisser seul, maintenant. Je retourne au collège ; si vous allez dans cette direction, nous pourrons faire un brin de causette.

 

La causette fut brève. Smith était trop préoccupé par les incidents de la soirée : l’absence de la momie dans le salon de son voisin, le frôlement qu’il avait senti dans l’escalier, la réapparition inexplicable, extraordinaire, de la sinistre momie, et puis cette agression contre Lee qui ressemblait si étrangement à la précédente agression contre Norton (deux ennemis de Bellingham). Il tournait et retournait ces éléments dans sa tête, ainsi que les nombreux petits détails qui l’avaient indisposé contre son voisin et les circonstances peu banales qui l’avaient contraint à se rendre chez lui la première fois. Ce qui avait été un soupçon vague, fantaisiste, prenait subitement corps, se présentait à son esprit sous la forme d’un fait indéniable. Cependant, quel fait monstrueux ! Un fait sans précédent ! Au-delà de toutes les possibilités humaines. Un juge impartial, voire l’ami qui l’accompagnait, dirait simplement que ses yeux l’avaient abusé, que la momie n’avait pas cessé d’être dans sa caisse, que le jeune Lee était tombé par mégarde dans l’eau, et que les pilules bleues étaient un excellent remède pour un foie en désordre. Il sentait qu’il en dirait autant si les positions étaient inversées. Et néanmoins il pouvait jurer que Bellingham était au fond un assassin, et qu’il disposait d’une arme dont personne ne s’était jamais servi dans les annales du crime.

 

Hastie l’avait quitté pour regagner sa chambre, non sans accabler de commentaires sévères autant qu’emphatiques le manque de sociabilité de son ami. Abercrombie Smith traversa la cour et en se dirigeant vers la tourelle il éprouva un violent sentiment de répulsion à l’égard de ses appartements et de leurs locataires. Il suivrait le conseil de Lee et déménagerait le plus tôt possible, car comment pourrait-il travailler s’il avait toujours l’oreille tendue pour capter le moindre murmure ou le plus léger bruit de pas dans la chambre du dessous ? Il remarqua que la fenêtre de Bellingham était encore allumée ; quand il passa devant sa porte, celle-ci s’ouvrit et Bellingham en personne s’avança vers lui. Avec son visage gras et méchant, il avait l’air d’une araignée bouffie sortant de sa toile mortelle.

 

– Bonsoir, dit-il. Voulez-vous entrer ?

 

– Non ! cria Smith d’un ton féroce.

 

– Non ? Toujours aussi occupé, par conséquent ? Je voulais vous demander des nouvelles de Lee. J’ai été désolé d’apprendre qu’un accident lui était arrivé.

 

Il avait un visage grave ; mais pendant qu’il parlait, ses yeux brillèrent d’une satisfaction mal dissimulée. Smith la vit ; il faillit se jeter sur lui.

 

– Vous serez encore plus désolé d’apprendre que Monkhouse Lee se porte très bien et qu’il est tout à fait hors de danger, répondit-il. Vos trucs de l’enfer n’ont pas réussi cette fois. Oh, inutile d’essayer de crâner ! Je sais tout.

 

Bellingham recula d’un pas devant l’étudiant en colère, et il ferma à demi la porte comme pour se protéger.

 

– Vous êtes fou, dit-il. Que signifient vos paroles ? Prétendez-vous que je suis pour quelque chose dans l’accident de Lee ?

 

– Oui ! tonna Smith. Vous et ce sac d’os derrière vous. Vous avez manigancé tout cela entre vous. Je vais vous le dire, Monsieur B ! On ne brûle plus les gens de votre espèce, mais nous avons encore des potences et des bourreaux et, par saint George, si n’importe qui au collège meurt accidentellement pendant que vous êtes ici, je vous ferai arrêter, et, si vous ne vous balancez pas au bout d’une corde, ce ne sera pas ma faute, croyez-moi ! Vous vous apercevrez que vos ignobles trucs d’Égypte ne font pas la loi en Angleterre !

 

– Vous êtes un fou délirant !

 

– Très bien. Rappelez-vous simplement ce que je vous ai dit ; sinon, vous pourriez constater que je suis un homme de parole !

 

La porte claqua ; Smith, fou de rage, remonta dans sa chambre, ferma sa porte à clef et passa la moitié de la nuit à fumer sa vieille pipe de bruyère pour mieux méditer sur les événements bizarres de la soirée.

 

Le lendemain matin Abercrombie Smith n’entendit rien dans l’appartement de son voisin ; mais Harrington vint le voir dans l’après-midi pour lui annoncer que Lee avait presque complètement récupéré. Toute la journée, Smith avait bûché comme un forcené ; le soir il décida d’aller voir son ami le docteur Peterson chez qui il avait voulu se rendre vingt-quatre heures plus tôt. Une bonne promenade et un entretien amical feraient du bien à ses nerfs à vif.

 

La porte de Bellingham était fermée ; mais quand il se retourna dans la cour, à une certaine distance de la tourelle, il vit le profil de la tête de son voisin à la fenêtre ; la lumière de sa lampe l’éclairait en plein ; il avait le visage collé à la vitre comme s’il scrutait l’obscurité. Qu’il était bon d’échapper à sa promiscuité, ne fût-ce que pour quelques heures ! Smith partit d’un pas vif, respirant l’air du printemps à pleins poumons. Une demi-lune émergeait à l’ouest entre deux clochetons gothiques. Une brise légère poussait dans le ciel de petits nuages cotonneux. Le collège se trouvant à la lisière de la ville, Smith se trouva bientôt entre les haies d’un sentier de l’Oxfordshire qui embaumait toutes les senteurs de mai.

 

Sentier peu fréquenté, que celui qui menait à la maison de son ami ! L’heure n’était pourtant pas avancée, mais Smith ne rencontra pas une âme. Il arriva devant la grille ouvrant sur la longue allée de graviers qui montait à Farlingford. En face de lui, il aperçut les lumières rouges et douillettes des fenêtres qui scintillaient à travers le feuillage. Il s’arrêta, la main sur la chaîne en fer de la grille, et il se retourna pour regarder le sentier qu’il avait pris. Quelque chose se déplaçait rapidement, courait dans sa direction.

 

C’était une forme sombre, accroupie, qui filait dans l’ombre de la haie, silencieusement, furtivement ; sur ce fond noir elle était à peine visible. Le temps qu’il l’observa, elle avait raccourci de vingt pas la distance qui la séparait de lui. Elle était lancée à sa poursuite. Des ténèbres émergèrent un cou décharné, et deux yeux dont il gardera le souvenir jusqu’à la fin de ses jours. Il pivota et, poussant un cri d’épouvante, s’élança dans l’avenue de toute la vitesse de ses jambes. Au bout il y avait les lumières rouges, la sécurité à moins d’un jet de pierre. Smith était un excellent coureur ; jamais il ne courut aussi vite que ce soir-là.

 

La lourde grille s’était refermée derrière lui ; mais il l’entendit se rouvrir sous la poussée de son poursuivant. Tout en courant follement, il prêtait l’oreille au petit bruit sec de pas précipités qui se rapprochaient d’instant en instant. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : le monstre bondissait comme un tigre sur ses talons, avec des yeux étincelants et un bras fibreux déjà tendu pour le saisir. Dieu merci, la porte était entrouverte. Il vit la barre mince de lumière que projetait la lampe du hall. Le bruit de pas résonna juste derrière lui. Il entendit une sorte de gloussement tout contre son épaule. En hurlant il se jeta de l’autre côté de la porte, la claqua et la verrouilla, puis il s’écroula à demi-évanoui sur le fauteuil de l’entrée.

 

– Bonté divine, Smith ! Que se passe-t-il ? demanda Peterson qui apparut sur le seuil de son bureau.

 

– Donnez-moi une goutte de cognac !

 

Peterson s’effaça pour ressortir un instant après avec un verre et une carafe.

 

– Vous en aviez besoin ! commenta-t-il en voyant son visiteur avaler d’un trait ce qu’il lui avait versé. Ma foi, mon vieux, vous voilà aussi blanc qu’un fromage !

 

Smith reposa le verre, se leva, et aspira une grande lampée d’air.

 

– Je suis redevenu moi-même, dit-il. Jamais je ne m’étais laissé abattre comme cela. Mais, avec votre permission, Peterson, je dormirai ici cette nuit, car je ne crois pas que je pourrais affronter cette route autrement qu’à la lumière du soleil. C’est une lâcheté, sans doute ; mais je n’y peux rien.

 

Peterson l’examina d’un œil inquisiteur.

 

– Naturellement, vous dormirez ici si vous le désirez. Je vais dire à Madame Burney de préparer le lit de repos. Où allez-vous maintenant ?

 

– Montez avec moi vers la fenêtre qui surplombe la porte. Je voudrais vous faire voir ce que j’ai vu.

 

Ils se postèrent à la fenêtre d’où ils pouvaient observer les environs de la maison. L’allée, les champs qui la bordaient de chaque côté, étaient paisibles et silencieux sous la lumière de la lune.

 

– Réellement, Smith, murmura Peterson, mieux vaut que je sache que vous ne vous enivrez jamais. Qu’est-ce donc qui vous a fait si peur ?

 

– Je vais vous le dire. Mais où a-t-il pu aller ? Ah, tenez, regardez ! Regardez ! Vous voyez le virage de la route, juste au-delà de votre grille ?

 

– Oui, je vois. Vous n’avez pas besoin de me pincer le bras. J’ai vu passer quelqu’un. Je pense que c’est un homme plutôt maigre d’apparence, et grand, très grand. Mais qui est-ce ? Et qu’est-il par rapport à vous ? Vous frissonnez comme une feuille de tremble !

 

– J’ai été à deux doigts d’être empoigné par ce démon, voilà tout ! Mais descendons dans votre bureau, et je vous raconterai toute l’histoire…

 

Ce qu’il fit. Sous la lampe gaie, un verre de porto à la main, devant le visage florissant de son ami, il narra tous les événements, petits et grands, qui s’enchaînaient si singulièrement.

 

– …Voilà l’affaire, conclut-il. Elle est monstrueuse, incroyable, mais pourtant véridique.

 

Le docteur Plumptree Peterson demeura assis sans parler, visiblement très intrigué.

 

– Je n’ai jamais entendu une chose pareille, jamais de ma vie ! dit-il enfin. Vous m’avez livré les faits. Donnez-moi maintenant vos déductions.

 

– Vous n’avez qu’à tirer vos propres déductions !

 

– Oui, mais j’aimerais connaître les vôtres. Vous avez réfléchi longuement à l’affaire ; pas moi.

 

– Forcément, ma conclusion sera un peu vague dans les détails ; mais les points principaux me semblent assez clairs. Ce Bellingham, dans ses études sur l’Orient, a appris un certain secret infernal grâce auquel une momie ou peut-être cette momie seulement peut être provisoirement rappelée à la vie. Il était en train d’expérimenter ce truc répugnant le soir où il s’est évanoui. Sans doute le spectacle de cette créature se mettant à bouger a été trop fort pour ses nerfs, même s’il s’y attendait. Vous vous rappelez que les tout premiers mots qu’il a prononcés ont servi à le qualifier d’idiot. Ensuite il s’est endurci et il a persévéré sans s’évanouir. La vitalité qu’il a pu injecter dans sa momie n’est qu’une vitalité passagère, car je l’ai vue je ne sais combien de fois dans sa caisse, aussi inanimée que cette table. Je suppose que c’est par un procédé compliqué qu’il parvient à provoquer et à supprimer cette vitalité. Lorsqu’il a acquis la maîtrise du procédé, l’idée lui est venue tout naturellement d’utiliser sa momie comme un agent. Elle dispose de l’intelligence et de la force. Pour un dessein quelconque, il a mis Lee dans le secret ; mais Lee, en bon chrétien correct, n’a rien voulu entendre ; d’où une dispute, et Lee a juré qu’il avertirait sa sœur de la véritable nature de Bellingham. Le jeu de Bellingham a alors consisté à l’en empêcher, et il y est presque arrivé en lançant la momie sur sa trace. Il avait déjà essayé ses pouvoirs envers un autre garçon, Norton, à qui il gardait rancune. C’est pur hasard s’il n’a pas deux meurtres sur la conscience ! Puis, quand je l’ai accusé d’être un assassin, il a eu les meilleures raisons du monde pour m’écarter de son chemin avant que je puisse mettre quelqu’un d’autre au courant. Il a pris sa chance quand je suis sorti, car il connaissait mes habitudes et il savait où j’allais. Je l’ai échappé belle, Peterson, et c’est un nouveau hasard si vous ne m’avez pas découvert sans vie sur votre perron. D’une façon générale je ne suis pas nerveux, mais je n’aurais jamais cru que j’aurais peur de mourir comme j’ai eu peur tout à l’heure.

 

– Mon cher ami, vous prenez les choses trop sérieusement ! dit son compagnon. Vous avez les nerfs démolis par votre travail, et vous grossissez les incidents… Comment une momie pourrait-elle se promener dans les rues d’Oxford, même de nuit, sans être vue ?

 

– Elle a été vue. Toute la ville parle d’un singe échappé ; c’est ainsi qu’on l’appelle.

 

– Évidemment, l’enchaînement est curieux ! Et pourtant, mon cher, vous devez bien admettre que chaque incident en soi peut s’expliquer d’une manière plus naturelle.

 

– Comment ! Même mon aventure de ce soir ?

 

– Certainement. Vous êtes sorti très énervé, la tête pleine de vos théories. Un vagabond à moitié mort de faim vous emboîte le pas, vous voit courir, s’enhardit à courir derrière vous. Vos frayeurs et votre imagination ont fait le reste.

 

– Non, Peterson ! Votre thèse ne colle pas. Je la récuse.

 

– Et encore, tenez, à propos de la caisse à momie, vide puis réoccupée : la lampe était baissée et vous n’aviez aucune raison spéciale de regarder attentivement la caisse. Il est parfaitement possible que vous n’ayez pas vu la momie la première fois.

 

– Absolument pas ! C’est hors de doute, voyons !

 

– Et puis Lee tombe dans l’eau, et Norton est victime d’un étrangleur. C’est évidemment une présomption formidable contre Bellingham ; mais si vous en faisiez état devant un magistrat, il vous rirait au nez.

 

– Je le sais bien. Voilà pourquoi j’entends régler l’affaire tout seul.

 

– Eh ?

 

– Oui. J’ai l’impression qu’il m’incombe un devoir de salubrité publique et, par ailleurs, il faut que j’agisse pour ma propre sécurité : sinon, autant dire que je préfère être pourchassé hors du collège par une momie ; ce serait une lâcheté impensable ! J’ai décidé ce que j’allais faire. Et tout d’abord, puis-je vous emprunter votre porte-plume pendant une heure ?

 

– Bien entendu !

 

Abercrombie Smith s’assit devant une feuille de papier écolier, et pendant une heure, puis pendant une deuxième heure sa plume courut allégrement. Son ami, confortablement assis dans son fauteuil, le regardait avec curiosité et patience. Finalement, Smith poussa une exclamation, se leva d’un bond, réunit ses feuillets, les mit en ordre et posa le dernier sur le bureau de Peterson.

 

– Ayez l’obligeance d’apposer votre signature en qualité de témoin, dit-il.

 

– Témoin ? De quoi ?

 

– De ma signature et de la date. La date est le plus important. Allons, Peterson, ma vie peut en dépendre !

 

– Mon cher Smith, vous parlez comme un excité. Permettez-moi de vous prier d’aller vous mettre au lit.

 

– Au contraire. Je n’ai jamais parlé avec plus de sang-froid. Et je vous promets d’aller me coucher aussitôt après que vous aurez signé.

 

– Mais de quoi s’agit-t-il ?

 

– C’est une déposition qui contient tout ce que je vous ai raconté ce soir. Je voudrais que vous certifiiez conforme ma signature.

 

– Certainement ! répondit Peterson en signant de son nom sous celui de son ami. Voilà qui est fait ! Mais quelle est votre idée ?

 

– Vous voudrez bien conserver ce document, et le produire dans le cas où je serais arrêté.

 

– Arrêté ! Pour quel motif ?

 

– Pour meurtre. C’est tout à fait possible. Je tiens à être paré pour n’importe quel événement. Il ne me reste qu’une chose à faire, et je suis déterminé à l’accomplir.

 

– Au nom du Ciel, ne commettez rien d’irréfléchi !

 

– Croyez-moi : toute autre méthode serait bien plus téméraire. J’espère que nous n’aurons pas besoin de vous déranger, mais j’aurai l’esprit plus tranquille si je sais que vous détenez cette justification de mes mobiles. Et maintenant, je suis disposé à suivre votre conseil, car je veux être en grande forme demain matin.

 

Abercrombie Smith n’était pas homme à plaisanter s’il avait un ennemi. Lent et de bonne composition, il était formidable quand il se trouvait contraint à agir. Il apportait à tous les buts de sa vie la même décision résolue qui lui avait permis de se distinguer parmi les étudiants en médecine. Il avait décidé de laisser son travail de côté pendant un jour, mais il entendait bien que ce jour ne fût pas gaspillé. Il se refusa à communiquer ses plans à son hôte, et vers neuf heures il repartait pour Oxford.

 

Dans High Street il s’arrêta chez Clifford’s, l’armurier, et il acheta un lourd revolver avec une boîte de cartouches. Il en glissa six dans la culasse, l’arma et le plaça dans sa poche. Il se dirigea ensuite vers la chambre de Hastie ; le robuste rameur lisait le Sporting Times en dégustant son petit déjeuner.

 

– Hullo ! que se passe-t-il ? demanda-t-il. Voulez-vous une tasse de café ?

 

– Non, merci. Je voudrais que vous m’accompagniez, Hastie, et que vous fassiez ce que je vais vous demander.

 

– Entendu, mon garçon.

 

– Et que vous emmeniez une grosse canne.

 

– Tiens, tiens !…

 

Hastie ouvrit de grands yeux.

 

– …Voici un stick de chasse qui assommerait un bœuf.

 

– Autre chose. Vous avez une boîte de bistouris. Remettez-moi le plus long.

 

– Voilà. Vous me semblez sur le sentier de la guerre. Rien d’autre ?

 

– Non ; ça ira…

 

Smith plaça le bistouri dans son habit et le mena vers sa cour.

 

– …Nous ne sommes ni vous ni moi des poules mouillées, Hastie, dit-il. Je pense que je peux agir seul, mais je vous ai prié de m’accompagner en guise de précaution. Je vais dire deux mots à Bellingham. Si je n’ai affaire qu’avec lui, je n’aurai pas besoin de vous, Si toutefois je crie, vous monterez et vous taperez avec votre stick de toutes vos forces sur tout ce qui se présentera. Compris ?

 

– Compris. Je monterai si je vous entends crier.

 

– En attendant restez ici. Je serai peut-être absent un petit moment, mais ne bronchez pas avant que je descende.

 

– Je ne bouge pas d’un pouce.

 

Smith grimpa l’escalier, ouvrit la porte de Bellingham et entra. Bellingham était en train d’écrire à sa table. À côté de lui, la caisse à momie se tenait toute droite, avec le N° 249 inscrit à l’extérieur, et son hideux occupant rigide à l’intérieur. Smith inspecta soigneusement les aîtres, referma la porte, se dirigea vers la cheminée, frotta une allumette et alluma le feu. Bellingham le regarda avec un mélange de stupéfaction et de rage.

 

– Alors, vous vous croyez chez vous ? dit-il d’une voix mal assurée.

 

Smith s’assit résolument, posa sa montre sur la table, tira son revolver, vérifia qu’il était toujours armé, et l’installa sur ses genoux. Puis il tira de sa poche le bistouri et le lança à Bellingham.

 

– Maintenant à l’ouvrage ! dit-il. Taillez-moi cette momie en charpie.

 

– Oh, c’est comme ça ? ricana Bellingham.

 

– Oui, c’est comme ça ! On m’assure que la loi ne peut rien contre vous. Mais j’ai apporté une loi qui réglera l’affaire. Si dans cinq minutes vous ne vous êtes pas mis à l’ouvrage, je jure par le Dieu qui m’a créé que je vous fais sauter la cervelle !

 

– Vous m’assassineriez ?

 

Bellingham s’était soulevé de sa chaise ; il avait le visage couleur de mastic.

 

– Oui.

 

– Et pourquoi ?

 

– Pour mettre un terme à vos méfaits. Plus que quatre minutes.

 

– Mais qu’ai-je fait ?

 

– Je le sais et vous le savez.

 

– C’est du bluff !

 

– Trois minutes…

 

– Mais enfin, donnez-moi vos raisons ! Vous êtes devenu fou… Un fou dangereux ! Pourquoi détruirais-je ma momie ? Elle m’appartient, et elle vaut cher !

 

– Vous la découperez et vous la brûlerez !

 

– Jamais !

 

– Il ne vous reste plus qu’une minute.

 

Smith leva le revolver et regarda Bellingham avec des yeux impitoyables. Comme l’aiguille des secondes tournait, il coucha Bellingham en joue et plaça son doigt sur la gâchette.

 

– Là ! Là ! Je vais la brûler ! hurla Bellingham.

 

Dans une hâte fébrile il s’empara du bistouri et lacéra le corps de la momie, tout en se retournant pour surveiller son terrible visiteur qui était penché au-dessus de lui. La momie craquait et se rompait avec des bruits secs sous chaque coup de la lame tranchante. Une épaisse poussière jaune s’échappa de son corps. Des épices, des essences séchées se répandirent sur le plancher. Tout à coup, dans un grand bruit de déchirure la colonne vertébrale se brisa et la momie s’affaissa en un tas bruns de membres épars.

 

– Dans le feu ! ordonna Smith.

 

Les flammes grandirent et grondèrent quand elles léchèrent ces débris ressemblant à du bois sec. La petite pièce aurait pu passer pour la chambre de chauffe d’un paquebot. Les deux hommes suaient à grosses gouttes ; l’un continuait à se baisser et à jeter dans le feu les derniers restes de sa momie, tandis que l’autre le surveillait. Une épaisse fumée grasse se dégagea de la cheminée ; une odeur de résine alourdit l’air. Au bout d’un quart d’heure il ne resta plus du lot N° 249 que quelques baguettes calcinées.

 

– Peut-être êtes-vous satisfait ? grogna Bellingham.

 

Ses petits yeux gris trahissaient sa haine et sa peur.

 

– Non. Il faut que je vous débarrasse de tout votre matériel, pour que vous ne nous jouiez plus jamais de vos tours du diable. Au feu toutes ces feuilles ! Elles peuvent avoir rapport avec vos manigances.

 

– Et maintenant, quoi encore ? interrogea Bellingham quand les feuilles eurent été jetées dans le brasier.

 

– Maintenant ? Le rouleau de papyrus que vous aviez sur la table l’autre nuit. Il est dans ce tiroir, je pense.

 

– Non ! cria Bellingham. Ne brûlez pas le papyrus ! Voyons, mon vieux, vous ne savez pas ce que vous faites ! Il est unique. Il contient une recette de sagesse qu’on ne trouvera nulle part ailleurs !

 

– Au feu !

 

– Mais voyons, Smith, ce n’est pas possible ! Je vous ferai partager ma science. Je vous apprendrai tout ce qu’il y a dessus. Laissez-moi au moins en prendre copie avant que vous le brûliez !

 

Smith avança d’un pas et ouvrit le tiroir. Il saisit le rouleau jauni et le jeta dans le feu où il le maintint sous son talon. Bellingham en hurlant voulut l’en arracher. Smith le repoussa brutalement et demeura le pied sur le papyrus jusqu’à ce qu’il fût réduit en cendres informes.

 

– Maintenant, maître B, je crois que je vous ai arraché les dents. Vous aurez de mes nouvelles si je vous reprends à jouer ce jeu. Et bien le bonjour à présent, car il faut que je me remette à travailler.

 

Voilà le récit d’Abercrombie Smith sur les événements qui se déroulèrent dans le vieux collège d’Oxford au printemps de 1884. Comme Berlingham quitta l’Université immédiatement après et qu’il s’installa, paraît-il, au Soudan, personne ne peut lui opposer de démenti. Mais la sagesse des hommes est petite, les voies de la nature étranges ; qui se hasarderait à imposer une limite aux mystères qui peuvent être découverts par ceux qui les sondent ?

 

« DE PROFUNDIS »[11]

Tant que les océans seront les ligaments qui relient les différentes parties du grand Empire Britannique, nous ne serons pas à l’abri du romanesque. Car l’âme se laisse agiter par les eaux, tout comme les eaux obéissent à la lune, et quand les grand’routes d’un empire, bordées de l’éternel danger, sont aussi riches de spectacles et de sons étranges, il faut avoir l’esprit bien épais pour demeurer insensible à leurs sortilèges. À présent la Grande-Bretagne s’étend loin au-delà d’elle-même, puisque les trois milles d’eaux territoriales de chaque autre littoral constituent sa frontière, qu’elle a gagnée par le marteau, le métier à tisser et le pic plutôt que par les arts de la guerre. L’histoire en effet nous assure qu’aucun roi, qu’aucune armée ne peut barrer la route à l’homme qui, ayant deux pence dans son coffre-fort et sachant où il pourra transformer ses deux pences en trois, consacre son intelligence à atteindre sa destination. Et comme la frontière a avancé, l’intelligence de la Grande-Bretagne s’est élargie et s’est répandue suffisamment de par le monde pour que tous les hommes s’aperçoivent que les routes de l’île sont continentales, tout comme les routes du continent sont insulaires.

 

Mais pour en arriver là il a fallu payer le prix, et ce prix continue d’être onéreux. De même que le monstre antique devait recevoir en guise de tribut annuel une jeune vie humaine, de même pour notre Empire nous sacrifions quotidiennement la fleur de notre jeunesse. La machine est immense et robuste, mais le seul carburant qui la fasse fonctionner est de la vie d’Anglais. Voilà pourquoi, quand dans les vieilles cathédrales grises nous regardons les plaques qui recouvrent les murs, nous lisons des noms étrangers : des noms qu’ignoraient les bâtisseurs de ces murs, car c’est à Peshawar, à Umbellah, à Korti, à Fort Pearson que meurent les jeunes, pour ne laisser derrière eux qu’une tradition et une plaque. Si un obélisque se dressait au-dessus de chaque corps d’Anglais, il n’y aurait pas besoin de tracer de frontières, car un cordon de tombeaux montrerait jusqu’où le flux anglo-celtique a clapoté.

 

Cela aussi, concurremment avec les eaux qui nous relient au monde, contribue au romanesque dont nous sommes imprégnés. Quand tant d’hommes et de femmes ont de l’autre côté des mers les êtres qu’ils chérissent et qui avancent sous les balles des montagnards ou dans les marais de la malaria, alors l’esprit entre en communication avec l’esprit, et des histoires étranges surgissent : rêves, pressentiments, visions où la mère voit son fils en train de mourir et sombre dans le désespoir avant même que son deuil lui soit annoncé. Récemment la science s’est penchée sur ce problème et lui a accolé une étiquette ; mais que savons-nous de plus, sinon qu’une pauvre âme frappée et aux abois peut projeter à travers la terre, à quinze mille kilomètres de distance, l’image de son triste état jusqu’à l’esprit qui lui est le plus proche ? Loin de moi de nier ce pouvoir ! Mais je crois qu’il faut être prudent en de telles matières, car une fois au moins j’ai appris que ce qui était dans le cadre des lois naturelles peut sembler tout à fait en dehors d’elles.

 

John Vansittart était le deuxième associé de la société Hudson et Vansittart, exportatrice de café de Ceylan ; il était d’ascendance hollandaise, mais 100 % anglais de cœur et de manières. Depuis de nombreuses années j’étais son agent à Londres ; quand il arriva en Angleterre pour y passer trois mois de vacances, il s’adressa à moi pour obtenir les introductions lui permettant de s’initier à la vie de la ville et de la campagne. Il quitta mes bureaux avec sept lettres dans sa poche ; pendant quelques semaines, de courts billets provenant de différents endroits m’informèrent qu’il avait gagné la sympathie de mes amis. Puis j’appris qu’il s’était fiancé avec Emily Lawson, de la branche cadette des Hereford Lawson, et presque aussitôt après qu’ils s’étaient mariés : la cour d’un voyageur ne pouvait être que brève, et déjà approchait la date à laquelle il devait reprendre le bateau. Ils partiraient ensemble pour Colombo à bord d’un navire de la société, voilier de mille tonneaux : ce serait leur voyage de noces.

 

L’époque était extrêmement favorable aux planteurs de café de Ceylan ; ils n’avaient pas encore connu cette effroyable saison qui, en quelques mois de pourrissement, ruina toute une communauté qui avait remporté une victoire commerciale considérable et qui, à force d’audace et de ténacité, allait en remporter une deuxième : les champs de thé de Ceylan sont en effet un monument du courage britannique tout comme le lion à Waterloo. Mais en 1872 aucun nuage ne menaçait encore l’horizon ; les espoirs des planteurs étaient entiers. Vansittart revint à Londres en compagnie de sa jeune et jolie femme. Il me la présenta, nous dînâmes ensemble, et il fut finalement convenu que, puisque les affaires me réclamaient également à Ceylan, je serais leur compagnon de voyage sur l’Eastern Star, dont l’appareillage était prévu pour le lundi suivant.

 

Je le revis le dimanche soir. Il pénétra chez moi vers neuf heures avec un air soucieux et ennuyé. Quand je lui serrai la main, je remarquai qu’elle était chaude et sèche.

 

– Je voudrais, Atkinson, me dit-il, que vous me fassiez servir un peu de jus de citron et de l’eau. Je meurs littéralement de soif, et plus je bois, plus j’ai envie de boire.

 

Je sonnai et commandai une carafe et des verres.

 

– Vous avez de la fièvre, lui dis-je. Vous ne semblez pas dans votre assiette.

 

– Non, je ne me sens pas bien. J’ai une crise de rhumatismes aux reins, et je n’ai pas d’appétit. C’est ce maudit Londres qui m’étouffe. Je ne suis pas accoutumé à respirer un air que brassent en même temps quatre millions de poumons.

 

Il agita ses mains crispées devant sa tête ; il donnait réellement l’impression d’étouffer.

 

– Dès que vous serez en mer, vous vous sentirez mieux.

 

– Oui. Là, je suis d’accord avec vous. C’est ce qu’il me faut. Je n’ai pas besoin d’un autre médecin. Si je n’embarque pas demain, je tomberai malade…

 

Il avala d’un trait sa citronnade, et il se frictionna le creux des reins avec ses deux mains.

 

– …On dirait que cela me fait du bien, reprit-il en me regardant d’un œil embrumé. Maintenant j’ai besoin de votre assistance, Atkinson, car je suis dans une situation délicate.

 

– Laquelle ?

 

– Voilà. La mère de ma femme est tombée malade et elle lui a câblé pour l’appeler à son chevet. Je n’ai pas pu l’accompagner (vous savez mieux que personne comme j’ai été retenu ici) et elle a dû partir seule. Maintenant je viens de recevoir un autre télégramme me disant qu’elle ne pourrait pas venir demain, mais qu’elle rejoindrait le bateau à Falmouth mercredi. Nous y faisons escale, vous le savez ; mais je trouve difficile, Atkinson, qu’on demande à un homme de croire en un mystère et qu’on le maudisse s’il ne peut pas y croire. Qu’on le maudisse, comprenez-moi ! Pas moins !

 

Il se pencha en avant et renifla comme s’il allait se mettre à sangloter.

 

Je réfléchis alors qu’on m’avait beaucoup parlé des habitudes de l’île et de la façon dont on y buvait sec. L’alcool devait être la cause de ces paroles incompréhensibles et de ces mains enfiévrées ! J’éprouvai un vif chagrin à voir un jeune homme aussi noble entre les mains du plus abominable de tous les démons.

 

– Vous devriez aller vous coucher ! dis-je non sans sévérité.

 

Il se frotta les yeux, comme s’il cherchait à se réveiller, et me regarda d’un air étonné.

 

– Je vais y aller, me dit-il paisiblement. Je me suis senti un peu dans les nuages tout à l’heure, mais j’ai récupéré maintenant. Voyons, de quoi parlais-je ? Oh, ah, de ma femme, naturellement ! Elle embarquera à Falmouth. Moi je voudrais aller par la mer à Falmouth. Je crois que ma santé en dépend. J’ai besoin d’un peu d’air pur dans mes poumons pour être complètement sur pied. Je vous demande donc de me rendre un service d’ami : vous irez à Falmouth par le train, pour le cas où nous serions en retard, et vous veillerez alors sur ma femme. Descendez au Royal Hotel ; je lui télégraphierai que vous y êtes. Sa sœur l’accompagnera jusque-là ; ainsi tout ira bien.

 

– Avec plaisir, répondis-je. En fait, je ne demande pas mieux que d’aller à Falmouth par le train, car d’ici Colombo nous aurons le temps de jouir de la mer. Je crois aussi que vous avez terriblement besoin d’un changement d’air. À votre place j’irais me coucher sans tarder.

 

– Oui. Je dormirai à bord cette nuit. Voyez-vous… Une sorte de brume passa encore devant ses yeux.

 

– …Je n’ai pas bien dormi ces dernières nuits. J’ai été contrarié par des théolololog… c’est-à-dire…

 

Dans un effort désespéré il cria :

 

– …Par des doutes de nature théolologique… Zut ! Je me demandais pourquoi le Tout-Puissant nous avait créés, pourquoi Il nous mettait du coton dans le cerveau et installait de petites douleurs au creux de nos reins. Peut-être irai-je mieux ce soir !

 

Il se leva et s’accrocha au dossier de sa chaise.

 

– Écoutez-moi, Vansittart ! lui dis-je avec gravité. Je vais vous donner l’hospitalité ce soir. Vous n’êtes pas en état de sortir. Vous ne marchez pas droit. Vous avez fait des mélanges d’alcool !

 

– D’alcool ?

 

il me dévisagea d’un regard stupide.

 

– D’habitude, vous supportiez mieux de boire.

 

– Je vous donne ma parole, Atkinson, que je n’ai pas bu un seul verre depuis deux jours. Ce n’est pas l’alcool. Je ne sais pas ce que j’ai. Je suppose que vous croyez que c’est un effet de l’alcool…

 

Il prit ma main et la promena sur son front.

 

– Seigneur ! m’exclamai-je.

 

Il avait la peau mince comme un ruban de velours ; sous la peau je sentis comme une couche serrée de menus plombs.

 

– Ne vous inquiétez pas, dit-il en souriant. J’ai eu un très mauvais lichen vésiculaire.

 

– Mais cela n’a rien à voir avec le lichen vésiculaire !

 

– Non, c’est Londres. C’est de respirer ce mauvais air. Demain, j’irai beaucoup mieux. Il y a un médecin à bord, je serai donc en bonnes mains. Maintenant je vais partir.

 

– Non, lui dis-je en le forçant à se rasseoir. Ce serait pousser trop loin la plaisanterie. Vous ne bougerez pas d’ici avant d’avoir vu un médecin. Restez où vous êtes.

 

Je pris mon chapeau et me précipitai chez un médecin qui habitait près de chez moi. Je le ramenai tout de suite, mais mon salon était vide et Vansittart parti. Je sonnai. Le domestique m’annonça que le gentleman avait commandé un fiacre sitôt après mon départ et qu’il était monté dedans. Il avait dit au cocher de le conduire sur les docks.

 

– Le gentleman semblait-il malade ? demandai-je.

 

– Malade ? répondit mon domestique en souriant. Non, Monsieur, il chantait à tue-tête !

 

Ce renseignement ne me rassurait pas du tout. Mais je réfléchis qu’il se rendait sur l’Eastern Star, qu’il y avait un médecin à bord, et que je ne pouvais plus rien faire pour lui. Néanmoins, quand je me rappelai sa soif, ses mains brûlantes, son œil lourd, ses propos incompréhensibles et, enfin, ce front lépreux, j’emportai dans mon lit un souvenir désagréable de mon visiteur et de sa visite.

 

À onze heures le lendemain, je me rendis sur les docks ; mais l’Eastern Star avait déjà commencé à descendre le fleuve et se trouvait presque à Gravesend. J’allai à Gravesend par le train, mais quand j’arrivai, ce fut pour voir ses mâts à bonne distance, précédés par le panache de fumée d’un remorqueur. Je n’aurais donc plus de nouvelles de mon ami avant Falmouth. Quand je rentrai à mon bureau, un télégramme m’attendait : Madame Vansittart était arrivée à Falmouth ; le lendemain soir, nous nous retrouvions au Royal Hotel où nous devions attendre l’Eastern Star. Dix jours s’écoulèrent ; nous ne reçûmes aucune nouvelle du bateau.

 

Je n’oublierai pas facilement ces dix jours-là ! Quand l’Eastern Star avait quitté la Tamise, une grosse tempête s’était levée ; elle souffla pendant presque toute une semaine sans la moindre trêve. Sur la côte méridionale on n’avait jamais vu une tempête aussi longue et aussi furieuse. Des fenêtres de notre hôtel, la mer nous paraissait drapée dans du brouillard. Le vent pesait si lourdement sur les vagues que la mer ne pouvait pas se soulever : la crête de chaque lame était aussitôt arrachée. Les nuages, le vent, la mer se ruaient vers l’ouest. Au milieu de ces éléments déchaînés, j’attendais jour après jour avec pour seule compagnie une femme pâle et silencieuse dont les yeux reflétaient l’épouvante ; du matin au soir, elle restait collée à la vitre, le regard fixé sur ce voile de brouillard gris à travers lequel un navire pourrait surgir. Elle ne disait rien, mais son visage était une longue plainte.

 

Le cinquième jour je pris l’avis d’un vieux marin. J’aurais préféré être seul avec lui, mais elle m’avait vu lui adresser la parole, et elle arriva aussitôt, la bouche entrouverte et les yeux suppliants.

 

– Parti depuis sept jours de Londres ? dit-il Donc, cinq dans la tempête. Hé bien, la Manche a été nettoyée par ce vent ! Il y a trois hypothèses. La tempête a pu l’obliger à chercher refuge dans un port français. C’est vraisemblable.

 

– Pas du tout ! Il savait que nous étions ici. Il nous aurait télégraphié.

 

– Ah oui ! Alors il a pu pousser au large pour l’éviter ; à ce compte-là il ne devrait pas être loin de Madère en ce moment. C’est parfaitement possible, Madame ; vous pouvez m’en croire !

 

– Et la troisième hypothèse ?

 

– Vous ai-je parlé d’une troisième hypothèse ? Non, deux seulement, je pense. Je ne crois pas avoir parlé d’une troisième. Votre bateau se trouve quelque part au milieu de l’Atlantique, et vous aurez bientôt de ses nouvelles, car le temps va changer. Ne vous tracassez pas, Madame ; attendez jusqu’à demain ; vous aurez dès le matin un joli ciel bleu.

 

Le vieux marin avait prédit juste : le lendemain le ciel était dégagé à l’exception d’un nuage bas qui roulait dans l’ouest et qui était le dernier lambeau de colère de la tempête. Nous n’en eûmes pas pour cela plus de nouvelles du bateau. Trois journées harassantes s’écoulèrent encore, puis un marin se présenta à l’hôtel avec une lettre. Je poussai un cri de joie. Elle émanait du capitaine de l’Eastern Star. Quand j’eus lu les premières lignes, je voulus cacher la lettre, mais elle me l’arracha des mains.

 

– J’ai lu le début, dit-elle d’une voix neutre. Je peux donc voir la suite.

 

La lettre était rédigée comme suit :

 

« Cher Monsieur,

 

Monsieur Vansittart est en bas avec la petite vérole, et nous sommes déportés si loin de notre cap que nous ne savons pas quoi faire : il a perdu la tête et il est incapable de nous donner des ordres. D’après mes calculs à l’estime, nous ne sommes qu’à quatre cent vingt kilomètres de Funchal ; aussi je suppose qu’il vaut mieux pousser jusque-là, hospitaliser Monsieur V., et attendre dans la baie votre arrivée. Un voilier partira de Falmouth pour Funchal dans quelques jours, m’a-t-on dit. Cette lettre vous sera portée par l’entremise du brick Marian de Falmouth ; il y a cinq livres à payer à son capitaine. Respectueusement vôtre. Jno. Hines. »

 

Elle était merveilleuse, cette jeune fille qui sortait du collège ! Aussi calme et forte qu’un homme. Elle ne dit rien. Elle serra les lèvres et coiffa sa capeline.

 

– Vous sortez ? demandai-je.

 

– Oui.

 

– Puis-je vous être utile ?

 

– Non. Je vais chez le médecin.

 

– Eh ?

 

– Oui. Pour apprendre comment on soigne la petite vérole.

 

Elle s’affaira toute la soirée. Le lendemain matin, nous nous embarquâmes pour Madère, à bord de la Rose of Shanon. La brise soufflait à dix nœuds à l’heure. Pendant cinq jours nous avançâmes à une allure soutenue, et nous arrivâmes non loin de l’île. Le sixième le vent tomba brusquement ; nous demeurâmes immobilisés sur une mer d’huile.

 

À dix heures du soir, Emily Vansittart et moi nous étions appuyés sur le bastingage tribord de la poupe ; la lune brillait derrière nous et projetait à nos pieds l’ombre noire du bateau et celle de nos deux têtes sur l’eau qui miroitait. De l’ombre s’étirait un chemin de clair de lune allant en s’élargissant jusqu’à l’horizon solitaire. Nous parlions en baissant la tête, nous bavardions sur le calme, sur les chances d’un vent favorable, sur l’aspect du ciel, quand tout à coup il y eut un plouf dans l’eau, comme si un saumon avait sauté, et là, en pleine lumière, John Vansittart émergea de la mer et leva la tête vers nous.

 

Je ne vis jamais rien de plus net. La lune l’éclairait en plein ; il se trouvait à trois longueurs d’aviron de nous. Il avait le visage plus soufflé qu’à notre dernière rencontre ; sa peau par endroits était pommelée de croûtes noires ; ses yeux et sa bouche étaient grand ouverts comme quelqu’un qui aurait été frappé d’une surprise considérable. Une substance blanchâtre tombait en rubans de ses épaules ; il avait une main levée vers son oreille, l’autre repliée en travers de sa poitrine. Je le vis jaillir hors de l’eau et, sur la surface calme de l’océan, les rides dessinèrent leurs cercles jusqu’au flanc du bateau. Puis il retomba, et j’entendis un bruit de craquement, de déchirure, comme si par une nuit glaciale un fagot de bois sec pétillait dans un bon feu. Quand je regardai à nouveau, je ne vis plus aucune trace de lui ; un remous sur la mer marquait seulement l’endroit où il était apparu. Je ne saurais dire combien de temps je restai là, penché sur la pointe des pieds, me cramponnant d’une main au bastingage et de l’autre soutenant une femme qui avait perdu connaissance. Je passais pour le contraire d’un émotif ; cette fois du moins je fus bouleversé jusqu’au fond de l’âme. À deux ou trois reprises je tapai du pied sur le pont pour m’assurer que j’étais encore le maître de mes propres sensations, et qu’il ne s’agissait pas d’une création folle d’un cerveau déréglé. Emily Vansittart frissonna, ouvrit les yeux ; elle se dressa, les mains sur le bastingage, face à la mer scintillant sous le clair de lune ; son visage avait vieilli de dix ans en une nuit d’été.

 

– Vous l’avez vu ? murmura-t-elle.

 

– J’ai vu quelque chose.

 

– C’était lui ! C’était John ! Il est mort !…

 

Je balbutiai quelques paroles sceptiques.

 

– …Il vient certainement de mourir, chuchota-t-elle. À l’hôpital de Madère. J’ai lu des choses de ce genre. Ses pensées étaient avec moi. Sa vision est venue à moi. Oh John, mon chéri, mon chéri perdu à jamais !

 

Elle éclata en sanglots ; je la conduisis à sa cabine où je la laissai à son chagrin. Une nouvelle brise se mit à souffler pendant la nuit et le lendemain soir nous jetâmes l’ancre dans la baie de Funchal. L’Eastern Star était mouillé à peu de distance ; il avait le drapeau de la quarantaine hissé sur son grand mât et son pavillon en berne.

 

– Vous voyez ! me dit Madame Vansittart.

 

Elle avait les yeux secs ; elle savait qu’aucune larme ne lui rendrait son mari.

 

Dans la nuit nous reçûmes l’autorisation de monter à bord de l’Eastern Star. Le capitaine, Hines, nous attendait sur le pont ; le chagrin et l’embarras se lisaient sur son visage bronzé, et il cherchait ses mots pour annoncer la mauvaise nouvelle ; elle lui coupa la parole.

 

– Je sais que mon mari est mort, dit-elle. Il est mort hier soir, vers dix heures, à l’hôpital de Madère, n’est-ce pas ?

 

Le marin la regarda stupéfait.

 

– Non, Madame. Il est mort il y a huit jours en mer, et nous avons été obligés de l’ensevelir là-bas, car nous nous trouvions dans une zone de calme, et nous ignorions quand nous toucherions terre.

 

Voilà donc les principaux faits qui ont trait à la mort de John Vansittart, ainsi qu’à son apparition quelque part aux environs du 35ème degré de latitude nord et du 15ème degré de longitude ouest. Un cas plus net d’apparition spectrale s’était rarement produit ; aussi a-t-il été le sujet de nombreuses discussions, de divers écrits ; il a été entériné par le monde savant et il a gonflé le dossier récemment ouvert sur la télépathie. Pour ma part, je maintiens que la télépathie ne fait pas de doute, mais je retirerais ce cas du dossier et je dirais plutôt que nous n’avons pas vu l’apparition spectrale de John Vansittart, mais bel et bien John Vansittart en personne, surgissant des profondeurs de l’Atlantique au clair de lune. J’ai toujours cru qu’un hasard peu banal (l’un de ces hasards si hautement improbables, qui se produisent cependant si souvent !) nous avait immobilisés au-dessus de l’endroit même où l’homme avait été enseveli en mer une semaine auparavant. Pour le reste, le médecin m’a dit que le poids de plomb n’avait pas été très bien attaché, et que sept jours apportent à un cadavre certaines modifications capables de le faire remonter à la surface. Le poids l’avait fait sombrer au fond de la mer ; si le poids s’est détaché, le cadavre a pu remonter à la surface avec, la soudaineté que nous avons observée ; telle a été l’explication du médecin. Jusqu’à plus ample informé je la fais mienne et si vous me demandez ce qu’il est advenu ensuite du cadavre, je vous rappelle ce bruit sec de craquement, de déchirement, ainsi que le remous dans l’eau. Les requins se nourrissent en surface, et ils pullulent dans cette région.

 

L’ASCENSEUR[12]

Le chef d’escadrille Stangate avait tout pour être heureux. Il était sorti de la guerre sain et sauf, avec une solide réputation acquise dans l’arme qui comptait le plus de héros. Il venait d’avoir trente ans ; une grande et belle carrière s’ouvrait devant lui. Et surtout, la belle Mary MacLean marchait à son bras et elle lui avait promis qu’elle resterait à ce bras-là toute sa vie. Que pouvait demander en plus un homme jeune ? Et cependant un poids pesait lourdement sur son cœur.

 

Il ne parvenait pas à se l’expliquer, et il s’efforçait de se raisonner pour s’en débarrasser. Au-dessus de sa tête le ciel était bleu, comme était bleue la mer devant lui, et tout autour s’étendaient de beaux jardins avec une foule d’heureux amateurs de plaisirs. Et surtout, il y avait le doux visage qui se tournait vers lui avec une sollicitude interrogative. Pourquoi ne pouvait-il participer à une ambiance aussi joyeuse ? Il faisait des efforts, mais ils ne suffisaient pas à abuser le prompt instinct d’une amoureuse.

 

– Qu’y a-t-il, Tom ? lui demanda-t-elle avec anxiété. Je m’aperçois que quelque chose vous chiffonne. Dites-moi si je peux vous aider d’une façon ou d’une autre.

 

Il se mit à rire, un peu honteux.

 

– C’est un tel péché de gâcher notre petite sortie ! dit-il. Quand j’y pense, j’ai envie de me battre ! Ne vous inquiétez pas, ma chérie, car je sais que mes nuages vont bientôt se dissiper. Je crois que je suis tout en nerfs ; l’aviation, paraît-il, les brise ou les garantit pour la vie.

 

– Rien de défini, alors ?

 

– Non. Rien de défini. Voilà bien le pire ! Si c’était précis, je pourrais lutter plus facilement. C’est juste une lourde dépression ici, dans la poitrine et dans la tête. Pardon, ma chérie ! Je suis une brute de vous assombrir avec des stupidités pareilles.

 

– Mais j’aime à partager le plus petit de vos ennuis !

 

– Hé bien, il est parti, disparu, évanoui. N’en parlons plus !

 

Elle lui lança un coup d’œil pénétrant.

 

– Non, Tom. Il n’y a qu’à vous regarder. Dites-moi, vous êtes-vous souvent senti ainsi ? Vous ne paraissez réellement pas bien. Asseyez-vous ici, mon chéri, à l’ombre, et dites-moi de quoi il s’agit.

 

Ils s’assirent à l’ombre de la grande Tour qui dressait ses deux cents mètres à côté d’eux.

 

– J’ai une faculté absurde, dit-il. Je ne crois pas en avoir déjà parlé à quiconque. Mais quand un danger imminent me menace, je suis assiégé de pressentiments étranges. Aujourd’hui bien sûr, c’est absurde ! Regardez comme ce coin est paisible… Pourtant ce serait, la première fois que ce malaise m’induirait en erreur.

 

– Quand l’avez-vous éprouvé, avant ?

 

– Quand j’étais enfant, je l’ai ressenti un matin : j’ai failli me noyer l’après-midi. Je l’ai eu quand un cambrioleur s’est introduit dans Morton Hall et quand mon habit a été traversé par une balle. Puis, pendant la guerre, je l’ai éprouvé deux fois avant d’être attaqué par surprise et de m’en sortir miraculeusement ; il m’a pris au moment où je grimpais dans mon appareil. Puis il se dissipe tout d’un coup, comme une brume au soleil. Tenez, il s’en va, il est parti ! Regardez-moi ! Est-ce vrai ?…

 

C’était vrai. En une minute la figure hagarde s’était transformée en visage d’enfant rieur. Mary se mit à rire. Visiblement il n’y avait plus dans l’âme de Tom que la joie vivace, dansante, de la jeunesse.

 

– …Merci, mon Dieu ! cria-t-il. Ce sont vos chers yeux, Mary, qui m’ont guéri. Je ne pouvais plus supporter la tristesse songeuse de votre regard. Quel cauchemar stupide ç’a été ! Je ne croirai plus jamais à mes pressentiments, maintenant ! Ma chérie, nous avons juste le temps de faire un tour avant le déjeuner. Irons-nous à un spectacle de la foire, ou à la grande roue, ou sur le bateau volant, ou quoi ?

 

– Que diriez-vous de la Tour ? interrogea-t-elle en levant son joli nez. Cet air magnifique et le panorama de là-haut chasseraient sûrement les derniers nuages de votre esprit !

 

Il regarda sa montre.

 

– Il est midi passé, mais je pense que nous pouvons faire cela en une heure. Tiens, l’ascenseur ne fonctionne pas ! Que se passe-t-il, receveur ?

 

L’employé secoua la tête en montrant un petit groupe rassemblé devant l’entrée.

 

– Ils attendent, Monsieur. L’ascenseur était tombé en panne, mais le mécanisme est en ce moment en révision, et le signal va être donné d’une minute à l’autre. Si vous rejoignez les autres, je vous promets que ce ne sera pas long.

 

À peine avaient-ils pris leurs places dans le groupe que la paroi d’acier de l’ascenseur glissa sur le côté ; il y avait donc de l’espoir pour le proche avenir. Les touristes s’engouffrèrent par l’ouverture et attendirent sur la plateforme. Ils n’étaient pas très nombreux, car l’affluence se manifestait surtout l’après-midi, mais c’étaient des gens du Nord aimables et gais qui passaient leurs vacances à Northam. Ils regardaient tous en l’air, et ils surveillaient attentivement un homme qui descendait le long de la charpente d’acier. Il ne s’agissait pas d’un jeu d’enfants, mais il allait aussi vite qu’un simple mortel sur les marches d’un escalier.

 

– Ma parole ! fit le receveur qui leva la tête lui aussi. Jim s’est dépêché ce matin !

 

– Qui est-ce ? interrogea le commandant Stangate.

 

– Jim Barnes, Monsieur, le meilleur ouvrier qui soit jamais grimpé sur un échafaudage. Il vit presque constamment là-haut. Tous les écrous, tous les rivets sont sous sa surveillance. C’est un type sensationnel, ce Jim !

 

– Mais ne discutez pas religion avec lui ! dit quelqu’un dans le groupe.

 

L’employé se mit à rire.

 

– Ah, vous le connaissez donc ? dit-il. Non, il vaut mieux que vous ne discutiez pas religion avec lui.

 

– Pourquoi ? s’enquit l’officier.

 

– Parce qu’il prend très au sérieux les histoires religieuses. Il est la lumière de sa secte.

 

– Rien de difficile à cela ! dit celui qui avait parlé. On m’a dit qu’ils n’étaient que six dans le sein de son église. Il s’imagine que le ciel n’est pas plus grand que son propre couvent, et il exclut tous les autres.

 

– Mieux vaut ne pas le lui dire pendant qu’il tient ce marteau à la main ! chuchota le receveur. Hallo, Jim, comment ça va ce matin ?

 

L’homme glissa rapidement le long des derniers dix mètres, puis se tint en équilibre sur une barre transversale pour regarder le petit groupe dans l’ascenseur. Tel qu’il se tenait là, dans son costume de cuir, avec ses pinces et ses autres outils qui se balançaient à sa ceinture brune, il aurait retenu le regard d’un artiste. Très grand, très maigre, il devait posséder la force d’un géant. Il avait de longs membres souples, un beau visage, à la fois noble et austère, des yeux et des cheveux foncés, un nez busqué, et une barbe en fleuve. Il se raffermit d’une main noueuse, tandis que l’autre faisait danser sur son genou un marteau d’acier.

 

– Tout est prêt là-haut, dit-il. Je vais monter avec vous.

 

Il sauta de son perchoir et se joignit aux touristes dans l’ascenseur.

 

– Je suppose que vous êtes constamment en train de le surveiller ? dit Mary MacLean.

 

– C’est pour cela que je suis payé, Mademoiselle.

 

Du matin au soir, et souvent du soir au matin, je suis ici. Il y a des fois où je me sens comme si je n’étais pas du tout un homme, mais un oiseau des cieux. Elles volent autour de moi, les bêtes, quand je suis sur les supports, et elles me crient des tas de choses jusqu’à ce que je me mette moi aussi à crier comme elles.

 

– C’est une place fort importante ! murmura le commandant en regardant le profil d’acier de la Tour qui se détachait nettement sur le ciel bleu.

 

– Hé oui, Monsieur ! Et il n’y a pas une vis ou un écrou qui ne soit sous ma responsabilité. Voici mon marteau pour les faire sonner clair et ma clef à écrous pour les serrer. Tel le Seigneur sur la terre, je suis moi, oui, moi, sur la Tour, avec le pouvoir de vie et le pouvoir de mort. Mais oui, de vie et de mort !

 

Le moteur hydraulique s’était mis en marche ; l’ascenseur s’ébranla très lentement et commença à monter. Le magnifique panorama de la côte se découvrit alors de mieux en mieux. Les passagers étaient si captivés qu’ils ne remarquèrent guère que l’ascenseur s’était brusquement arrêté entre les paliers à quelque cent soixante mètres au-dessus du sol. Barnes, le mécanicien, marmonna qu’il devait y avoir quelque chose qui clochait : il sauta comme un chat le trou béant qui les séparait du treillis de la charpente métallique et il disparut dans les airs. Le petit groupe suspendu entre ciel et terre perdit un peu de sa timidité anglaise, étant donné les circonstances, et les touristes commencèrent à échanger leurs impressions. Un couple, dont les éléments s’appelaient Billy et Dolly, informa la compagnie qu’ils étaient les étoiles du programme de l’Hippodrome, et ils amusèrent leurs voisins avec leur faconde. Une femme fraîche et rondelette, son fils, deux couples mariés constituaient leur auditoire charmé.

 

– Vous aimeriez être marin ? dit Billy le comédien en répondant à une observation de l’enfant. Attention, gamin ! Vous allez faire un beau cadavre si vous ne prenez pas garde. Regardez-le se tenir sur le bord ! À une heure pareille, je ne peux pas supporter de voir cela.

 

– À partir de quelle heure en seriez-vous capable ? demanda un gros voyageur de commerce.

 

– Mes nerfs ne valent rien avant midi. Ma foi, quand je regarde en bas et que je vois les gens comme des petits points noirs, cela me met tout en émoi. Ils se ressemblent tous, dans ma famille, le matin.

 

– J’ai l’impression, dit Dolly qui était une jeune femme haute en couleurs, qu’ils se ressemblaient déjà tous hier soir.

 

Tout le monde rit.

 

– K. O. pour Billy ! déclara le comédien. Mais si on se moque de ma famille, je quitte la pièce !

 

– Il serait bien l’heure que nous la quittions en effet, dit le voyageur de commerce qui avait un air irascible. C’est honteux, la façon dont ils nous tiennent en l’air ! J’écrirai à la compagnie.

 

– Où est le bouton de sonnerie ? demanda Billy. Je vais sonner.

 

– Et le… le garçon ? demanda Mary MacLean.

 

– Le receveur, le chauffeur, le je ne sais quoi qui fait monter et descendre ce vieil autobus ? Sont-ils en panne d’essence ? Ont-ils cassé le grand ressort ? Ou quoi ?

 

– En tout cas, la vue est belle ! dit le commandant.

 

– Ma foi, j’en ai assez, de la vue ! déclara Billy. Je suis pour descendre, moi !

 

– Je commence à m’énerver ! cria la femme fraîche et rondelette. J’espère qu’il n’y a rien de cassé dans l’ascenseur.

 

– Dolly, retenez-moi par le pan de mon habit ! Je vais regarder par-dessus bord. Oh, Seigneur, j’en suis malade, j’ai la nausée ! Il y a un cheval en bas : il n’est pas plus gros qu’une souris. Et je ne vois personne qui s’intéresse à nous. Où est le vieil Isaïe le prophète qui est monté avec nous ?

 

– Il nous a laissés tomber quand il a prévu que nous allions avoir une panne.

 

– Dites donc, intervint Dolly qui semblait troublée, je ne trouve pas que ce soit très agréable ! Nous voici à cent soixante mètres en l’air, et j’ai l’impression que nous en avons pour la journée. Je suis attendue pour la matinée à l’Hippodrome. Tant pis pour la compagnie si je ne me retrouve pas en bas assez tôt. Je suis affichée dans toute la ville pour une nouvelle chanson.

 

– Une nouvelle chanson ? Laquelle, Dolly ?

 

– Un vrai pot de gingembre, je le jure ! Ça s’appelle « Sur la route d’Ascot ». Pour la chanter j’ai un chapeau qui a un mètre vingt de diamètre.

 

– Allons, Dolly, une répétition générale pendant que nous attendons !

 

– Non ! La jeune demoiselle ne comprendrait pas.

 

– Je serais ravie de l’entendre ! s’écria Mary Mac Lean. Surtout ne vous gênez pas pour moi !

 

– Les paroles sont écrites sur le chapeau. Je ne pourrais pas chanter les vers sans le chapeau. Mais il y a un refrain piquant :

 

« Si vous voulez une petite mascotte

Quand vous êtes sur la route d’Ascot,

Tâtez de la dame au chapeau en roue de chariot… »

 

Elle avait une voix agréable et le sens du rythme.

 

– …Tous ensemble, maintenant ! cria-t-elle.

 

Et la petite troupe de rencontre raccompagna à pleins poumons.

 

– Nous aurions dû réveiller quelqu’un ! dit Billy. Non ? Allons, crions tous ensemble !

 

L’effort fut puissant, mais inefficace. Aucune réponse, de nulle part. L’administration d’en bas était ou ignorante ou impuissante.

 

Les passagers commencèrent à s’alarmer. Le gros voyageur de commerce avait perdu ses couleurs. Billy s’efforçait encore à la plaisanterie, mais sans succès. L’officier en tenue bleue le remplaça aussitôt en qualité de chef de groupe. Tous le regardaient, faisaient appel à lui.

 

– Que nous conseillez-vous, Monsieur ? Vous ne pensez pas qu’il y a un danger de tomber tout à coup, n’est-ce pas ?

 

– Pas le moindre ! Mais tout de même il est désagréable de se sentir bloqués ici. Je pense que je pourrais franchir d’un saut cet espace pour atterrir sur le support, et voir ensuite ce qui cloche…

 

– Non, Tom ! Pour l’amour de Dieu, ne nous quittez pas !

 

– Il y a des gens qui ont les nerfs solides ! dit Billy. Sauter par-dessus cent soixante mètres de vide !

 

– Je crois que pendant la guerre ce gentleman a fait pis que cela !

 

– Hé bien, moi, je ne le ferais pas ! Même s’ils me collaient des lettres grandes comme ça sur leurs affiches. C’est le boulot du vieil Isaïe. Je ne voudrais pas, pour rien au monde, le mettre au chômage !

 

Sur trois côtés, l’ascenseur avait des cloisons de bois munies de fenêtres destinées à la contemplation du paysage. Le quatrième côté, faisant face à la mer, était ouvert. Stangate se pencha par là le plus possible pour regarder en l’air. De plus haut lui vint aux oreilles un bruit sec, particulier, sonore, métallique, comme si une puissante corde de harpe avait été pincée. À une certaine distance au-dessus de lui, à trente mètres peut-être, il aperçut un long bras brun, musclé, qui s’agitait furieusement parmi les câbles. Il ne voyait pas la tête de l’homme, mais il fut fasciné par ce bras nu qui tirait, ployait, enfonçait.

 

– Tout va bien, annonça-t-il. Quelqu’un travaille là-haut pour remettre les choses en état.

 

Il y eut un soupir de soulagement général.

 

– C’est le vieil Isaïe, dit Billy en se tordant le cou. Je ne le vois pas, mais son bras est reconnaissable entre mille. Qu’a-t-il dans la main ? On dirait un tourne-vis… Non, par saint George, c’est une lime !

 

Pendant qu’il parlait, un nouveau bruit sec et sonore résonna dans l’air. Le front de l’officier se plissa.

 

– C’est extraordinaire ; on dirait le même bruit que celui que faisait notre câble d’acier quand il lâchait, brin après brin, à Dixmude. Que trafique donc ce type ? Holà ! Qu’essayez-vous donc de faire ?…

 

L’homme avait fini son ouvrage ; il redescendait lentement le long de la charpente de fer.

 

– …Il arrive, annonça Stangate à ses compagnons étonnés. Tout va bien, Mary ! N’ayez pas peur, vous autres ! Il serait absurde de supposer qu’il cherchait à affaiblir la corde qui nous retient.

 

En l’air apparut une paire de souliers. Puis le pantalon de cuir, la ceinture avec les outils qui brinqueballaient, le buste musclé, et enfin la figure farouche, basanée de l’ouvrier. Il avait retiré sa veste, et sa chemise ouverte dénudait son torse velu. Une autre vibration se produisit en haut, toujours aussi sèche, toujours semblable à un claquement. L’homme descendait sans se presser ; il se posta en équilibre sur le support transversal, s’appuya de l’épaule contre la charpente, et demeura là, bras croisés, contemplant les passagers entassés sur la plateforme.

 

– Hallo ! appela Stangate. Qu’y a-t-il !…

 

L’homme resta impassible et silencieux ; son regard fixe avait quelque chose de menaçant.

 

L’aviateur se mit en colère.

 

– …Êtes-vous devenu sourd ? lui cria-t·il. Combien de temps allez-vous nous laisser plantés là ?

 

L’homme ne bougea pas. Il avait l’air d’un démon.

 

– Je me plaindrai de vous, mon garçon ! dit Billy d’une voix tremblante. L’affaire n’en restera pas là, je vous le promets !

 

– Écoutez-moi ! cria l’officier. Nous avons des femmes avec nous, et vous êtes en train de leur faire peur. Pourquoi sommes-nous bloqués ici ? Est-ce que la machine est en panne ?

 

– Vous êtes ici, répondit l’homme, parce que j’ai coincé une cale contre le câble au-dessus de vous.

 

– Vous avez obstrué la ligne ? Comment avez-vous osé faire une chose pareille ! Est-ce une plaisanterie, ou quoi ? Retirez cette cale tout de suite : sinon, tant pis pour vous !…

 

L’homme ne répondit rien.

 

– …Entendez-vous ce que je dis ? Pourquoi diable ne répondez-vous pas ? Nous en avons assez, je vous le jure !

 

En proie à une panique soudaine, Mary MacLean saisit le bras de son fiancé.

 

– Oh, Tom ! s’écria-t-elle. Regardez ses yeux ! Regardez ses yeux horribles ! C’est un fou !

 

L’ouvrier recouvra brusquement le don de parole. Son visage sombre se déforma sous une explosion de passion. Ses yeux étincelèrent comme des braises, il brandit un bras.

 

– Voyez ! cria-t-il ! Ceux qui sont fous pour les enfants de ce monde sont en vérité les oints du Seigneur et les habitants du temple intérieur. Je suis celui qui est prêt à rendre témoignage au suprême degré, car en vérité le jour est maintenant venu où l’humble sera exalté et le méchant retranché dans son péché !

 

– Maman ! Maman ! cria le petit garçon affolé.

 

– Là, tout va bien, Jack ! dit la femme fraîche et rondelette. Pourquoi voulez-vous faire pleurer cet enfant ? Ah, vous êtes un joli coco, ça oui !

 

– Mieux vaut qu’il pleure maintenant plutôt que dans les ténèbres extérieures. Qu’il cherche son salut pendant qu’il en est temps encore !

 

L’officier mesura l’espace vide d’un œil exercé. Il y avait bien deux mètres cinquante, et le fou pourrait le faire basculer avant qu’il eût eu le temps de prendre pied. Ce serait une tentative sans espoir. Il essaya quelques mots apaisants.

 

– Voyons, mon garçon, vous poussez la plaisanterie trop loin ! Pourquoi voudriez-vous nous faire du mal ? Remontez là-haut et retirez cette cale ; nous n’en parlerons plus…

 

Un autre bruit de déchirure se fit entendre du dessus.

 

– …Par saint George, le câble va se rompre ! cria Stangate. Holà ! Mettez·vous de côté ! Je vais grimper pour voir ce qui se passe.

 

L’ouvrier avait retiré son marteau de sa ceinture et il l’agitait furieusement.

 

– Reculez, jeune homme ! Reculez ! Si vous sautez vous ne ferez que hâter votre mort !

 

– Tom, au nom du Ciel, ne sautez pas ! Au secours ! Au secours !

 

Les passagers unirent leurs cris. L’homme sourit d’un, air méchant.

 

– Personne ne viendra vous aider. S’ils voulaient venir vous aider, ils ne le pourraient pas. Vous seriez plus avisés de faire votre examen de conscience afin de ne pas être voués aux flammes éternelles. Oui, brin après brin, le câble qui vous suspend est en train de lâcher. Tenez, en voici un autre qui se rompt ! Chaque fois qu’il y en a un qui cède, la tension augmente sur les autres. Vous en avez encore pour cinq minutes, et après, l’éternité !

 

Un gémissement de peur s’éleva du groupe des prisonniers de l’ascenseur. Stangate sentit une sueur froide sur son front quand il passa son bras autour de la taille de la jeune fille qui chancelait. S’il pouvait seulement distraire un instant ce démon vindicatif, il sauterait et tenterait sa chance dans un corps-à-corps.

 

– Écoutez, l’ami ! Remontez, et coupez le câble si vous voulez ! cria-t-il. Nous ne pouvons rien faire. Vous êtes le plus fort. Allez-y ! Et que tout soit fini !

 

– Pour que vous puissiez sauter ici sans risque, hein ? ricana l’homme. J’ai mis tout en branle, je n’ai plus qu’à attendre.

 

La fureur empoigna le jeune officier.

 

– Bandit ! lui cria-t-il. Pourquoi restez-vous là à rire de toutes vos dents ? Je vais vous donner quelque chose pour rire, moi ! Passez-moi une canne, quelqu’un ! L’homme brandit son marteau.

 

– Venez, venez donc ! Comparaissez devant votre juge !

 

– Il vous tuerait, Tom ! Oh, non, je vous en supplie ! Si nous devons mourir, au moins que ce soit ensemble !

 

– À votre place, je ne m’y risquerais pas, Monsieur ! dit Billy. Il vous tapera dessus avant que vous ayez pris pied. Tenez bon, Dolly ! Un évanouissement n’arrangera rien. Parlez-lui, Mademoiselle ! Peut-être vous écoutera-t-il.

 

– Pourquoi voulez-vous nous faire du mal ? demanda Mary. Que vous avons-nous jamais fait ? Je suis sûre que vous aurez de la peine ensuite, s’il nous arrive malheur ! Soyez maintenant bon et raisonnable, et aidez-nous à redescendre.

 

Pendant quelques instants les yeux farouches de l’homme s’adoucirent devant le doux visage qui le regardait. Puis sa physionomie se rendurcit.

 

– Ma main est vouée à ce travail, femme. Ce n’est pas au serviteur à abandonner sa tâche.

 

– Mais pourquoi serait-ce votre tâche ?

 

– Parce qu’une voix au-dedans de moi me l’affirme. Je l’entends la nuit, et le jour aussi, quand je me couche tout seul sur les supports et que je vois les méchants au-dessous de moi dans les rues, chacun s’affairant dans, un but mauvais. « John Barnes, John Barnes, m’a dit la voix, tu es ici pour donner un signe à une génération de pécheurs ! Un signe qui leur montrera que le Seigneur vit, et que le péché sera jugé ! » Qui suis-je pour désobéir à la voix du Seigneur ?

 

– La voix du démon, rectifia Stangate. Quels sont les péchés de cette jeune fille, ou de ces autres personnes, pour vous forcer à les faire périr ?

 

– Vous êtes comme les autres : ni meilleurs ni pires. Toute la journée, ils passent devant moi, cargaison après cargaison, avec leurs cris stupides, leurs sottes chansons, et leurs vains babillages. Leurs pensées sont ancrées sur des objets de chair. Trop longtemps je me suis tenu à l’écart, trop longtemps j’ai refusé de témoigner ! Mais maintenant le jour de colère est venu et le sacrifice est prêt. Ne croyez pas qu’une langue de femme me détournera de mon devoir !

 

– Tout est inutile ! cria Mary. Inutile ! Je lis la mort dans ses yeux !

 

Un autre brin du câble avait cédé.

 

– Repentez-vous ! cria le fou. Encore une, et ce sera la fin !

 

Le commandant Stangate avait l’impression qu’il vivait un cauchemar extraordinaire, épouvantable. Était-il possible qu’après avoir tant de fois échappé à la mort pendant la guerre, il se trouvât maintenant, au cœur de la paisible Angleterre, à la merci d’un fou, et que sa fiancée, l’être qu’il souhaitait protéger de l’ombre même d’un danger, fût la victime de cet horrible dément ? Toute son énergie, toute sa virilité se raidirent dans un suprême effort.

 

– Ah, nous n’allons pas mourir comme des moutons à l’abattoir ! cria-t-il en se jetant de tout son poids contre l’une des cloisons de bois de l’ascenseur et en tapant dessus à coups de pied. Allons-y, les enfants ! Tapons dessus ! Ce n’est qu’un assemblage de planches. Il cède ! Faites tomber la planche ! Bien ! Encore une fois tous ensemble ! Voilà ! Maintenant, toute la cloison ! Finissons-en ! Splendide !…

 

La cloison latérale du petit compartiment avait été défoncée, arrachée ; les morceaux de bois dégringolaient dans le vide. Barnes esquissa un pas de danse sur le support, le marteau en l’air.

 

– N’essayez pas de passer ! hurla-t-il. Rien à faire ! Le jour est sûrement venu !

 

– Il n’y a pas plus de soixante centimètres d’ici au support ! cria l’officier. Traversez ! Vite ! Vite ! Tous ! Je tiendrai ce démon en respect !…

 

Il s’était emparé de la grosse canne du voyageur de commerce, et il faisait face au dément, le défiait de sauter.

 

– …À votre tour, maintenant, Mon ami ! siffla-t-il. Venez, vous et votre marteau ! Je vous attends !

 

Au-dessus de sa tête il entendit un autre claquement sec, et la fragile plateforme commença à basculer. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule ; ses compagnons étaient tous sains et saufs sur le support transversal. Ils ressemblaient à une rangée de naufragés terrifiés ; ils se cramponnaient au treillis d’acier. Mais leurs pieds étaient sur le support de fer. En deux enjambées et un saut, il arriva à côté d’eux. Au même instant le criminel, brandissant son marteau, atterrissait sur la plateforme de l’ascenseur. Ils le virent là, les traits convulsés, les yeux flamboyants, qui se maintenait en équilibre sur la plateforme oscillante. La seconde suivante, ils ne virent plus rien : dans un claquement brutal l’ascenseur et lui avaient disparu. Un long silence précéda le bruit mat et le fracas d’une chute formidable, loin en bas.

 

Blancs de peur, les rescapés s’agrippaient encore aux froides barres d’acier et regardaient vers le fond du gouffre béant. Le commandant rompit le silence.

 

– On va venir nous chercher maintenant ! Nous sommes sauvés ! cria-t-il en s’essuyant le front. Mais, par saint George, nous l’avons échappé belle !

 

FIN

 

 

 

 

 


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Mai 2008

 

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[1] The Brown Hand.

[2] The Usher of Lea House School.

[3] B. 24.

[4] The Great KeinPlatz Experiment.

[5] Cyprian Overbeck Wells : a Literary Mosaic.

[6] Playing with Fire.

[7] The Ring oh Thoth.

[8] The Los Amigos Fiasco.

[9] How it happened.

[10] Lot N° 249.

[11] « De Profundis ».

[12] The Lift.