Hendrik Conscience

 

 

 

LE GENTILHOMME PAUVRE

 

 

 

(1851)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 4

II. 17

III. 37

IV.. 53

V.. 63

VI. 78

VII. 85

VIII. 105

IX.. 116

X.. 127

XI. 136

À propos de cette édition électronique. 153

 

I

Vers la fin du mois de juillet 1842, une calèche découverte roulait sur l’une des trois grandes chaussées qui conduisent des frontières hollandaises à Anvers. Bien que cette calèche eût été nettoyée avec une évidente sollicitude, tout en elle portait les traces d’un certain dénuement. La caisse, ébranlée par un long usage, se disjoignait sous les cahots ; elle vacillait de côté et d’autre sur la soupente, et craquait, comme un squelette, dans ses moyeux usés. La cape, à demi rabattue, resplendissait au soleil, grâce à l’huile dont elle était enduite ; mais cet éclat d’emprunt ne dissimulait pas les déchirures et les crevasses nombreuses qui en sillonnaient le cuir. La poignée des portières et les autres parties en cuivre étaient, à la vérité, soigneusement écurées ; mais les vestiges d’argenture, encore visibles dans le creux des ornements, attestaient une ancienne opulence grandement amoindrie, sinon totalement disparue.

 

L’équipage était attelé d’un grand et robuste cheval au pas court et pesant, à la vue duquel un connaisseur eût deviné sans peine qu’il était ordinairement employé à de plus rudes travaux et qu’il avait l’habitude de traîner le chariot et de creuser les sillons.

 

Sur le siège de devant était assis un jeune paysan de dix-sept ou dix-huit ans ; il était en livrée ; un ruban d’or ornait son chapeau, et des boutons de cuivre brillaient à son habit ; mais le chapeau tombait jusqu’à ses oreilles, et l’habit était si large, que le jeune homme s’y perdait comme dans un sac. Assurément ces vêtements, propriété du maître, avaient servi aux prédécesseurs du laquais qui les portait et avaient dû, pendant une longue suite d’années, passer de main en main jusqu’à leur usufruitier actuel.

 

La seule personne qui se trouvât dans le fond de la voiture était un homme d’une cinquantaine d’années. Personne ne se fût douté qu’il était le maître de ce laquais novice, et le propriétaire de ce vieil équipage en désarroi, car tout en lui commandait le respect et la considération.

 

Le front penché, abîmé dans une profonde méditation, il demeurait immobile et rêveur jusqu’à ce qu’un bruit quelconque annonçât l’approche d’une autre voiture. Alors il relevait la tête. Son œil s’adoucissait et prenait le serein éclat du regard de l’homme heureux ; mais à peine avait-il échangé un gracieux salut avec les passants, qu’un voile de tristesse s’étendait sur ses traits et que sa tête s’affaissait lentement sur sa poitrine.

 

Un instant d’attention suffisait pour qu’on se sentît attiré vers cet homme par une secrète sympathie. Son visage, bien qu’amaigri et creusé de rides nombreuses, était si régulier et si noble, son regard à la fois si doux et si profond, son large front si pur et si imposant, qu’on ne pouvait douter qu’il ne fût doté de tous les trésors de l’esprit et du cœur.

 

Selon toute apparence, cet homme avait beaucoup souffert. Si l’expression de sa physionomie n’en eût pas donné la complète conviction, il suffisait, pour l’attester, des cheveux blancs qui, de si bonne heure, attachaient à son crâne une couronne argentée, et du feu sombre et étrange qui brillait parfois dans ses yeux noirs, comme un reflet des pensées qui l’accablaient.

 

Le costume concordait parfaitement avec l’extérieur de celui qui le portait ; il était marqué du cachet de cette riche et l’on pourrait dire magnifique simplicité que peuvent seuls donner une grande habitude du monde et un sentiment exquis des convenances. Son linge était d’une remarquable blancheur, le drap de son habit d’une extrême finesse, son chapeau d’une fraîcheur parfaite.

 

De temps en temps, lorsque quelqu’un passait sur la chaussée, il tirait une belle tabatière d’or et y prenait une prise d’une façon si distinguée, que, rien qu’à ce geste significatif, on eût pu dire qu’il appartenait aux classes les plus élevées de la société.

 

Il est vrai qu’un œil inquisiteur et malveillant eût pu, par un sévère examen, découvrir que la brosse avait usé jusqu’à la trame le drap de l’habit de ce gentilhomme ; que les soies de son chapeau étaient ramenées avec peine sur certains endroits usés, et que ses gants avaient été raccommodés plusieurs fois. Et même, si l’on eût pu voir au fond de la voiture, on eût remarqué que la botte gauche était crevée de côté, et que le bas gris qui se trouvait au-dessous était noirci d’encre ; mais tous ces indices d’indigence étaient dissimulés avec tant d’art, ces habits étaient si bien portés avec l’aisance et la désinvolture de la richesse, que tout le monde eût pensé que, si leur propriétaire n’en mettait pas de meilleurs, c’était uniquement parce que cela ne lui plaisait pas.

 

La calèche, qui marchait passablement vite, suivait la chaussée depuis deux heures, lorsque le domestique fit arrêter le cheval, hors de la ville d’Anvers, sur la digue, en face d’une petite auberge.

 

L’hôtesse et le garçon d’écurie sortirent et aidèrent à dételer le cheval en comblant de marques de profond respect le maître du vieil équipage. Ce personnage était sans doute un hôte habituel de l’auberge, car chacun l’appelait par son nom.

 

– Il fait beau temps, n’est-ce pas, monsieur de Vlierbecke ? Mais il fera chaud aujourd’hui. S’il pleuvait un peu, cela ne ferait pas de mal dans les hautes terres, n’est-il pas vrai, monsieur de Vlierbecke ? Faut-il donner au cheval de notre avoine ? Ah ! le domestique a apporté le picotin avec lui ! Avez-vous besoin de quelque chose, monsieur de Vlierbecke ?

 

Pendant que l’hôtesse lui faisait, avec une extrême volubilité, ces questions et bien d’autres, M. de Vlierbecke descendait de voiture. Il adressa quelques paroles flatteuses à l’hôtesse, lui fit compliment sur sa santé, s’informa de chacun de ses enfants, et finit par lui annoncer qu’il devait se rendre en ville à l’instant. Il lui serra cordialement la main, mais avec une sorte de bienveillance protectrice qui laissait intacte la distance qui les séparait ; et, après avoir donné quelques ordres à son domestique, il salua avec affabilité, et se dirigea à pied vers le pont qui conduit en ville.

 

M. de Vlierbecke s’arrêta un instant sur un point isolé des glacis extérieurs, secoua la poussière qui couvrait ses vêtements, brossa son chapeau avec son foulard, et franchit ensuite la porte Rouge.

 

En entrant en ville, où il allait rencontrer de nombreux passants et se trouver constamment en butte aux regards, il redressa la tête et la taille ; sa physionomie prit cette sereine expression de contentement de soi qui fait croire aux autres que l’on est heureux. Et cependant, tandis qu’une inaltérable satisfaction se peignait sur son visage, son âme était en proie à de profondes et douloureuses angoisses. Il allait au-devant d’une humiliation, et d’une humiliation dont la seule probabilité faisait saigner son cœur. Mais il y avait au monde un être qu’il aimait plus que sa vie, plus que son honneur, sa fille ! Pour elle, il avait si souvent sacrifié son orgueil ! pour elle, il avait tant de fois souffert comme un martyr ! Et cependant son amour le dominait tellement, que chaque souffrance, chaque épreuve nouvelle l’élevait à ses propres yeux et lui faisait considérer la douleur comme une chose qui ennoblit et sanctifie !

 

Néanmoins son cœur était ému et précipitait le sang dans ses veines avec plus de violence, à mesure qu’il s’enfonçait vers l’intérieur de la ville et s’approchait de la maison où il allait faire une pénible tentative.

 

Il s’arrêta bientôt devant une porte, et, malgré l’admirable puissance qu’il avait sur lui-même, sa main trembla en tirant le cordon de la sonnette.

 

À la vue du domestique qui lui ouvrait, il redevint maître de lui.

 

– M. le notaire est-il chez lui ? demanda-t-il.

 

Le domestique lui répondit affirmativement, l’introduisit dans un petit salon, et alla avertir son maître.

 

Demeuré seul, M. de Vlierbecke posa précipitamment le pied droit sur le gauche, et s’assura que, grâce à cette attitude, on ne pouvait s’apercevoir du désastre de sa chaussure ; il tira sa tabatière d’or et s’apprêta à prendre une prise.

 

Le notaire entra ; son visage avait un air officieux, et il se préparait à faire un salut poli et prévenant ; mais à peine eut-il reconnu celui qui l’attendait, que sa physionomie s’assombrit et prit cette expression de réserve dont on s’arme lorsqu’on prévoit une demande importune à laquelle on veut opposer un refus. Bien loin d’étaler le luxe de paroles qui lui était habituel, le notaire se borna à quelques mots de froide politesse, et vint s’asseoir devant M. de Vlierbecke, en gardant un silence qui était une muette interrogation.

 

Humilié et blessé de rencontrer un accueil aussi peu bienveillant, M. de Vlierbecke fut saisi d’un frisson glacial et pâlit légèrement. Mais il reprit courage aussitôt et dit d’un ton suppliant :

 

– Veuillez m’excuser, monsieur le notaire. Pressé par une impérieuse nécessité, je viens encore une fois faire appel à votre bonté et solliciter de votre générosité un petit service.

 

– Et que désire monsieur de moi ? demanda le notaire avec méfiance.

 

– Je voudrais, monsieur le notaire, que vous me trouvassiez encore une somme de mille francs ou même moins, garantie par une hypothèque sur mes propriétés. Toutefois ce n’est pas là une demande spéciale ; j’ai absolument besoin d’argent aujourd’hui, et je désire que vous me prêtiez deux cents francs ce matin même. J’ose espérer, monsieur le notaire, que vous ne me refuserez pas ce léger secours qui doit me sauver d’un extrême embarras.

 

– Mille francs ? sur hypothèque ? grommela le notaire. Et qui en servira la rente ? Vos biens sont grevés au delà de leur valeur.

 

– Oh ! vous vous trompez, monsieur le notaire, s’écria M. de Vlierbecke avec une profonde émotion.

 

– Pas le moins du monde. Sur l’ordre des personnes qui vous ont avancé de l’argent, j’ai fait faire l’estimation de toutes vos propriétés au taux le plus élevé. Il en résulte que vos créanciers ne recouvreront leurs capitaux que dans le cas d’une vente extrêmement avantageuse. Vous avez fait une irréparable folie, monsieur ; si j’eusse été à votre place, je n’aurais pas sacrifié toute ma fortune et celle de ma femme pour secourir et sauver un ingrat, je dirais presque un trompeur, fût-il ou non mon frère.

 

M. de Vlierbecke, accablé par un pénible souvenir, courba le front, mais laissa sans réponse l’accusation portée contre son frère. Ses doigts serraient convulsivement la tabatière d’or. Le notaire reprit :

 

– Par cette imprudente action, vous vous êtes plongés dans la misère, vous et votre enfant ; car vous ne pouvez plus le dissimuler. Pendant dix années, – Dieu sait au prix de quelles souffrances, – vous avez pu garder le secret de votre ruine ; mais l’instant inévitable approche où vous serez forcé de vendre vos biens…

 

Le gentilhomme fixait sur le notaire un regard où se lisaient l’angoisse et le doute.

 

– Il en est ainsi cependant, poursuivit le notaire. M. de Hoogebaen est mort pendant son voyage en Allemagne. Les héritiers ont trouvé dans la maison mortuaire l’obligation de quatre mille francs à votre charge et m’ont donné avis qu’il ne fallait plus songer à la renouveler. Si M. de Hoogebaen était votre ami, ses héritiers ne vous connaissent pas. Pendant dix ans, vous avez négligé d’amortir cette dette ; vous avez payé deux mille francs d’intérêt ; pour votre avantage, il est temps que cela finisse. Il vous reste encore quatre mois, monsieur de Vlierbecke, quatre mois avant l’échéance de l’effet…

 

– Encore quatre mois ! dit d’une voix sombre le gentilhomme, quatre mois, et alors, ô mon Dieu !…

 

– Alors vos biens seront vendus de par la loi. Je comprends que cette perspective vous soit pénible ; mais, puisque vous êtes placé devant un destin que rien ne peut conjurer, il ne vous reste plus qu’à vous préparer à recevoir avec courage le coup qui vous menace. Laissez-moi mettre vos biens en vente pour cause de départ : vous échapperez ainsi à la honte d’une expropriation forcée.

 

Depuis quelques instants, M. de Vlierbecke, voilant ses yeux des deux mains, paraissait écrasé par les lugubres paroles du notaire. Lorsque celui-ci l’engagea à faire vendre volontairement ses biens, le gentilhomme releva la tête et dit avec un calme douloureux :

 

– Votre conseil est bon et généreux, monsieur le notaire, et cependant je ne le suivrai point. Vous savez que tous mes sacrifices, ma pénible existence, mes éternelles angoisses, ne tendent qu’à assurer le sort de mon unique enfant. Vous seul savez, monsieur le notaire, que tout ce que je fais n’a qu’un seul but, mais un but que je considère comme sacré. Eh bien, je crois que Dieu va exaucer la prière que je lui adresse depuis dix ans ; ma fille est aimée d’un jeune homme riche, dont j’admire les purs et généreux sentiments ; sa famille nous témoigne beaucoup de sympathie. Quatre mois ! le temps est court, c’est vrai ; mais faut-il que, par une vente anticipée, j’anéantisse toutes mes espérances ! Dois-je accepter dès maintenant, pour mon enfant et pour moi-même, une misère qui frappe tous les yeux, au moment où je vais peut-être atteindre le but dans la perspective duquel j’ai tant souffert ?

 

– Vous voulez donc tromper ces gens ? Peut-être préparez-vous par là à votre fille de plus grandes infortunes !

 

Le mot tromper fit tressaillir le gentilhomme ; un frisson nerveux parcourut ses membres, et la rougeur de la honte colora son noble front.

 

– Tromper ? dit-il avec une amère ironie. Oh ! Non ! Mais je ne veux pas étouffer par l’aveu de ma misère l’amour qu’une réciproque sympathie fait doucement éclore dans deux jeunes cœurs. Seulement, lorsqu’il s’agira, de part ou d’autre, de prendre une décision, j’exposerai loyalement l’état de mes affaires. Si cette révélation amène l’anéantissement de mes espérances, je suivrai votre conseil, je vendrai tout ce que je possède, j’abandonnerai ma patrie et j’irai chercher, en donnant des leçons sur la terre étrangère, à y gagner pour ma fille et pour moi ce qui est nécessaire à la vie.

 

Il se tut un instant, puis poursuivit à demi-voix et comme en lui-même :

 

– Et cependant j’ai promis près du lit de mort de ma femme bien-aimée, j’ai promis sur la croix que ma fille ne partagerait pas ce misérable sort, mais qu’elle aurait une existence calme et heureuse ! Dix années de souffrances, dix années d’abaissement n’ont pu réaliser ma promesse. Maintenant enfin, un dernier rayon d’espoir éclaire notre sombre avenir…

 

Il prit d’une main tremblante la main du notaire, le regarda dans les yeux d’un air égaré et s’écria d’une voix suppliante :

 

– Oh ! mon ami, secondez-moi dans ce suprême et décisif effort ; ne prolongez pas ma torture, accordez-moi ce que je vous demande ; aussi longtemps que je vivrai, je bénirai le nom de mon bienfaiteur, le nom du sauveur de mon enfant !

 

Le notaire retira sa main, et répondit avec embarras :

 

– Mais je ne comprends pas ce que tout cela peut avoir de commun avec la somme que vous voulez emprunter…

 

M. de Vlierbecke mit la main dans sa poche et répondit d’une voix triste :

 

– Ah ! c’est ridicule, n’est-ce pas, de tomber aussi bas et de voir son bonheur ou son éternel malheur dépendre de choses dont tout autre homme se raillerait ? C’est ainsi pourtant ! Ce jeune homme vient avec son oncle dîner demain chez nous ; l’oncle s’est invité lui-même ; nous n’avons rien à leur offrir ; ma fille a besoin de quelques bagatelles pour être convenablement mise ; à notre tour, nous serons sans doute conviés par eux… Notre isolement ne cachera plus longtemps notre misère ; des sacrifices de toute espèce ont été faits pour ne pas succomber sous la honte…

 

En prononçant ces derniers mots, sa physionomie prit une expression déchirante ; il tira la main de sa poche, et, montrant au notaire deux francs environ en menue monnaie :

 

– Voyez, dit-il en souriant amèrement, voilà tout ce que je possède encore ! Et demain des gens riches dînent chez moi ; et, si mon indigence se trahit en quelque chose, tout espoir pour ma fille est perdu ! Pour l’amour de Dieu, monsieur le notaire, soyez généreux, venez à mon aide !

 

– Mille francs ! murmura le notaire ; je ne puis tromper mes commettants. Or, quel gage garantira cette somme ? Vous ne possédez rien qui ne soit grevé outre mesure.

 

– Mille… cinq cents… deux cents… s’écria le gentilhomme, mais prêtez-moi du moins de quoi sortir de ce cruel embarras !…

 

– Je n’ai pas de fonds disponibles ! répondit froidement le notaire ; dans quinze jours peut-être, et encore ne puis-je l’assurer…

 

– Eh bien, par amitié, je vous en supplie, dit le gentilhomme, prêtez-moi sur votre propre caisse !

 

– Je ne puis espérer que vous me rendiez jamais ce qui vous sera prêté, dit le notaire avec un visible dépit ; c’est donc une aumône que vous demandez !

 

Le gentilhomme s’agita péniblement sur son siège et devint tout pâle ; un éclair brilla dans ses yeux, et son front se plissa convulsivement… Cependant il réprima sur-le-champ sa violente émotion, inclina la tête et murmura avec une sombre résignation :

 

– Une aumône ! Soit… buvons cette dernière goutte du calice de douleur ! C’est pour mon enfant !

 

Le notaire prit dans un tiroir quelques pièces de cinq francs et les présenta au gentilhomme. Soit que celui-ci se sentit blessé de se voir offrir une aumône véritable, soit que la somme lui parût trop minime pour lui être utile, il jeta sur l’argent un regard farouche et se laissa tomber sur son siège en poussant un soupir déchirant et en se couvrant le visage des deux mains.

 

Un domestique vint annoncer un autre visiteur ; le gentilhomme se leva brusquement dès que le laquais eut quitté le salon, et essuya deux larmes qui brillaient dans ses yeux. Le notaire lui montra encore les pièces de cinq francs qu’il avait déposées sur le coin de la table ; mais M. de Vlierbecke détourna les yeux avec une espèce d’horreur et dit avec précipitation :

 

– Monsieur le notaire, pardonnez-moi ma hardiesse ; je n’attends plus de vous qu’une grâce…

 

– Et laquelle ?

 

– Au nom de ma fille, gardez-moi le secret !

 

– Quant à cela, vous me connaissez depuis longtemps : soyez sans inquiétude… Vous refusez donc ce léger secours ?

 

– Merci ! merci ! s’écria le gentilhomme en repoussant la main du notaire, et, tremblant comme si la fièvre l’eût saisi, il sortit du salon et franchit la porte de la rue sans attendre que le domestique vînt la lui ouvrir.

 

Encore étourdi du coup qui venait de le frapper, hors de lui et mourant de honte, la tête penchée sur la poitrine et les yeux fixés sur le sol, le malheureux gentilhomme parcourut pendant quelque temps les rues, sans savoir où il se trouvait. Enfin le sentiment de la nécessité l’éveilla peu à peu de son rêve fiévreux ; il se dirigea vers la porte de Borgerhout et s’enfonça dans les fortifications jusqu’à ce qu’il se trouvât tout à fait seul.

 

Là, une lutte terrible parut s’engager en lui ; ses lèvres s’agitaient rapidement ; sur sa physionomie se succédaient mille expressions diverses de honte et d’espoir. Cependant il tira de sa poche la tabatière d’or, considéra avec une amère tristesse les nobles armoiries qui y étaient gravées, et se plongea dans une rêverie désespérée, dont il sortit tout à coup comme s’il venait de prendre une solennelle résolution.

 

Enfin, les yeux fixés sur la tabatière, il se mit à gratter les armes avec un canif et murmura d’une voix calme, quoique tremblante encore d’émotion :

 

– Souvenir de mon excellente mère, talisman protecteur qui a si longtemps caché ma misère et que j’invoquais comme un bouclier sacré, toutes les fois que ma détresse allait se trahir, – ô toi, dernier des legs de mes ancêtres, il faut aussi que je te dise adieu ; il faut, hélas ! que je te profane de ma main ! Puisse ce dernier service que tu me rends nous sauver d’une humiliation plus grande !

 

Une larme coula sur ses joues et sa voix s’éteignit. Il poursuivit néanmoins son étrange travail et gratta le couvercle de la boîte jusqu’à ce que les armoiries eussent complètement disparu.

 

Alors le gentilhomme rentra en ville et parcourut un grand nombre de petites rues solitaires en interrogeant toutes les enseignes d’un regard timide et détourné.

 

Après avoir erré une heure, il entra dans une étroite ruelle du quartier Saint-André, et poussa soudain une exclamation de joie attestant qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Son œil s’était arrêté sur une enseigne qui portait pour inscription ces seuls mots : Commissionnaire juré du Mont-de-Piété. Dans cette maison, on prêtait sur toute espèce de gages, au nom de l’établissement que nous venons de nommer !

 

Le gentilhomme passa devant la porte et alla jusqu’au bout de la rue ; puis il revint sur ses pas, pressant ou ralentissant sa marche quand une autre personne se montrait dans la rue, jusqu’à ce qu’il eût trouvé enfin un moment favorable pour se glisser, en longeant les murs, dans la maison qui portait l’enseigne en question.

 

Longtemps après, il en sortit et gagna précipitamment une autre rue. Une certaine joie brillait bien dans ses yeux, mais la vive rougeur qui colorait son visage témoignait assez qu’il n’avait obtenu le secours désiré qu’au prix d’une nouvelle humiliation.

 

Il fut bientôt arrivé au centre de la ville. Là, il entra chez un marchand de comestibles et fit emballer dans une bourriche une poularde farcie, un pâté, des conserves et d’autres menues provisions de table ; il en paya le prix et dit qu’il enverrait son domestique prendre le tout. Plus loin, il acheta chez un orfèvre deux cuillers d’argent et une paire de boucles d’oreilles ; puis il s’éloigna de ce quartier pour aller probablement faire ailleurs de nouvelles emplettes.

 

II

Dans nos landes couvertes de bruyère, l’homme a entrepris une lutte victorieuse pour tirer le sol du sommeil éternel auquel il semblait condamné par la nature. Il a fouillé les stériles entrailles de la terre et l’a arrosée de ses sueurs ; il a appelé à son aide la science et l’industrie, desséché les marais, arrêté dans leur cours vers la Meuse les ondes bienfaisantes qui descendent des montagnes, et fait circuler ainsi de riches et vivifiantes artères dans un sol engourdi comme un cadavre depuis des milliers d’années.

 

Glorieux combat de l’homme contre la matière ! Triomphe magnifique qui transformera un jour l’infertile Campine[1] en une contrée féconde et bénie ! En vérité, nos descendants n’y croiront pas lorsque, sous le regard charmé, le froment ondoiera comme une mer, ou que l’herbe verdoyante s’étendra au fond des vallées, là où le soleil brise maintenant ses rayons dans les prismes d’un sable aride et brûlant !

 

Cependant, au nord de la ville d’Anvers, dans la direction des frontières hollandaises, on remarque à peine aujourd’hui quelques traces de défrichement. Ce n’est guère que le long de la chaussée qu’on voit l’agriculture empiéter sur la lande sablonneuse ; plus loin, au cœur du pays, tout est encore inculte et sauvage. Là se déroulent, à perte de vue, des plaines arides qui n’ont pour toute végétation que de maigres bruyères, et parfois l’horizon n’est borné que par cette teinte bleuâtre et nuageuse qui dit que le désert s’étend bien au delà de la portée du regard.

 

Mais, si l’on parcourt de grandes distances, on rencontre, de temps en temps, un ruisseau qui serpente en méandres capricieux et dont l’onde limpide, encadrée d’une verdoyante bordure, court au milieu de fraîches prairies et d’arbres pleins de sève et de vigueur. Le long des rives du filet murmurant ou dans les terrains un peu plus hauts s’élèvent des fermes isolées, des maisons de campagne, voire même des villages entiers, comme si l’homme, de même que la terre, ne demandait qu’une eau courante pour y trouver la nourriture et la vie.

 

Dans un de ces endroits où la présence de prairies et de pâturages a rendu la culture possible se trouvait, au bord d’un chemin écarté, une ferme passablement importante. Les grands arbres, qui étendaient aux alentours leur ombre majestueuse attestaient que l’homme avait depuis des siècles pris possession de ces lieux. En outre, les fossés qui l’entouraient et le pont de pierre qui en précédait la porte principale, faisaient supposer, avec raison, que cette demeure avait dû être une propriété seigneuriale. On la nommait dans les environs le Grinselhof. Toute la partie antérieure était occupée par la métairie, c’est-à-dire l’habitation du fermier, les étables et les granges, si bien que le passant ne pouvait guère apercevoir ce qui se trouvait ou se faisait dans l’enceinte des fossés, que protégeaient, en outre, d’épais massifs de verdure. Et c’était en effet un mystère, même pour le fermier. Ces impénétrables massifs qui s’élevaient derrière sa demeure dérobaient, comme un rideau, l’intérieur de la campagne à son regard curieux. Ni lui ni aucun des siens ne pouvait franchir cette limite sans être spécialement appelé au delà.

 

Au fond de la propriété, à l’abri d’un ombrage séculaire, se trouvait une vaste maison que les paysans nommaient le château ; là habitait, avec sa fille, un gentilhomme menant une vie aussi solitaire et aussi retirée que celle d’un ermite, sans valet ni servante, et fuyant avec soin toute société. On croyait dans le pays qu’une avarice, ou plutôt une ladrerie inexplicable, avait poussé ce gentilhomme, qui possédait de beaux biens au soleil, à se séquestrer ainsi loin du monde. Quant au fermier, il évitait soigneusement toute explication sur ce point et respectait la mystérieuse conduite de son maître. Ses affaires prospéraient, car la terre était fertile et le fermage peu élevé. Il en était reconnaissant envers le gentilhomme, et, chaque dimanche, lui prêtait volontiers un cheval qui, attelé à la vieille calèche, le conduisait avec sa fille, à l’église du village. De plus, dans les grandes circonstances, le jeune fils du fermier était au service du maître en qualité de laquais.

 

C’est un des derniers après-dîners du mois de juillet. Le soleil a presque accompli sa course quotidienne et s’incline vers l’occident ; toutefois ses rayons, bien que moins ardents qu’à l’heure de midi, sont encore chauds et inondent l’air de brûlants effluves. Au Grinselhof aussi, les derniers feux du soleil couchant se jouent gaiement dans le feuillage ; tandis que les rayons obliques dorent la cime des arbres de teintes à la fois douces et éclatantes, la verdure prend du côté de l’orient des nuances plus sombres, et le fond des bosquets s’enveloppe d’une mystérieuse obscurité. Des ombres gigantesques s’étendent sur le sol, et après la suffocante chaleur du jour, la brise du soir s’éveille lentement et remplit l’atmosphère de senteurs rafraîchissantes.

 

Et néanmoins tout est triste au Grinselhof : un silence de mort pèse, comme une pierre sépulcrale, sur l’habitation déserte ; les oiseaux se taisent, le vent repose, pas une feuille ne bouge, la lumière seule semble y vivre. À voir cette absence totale de mouvement et de bruit, on croirait la nature plongée ici pour jamais dans un magique sommeil. Le regard cherche en vain à sonder les ténébreuses profondeurs de la végétation abandonnée à elle-même, et l’on se surprend à frissonner comme si cette morne et muette solitude cachait dans son sein quelque lugubre mystère…

 

Soudain le feuillage s’agite au fond de l’épais bosquet et les branches se courbent bruyamment sous la course rapide d’un être invisible. Une multitude d’oiseaux quittent leur retraite et s’envolent tumultueusement, comme s’ils fuyaient à l’approche d’un danger.

 

La seule apparition d’un être humain apporterait-elle l’animation et la vie où semblaient régner à jamais le silence et la mort ?

 

Le bosquet s’ouvre. Une jeune fille toute vêtue de blanc s’élance hors des coudriers et vole, un filet de soie à la main, à la poursuite d’un papillon. Elle court plus rapide qu’une biche ; le corps tendu, le bras levé, effleurant à peine le sol de la pointe des pieds, elle semble avoir des ailes plus légères que les oiseaux qui, sur son passage, ont abandonné leur asile. Ses cheveux flottent librement en boucles ondoyantes sur son cou charmant. Voyez, elle prend un élan, elle bondit…

 

Qu’il est gracieux et magnifique, le papillon qui voltige et danse au-dessus de sa tête, comme s’il prenait plaisir à jouer avec elle : ses ailes dentelées sont semées d’yeux d’azur, de pourpre et d’or.

 

Un cri de joie s’échappe de la poitrine de la jeune fille. Elle a failli saisir l’objet de son désir, mais elle a à peine effleuré du bout de son filet les ailes du papillon, qui, bien que mutilé, s’élève dans les airs hors de sa portée ; elle le suit tristement du regard jusqu’à ce que ses couleurs se perdent dans le ciel bleu. Un instant encore elle hésite, puis elle prend à pas lents un sentier plus praticable que le chemin qu’elle vient de suivre.

 

Qu’elle est belle ! Le soleil a légèrement bruni son teint délicat ; mais le velouté vermeil de ses joues n’en ressort que mieux, et son visage y gagne une charmante expression d’énergie et de santé. Sous un front élevé, ses beaux yeux noirs brillent à travers de longs cils ; sa bouche finement découpée laisse briller des dents de perle entre des lèvres devant lesquelles pâlirait la rose qui vient d’éclore. Ce ravissant visage est encadré de cheveux flottants qui ondoient sur les épaules et ne laissent entrevoir que de temps en temps la neige d’un col de cygne. Sa taille est svelte et élancée : une simple robe blanche, ceinte d’un modeste ruban, ne dissimule pas ses formes délicates. Quand elle lève la tête et que son regard se perd dans l’azur du ciel, on croirait facilement voir en rêve une fille de l’air ; on la prendrait pour la fée du Grinselhof.

 

Tantôt elle erre dans les sentiers perdus, absorbée par des souvenirs aimés et savourant les douces émotions qui agitent son cœur ; tantôt, de souriante devenue grave, elle s’arrête, et ses beaux yeux s’inclinent pensifs vers la terre. Elle se rapproche ainsi d’un parterre où des œillets, brûlés par les feux du jour, penchent leur tête languissante. Ces fleurs devaient être l’objet d’une affection particulière, car toutes étaient liées à un soutien en bois blanc et soigneusement préservées de l’invasion des mauvaises herbes. Le choix des fleurs, les soins enfantins dont elles étaient entourées, une espèce de délicate sollicitude qui se sent, mais ne s’exprime pas, tout témoignait qu’une main de femme – une main de jeune fille – élevait et choyait ces favorites.

 

La jeune fille avait remarqué de loin qu’elles s’inclinaient épuisées et flétries ; elle s’approcha pleine d’anxiété, et dit, en relevant de la main le calice d’un œillet :

 

– Ô mon Dieu, mes pauvres petites fleurs ! j’ai oublié de vous arroser ! Vous avez soif, n’est-ce pas ? Vous languissez en m’attendant, et vous courbez la tête comme si vous alliez mourir.

 

Elle poursuivit, rêveuse :

 

– Mais aussi, depuis hier, je suis si distraite, si joyeuse, si…

 

Elle baissa les yeux, et, hésitant comme par pudeur, elle murmura d’une voix douce :

 

– Gustave !

 

Immobile comme une statue, seule avec une vision enchanteresse, elle oublia un instant les fleurs et peut-être avec elles le monde entier. Bientôt ses lèvres s’émurent et murmurèrent à demi-voix :

 

– Toujours, toujours son image devant mes yeux ! toujours sa voix qui me poursuit ! Impossible d’échapper à cette fascination ! Mon Dieu, que se passe-t-il en moi ? Mon cœur frémit dans ma poitrine ; tantôt le sang se précipite brûlant dans mes veines, tantôt il coule lent et glacé… J’étouffe… une secrète angoisse trouble mon âme… et cependant je suis heureuse… mon cœur se perd dans une inexprimable félicité…

 

Elle se tut, puis elle parut s’éveiller soudain, releva vivement la tête, et rejeta en arrière les boucles épaisses de sa chevelure, comme si elle eût voulu se débarrasser de la pensée qui l’obsédait.

 

– Attendez, mes chères fleurs, dit-elle aux œillets en souriant ; attendez, je vais vous apporter aide et fraîcheur !

 

Elle disparut dans le bosquet, et en rapporta bientôt des rameaux qu’elle disposa de manière à ombrager les fleurs. Après quoi, elle prit un petit arrosoir, et courut à travers l’herbe vers un bassin ou plutôt un petit étang creusé au milieu du gazon, et autour duquel des saules pleureurs laissaient pendre leurs rameaux ondoyants.

 

La surface de l’eau était calme et unie à son arrivée ; mais à peine son image s’y fut-elle reflétée que le vivier parut fourmiller d’êtres vivants. Des centaines de dorades de toutes couleurs, – rouges, blanches, noires, – nageaient vers elle en frétillant, la gueule hors de l’eau et béante, comme si ces pauvres petits animaux s’étaient efforcés de parler à la jeune fille.

 

Elle, se retenant d’une main au tronc du saule pleureur le plus proche, se courbait gracieusement sur l’eau, et s’efforçait de remplir l’arrosoir sans toucher les dorades.

 

– Allons, allons, laissez-moi en paix ! disait-elle en les écartant avec précaution ; je n’ai pas le temps de jouer… Je vais vous apporter votre dîner tout à l’heure.

 

Mais les poissons frétillèrent autour de l’arrosoir jusqu’à ce qu’elle l’eût retiré de l’étang ; et même, après le départ de la jeune fille, ils continuèrent de s’attrouper tout en émoi près du bord que son pied avait foulé.

 

Elle vient d’arroser les fleurs ; l’arrosoir a lentement glissé de sa main sur le sol. La tête penchée, elle dirige ses pas vers l’habitation solitaire ; elle revient avec la même lenteur, jette du pain blanc aux dorades, et se remet, inattentive et toute absorbée par ses pensées, à parcourir les sentiers du jardin.

 

Elle gagna enfin un endroit où un gigantesque catalpa étendait au-dessus du chemin, comme un vaste parasol, ses branches qui se courbaient jusqu’à terre. Sous ce frais ombrage se trouvaient une table et deux chaises. Un livre, un encrier, une broderie, témoignaient que la jeune fille s’était assise là peu auparavant.

 

Maintenant encore, elle s’affaissa sur l’une des chaises, prit tour à tour en main le livre et la broderie, les laissa retomber l’un et l’autre, et bientôt, succombant sous les pensées qui l’accablaient, elle inclina sa belle tête sur son bras comme quelqu’un qui est las et veut se reposer.

 

Pendant quelque temps, ses grands yeux demeurèrent fixés dans l’espace ; par intervalles, un doux sourire se jouait sur ses lèvres, et ses lèvres s’agitaient comme si elle se fût entretenue avec un ami. Parfois ses paupières fatiguées se fermaient ; mais les cils se relevaient toujours pour retomber plus lourdement encore, jusqu’à ce qu’enfin un profond sommeil parût s’emparer de la jeune fille.

 

Dormait-elle ? Ah ! son âme du moins veillait et était heureuse, car le doux sourire animait toujours ses traits, et, s’il disparaissait parfois pour faire place à une expression plus calme, il revenait bientôt jeter le charmant reflet du bonheur et de la joie sur la pure et transparente physionomie de la jeune fille. On eût dit que ses rêveries avaient pris un corps et planaient devant ses yeux, inondant son cœur d’indicibles jouissances, comme une ronde magique bercée par la brise du soir.

 

Depuis longtemps déjà, elle était plongée, par un songe séduisant, dans un oubli complet de la vie réelle lorsque, à la porte d’entrée, un bruit de roues et le puissant hennissement d’un cheval vinrent troubler le silence du Grinselhof. Cependant la jeune fille ne s’éveilla pas.

 

La vieille calèche, revenue de la ville, venait de s’arrêter près de l’écurie de la ferme.

 

Le fermier et sa femme accoururent pour saluer leur maître et aider à dételer le cheval.

 

Tandis qu’ils s’occupaient de cette besogne, M. de Vlierbecke descendit de voiture et leur adressa quelques paroles bienveillantes, mais d’une voix si pleine de tristesse, que tous deux le contemplèrent avec étonnement.

 

À la vérité, sa calme gravité ne l’abandonnait jamais, même lorsqu’il était le plus affable ; mais en ce moment sa physionomie dénotait un abattement tout à fait extraordinaire. Il semblait brisé de fatigue, et son regard, habituellement si plein de vie, s’éteignait, morne et languissant, sous ses sourcils abaissés.

 

Le cheval était à l’écurie ; le jeune domestique, qui avait déjà déposé la livrée, tira de la voiture quelques paniers et quelques paquets qu’il déposa sur la table de la ferme. Sur ces entrefaites, M. de Vlierbecke s’approcha du fermier.

 

– Maître jean, dit-il, j’ai besoin de vous. Il vient du monde demain au Grinselhof. M. Denecker et son neveu dînent ici.

 

Le fermier, au comble de la stupéfaction, regardait son maître, la bouche béante ; il n’en pouvait croire ses oreilles. Après un instant, il demanda d’une voix pleine d’hésitation :

 

– Ce gros riche monsieur qui, le dimanche à la grand’messe, se met près de vous au jubé ?

 

– Lui-même, maître Jean ; qu’y a-t-il de si surprenant en cela ?

 

– Et le jeune M. Gustave qui, hier après la messe, a parlé sur le cimetière à notre demoiselle ?

 

– Lui-même !

 

– Oh ! monsieur, ce sont des gens si riches ! Ils ont acheté tous les biens qui sont autour d’Echelpoel ; ils ont bien, dans leur château, dix chevaux à l’écurie, sans compter ceux qu’ils ont encore en ville. Leur voiture est tout argent du haut en bas…

 

– Je le sais, et c’est précisément pour cela que je veux les recevoir comme il convient à leur rang. Tenez-vous prêt, de même que votre femme et votre fils ; je viendrai vous appeler demain matin de très bonne heure. Vous donnerez volontiers un coup de main pour m’aider, n’est-ce pas ?

 

– Certainement, certainement, monsieur ! Un mot de vous suffit… Je suis bien heureux de pouvoir faire quelque chose pour votre service…

 

– Je vous remercie de votre bonne volonté. Ainsi, c’est dit ; à demain !

 

M. de Vlierbecke entra dans la ferme, donna au jeune homme quelques ordres relatifs aux objets tirés de la voiture, puis il gagna le bosquet et s’achemina vers le Grinselhof.

 

Dès qu’il fut hors de la vue du fermier, sa physionomie prit une expression plus sereine ; un sourire se dessina sur ses lèvres, tandis qu’il promenait son regard autour de lui, comme s’il eût cherché quelqu’un dans la solitude du jardin.

 

Au détour d’un sentier, son œil tomba soudain sur la jeune fille endormie. Comme fasciné par le ravissant tableau qui s’offrait à lui, il ralentit sa marche et bientôt s’arrêta en extase…

 

Dieu, que l’enfant était belle dans son repos ! Le soleil couchant l’inondait d’ardents reflets et jetait une teinte de rose sur tout ce qui l’entourait. Les boucles épaisses de sa chevelure tombaient éparses sur ses joues dans un charmant désordre. Le catalpa avait semé sur elle et autour d’elle ses calices d’une blancheur de neige. Elle rêvait toujours : un sourire de calme bonheur se jouait sur ses traits ; ses lèvres émues balbutiaient d’inintelligibles paroles, comme si son âme se fût efforcée d’exprimer les sentiments qui débordaient en elle.

 

M. de Vlierbecke retint son haleine, caressa du regard la douce jeune fille, et, saisi d’une émotion profonde, il leva les yeux au ciel et dit d’une voix basse et frémissante :

 

– Sois béni, Père tout-puissant, elle est heureuse ! Que mon martyre se prolonge sur la terre, mais puissent mes souffrances te rendre miséricordieux pour elle ! Grâce, protection pour mon enfant ; puisse son rêve se réaliser, ô mon Dieu !

 

Après cette courte mais ardente prière, il s’affaissa sur la seconde chaise, posa avec précaution le bras sur la table, y appuya sa tête et demeura immobile, les traits illuminés par le doux sourire du bonheur et par une vive expression d’admiration. La contemplation de la virginale beauté de sa fille devait être pour lui la source de joies ineffables qui, par une magique puissance, lui faisaient oublier en un instant toutes ses douleurs, car ses yeux étaient fixés sur elle avec une douce extase, et sur sa physionomie se reflétait, comme dans un miroir fidèle, chaque émotion qui venait se peindre sur les traits délicats de la jeune fille.

 

Tout à coup une rougeur pudique monta au front de celle-ci ; ses lèvres articulèrent plus distinctement. Le père l’épiait avec une pénétrante attention, et, bien qu’elle n’eût pas parlé, il saisit un de ces mots fugitifs qui allaient se perdre dans les airs avec son haleine.

 

Ému d’une joie plus profonde encore, il murmura en lui-même :

 

– Gustave ! elle rêve de Gustave ! Son cœur est d’accord avec mes vœux. Puissions-nous réussir ! Puisse Dieu nous être propice !… Oh ! oui, mon enfant, ouvre ton âme aux enivrantes émotions de l’espérance… Rêve, rêve… car qui sait ? Mais, non, n’empoisonnons pas ces bienheureux instants par la froide image de la réalité !… Dors, dors, laisse savourer à ton âme les célestes enchantements de l’amour qui s’éveille !

 

M. de Vlierbecke demeura quelques instants encore en contemplation. Il se leva enfin, passa derrière la jeune fille et posa sur son front un long baiser.

 

Rêvant encore à demi, elle ouvrit doucement les yeux ; mais à peine eut-elle reconnu celui qui l’éveillait, qu’elle l’enlaça d’un bond dans ses bras, se suspendit caressante à son cou en lui donnant le plus doux baiser filial, et l’accabla de mille questions.

 

Le gentilhomme se dégagea de l’étreinte de sa fille, et dit d’un ton de douce plaisanterie :

 

– Apparemment, Lénora, il est inutile que je te demande aujourd’hui quelles beautés tu as découvertes dans le Lucifer de Vondel ; le temps t’a sans doute manqué pour commencer la comparaison de ce chef-d’œuvre de notre langue maternelle avec le Paradis Perdu de Milton !

 

– Ah ! mon père, balbutia Lénora, mon esprit se trouve, en effet, dans d’étranges dispositions. Je ne sais ce que j’ai ; je ne puis même plus lire avec attention.

 

– Allons, Lénora, ne t’attriste pas, mon enfant ! Assieds-toi ; j’ai à t’apprendre une importante nouvelle. – Tu ne sais pas pourquoi je me suis rendu en ville, aujourd’hui, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est que nous avons demain du monde à dîner.

 

La jeune fille, profondément étonnée, regarda son père d’un air interrogateur.

 

– C’est M. Denecker, tu sais, ce riche négociant qui se place auprès de moi au jubé, et qui habite le château d’Echelpoel.

 

– Oh ! oui, je le connais, mon père ; il me salue toujours avec tant d’affabilité, et ne manque jamais à me tendre la main pour descendre de voiture quand nous arrivons à l’église. Mais…

 

– Tes yeux me demandent s’il vient seul ? Non, Lénora, une autre personne l’accompagnera…

 

– Gustave ! s’écria involontairement la jeune fille d’un ton de joyeuse surprise et en rougissant en même temps.

 

– En effet, c’est Gustave, répondit M. de Vlierbecke. Ne tremble pas pour cela, Lénora, et ne t’effraye pas de ce que ton âme encore ignorante s’ouvre à un nouveau sentiment. Entre toi et moi, il ne peut y avoir aucun secret que mon amour ne pénètre.

 

Les yeux de l’enfant interrogèrent les yeux du père, et parurent demander à son bienveillant regard l’explication d’une énigme. Tout à coup, comme si une lumière soudaine se fut faite dans son âme, elle jeta ses bras au cou de M. de Vlierbecke, cacha son visage dans son sein, et murmura avec une profonde reconnaissance :

 

– Mon père, mon père bien-aimé, votre bonté n’a pas de bornes !

 

Le gentilhomme se prêta quelques instants aux affectueuses caresses de sa fille ; mais peu à peu ses traits s’assombrirent ; une larme vint briller dans ses yeux, et il dit d’un accent très ému :

 

– Lénora, quoi qu’il arrive dans notre vie, tu aimeras toujours ton père ainsi, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! toujours, toujours ! s’écria la jeune fille.

 

– Lénora, mon enfant, reprit le père en soupirant, ta douce affection est ma récompense et ma vie ici-bas. N’enlève jamais à mon âme son unique consolation…

 

Le ton triste de sa voix émut tellement la jeune fille, qu’elle lui prit les mains sans prononcer un mot, et, le front dans le sein de son père, elle se mit à pleurer silencieusement.

 

Ils demeurèrent longtemps ainsi, immobiles, absorbés par une vive émotion, qui n’était ni de la tristesse ni de la joie, mais qui semblait emprunter sa profondeur au mélange de ces deux sentiments opposés.

 

L’expression du visage du père changea la première : sa physionomie devint sévère ; il secoua la tête d’un air de doute et parut se faire un reproche à lui-même. En effet, les singulières paroles qui avaient fait couler les larmes de sa fille avaient surgi de son âme à la pensée qu’une autre personne allait partager avec lui l’affection de Lénora et la séparer de lui peut-être pour toujours.

 

Il était prêt à tout sacrifice, fût-il infiniment plus grand, pourvu que ce sacrifice contribuât au bonheur de son enfant, et cependant la seule idée de la séparation avait fait saigner son cœur. Maintenant, il s’en veut de ce semblant d’égoïsme ; il chasse avec effort de son esprit les pensées tristes. Il relève sa fille, et dit, en lui prodiguant ses caresses :

 

– Allons, Lénora, reprends ta gaieté, redeviens joyeuse ! N’est-il pas heureux que notre âme puisse s’alléger de temps en temps quand l’excès du sentiment l’accable ? Mais rentrons ; j’ai bien à te parler encore pour que nous recevions nos hôtes comme il convient.

 

La jeune fille obéit silencieusement, et suivit son père à pas lents, tandis que ses beaux yeux laissaient encore échapper des larmes.

 

Quelques heures plus tard, M. de Vlierbecke était assis dans la grande salle du Grinselhof, près d’une petite lampe, les coudes appuyés sur une table. L’appartement, éclairé sur un seul point tandis que les coins échappaient au regard dans une vague obscurité, était triste et morne. La flamme tremblotante de la lampe faisait ondoyer ses reflets en longues traînées sur les murailles et y dessinait mille formes fantastiques, tandis que les vieux portraits qui ornaient les panneaux semblaient fixer opiniâtrement sur la table leurs yeux immobiles.

 

Du milieu de cette obscurité et de ce silence se détachait seule la belle et calme figure du gentilhomme ; le regard perdu dans les ténébreuses profondeurs de la nuit, immobile comme une statue, il semblait prêter l’oreille avec la plus grande attention.

 

Il quitta enfin son siège avec précaution et alla, sur la pointe des pieds, jusqu’à l’autre extrémité de la salle, où il s’arrêta l’oreille collée à une porte fermée.

 

– Elle dort ! se dit-il à voix basse.

 

Et, levant les yeux au ciel, il ajouta en soupirant :

 

– Que Dieu protège son repos !

 

Il revint à la table, y prit la lampe, et ouvrit une grande armoire ménagée dans le mur. Appuyé sur un genou, il prit dans le tiroir inférieur quelques serviettes et une nappe, en déploya les plis et parut s’assurer, avec une inquiète sollicitude, si aucune tache n’en déparait la blancheur. Un sourire de contentement témoigna qu’il était satisfait du résultat de cet examen.

 

Il se releva emportant un petit panier, et se rapprocha de la table, du tiroir de laquelle il tira un morceau d’étoffe de laine et de la craie. Il broya celle-ci avec le manche d’un couteau et se mit à frotter et à polir les cuillers et les fourchettes que contenait le panier. Il fit de même des salières et autres petits ustensiles de table, qui étaient la plupart en argent, et dont les ornements ciselés attestaient une certaine opulence.

 

Pendant qu’il se livrait à cette occupation, son âme se laissa emporter par le flot des souvenirs ; l’immobilité de ses traits, la fixité de ses yeux dont le regard incertain semblait se perdre dans les ténèbres, témoignaient assez qu’il était absorbé dans ses pensées. De temps en temps ses lèvres murmuraient quelques paroles, et des larmes s’échappaient de ses paupières, larmes de bonheur peut-être, car un doux sourire éclairait son visage. Déjà dans son rêve, il avait redit tous les noms qui lui avaient été chers ici-bas, peut-être même avait-il savouré de nouveau les pures et joyeuses émotions de ses jeunes années. Sa voix devint plus distincte ; il disait en soupirant :

 

– Pauvre frère ! un seul homme sait ce que j’ai fait pour toi, et cet homme t’accuse d’ingratitude et de mauvaise foi ! Et toi, tu erres dans les solitudes glacées de l’Amérique, en proie à la souffrance et à la maladie ; tu parcours, au prix d’un misérable salaire, des déserts où, pendant des mois entiers, nul regard humain ne s’arrête sur toi. Fils de noble race comme moi, tu t’es fait l’esclave des Anglais, et pour eux tu amasses ces fourrures destinées au luxe des riches. Oh ! j’endure un cruel martyre pour l’amour de toi ; mais Dieu m’est témoin que mon affection pour toi est demeurée entière. Puisse ton âme, ô mon frère, ressentir, dans l’isolement où tu souffres, cette aspiration de mon âme, et puisses-tu trouver un adoucissement à ta misère !

 

Le gentilhomme, absorbé quelque temps dans sa douloureuse méditation, secoua enfin son rêve et redevint attentif à son travail. Il disposa tous les objets d’argenterie, les uns à côté des autres, sur la table et dit en réfléchissant :

 

– Six fourchettes, huit cuillers ! nous serons quatre à table. Il s’agira de se tenir sur ses gardes, sinon on s’apercevrait facilement qu’il manque quelque chose… Mais cela ira cependant ; je donnerai à la fermière des instructions précises ; c’est une femme entendue…

 

En prononçant ces derniers mots, il renferma le tout dans l’armoire ; après quoi, il prit la lampe, quitta la salle à pas lents et circonspects, et descendit par un escalier de pierre dans une vaste salle voûtée, où il ouvrit une petite porte, et se courba dans un caveau surbaissé. À la lueur incertaine de la lampe, il tâtonna dans un bac parmi un grand nombre de bouteilles vides, et trouva enfin ce qu’il cherchait. Il retira du sable trois bouteilles et dit, la pâleur de l’angoisse sur le visage :

 

– Ciel ! trois bouteilles seulement ! trois bouteilles de vin de table ! Et l’on dit que M. Denecker met son orgueil à bien boire… Que ferai-je, si, lorsqu’on aura vidé ces trois bouteilles, il en désire davantage ? Je ne bois point, Lénora boit peu ; ainsi deux bouteilles pour M. Denecker et une pour son neveu… cela pourra suffire ! Au reste, il ne servirait de rien de se lamenter ; le sort décidera !

 

Sans plus parler, le gentilhomme alla dans les coins de la cave, y prit avec la main quelques toiles d’araignée qu’il attacha artistement sur les bouteilles, et saupoudra celles-ci de poussière et de sable.

 

Il regagna la salle et se mit à coller sur le mur, avec de l’amidon, un morceau de papier peint, à un endroit où la tapisserie avait été détériorée par quelque accident. Puis, après avoir passé près d’une demi-heure à brosser ses habits et à s’efforcer de dissimuler, à l’aide d’eau et d’encre, les traces blanchissantes que le temps avait imprimées au drap, à l’endroit des coudes et des genoux, il revint à la table et se prépara à une œuvre étrange.

 

Il prit dans le tiroir un fil de soie, une alène, un morceau de cire jaune, posa sa botte sur ses genoux et se mit à en recoudre la fente avec l’habileté d’un homme du métier.

 

À coup sûr, ce travail avilissant éveillait en lui des pensées de désespoir ; car un méprisant sourire plissait ses lèvres, comme s’il eût pris un amer plaisir à se railler lui-même. Bientôt de violentes contractions nerveuses se dessinèrent sur son visage, le rouge de la honte et la pâleur de l’oppression se succédaient sur ses joues ; enfin, comme s’il cédait à un mouvement de colère, il coupa vivement le fil de soie, le rejeta sur la table, se leva brusquement, et, la main étendue vers les portraits, il s’écria d’une voix difficilement contenue :

 

– Oui, regardez-moi… regardez-moi, vous dont le noble sang coule dans mes veines ! Toi, vaillant capitaine qui, à côté d’Egmont, donnas ta vie pour ton pays à Saint-Quentin ; toi, homme d’État qui, après la bataille de Pavie, rendis comme ambassadeur de si éminents services au grand empereur Charles ; toi, bienfaiteur de l’humanité, qui dotas tant d’églises et d’hospices ; toi, prélat qui, comme prêtre et comme savant, as si courageusement défendu ta foi et ton Dieu… regardez-moi ! non pas seulement de cette toile inanimée, mais du sein du Tout-Puissant ! Celui que vous voyez occupé à raccommoder ses bottes et qui consacre ses veilles à dissimuler les traces de sa misère, celui-là est votre descendant, votre fils ! Si le regard des hommes le torture, devant vous du moins il n’a pas honte de son abaissement. Ô mes ancêtres, vous avez combattu, avec l’épée et avec la parole, les ennemis de la patrie ! Moi, je lutte contre les railleries et la honte imméritée, sans espoir de triomphe ni de gloire ; j’endure d’indicibles souffrances, je sens mon âme s’affaisser sous leur fardeau, et le monde ne me réserve que blâme et mépris. Et cependant je n’ai pas souillé votre écusson ; ce que j’ai fait est grand et vertueux aux yeux de Dieu. Les sources de mon malheur sont la générosité, la pitié, l’amour… Oui, oui, fixez sur moi vos yeux étincelants, contemplez-moi dans l’abîme de misère où je suis tombé ! Du fond de mon humiliation, je lèverai hardiment le front vers vous, et votre regard ne fera pas baisser le mien. Ici, en votre présence, je suis seul avec mon âme, seul avec ma conscience ; ici, nulle honte ne peut atteindre celui qui, comme gentilhomme, comme chrétien, comme frère et comme père, souffre le martyre parce qu’il a su faire son devoir.

 

En proie à une inexprimable exaltation, M. de Vlierbecke se promenait à grands pas et tendait les mains vers les images de ses aïeux comme pour les invoquer. Son attitude était pleine de majesté : le front levé, il semblait commander en maître ; ses yeux noirs étincelaient dans l’ombre ; son beau visage rayonnait de dignité ; tout en lui, paroles, gestes, physionomie, tout était singulièrement noble et imposant.

 

Soudain il s’arrêta, porta la main à son front et reprit avec un sourire amer :

 

– Pauvre insensé ! ton âme cherche la délivrance ; elle secoue les lourdes entraves de l’humiliation et rêve…

 

Il joignit les mains et ajouta en levant les yeux au ciel :

 

– Oui, c’est une illusion ! et cependant grâces vous soient rendues, ô Dieu miséricordieux, de ce que vous faites jaillir dans mon cœur la source du courage et de la patience !… Assez ! la réalité reparaît à mes yeux et grimace comme un spectre au fond des ténèbres… et pourtant je suis fort et je raille le fantôme sinistre de la ruine et de la misère…

 

Il se tut, et, triste démenti à ses dernières paroles, une expression de profond découragement ne tarda pas à se peindre sur ses traits ; il courba la tête et dit avec un soupir d’angoisse :

 

– Et demain, demain, l’œil défiant des hommes s’attachera sur toi ; tu trembleras sous le regard inquisiteur et blessant de ceux qui cherchent à deviner l’énigme de tes actions ; tu boiras à grands traits le calice de la honte ! Ah ! apprends bien ton rôle, prépare ton masque, continue de jouer ta lâche comédie… et souviens-toi de la noblesse de ta race pour saigner sur le banc de torture par toutes les fibres de ton cœur et mourir cent fois en une heure ! Va, ton travail nocturne est accompli ; va chercher le repos, demande au sommeil l’oubli de ce que tu es et de ce qui te menace ! Le repos ? le sommeil ? Raillerie ! c’est là que t’attend l’éternel spectacle de l’humiliation suprême ; là, tu pourras voir par toi-même comment l’on vend l’héritage de tes aïeux, comment l’on salue ta chute d’un insultant sourire, comment tu quittes avec ton enfant le pays natal, et vas chercher dans une contrée lointaine le pain de la misère ! Dormir ? Cela me fait trembler ! Le billet !… le billet !…

 

Il répéta plusieurs fois ce mot avec une terreur croissante, en débarrassant machinalement la table de tous les objets qui s’y trouvaient, et bientôt, la lampe à la main, il disparut derrière la porte qui menait à sa chambre à coucher.

 

III

Le lendemain, dès que les premières rougeurs du matin vinrent colorer l’horizon, chacun se mit à l’œuvre au Grinselhof. La fermière et sa servante nettoyaient les escaliers et le corridor ; le fermier appropriait l’écurie ; son fils arrachait les mauvaises herbes des grandes allées du jardin. De bonne heure, Lénora époussetait tout, dans la salle à manger, et disposait artistement les petits objets de fantaisie qui garnissaient l’armoire et la cheminée.

 

C’était une vie et un mouvement comme on n’en avait pas vu au Grinselhof depuis dix ans. On s’apercevait que les gens de la ferme y allaient de tout cœur ; sur leur visage resplendissait une expression de triomphe, comme s’ils eussent été enchantés de combattre cette mortelle solitude qui, pendant si longtemps, avait régné sans contestation dans ces lieux.

 

M. de Vlierbecke, bien qu’il fût intérieurement plus ému que les autres, se promenait çà et là avec un calme apparent, et allait de l’un à l’autre, encourageant chacun par quelques paroles affables, et dirigeant tout sans laisser néanmoins paraître le moins du monde qu’il se préoccupât beaucoup de ce qui allait arriver. Il flattait, en souriant, l’amour-propre de ces gens simples, et leur donnait à entendre, sous le voile d’une bienveillante plaisanterie, que ce serait un honneur pour eux si ses hôtes se montraient satisfaits de la réception.

 

Jamais le fermier ni sa femme n’avaient vu M. de Vlierbecke si bon et si gai ; et, comme ils l’honoraient et l’aimaient sincèrement, ils n’étaient pas moins joyeux de le voir dans cette disposition que si c’eût été kermesse au Grinselhof. Ils ne devinaient pas que le pauvre gentilhomme, ne pouvant les récompenser de leur zèle par de l’argent, s’efforçait de payer leur travail en témoignages d’affection et d’amitié.

 

Lorsque les plus grands préparatifs furent faits et que le soleil fut plus haut dans le ciel, M. de Vlierbecke appela sa fille et lui donna ses instructions pour le dîner. Le rôle de la jeune fille se bornait à surveiller et à indiquer à la fermière comment elle devait préparer les mets qui lui étaient inconnus.

 

Les vieux fourneaux furent allumés, le bois flamba et pétilla dans la cheminée, les charbons ardents rougirent sur les réchauds, et la fumée s’échappa au-dessus du toit en capricieux tourbillons.

 

La bourriche fut ouverte : poulets farcis, pâtés et autres mets choisis apparurent ; on apporta des paniers remplis de petits pois, de fèves, de légumes de toute espèce ; les femmes se mirent à éplucher, écosser, nettoyer.

 

Lénora elle-même prit part à ce travail, et engagea joyeusement la conversation avec la fermière et sa servante. Cette dernière, qui n’avait vu que très rarement la jeune fille de près et ne s’était jamais trouvée aussi longtemps en sa présence, contemplait ses traits fins et délicats, sa taille svelte et élancée, ses yeux pleins d’animation et de feu, avec une sorte d’admiration et de respect infini. Ces sentiments se peignirent plus profondément sur le visage de la servante, lorsque s’échappèrent de la bouche de Lénora rêveuse quelques notes d’une chanson populaire bien connue.

 

La servante quitta sa chaise, s’approcha timidement de sa maîtresse, et lui dit, d’un ton de prière, à l’oreille, mais assez haut pour être comprise de Lénora :

 

– Oh ! fermière, priez un peu la demoiselle de chanter un ou deux couplets de cette chanson. Je l’ai entendue avant-hier, et c’était si beau, si beau, que je suis restée un quart d’heure à pleurer derrière les noisetiers comme une imbécile que je suis.

 

– Oh ! oui ! dit la fermière d’une voix suppliante, si cela ne vous fatigue pas trop, mademoiselle, cela nous fera tant de plaisir ! Vous avez une voix comme un rossignol, et je sais aussi, mademoiselle, que ma mère – elle est depuis longtemps auprès du bon Dieu – m’endormait toujours avec cette chanson. Ah ! chantez-nous-la !

 

– Elle est si longue ! dit Lénora en souriant.

 

– Quand ce ne serait que quelques couplets ! C’est aujourd’hui un jour de joie !

 

– Eh bien, dit Lénora, puisque cela peut vous faire plaisir, pourquoi refuserais-je ? Écoutez donc !

 

« Au bord d’un rapide torrent était assise une jeune fille désolée ; elle pleurait et gémissait sur l’herbe baignée de ses larmes ;

 

« Elle jetait dans le torrent les petites fleurs qui s’épanouissaient autour d’elle ; elle s’écriait : « Ah ! mon père chéri ! ah ! mon frère bien-aimé, revenez ! »

 

« Un homme riche qui se promenait le long du ruisseau, remarque sa douleur amère. En voyant pleurer la jeune fille, son cœur compatissant se brise.

 

« Il lui dit : « Parle, jeune fille, et n’aie pas de crainte ; dis-moi pourquoi tu te lamentes et te plains ; si c’est possible je t’aiderai. »

 

« Elle soupire, le regarde d’un air désolé, et dit : « Ah ! brave homme, vous voyez une pauvre orpheline que Dieu seul peut secourir.

 

« Ne voyez-vous pas ce monticule verdoyant ? C’est la tombe de ma mère. Voyez-vous le rivage de ce torrent ? C’est de là que mon père est tombé… »

 

« Le torrent impétueux l’emporta ; il lutta en vain et s’enfonça ; mon frère s’élança après lui : hélas ! lui aussi se noya.

 

« Et maintenant j’ai fui la chaumière déserte, où il n’y a plus que désolation. »

 

« Ainsi son cœur plein de tristesse exhale ses plaintes.

 

« Le seigneur lui dit : « Oh ! ne te plains pas, mon enfant, ton cœur n’est pas fait pour le chagrin ; je veux être ton frère, ton ami et aussi ton père. »

 

« Il lui prit doucement la main et la nomma sa fiancée ; il lui fit quitter ses misérables vêtements.

 

« Maintenant elle a bonne chère et bons vins, et tout ce que son cœur désire. L’homme riche mérite bien d’être remercié pour avoir si noblement agi[2]. »

 

Au commencement de la dernière strophe, M. de Vlierbecke avait paru sur le seuil de la cuisine ; la fermière se leva respectueusement, et sembla craindre qu’il ne se montrât mécontent de ce qui se passait ; mais il fit signe à sa fille de continuer.

 

Quand la chanson fut finie, il dit à la fermière d’une voix affable :

 

– Ah ! ah ! l’on s’amuse ici ? J’en suis charmé, en vérité. J’ai besoin de vous pour quelques instants là-haut, ma chère femme.

 

Suivi de la fermière, il remonta l’escalier qui menait à la salle à manger, où la table dressée était prête à recevoir les plats. Le jeune paysan y était déjà en livrée et la serviette sur le bras. Après que le gentilhomme eut, par une courte allocution, persuadé à la fermière et à son fils que ce qu’il allait faire tendait uniquement à les mettre à même de servir à table avec honneur, il commença avec eux une véritable comédie, et fit répéter à chacun son rôle plusieurs fois.

 

L’heure du dîner approcha enfin. Tout était prêt dans la cuisine ; chacun était à son poste. Lénora s’était habillée et attendait, le cœur palpitant, derrière les rideaux d’une chambre voisine ; son père, assis sous le catalpa, un livre à la main, paraissait lire. Il dissimulait ainsi aux yeux des gens de la ferme son émotion croissante.

 

Il était environ deux heures lorsqu’un magnifique équipage, attelé de superbes chevaux anglais, entra dans l’enceinte du Grinselhof, et vint s’arrêter devant l’escalier de pierre de la maison.

 

Le gentilhomme souhaita la bienvenue à ses hôtes avec cette cordiale dignité qui lui était propre, et adressa quelques paroles affectueuses au jeune homme, tandis que le négociant donnait à son domestique l’ordre de venir le prendre à cinq heures, des affaires urgentes exigeant sa présence à Anvers le soir même.

 

M. Denecker était un gros homme, vêtu avec luxe, mais dont le costume, négligé avec intention, trahissait la velléité de se donner un air de laisser-aller et d’indépendance. Au demeurant, sa physionomie était assez vulgaire ; à côté d’une certaine finesse rusée, elle dénotait une bonté de cœur peut-être trop tempérée par l’indifférence.

 

Gustave, son neveu, avait un extérieur plus distingué : il réunissait à une belle taille et un visage mâle et fier les avantages d’une éducation parfaite, et chez lui la délicatesse des manières et du langage touchait de près au gentilhomme. Ses cheveux blonds et ses yeux d’un bleu foncé donnaient à ses traits une expression poétique, tandis que son regard plein d’énergie et les plis significatifs qui sillonnaient son front faisaient présumer qu’il était largement doté du côté de l’intelligence et du sentiment.

 

M. de Vlierbecke introduisit ses hôtes, avec les compliments d’usage, dans le salon où se trouvait sa fille. Le négociant salua celle-ci avec un bienveillant sourire, et s’écria avec une véritable admiration :

 

– Si belle ! si séduisante ! et demeurer cachée dans ce lugubre Grinselhof ! Ah ! M. de Vlierbecke, ce n’est pas bien !

 

Sur ces entrefaites, Gustave s’approchait de la jeune fille et murmurait quelques mots inintelligibles. Tous deux rougirent, baissèrent les yeux et se prirent à trembler jusqu’à ce que Gustave s’arrachât à cette émotion et adressât plus distinctement la parole à Lénora.

 

Le négociant fit remarquer à M. de Vlierbecke le trouble étrange des jeunes gens, et lui dit à l’oreille :

 

– Ne voyez-vous pas ce qui se passe ? Moi, je le vois bien ! La tête tourne à mon neveu ; votre fille l’aveugle. Je ne sais où en est leur affection ; mais, s’il ne vous convient pas que ce sentiment grandisse et devienne peut-être incurable, prenez à temps vos précautions… Il sera bientôt trop tard ; car, je vous en préviens, mon neveu, avec sa physionomie tranquille, n’est pas homme à reculer devant un obstacle… Et voyez ! les voilà déjà en pleine conversation : la peur a tout à fait disparu !

 

M. de Vlierbecke fut profondément touché par ces paroles du négociant, qui venaient confirmer sa dernière espérance ; mais il n’en laissa rien voir, et répondit :

 

– Vous plaisantez, monsieur Denecker, il n’y a pas de danger. Tous deux sont jeunes : il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’une inclination naturelle les porte l’un vers l’autre, mais il n’y a là rien de sérieux. – Allons ! ajouta-t-il à haute voix ; on a servi ! À table, messieurs, à table !

 

Gustave offrit timidement son bras à Lénora, qui l’accepta en tremblant et en rougissant. Tous deux semblaient confus, embarrassés, et cependant une joie céleste rayonnait dans leurs yeux, et leurs cœurs battaient émus par un ineffable bonheur.

 

L’oncle, souriant, menaça son neveu du doigt, comme s’il voulait dire : « je vois bien de quoi il s’agit ! »

 

Ce signe d’intelligence fit rougir encore davantage le jeune homme, bien que l’assentiment apparent de son oncle lui donnât la plus douce espérance. Lénora ne s’était heureusement pas aperçu de la plaisanterie.

 

On se mit à table ; le gentilhomme se plaça vis-à-vis de M. Denecker, à côté de Gustave, qui, lui, se trouva en face de Lénora.

 

La fermière apportait les plats ; son fils servait les convives. Les mets étaient passablement bien préparés, et le négociant en témoigna à plusieurs reprises sa satisfaction. À part lui il s’étonnait du bon choix et même de l’abondance des mets, car il s’était attendu à un très maigre festin : M. de Vlierbecke n’était-il pas connu partout aux environs comme un riche ladre, d’une avarice et d’une économie sans exemple ?

 

Cependant, la conversation était devenue générale ; Lénora, ayant eu maintes fois à répondre à quelque question de sa compétence que lui faisait le négociant, se trouva plus à son aise et surprit beaucoup ses deux auditeurs par la haute raison et les connaissances dont elle fit preuve. Il en était autrement lorsqu’il lui fallait s’adresser directement à Gustave ; alors tout son esprit semblait l’abandonner, et c’était les yeux baissés qu’elle lui donnait une réponse hésitante et incompréhensible. Le jeune homme ne se montrait guère mieux, et, quoique tous deux fussent heureux au fond du cœur, ils se trouvaient vis-à-vis l’un de l’autre dans un égal embarras, et ne paraissaient pas s’amuser beaucoup.

 

Quant à M. de Vlierbecke, il dirigeait la conversation sur tous les sujets qu’il pensait devoir être agréables à ses hôtes. Il écoutait avec une extrême condescendance le négociant, et lui donnait occasion de parler avec une espèce de supériorité de choses qu’il devait connaître particulièrement en sa qualité de commerçant. M. Denecker s’aperçut de cette prévenance, et en fut intérieurement reconnaissant. Il se sentait porté vers M. de Vlierbecke par un véritable sentiment d’amitié, et s’efforçait de ne pas demeurer envers lui en reste de cordiale politesse.

 

Tout allait donc bien ; chacun était content des autres et de soi-même : le gentilhomme était particulièrement satisfait de ce que la fermière et son fils entendissent si bien leur service, et de ce que les cuillers et les assiettes dont on s’était servi fussent si tôt rapportées nettes, qu’il eût été impossible de s’apercevoir que le nombre de ces objets était insuffisant.

 

Une seule observation commençait à causer au gentilhomme une profonde inquiétude. Il voyait avec angoisse que M. Denecker, tout en conversant, vidait verre sur verre ; le jeune homme, soit par prévenance, soit pour avoir un motif de parler à Lénora, engageait sans cesse celle-ci à accepter un peu de vin, de quoi il résulta que, dès le commencement du dîner, la première bouteille laissait déjà apercevoir le fond.

 

De temps en temps, le gentilhomme examinait à la dérobée ce qui demeurait dans la bouteille, et tremblait intérieurement chaque fois que le négociant vidait son verre. Le laquais, sur l’ordre de son maître, apporta la seconde bouteille ; M. de Vlierbecke, pour modérer la soif de son hôte, commença à laisser peu à peu tomber la conversation ; car il avait remarqué que le négociant ne pouvait parler longtemps sans boire. Toutefois il s’était trompé ; car M. Denecker amena l’entretien sur le vin lui-même, se mit à porter aux nues cette généreuse liqueur, et manifesta son étonnement de l’incompréhensible sobriété du gentilhomme. En même temps il buvait plus encore qu’auparavant, et Gustave le secondait, bien que dans une moindre mesure.

 

L’angoisse du gentilhomme croissait chaque fois que le négociant portait le verre à ses lèvres, et, bien qu’il en ressentît un vif déplaisir, il s’abstint de faire raison à son hôte, et fut au moins impoli dans la crainte de se voir exposé à une confusion plus grande.

 

La seconde bouteille fut aussi bientôt vide. Le négociant dit d’un ton délibéré à M. de Vlierbecke, qui, le cœur serré, épiait avec anxiété tous ses mouvements, bien qu’il se montrât toujours joyeux et souriant :

 

– Oui, monsieur de Vlierbecke, ce vin est vieux et excellent : je le reconnais ; mais, en fait de vins, il faut changer, sans cela le bouquet se perd. Je dois supposer que vous avez une bonne cave, à en juger par le premier échantillon. Faites-nous donc donner une bouteille de château-margaux ; et, si nous en avons le temps, nous terminerons notre entrevue par un coup de hochheimer. Je ne bois jamais de champagne, c’est un mauvais vin pour les vrais amateurs.

 

Aux dernières paroles du négociant, une subite pâleur se répandit sur le visage de M. de Vlierbecke ; mais, pour dissimuler la terrifiante émotion qui l’accablait, il couvrit de la main son front et ses yeux, et demanda à son esprit une rapide inspiration qui le sauvât de la perplexité ou il se trouvait.

 

Lorsque son hôte eut cessé de parler, il découvrit son visage ; un calme sourire y paraissait seul.

 

– Du château-margaux ? demanda-t-il. Comme vous voudrez, monsieur Denecker.

 

Et, se tournant vers le domestique :

 

– Jean, dit-il, une bouteille de château-margaux ! à gauche, dans le troisième caveau…

 

Le jeune paysan regarda son maître, bouche béante, comme si on lui eût parlé une langue inconnue et murmura quelques mots inintelligibles.

 

– Excusez-moi ! dit le gentilhomme en se levant, il ne la trouverait pas. Un instant !

 

Il descendit l’escalier, entra dans la cuisine, y prit la troisième bouteille préparée, et se rendit à la cave.

 

Là, seul, il s’arrêta, et reprit haleine en se disant à lui-même :

 

Château-margaux ! hochheimer ! champagne ! Et rien que cette dernière bouteille de bordeaux ! Que faire ? Pas de temps pour réfléchir ! Le sort en est jeté, que Dieu me vienne en aide !

 

Il remonta l’escalier, reparut souriant dans la salle à manger, le tire-bouchon planté sur l’unique bouteille. Pendant son absence, Lénora avait fait changer les verres.

 

– Ce vin a vingt ans d’âge au moins ; j’espère qu’il vous plaira, dit le gentilhomme, tandis qu’il remplissait les verres et épiait de côté sur le visage du négociant l’effet de son stratagème.

 

À peine celui-ci eut-il porté les lèvres à son verre, qu’il l’éloigna et s’écria d’un ton désappointé :

 

– Il y a méprise, sans doute ; c’est le même vin !

 

M. de Vlierbecke, feignant la surprise goûta le vin à son tour, et dit :

 

– En effet, je me suis trompé. Mais la bouteille est débouchée ; si nous la vidions d’abord ? Nous en avons le temps.

 

– Comme il vous plaira ! répondit le négociant, à condition toutefois que vous me seconderez mieux. Nous nous hâterons un peu.

 

Le vin décrut aussi peu à peu dans la troisième bouteille jusqu’à ce qu’il n’y restât plus que deux ou trois verres.

 

Le gentilhomme ne put cacher plus longtemps son émotion ; il détournait bien la vue de la bouteille, mais son regard s’y reportait chaque fois avec une anxiété plus profonde. À son oreille résonnait déjà le terrible mot : Château-margaux ! qui devait le couvrir de honte ; une sueur froide inondait son visage, dont la couleur changeait plusieurs fois en un instant. Mais il n’était pas à bout de ressources, et, comme un vaillant soldat, il luttait jusqu’au bout contre l’humiliation qui s’approchait. Il s’essuyait le front et les joues avec son mouchoir ; il toussait, il se détournait comme pour éternuer. Grâce à ses manœuvres, son trouble échappa à l’attention de ses hôtes jusqu’au moment où M. Denecker saisit la bouteille pour en verser la dernière goutte. À cette vue, un frisson saisit le gentilhomme, une pâleur mortelle couvrit ses traits, et sa tête fléchit, avec un soupir, contre sa chaise.

 

Était-ce une feinte défaillance ? ou bien le pauvre gentilhomme profitait-il de son émotion réelle pour échapper au triste embarras dans lequel il se trouvait ?

 

Tous se levèrent précipitamment ; Lénora poussa un cri perçant, et accourut près de son père, le regard plein d’inquiétude. Celui-ci s’efforça de sourire, et dit en se levant lentement :

 

– Ce n’est rien ; l’air de cette chambre m’étouffe. Laissez-moi aller un instant au jardin ; je serai bientôt remis.

 

En disant ces mots, il se dirigea vers la porte et descendit l’escalier de pierre qui menait au jardin. Lénora avait pris son bras et voulut le guider, bien qu’il n’eût pas besoin de ce soin. M. Denecker et son neveu accompagnèrent aussi le gentilhomme en lui témoignant un sincère intérêt.

 

À peine M. de Vlierbecke était-il assis depuis quelques instants, sur un banc à l’ombre d’un gigantesque châtaignier, que la pâleur de son visage disparut, et qu’avec un visible retour de forces il tranquillisa, d’un ton dégagé, sa fille et ses hôtes sur son indisposition ; toutefois, il demanda qu’on le laissât quelque temps en plein air, de crainte que l’évanouissement ne revînt. Bientôt après, il se leva, et exprima le désir de faire une promenade.

 

– Cela ne me plaît pas moins qu’à vous, dit le négociant ; ma voiture vient à cinq heures. Je dois me rendre en ville avec mon neveu, et j’ai failli partir d’ici sans voir votre jardin. Faisons un tour de promenade ; tout à l’heure, pour finir, nous boirons une bonne bouteille à notre amitié.

 

En disant ces mots, il offrit le bras à Lénora qui l’accepta gaiement. Bien que M. Denecker lançât à son neveu des regards railleurs, le jeune homme n’était pas mécontent au fond de voir son oncle témoigner tant d’affection à la jeune fille.

 

La promenade commença. On parla d’agriculture, de défrichement des bruyères, de chasse, et de mille autres choses. Lénora, en plein air et au bras du négociant, avait recouvré sa liberté d’esprit. La gaieté naturelle de son caractère se révéla unie au charme indicible d’une virginale ingénuité. Comme une biche folâtre, elle voulut forcer le négociant à courir ; elle sautillait à son côté avec toute sorte d’exclamations de bonheur et de joie. M. Denecker s’amusait infiniment des saillies étourdies de la jeune fille, et il faillit se laisser persuader de danser et de jouer avec elle. Il ne pouvait assez admirer ce ravissant visage tout rayonnant de bonheur, et se disait à lui-même, le sourire sur les lèvres, que l’avenir ne gardait pas de trop mauvais jours à son neveu.

 

Mais, tandis que le gentilhomme était occupé à disserter avec son hôte et dessinait un croquis sur le sable, Lénora et Gustave avaient pris l’avance et semblaient s’entretenir fort sérieusement.

 

Lorsque le père et son compagnon reprirent leur promenade, les jeunes gens avaient bien une avance d’une cinquantaine de pas ; fût-ce intention ou simplement l’effet du hasard, toujours est-il que cette distance continua à se maintenir entre eux.

 

La jeune fille montra à Gustave ses fleurs, ses poissons dorés et tout ce qu’elle aimait et choyait dans sa solitude. À peine entendait-il les douces et enfantines explications de la jeune fille ; ce qu’elle disait se confondait pour lui en un chant céleste qui le ravissait et lui faisait rêver d’ineffables félicités.

 

De son côté, M. de Vlierbecke mettait tout en œuvre pour amuser son hôte et l’empêcher de revenir à table. Il appelait tour à tour à son aide toutes les ressources que lui offraient ses profondes connaissances, ne tarissait pas en récits attachants, et cherchait à pénétrer les moindres replis du caractère du négociant pour lui mieux complaire ; il allait même jusqu’à la plaisanterie, lorsqu’il voyait la conversation languir : il faisait et disait des choses qui, bien que renfermées dans les limites d’une parfaite convenance, n’étaient cependant pas en harmonie avec son caractère sérieux et noble.

 

Déjà approchait le moment que M. Denecker avait fixé pour son départ ; le gentilhomme remerciait Dieu du fond du cœur qu’il lui eût permis de sortir de cette épineuse situation, lorsque le négociant cria tout à coup à son neveu :

 

– Hé ! Gustave, nous rentrons ; si tu veux boire avec nous le coup du départ, hâte-toi ; il est déjà cinq heures.

 

M. de Vlierbecke redevint pâle ; muet et visiblement effrayé, il regardait le négociant, qui s’efforçait en vain de comprendre l’effet de ses paroles, et qui, cette fois, ne dissimula pas son étonnement.

 

– Ne vous sentez-vous pas bien ? demanda-t-il.

 

– Mon estomac se contracte au seul mot de vin, bégaya M. de Vlierbecke. C’est une étrange indisposition…

 

Cependant, une expression plus sereine vint tout à coup éclairer son visage, tandis qu’il désignait la porte du doigt et disait :

 

– J’entends votre voiture dans l’avenue, monsieur Denecker.

 

En effet, la calèche entrait dans le Grinselhof.

 

Le négociant ne parla plus de vin ; il trouvait fort étrange que l’on parût se réjouir de son départ ; et ce soupçon l’eût blessé à coup sûr si, d’un autre côté, l’extrême affabilité et la cordiale réception du gentilhomme ne lui eussent persuadé le contraire. Il crut devoir attribuer la mystérieuse conduite de M. de Vlierbecke à son indisposition, qu’il s’était peut-être efforcé de contenir et de dissimuler par politesse. M. Denecker serra donc la main du gentilhomme, et lui dit avec une sincère effusion :

 

– M. de Vlierbecke, j’ai passé ici un délicieux après-dîner ; on se trouve vraiment heureux dans votre société et celle de votre charmante demoiselle ; je suis infiniment satisfait d’avoir fait votre connaissance, et j’espère que des relations plus amples me vaudront toute votre amitié. En attendant, je vous remercie du fond du cœur du franc et excellent accueil que vous nous avez fait.

 

Gustave et Lénora s’étaient rapprochés. Le gentilhomme dit quelques mots d’excuse.

 

– Mon neveu, poursuivit le négociant, conviendra volontiers comme moi qu’il a eu dans sa vie peu d’heures aussi agréables que celles que nous venons de passer au Grinselhof. Vous me ferez l’honneur, monsieur de Vlierbecke, de venir, à votre tour, dîner chez moi avec votre charmante fille. Mais je dois vous demander pardon du retard que je mettrai à vous recevoir. Je pars pour Francfort après-demain pour affaires de commerce ; peut-être serai-je absent deux mois. Si, pendant ce temps, mon neveu vient vous rendre visite, j’espère qu’il sera toujours chez vous le bienvenu.

 

Le gentilhomme réitéra ses protestations d’amitié. Lénora se tut, bien que Gustave interrogeât son regard et parût demander d’elle aussi la permission de revenir.

 

L’oncle se dirigea vers la voiture.

 

– Et le coup du départ ? demanda Gustave avec surprise… Ah ! rentrons encore un instant !

 

– Non, non, dit M. Denecker en l’interrompant. Je comprends que si on voulait t’écouter nous ne partirions probablement jamais ; mais il est temps de nous mettre en route. N’en parlons plus ; un négociant doit tenir sa parole, et tu sais toi-même ce que nous avons promis.

 

Gustave et Lénora échangèrent un long regard où l’on pouvait lire la tristesse de se quitter et l’espoir de se revoir bientôt : le gentilhomme et M. Denecker se serrèrent la main avec une véritable effusion. On monta en voiture.

 

Les convives quittèrent le Grinselhof en souriant, et en saluant de la main aussi longtemps qu’on put les voir.

 

IV

Le surlendemain du départ de son oncle, Gustave se rendit au Grinselhof. Il fut reçu par le père et la fille avec la même affabilité, passa avec eux la plus grande partie de l’après-dîner, et revint à la tombée du soir, le cœur plein d’heureux souvenirs, à son château d’Echelpoel.

 

Il n’osa pas d’abord se faire annoncer trop souvent au Grinselhof, soit par un sentiment de convenance, soit par crainte d’être à charge au gentilhomme ; mais, dès la seconde semaine, la cordiale amitié de M. de Vlierbecke avait dissipé ces scrupules.

 

Le jeune homme ne résista pas plus longtemps au penchant qui l’entraînait vers Lénora, et ne laissa plus s’écouler un jour sans en passer l’après-dîner au Grinselhof. Là, les heures fuyaient rapidement pour lui. Il parcourait avec Lénora et son père les sentiers ombreux du jardin, assistait aux leçons que le gentilhomme donnait à sa fille sur les sciences et les arts, écoutait avec ravissement la belle voix de la jeune fille quand elle faisait parfois retentir le feuillage de ses chansons, entretenait avec tous deux une conversation toujours pleine d’intérêt, ou, assis à l’ombre du catalpa, rêvait un avenir de bonheur en contemplant d’un œil plein d’amour celle qui, selon la prière qui montait incessamment de son cœur vers Dieu, devait être un jour sa fiancée.

 

Si le noble et charmant visage de la jeune fille avait séduit Gustave dès la première fois qu’il l’avait vue dans le cimetière, maintenant qu’il connaissait aussi la beauté de son âme, son amour était devenu si ardent et si exclusif, que le monde entier lui paraissait terne et mort dès que Lénora n’était pas là pour jeter sur tout, par sa seule présence, la lumière et la vie.

 

La plus pure inspiration religieuse et poétique ne pouvait évoquer pour lui d’ange plus beau que sa bien-aimée. Et, en vérité, bien qu’elle fût douée de toutes les grâces corporelles que le Créateur doit avoir départies à la première femme, dans son sein battait un cœur dont la pureté de cristal n’avait jamais été ternie par la moindre ombre, et d’où les sentiments les plus généreux jaillissaient comme une source limpide à la moindre émotion.

 

Gustave ne s’était jamais encore trouvé seul avec Lénora : lorsqu’il était là, elle ne quittait pas la chambre où elle se tenait d’ordinaire avec son père, à moins que ce dernier n’exprimât le désir de faire une promenade en plein air ; jamais, d’autre part, le jeune homme n’avait eu l’idée de dissimuler son émotion devant M. de Vlierbecke, non plus que de dire à Lénora combien elle était chère à son cœur. Il eût été inutile d’expliquer par des paroles ce qui se passait dans l’âme de chacun d’eux : l’amour, l’amitié, le respect rayonnaient librement et sans contrainte de tous les yeux ; ces trois âmes vivaient dans une même aspiration, étroitement unies par un même lien, confondues dans un même sentiment d’affection et d’espoir.

 

Bien que Gustave nourrît une profonde vénération pour le père de Lénora et l’aimât véritablement comme le plus tendre fils, une circonstance venait cependant parfois ébranler cette vénération. Ce qu’il avait entendu dire en dehors du Grinselhof de l’inconcevable avarice de M. de Vlierbecke était devenu pour lui une incontestable vérité. Jamais le gentilhomme ne lui avait offert un verre de vin ou de bière, bien moins encore l’avait-il engagé à prendre part au souper ; et souvent Gustave avait remarqué avec tristesse combien de peine on se donnait pour lui dissimuler cette économie sans pareille.

 

L’avarice est une passion qui ne peut inspirer que l’aversion et le mépris, parce qu’on comprend naturellement que ce vice, en prenant possession de l’âme de l’homme, en arrache tout sentiment de générosité et la remplit d’une froide cupidité. Aussi Gustave dut-il lutter longtemps contre ce sentiment instinctif pour détourner son attention de ce défaut de M, de Vlierbecke et se tenir pour convaincu que c’était un caprice de son esprit, un seul travers de son cœur, travers qui d’ailleurs ne lui avait rien fait perdre de la noblesse native de son caractère.

 

Si cependant le jeune homme eût su la vérité, si son regard eût pu pénétrer plus avant dans le cœur du gentilhomme, il eût vu que, sous chaque sourire qui apparaissait sur son visage, se cachait une douleur, que chacun de ces frémissements nerveux qui parfois le saisissaient comme un frisson, trahissait l’angoisse de son âme. Il ne savait pas, lui, heureux qu’il était, lui qui ne voyait que le doux regard de Lénora et s’enivrait au calice d’or de l’amour, il ne savait pas que la vie du gentilhomme était un éternel supplice ; que jour et nuit il avait devant lui un terrible avenir, et, la sueur de l’épouvante au front, comptait les heures qui s’écoulaient comme si chaque minute l’eût approché d’une inévitable catastrophe… ; et en effet le notaire ne lui avait-il pas dit : « Encore quatre mois ! encore quatre mois, et la lettre de change échoit… et vos biens seront vendus de par la loi ! »

 

De ces quatre mois fatals, deux déjà étaient écoulés !

 

Si le gentilhomme semblait encourager l’amour du jeune homme, ce n’était pas seulement par sympathie pour lui. Non ; le drame de sa douloureuse épreuve devait se dénouer dans un temps marqué : sinon, pour lui et pour son enfant, le déshonneur, la mort morale ! Le sort allait décider irrévocablement si de cette lutte de dix années contre l’affreuse misère il sortirait vainqueur, ou si, vaincu, il tomberait dans l’abîme du mépris public.

 

C’est pourquoi il cachait son indigence avec plus d’obstination que jamais, et, bien qu’il veillât comme un ange protecteur sur les jeunes gens, il ne faisait rien néanmoins pour arrêter le rapide essor de leur amour.

 

Lorsque l’époque du retour de M. Denecker approcha, les deux mois de son absence parurent à Gustave s’être envolés comme un doux rêve. Bien qu’il fût à peu près certain que son oncle ne se prononcerait pas contre son inclination, il prévoyait cependant qu’il ne lui permettrait plus de passer autant de temps en dehors des affaires commerciales. La pensée d’être séparé de Lénora, pendant des semaines peut-être, lui faisait envisager avec anxiété et tristesse le retour de son oncle.

 

Un jour, il exprimait ses craintes devant Lénora avec une profonde mélancolie, et dépeignait la douleur qui remplirait son cœur en son absence. Pour la première fois, il vit couler des larmes des yeux de la jeune fille. Il fut tellement touché de cette preuve d’intime affection, qu’il prit silencieusement la main de Lénora et demeura longtemps assis à côté d’elle sans prononcer une parole. Pendant ce temps, M. de Vlierbecke s’efforçait de le réconforter ; mais ses paroles ne parurent pas atteindre le but désiré. Cependant, après s’être longtemps désolé, Gustave se leva tout à coup et prit congé de Lénora, quoique l’heure ordinaire de son départ n’eût pas sonné. La jeune fille lut sur son visage qu’une révolution venait de se produire dans son âme et vit son regard étinceler de courage et de joie ; elle s’efforça de le retenir et d’obtenir l’explication de cette joie subite ; mais il se refusa doucement à satisfaire sa demande, dit que le lendemain seulement elle connaîtrait son secret, et quitta le Grinselhof à pas précipités, comme s’il eût été poursuivi par une pensée qui l’obsédait.

 

M. de Vlierbecke crut avoir lu dans les yeux du jeune homme ce qui s’était passé dans son cœur. Cette nuit-là, de beaux rêves adoucirent son sommeil.

 

Le lendemain, lorsque fut venue l’heure où Gustave arrivait d’ordinaire, le cœur du père de Lénora battit d’une attente pleine d’espoir. Bientôt il vit Gustave franchir la porte et se diriger vers la maison.

 

Le jeune homme ne portait pas les habits d’étoffe légère qu’il avait d’habitude ; il était à peu près tout vêtu de noir, comme le jour où il était venu pour la première fois au Grinselhof.

 

Un sourire de joie éclaira le visage du gentilhomme tandis qu’il allait au-devant de lui ; cette toilette recherchée confirmait son espoir et lui disait qu’on venait tenter auprès de lui une démarche solennelle.

 

Gustave exprima le désir de se trouver seul avec lui pendant quelques instants. M. de Vlierbecke le conduisit dans un salon particulier, lui offrit un siège, s’assit lui-même en face de lui et dit avec un calme apparent, mais d’un ton très affectueux :

 

– J’écoute, mon jeune ami.

 

Gustave garda quelque temps le silence comme pour recueillir ses idées. Puis il dit d’une voix émue, et cependant décidée :

 

– Monsieur de Vlierbecke, j’ose tenter auprès de vous une importante démarche ; votre extrême bonté me donne seule le courage nécessaire pour la faire, et, quelle que soit la réponse que vous ferez à ma demande, j’espère que vous voudrez bien excuser ma témérité. Il ne vous aura pas échappé, monsieur, que, dès la première fois que j’eus le bonheur de voir Lénora, un irrésistible penchant m’entraîna vers elle ; elle m’apparaissait comme un ange ; elle est demeurée telle pour moi depuis. Peut-être, avant de laisser prendre à ce sentiment un si grand empire sur mon cœur, eussé-je dû vous demander votre assentiment ; mais je croyais voir dans votre prévenante amitié pour moi que vous aviez lu au fond de mon cœur…

 

Le jeune homme se tut et attendit de la bouche du gentilhomme quelques mots d’encouragement ; celui-ci le regardait avec un sourire calme, mais qui n’exprimait pas toutefois jusqu’à quel point les ouvertures du jeune homme lui agréaient. Un signe de la main, comme s’il eût voulu dire : « Continuez ! » fut son seul mouvement.

 

Gustave sentit toute sa résolution l’abandonner ; mais bientôt, surmontant ses craintes, il reprit courage et dit avec exaltation :

 

– Oui, j’ai aimé Lénora dès la première fois que son regard s’est arrêté sur moi ; mais, si une étincelle d’amour a surgi alors dans mon cœur, depuis elle s’est changée en une flamme qui me tuera, si on veut l’éteindre. Vous croyez, monsieur, que sa beauté a seule éveillé mon amour ? Assurément, elle suffirait à charmer le plus insensible des hommes ; mais j’ai découvert dans le cœur de mon angélique amie un trésor bien plus précieux. Sa vertu, la pureté immaculée de son âme, ses sentiments à la fois doux et magnanimes, en un mot tous les dons que Dieu lui a si libéralement départis, voilà ce qui m’a conduit de l’amour à l’admiration, de l’admiration à l’adoration. Ah ! pourquoi donc vous le cacher plus longtemps ? Non : sans Lénora, je ne puis plus vivre ; la seule pensée d’être séparé d’elle m’accable de tristesse et me fait trembler. J’ai besoin de la voir tous les jours, à toute heure ; d’entendre sa voix, de puiser le bonheur dans son doux regard. Je ne sais, monsieur de Vlierbecke, quelle sera votre décision ; mais, si elle est contraire à mon amour, croyez-le, mon cœur sera brisé pour jamais. Si votre arrêt devait me séparer de ma chère et bien-aimée Lénora, ce serait pour moi un coup mortel, et je prendrais la vie en horreur !

 

Gustave avait prononcé ces mots avec une profonde émotion et une grande énergie ; M, de Vlierbecke lui prit la main avec compassion, et lui dit d’une voix douce :

 

– Ne vous troublez pas tant, mon jeune ami ; je sais que vous aimez Lénora, et même qu’elle n’est pas insensible à votre amour ; – mais qu’avez-vous à me demander ?

 

Le jeune homme répondit en baissant les yeux :

 

– Si je doute encore de votre consentement après toutes les marques d’affection que vous m’avez données, c’est pour une raison qui me fait craindre que vous ne me jugiez pas digne du bonheur que j’implore. Je n’ai pas d’arbre généalogique dont les racines s’enfoncent dans le passé ; les hauts faits de mes ancêtres ne brillent pas dans l’histoire de la patrie ; le sang qui coule dans mes veines est roturier…

 

– Croyez-vous donc, Gustave, que j’ignorasse cela le jour où vous êtes venu chez moi pour la première fois ? Votre cœur, du moins, est noble et généreux : sans cela, vous eussé-je aimé comme mon propre fils ?

 

– Ainsi, s’écria Gustave avec une joyeuse espérance, ainsi vous ne me refuseriez pas la main de Lénora, si mon oncle donnait son assentiment à cette union ?

 

– Non, répondit le gentilhomme, je ne vous la refuserais pas ; c’est même avec une véritable joie que je vous confierais le bonheur de mon unique enfant ; mais il existe un obstacle que vous ne connaissez pas…

 

– Un obstacle ? dit le jeune homme avec un soupir et en pâlissant visiblement ; un obstacle entre moi et Lénora ?

 

– Contenez votre amour pour un instant, reprit M. de Vlierbecke, et écoutez sans préoccupation l’explication que je vais vous donner. Vous croyez, Gustave, que le Grinselhof et les biens qui en dépendent sont ma propriété ? Vous vous trompez ; nous ne possédons rien. Nous sommes plus pauvres que le paysan qui habite cette ferme devant la porte…

 

Le jeune homme regarda quelques instants son interlocuteur avec surprise et doute ; mais bientôt sur son visage se peignit un sourire d’incrédulité qui fit rougir et trembler le gentilhomme. Celui-ci reprit avec un accent plein de tristesse :

 

– Ah ! je vois dans vos yeux que vous n’ajoutez pas foi à mes paroles. Pour vous aussi, je suis un avare, un homme qui cache son or, qui laisse manquer du nécessaire lui et son enfant pour amasser des trésors, et sacrifie tout à l’abjecte passion de l’argent ? Un ladre que l’on craint et que l’on méprise ?

 

– Oh ! pardonnez-moi, monsieur de Vlierbecke, s’écria Gustave avec anxiété ; ma vénération pour vous est sans bornes…

 

– Ne vous effrayez pas de mes paroles, dit le gentilhomme d’une voix plus calme ; je ne vous accuse pas, Gustave ; seulement, votre sourire me prouve que j’ai réussi vis-à-vis de vous aussi à cacher mon indigence sous l’apparence d’une exécrable avarice. Il est inutile que je vous donne maintenant de plus amples explications là-dessus. Ce que je vous dis est la vérité : je ne possède rien, rien ! Retournez à votre château sans voir Lénora ; examinez mûrement, et avec une entière tranquillité d’esprit, s’il n’y a pas de motifs qui doivent vous faire changer de résolution ; laissez la nuit passer sur vos réflexions, et, si demain Lénora, pauvre, vous est restée chère, si vous pensez encore pouvoir être heureux avec elle et être sûr de la rendre heureuse, demandez le consentement de votre oncle. Voici ma main : puissiez-vous un jour la presser comme la main d’un père, mon vœu le plus fervent serait accompli !

 

Le ton solennel et posé de ces paroles convainquit le jeune homme qu’on lui disait la vérité, quel que fût l’étonnement que lui causât cette révélation inattendue. Mais une expression de joyeux enthousiasme ne tarda pas à illuminer ses traits.

 

– Si j’aimerai Lénora pauvre ? s’écria-t-il. Ô mon Dieu ! la recevoir pour épouse, lui être uni par le lien d’un amour éternel, vivre auprès d’elle et trouver à tout instant le bonheur dans son doux regard, dans sa voix enchanteresse ! savoir que j’ai le bonheur de la protéger et que mon travail fait son bonheur ! Ah ! palais ou chaumière, richesse ou pauvreté, tout m’est indifférent, pourvu que sa présence anime le lieu où je me trouverai ! La nuit ne m’apportera aucun conseil… Ah ! monsieur de Vlierbecke, si j’obtiens de votre générosité la main de Lénora, je vous remercierai à genoux de l’inestimable trésor que vous m’accordez !

 

– Soit ! répondit le gentilhomme, la vivacité des inclinations, la constance des sentiments, sont naturelles à votre caractère jeune et ardent ; mais votre oncle ?

 

– Mon oncle ! murmura Gustave avec un visible chagrin. C’est vrai, j’ai besoin de son assentiment. Tout ce que je possède ou posséderai jamais au monde dépend de son affection pour moi ; je suis orphelin, fils de son frère. Il m’a adopté pour son fils et m’a comblé de bienfaits. Il a le droit de décider de mon sort ; je dois lui obéir…

 

– Et lui qui est négociant estime probablement très haut l’argent, parce qu’il a appris ce qu’on peut en faire, dira-t-il aussi : « Pauvreté ou richesse, palais ou chaumière, peu importe ? »

 

– Ah ! je n’en sais rien, monsieur de Vlierbecke, dit Gustave avec un triste soupir ; mais il est si bon pour moi, si extraordinairement bon, que j’ai bien des raisons d’espérer son consentement. Il revient demain ; en l’embrassant à son retour, je lui parlerai de mon projet, je lui dirai que mon repos, mon bonheur, ma vie, dépendent de son assentiment. Il estime, il aime infiniment Lénora, et paraissait même m’encourager à prétendre à sa main. Assurément, votre révélation le surprendra beaucoup ; mais mes prières le vaincront, croyez-le !

 

Le gentilhomme se leva pour mettre fin à l’entretien et ajouta :

 

– Eh bien, demandez le consentement de votre oncle, et, si votre espoir se réalise, qu’il vienne traiter avec moi de cette union. Quelle que soit d’ailleurs l’issue de cette affaire, Gustave, vous vous êtes comporté vis-à-vis de nous en loyal et délicat jeune homme ; mon estime et mon amitié vous restent acquises. Allons, quittez le Grinselhof, sans voir Lénora cette fois ; elle ne doit plus paraître devant vous jusqu’à ce que ceci ait reçu une solution. Je lui dirai moi-même ce qu’il convient qu’elle en sache.

 

Demi-content, demi-triste, le cœur plein de joie et d’anxiété en même temps, Gustave prit congé du père de Lénora.

 

V

Le lendemain après-midi, M. de Vlierbecke était assis dans son salon, la tête penchée sur ses mains. À coup sûr, il était plongé dans de profondes méditations, car son regard incertain errait dans le vague, tandis que sur son visage se peignaient tantôt le contentement et l’espoir, tantôt l’inquiétude et l’anxiété.

 

Lénora faisait, de temps en temps, une apparition dans la place, s’arrêtait un instant inquiète, allait de côté et d’autre, regardait par la fenêtre dans le jardin, et descendait ensuite les escaliers comme si elle eût été poursuivie ; on ne pouvait méconnaître qu’elle attendît impatiemment quelque chose. Ses traits décelaient cependant une joie non dissimulée, qui laissait pressentir que son cœur débordait d’un doux espoir.

 

Si elle eût pu voir quelles craintes venaient parfois troubler son père dans ses réflexions, elle n’eût peut-être pas, si gaie et si joyeuse, rêvé de bonheur et d’avenir ; mais M. de Vlierbecke comprimait ses émotions devant elle, et souriait à son impatience, comme si lui aussi eût vu, avec confiance, un bonheur s’approcher.

 

Enfin, lasse d’aller et de venir, Lénora s’assit auprès de son père, et fixa sur lui son regard limpide et interrogateur.

 

– Ma bonne Lénora, dit-il, ne sois pas si agitée ; nous ne pouvons encore rien savoir aujourd’hui. Demain peut-être ! Modère ta joie, mon enfant ; ta douleur sera d’autant plus facile à vaincre, si Dieu, dans cette affaire, décide contre ton espérance.

 

– Oh ! non, mon père, balbutia Lénora, Dieu me sera favorable ; je le sens à l’émotion de mon cœur. Ne vous étonnez pas, mon père, que je sois si joyeuse ; je vois Gustave parlant à son oncle ; j’entends ce qu’il dit et ce que M. Denecker répond ; je le vois embrasser Gustave et donner son consentement ; sans doute, mon père, j’ai droit de l’espérer ; car M. Denecker m’aimait aussi, et il s’est toujours montré si bienveillant pour moi !…

 

– Tu seras donc bien heureuse, Lénora, si Gustave devient ton fiancé ? demanda M. de Vlierbecke en souriant.

 

– Ne jamais le quitter ! s’écria Lénora, l’aimer, faire le bonheur de sa vie, sa consolation, sa joie ! animer par notre amour la solitude du Grinselhof ! Ah ! nous serons deux alors pour vous faire une douce existence ; Gustave est plus fort que moi pour chasser la tristesse qui obscurcit parfois votre front ; vous vous promènerez, vous causerez, vous chasserez, vous serez heureux avec lui ; il vous aimera comme un fils, il vous vénérera, il vous entourera des plus tendres soins ; son seul souci sur la terre sera de vous rendre heureux, parce qu’il sait que votre bonheur fait le mien ; et moi, je le récompenserai de son dévouement ; je parsèmerai sa route des plus belles fleurs d’une âme reconnaissante. Oh ! oui, nous vivrons tous ensemble alors dans un paradis de joie et d’amour !

 

– Pauvre et ingénue Lénora, dit M. de Vlierbecke en soupirant, que le Seigneur entende ta prière ! Mais le monde est régi par des lois et des coutumes que tu ignores. Une femme doit suivre avec obéissance son mari partout où il lui plaît d’aller. Si Gustave choisit pour lui et pour toi une autre demeure, tu devras lui obéir sans réplique et te consoler peu à peu de mon absence. Une telle séparation me serait, en d’autres circonstances, très pénible ; mais, te sachant heureuse, la solitude ne m’attristera pas.

 

La jeune fille regardait avec surprise et effroi son père tandis qu’il prononçait ces paroles ; lorsqu’il se tut, elle baissa lentement la tête sur sa poitrine, et des larmes silencieuses tombèrent de ses yeux. M. de Vlierbecke lui prit la main et dit d’une voix douce :

 

– Je savais, Lénora, que j’allais t’attrister ; mais il faut t’habituer à l’idée de cette séparation.

 

La jeune fille releva la tête et répondit avec résolution.

 

– Comment ! Gustave voudrait que je vous quittasse ? Vous demeureriez seul au Grinselhof, passant vos jours dans une solitude désolée ? Et moi, j’entrerais dans le monde avec mon mari, et peut-être devrais-je le suivre au milieu des fêtes et des réjouissances ? Mais je n’aurais plus un instant de repos ; où que je me trouvasse, la voix de la conscience crierait dans mon cœur : « Fille ingrate et insensible, ton père souffre ! » Oui, j’aime Gustave, il m’est plus cher que la vie, et je recevrais sa main comme un bienfait de Dieu, et pourtant, s’il me disait : « Abandonnez votre père ! » s’il me donnait à choisir entre vous et lui… je le repousserais ! Je serais triste, je souffrirais horriblement, je mourrais peut-être, mais du moins dans vos bras, mon père !

 

Elle pencha un instant la tête, comme courbée sous le poids d’une triste pensée : mais elle fixa immédiatement sur les yeux de son père un regard courageux et ajouta :

 

– Vous doutez de l’affection de Gustave pour vous ? Vous le croyez capable de remplir votre vie de chagrin, de me séparer de vous ? Ô mon père, vous ne le connaissez pas ! Vous ne savez pas combien il vous respecte et vous aime ! Vous ne savez pas quels trésors de bonté et d’amour renferme son cœur !

 

M. de Vlierbecke attira vers lui sa fille enthousiasmée, et posa sur son front un doux baiser. Il songeait à la calmer par des paroles consolantes ; mais soudain Lénora se dégagea de son bras, souriante et tremblante à la fois. Le doigt tendu vers la fenêtre, elle semblait écouter un bruit qui s’approchait.

 

Le trépignement des chevaux et le roulement des roues sur le chemin firent comprendre à M. de Vlierbecke ce qui était venu si soudainement troubler sa fille. Son visage aussi s’anima d’une expression de joie : il descendit à la hâte et atteignait le seuil au moment où M. Denecker descendait de voiture.

 

Le négociant semblait de très bonne humeur ; il serra cordialement la main du gentilhomme, en lui disant :

 

– Ah ! monsieur de Vlierbecke, je suis enchanté de vous revoir ! Comment allez-vous ? Il me semble que mon neveu a su mettre à profit mon absence !…

 

Tandis qu’il était introduit dans un salon par le gentilhomme avec les politesses d’usage, il frappa familièrement sur l’épaule de celui-ci et dit en riant :

 

– Ah ! ah ! nous étions déjà bons amis, nous allons être compères, je l’espère du moins. Ce coquin de neveu n’a pas mauvais goût, il faut en convenir, et il chercherait longtemps avant de trouver une aussi aimable et aussi jolie femme que Lénora. Voyez-vous, monsieur de Vlierbecke, il faut que ce soit une noce dont on parle encore dans vingt ans !

 

Ce disant, ils étaient entrés dans le salon et s’étaient assis. Le gentilhomme, bien que son cœur battit d’une joyeuse émotion, n’osait croire ce que semblait lui dire le ton de M. Denecker, et regardait celui-ci d’un œil plein de doute. Le négociant reprit :

 

– Eh bien, il paraît que Gustave aspire à son bonheur avec une ardente impatience ; il m’a supplié à genoux de hâter la chose ; j’ai vraiment pitié du jeune fou. C’est pourquoi j’ai laissé chômer pour un jour encore maison et affaires, et j’accours pour en finir. Il m’a dit du moins que vous aviez donné votre consentement. C’est bien à vous, monsieur. J’ai songé aussi à ce mariage pendant mon voyage ; car j’avais remarqué que les flèches de l’amour avaient percé de part en part le cœur de mon neveu ; mais ce n’était pas sans appréhension de vos intentions ; l’inégalité du sang – une idée du temps passé – eût pu parfois vous arrêter…

 

– Ainsi Gustave vous a dit que je consentais à son mariage avec Lénora ? demanda le gentilhomme.

 

– M’aurait-il trompé ? dit M. Denecker avec étonnement.

 

– Non ; mais ne vous a-t-il pas fait une autre communication qui doit vous sembler d’une haute importance ?

 

Le négociant hocha la tête en souriant, et dit d’un ton de plaisanterie :

 

– Ah ! ah ! quelles folies vous lui avez fait accroire ! Mais, entre nous deux, ce sera bientôt éclairci. Il est venu me conter que le Grinselhof ne vous appartient pas et que vous êtes pauvre ! Vous avez trop bonne opinion de mon esprit, monsieur de Vlierbecke, pour croire que je vais ajouter foi à un pareil conte bleu ?

 

Un frisson saisit le gentilhomme ; le ton de bonne humeur et de familiarité de M. Denecker lui avait fait espérer un instant qu’il savait tout, et que, nonobstant cela, il souscrivait au désir de son neveu ; mais les dernières paroles qu’il venait d’entendre lui apprenaient qu’il avait à recommencer les tristes révélations de la veille ; il se prépara avec un froid courage à subir une nouvelle humiliation, et dit :

 

– Monsieur Denecker, ne gardez pas, je vous en prie, le moindre doute sur ce que je vais vous dire. Je veux bien consentir à l’instant à donner ma Lénora pour fiancée à votre neveu ; mais, je vous le déclare ici, je suis pauvre, affreusement pauvre !

 

– Allons, allons, s’écria le négociant. Je comprends bien que vous teniez terriblement à vos écus ; on le sait de longue date ; mais, au moment où vous mariez votre unique enfant, il faut cependant ouvrir le cœur et la bourse, et faire acte de bonne volonté en la dotant selon les convenances. On dit déjà, – pardonnez-moi de le répéter – on dit que vous êtes avare ; que sera-ce lorsqu’on saura que vous laissez partir votre fille unique sans une bonne dot ?

 

Le gentilhomme, assis sur sa chaise, en proie à d’affreuses angoisses, luttait péniblement contre les plaisanteries incrédules de M. Denecker, plaisanteries qui ne lui permettaient pas de changer par de courtes et claires explications la tournure de cette conversation si humiliante pour lui. Ce fut d’une voix presque suppliante qu’il s’écria :

 

– Pour l’amour de Dieu, monsieur, épargnez-moi ces amères allusions. Je vous déclare, sur ma parole de gentilhomme, que je ne possède rien au monde.

 

– Eh bien, répondit le négociant avec un malin sourire, nous allons conclure l’affaire en chiffres sur la table et voir tout de suite si notre compte supporte la preuve. Vous croyez peut-être que je suis venu vous demander de grands sacrifices ? Non, monsieur de Vlierbecke ; Dieu merci, je n’ai pas besoin d’y regarder de si près ; mais le mariage est une affaire qu’on entreprend à deux, et il est juste que chacun apporte quelque chose à la caisse commune, les parts fussent-elles d’ailleurs inégales !

 

– Mon Dieu, mon Dieu ! murmurait le gentilhomme en serrant convulsivement les poings.

 

– Allons, reprit le négociant, je donne à mon neveu une somme de cent mille francs, et, s’il veut rester dans le commerce, mon crédit lui vaudra bien plus encore. Je ne veux pas, je ne désire même pas que vous dotiez Lénora d’une somme égale ; votre haute origine et surtout votre grâce parfaite, peuvent compenser ce qui manquera du côté de la dot – mais la moitié, cinquante mille francs, vous consentirez bien à cela, ou je me trompe fort. Qu’en dites-vous ? Nous donnons-nous la main ?

 

Pâle et tremblant, le gentilhomme était comme anéanti sur son siège ; il dit avec un soupir et d’une voix triste et abattue :

 

– Monsieur Denecker, cet entretien me tue… Cessez de me mettre au supplice. Je vous le répète, je ne possède rien. Et, puisque vous me forcez à parler avant de me faire connaître vos intentions, sachez que le Grinselhof et ses dépendances sont grevés de rentes dont le capital dépasse leur valeur réelle. Il est inutile de vous révéler l’origine de ces dettes ; qu’il me suffise de vous répéter que je dis la vérité, et je vous prie, sans aller plus loin, maintenant que vous connaissez l’état de mes affaires, de vouloir bien me déclarer quel est votre dessein au sujet du mariage de votre neveu.

 

Cette déclaration faite avec une fiévreuse énergie ne convainquit pas encore le négociant. Un certain étonnement se peignit bien sur son visage ; mais il dit avec un sourire incrédule :

 

– Pardonnez-moi, monsieur de Vlierbecke, il m’est impossible de vous croire ; je ne pensais pas que vous fussiez si dur à la détente ; mais soit ! chacun a son travers, l’un est trop avare, l’autre trop prodigue. Quoi qu’il en soit, je veux faire quelque chose pour épargner à Gustave un long chagrin. Voyons, donnez à votre fille vingt-cinq mille francs, sous la condition que le montant de la dot restera secret, car je ne veux pas non plus être tourné en ridicule… Vingt-cinq mille francs ! Vous ne direz pas que c’est trop… une pareille bagatelle suffira à peine à payer leur mobilier. Voyons, soyez raisonnable. Voici ma main !

 

Pris d’un frémissement nerveux, le gentilhomme se leva brusquement et fit tourner d’une main tremblante la clef d’une armoire encastrée dans le mur. Bientôt il jeta sur la table une liasse de papiers et dit :

 

– Tenez, lisez, convainquez-vous !

 

Le négociant se mit à parcourir les papiers ; sa physionomie changea peu à peu ; et, de temps en temps, il hochait la tête en réfléchissant profondément. Pendant ce temps, le gentilhomme disait d’une voix ironique et incisive :

 

– Ah ! vous ne vouliez pas me croire ! Eh bien, basez votre décision sur ces papiers seuls. Il faut que vous sachiez tout ; je ne veux plus revenir sur ce banc de torture : il y a encore une lettre de change de quatre mille francs que je ne puis payer ! Vous le voyez, je suis plus que pauvre, j’ai des dettes !

 

– C’est cependant la vérité ! dit M. Denecker avec stupéfaction. Vous ne possédez rien. Je vois dans ces pièces que mon notaire est aussi le vôtre ; je lui ai parlé de votre fortune… et il m’a laissé dans mon opinion ou, pour mieux dire, dans mon erreur.

 

Comme si un rocher fût tombé de sa poitrine, le gentilhomme respira plus librement, et son visage reprit en quelque sorte la calme et digne expression qui lui était habituelle. Il se rassit et dit avec une froideur contenue :

 

– Maintenant que vous ne doutez plus de ma pauvreté, je vous demande, monsieur Denecker, quelles sont vos intentions.

 

– Mes intentions ? repartit le négociant. Mes intentions sont pour que nous restions bons amis comme devant ; quant au mariage, l’affaire tombe à l’eau, nous n’en parlerons plus. Comment donc avez-vous fait votre compte, monsieur de Vlierbecke ? Je commence seulement à y voir clair ; vous croyiez faire une bonne affaire et vendre votre marchandise aussi cher que possible…

 

– Monsieur ! s’écria le gentilhomme, le regard flamboyant, parlez avec respect de ma fille ! Pauvre ou riche, n’oubliez pas qui elle est !

 

– Ne vous fâchez pas, ne vous fâchez pas, monsieur de Vlierbecke, répondit le négociant ; je ne veux pas vous insulter. Loin de là ; si vous eussiez réussi dans vos vues, je vous eusse peut-être admiré ; mais fin contre fin fait mauvaise doublure. Et, puisque vous êtes si susceptible sur le point d’honneur, permettez-moi de vous demander si vous avez agi bien loyalement envers mon neveu en l’amadouant et en laissant grandir dans son cœur ce malheureux amour ?

 

M. de Vlierbecke courba la tête pour cacher la rougeur de la honte qui couvrait son front et ses joues. Il demeura affaissé sous une émotion mortelle jusqu’à ce que le négociant le rappelât à lui-même par ce mot :

 

– Eh bien ?

 

– Ah ! balbutia M. de Vlierbecke, ayez un peu pitié de moi. Peut-être l’amour de mon enfant m’a-t-il égaré. Dieu a départi à ma Lénora tous les dons qui peuvent orner une femme sur la terre ; j’espérais que sa beauté, la pureté de son âme, la noblesse de son sang étaient des trésors au moins aussi précieux que l’argent…

 

– C’est-à-dire pour un gentilhomme peut-être, mais non pour un négociant, murmura M. Denecker.

 

– Ne me reprochez pas d’avoir amadoué votre neveu ; ce mot me blesse profondément, et il est injuste : en voyant naître en même temps chez Gustave et Lénora une sympathie réciproque, je n’ai pas comprimé le penchant qui les attirait l’un vers l’autre. Au contraire, j’ai, chaque jour dans mes prières, rendu grâces à Dieu, qu’il eût envoyé sur notre route un sauveur pour mon enfant, Oui… un sauveur… car Gustave est un honnête jeune homme qui l’eût rendue heureuse, non par l’argent, mais par la noblesse de son caractère, par la loyauté de ses sentiments. Est-ce donc un si grand crime pour un père que d’inévitables malheurs ont jeté dans l’indigence, d’espérer que son enfant échappera à la misère ?

 

– Assurément non, répondit le négociant ; le tout est de réussir ; et, pour cela, vous vous êtes mal adressé, monsieur de Vlierbecke ; je suis homme à examiner deux fois la marchandise avant de conclure le marché, et il est bien difficile de me faire accepter des pommes pour des citrons…

 

Cette manière de parler, empruntée à la langue du commerce, parut faire souffrir cruellement le gentilhomme et le soumettre à une effroyable torture ; car il se leva brusquement et dit avec une colère croissante :

 

– Vous n’avez donc aucune pitié de mon malheur ? Vous prétendez que j’avais le projet de vous tromper ? Mais est-ce vous qui avez découvert mon indigence ? Après les révélations que je vous ai faites sans que rien m’y forçât, n’êtes-vous pas libre d’agir comme vous le voudrez ? Et, croyez-le bien, si j’écoute humblement vos reproches, si je reconnais moi-même mon erreur, ma faute, cependant tout sentiment de dignité n’est pas mort dans mon âme. Vous parlez de marchandise comme si vous veniez ici acheter quelque chose ? Est-ce ma Lénora ? Tous vos trésors n’y suffiraient pas, monsieur ! Et, si à vos yeux l’amour n’est pas assez puissant pour faire disparaître l’inégalité pécuniaire qui nous sépare, sachez que je m’appelle de Vlierbecke, et que ce nom, même dans la misère, pèse plus que tout votre or !

 

Pendant cette sortie, une ardente indignation s’était peinte sur le visage du gentilhomme ; ses yeux lançaient des éclairs de feu sur le négociant, qui, troublé par la parole exaltée et le geste animé de M. de Vlierbecke, reculait devant lui en le regardant avec stupéfaction.

 

– Mon Dieu ! dit-il enfin, il ne faut pas tant de grands mots ; chacun reste ce qu’il est, chacun garde ce qu’il a, et l’affaire finit là. Seulement, il me reste une demande à vous faire, c’est que vous ne receviez plus mon neveu… Autrement…

 

– Autrement ! s’écria le gentilhomme d’une voix courroucée ; une menace à moi ?

 

Mais il se contraignit, et dit avec une froideur apparente :

 

– Assez ! Faut-il faire approcher la voiture de M. Denecker ?

 

– Comme il vous plaira, répondit le négociant ; nous ne pouvons faire affaire ensemble, ce n’est pas un motif pour devenir ennemis…

 

– C’est bien ! brisons là, monsieur ! Cet entretien me blesse… il doit finir…

 

En disant ces mots, il conduisit le négociant jusqu’au seuil, et prit congé de lui par un bref salut.

 

M. de Vlierbecke rentra dans le salon, se laissa tomber sur une chaise, et porta convulsivement les mains à son front, tandis qu’un rauque soupir montait de sa poitrine haletante et oppressée à sa gorge contractée.

 

Il demeura quelque temps silencieux et immobile ; mais bientôt ses mains retombèrent lourdement sur ses genoux. Il était pâle comme la mort ; son âme s’enfonçait dans l’abîme des plus déchirantes pensées ; cependant pas un mouvement nerveux, pas une seule ride ne trahissait sur sa physionomie le martyre de son cœur.

 

Tout à coup il entendit un bruit de pas dans la chambre supérieure. Il revint à lui, et, tremblant d’angoisse et d’effroi :

 

– Dieu ! ma pauvre Lénora ! s’écria-t-il. Elle vient ! Je n’ai point encore assez souffert ; il me faut briser le cœur de ma fille, lui arracher avec une froide cruauté toutes ses espérances, anéantir ses plus doux rêves, la voir sous mes yeux succomber de douleur ! Ah ! si je pouvais éviter cette désolante révélation ! Que dire ? comment exprimer ?…

 

Un sourire plein d’amertume contracta ses lèvres ; il reprit avec une triste ironie :

 

– Ah ! cache tes souffrances, reprends courage ! Si ton cœur est saignant et déchiré, si le désespoir ronge tes entrailles, oh ! souris, souris… Oui, la vie est pour toi une éternelle raillerie ; mais que peux-tu faire, misérable avorton, sinon te soumettre, céder sans lutte, et accepter le joug comme un impuissant esclave que tu es ? Arrière tout sentiment de révolte ! Silence, silence, voici ton enfant !

 

En effet, Lénora ouvrait la porte du salon et courait à son père en fixant sur lui un regard interrogateur, mais rempli d’espoir.

 

Quelque effort que fit sur lui-même M. de Vlierbecke pour dissimuler son anxiété, il n’y réussit pas cette fois. Lénora lut bientôt sur ses traits qu’il était en proie à une profonde douleur. Comme il gardait le silence, elle se prit à trembler et demanda avec une fiévreuse impatience :

 

– Eh bien, eh bien, mon père ?

 

– Hélas ! mon enfant, dit le gentilhomme en soupirant, nous ne sommes pas heureux : Dieu nous éprouve par de rudes coups ; inclinons-nous devant sa toute-puissante volonté.

 

– Que voulez-vous dire ? Que dois-je craindre ? dit Lénora hors d’elle. Parlez, mon père. A-t-il refusé ?

 

– Il a refusé, Lénora !

 

– Non, non, s’écria la jeune fille, ce n’est pas possible !

 

– Refusé parce qu’il possède des millions, et qu’auprès de lui nous ne sommes que de pauvres gens.

 

– C’est donc vrai ! Gustave est perdu pour moi ? perdu sans espoir ?

 

– Sans espoir ! répéta le père d’une voix sombre.

 

Un cri aigu s’échappa de la bouche de la jeune fille ; elle courut à la table, y laissa tomber sa tête en pleurant amèrement ; des sanglots déchirants soulevaient sa poitrine, et, de temps en temps, elle murmurait d’une voix désespérée le nom de son bien-aimé.

 

Le gentilhomme se leva et contempla un instant la douleur de sa fille. Une inexprimable tristesse était empreinte sur son visage ; son regard, si ardent d’habitude, était terne et abattu, et il serrait convulsivement les poings. Il s’approcha de la jeune fille, et, joignant les mains, lui dit d’une voix suppliante :

 

– Lénora, aie pitié de moi ! Dans cette fatale entrevue avec M. Denecker, j’ai souffert tous les tourments qui peuvent torturer le cœur d’un gentilhomme, le cœur d’un père ; j’ai bu à longs traits le fiel de la honte ; j’ai vidé jusqu’à la lie la coupe de l’humiliation… Mais tout cela n’est rien auprès de ta douleur. Oh ! je t’en supplie, remets-toi, montre-moi ton doux visage que j’aime tant, laisse-moi retrouver des forces dans ta résignation… Lénora !… ah ! ma tête se perd ; je me sens mourir de désespoir !

 

En prononçant ces mots, il s’affaissa sur une chaise, brisé par la foudroyante émotion qui l’accablait. Lénora s’approcha de son père, appuya la tête sur son épaule, et dit d’une voix entrecoupée de sanglots :

 

– Ne le revoir jamais ! renoncer à son amour ! perdre ce bonheur si longtemps rêvé ! hélas ! hélas ! il en mourra de chagrin…

 

– Lénora ! Lénora ! dit le gentilhomme d’un ton suppliant.

 

– Oh ! mon père bien-aimé, s’écria la jeune fille, perdre Gustave pour toujours ! Cette affreuse pensée m’accable ; tant que je serai près de vous, je bénirai et je remercierai Dieu… Mais les larmes m’étouffent maintenant ; ah ! je vous en prie, laissez-moi pleurer !

 

M. de Vlierbecke serra plus étroitement sa fille sur son sein, et respecta silencieusement l’affliction de l’infortunée Lénora.

 

Un silence de mort régnait autour d’eux. Ils restèrent longtemps enlacés dans les bras l’un de l’autre, jusqu’à ce que l’excès même de la douleur relâchât leur étreinte et ouvrit leurs cœurs à de mutuelles consolations.

 

VI

Quatre jours s’étaient écoulés depuis que M. Denecker avait refusé de consentir au mariage de Gustave avec Lénora, lorsque parut dans la lande de bruyère, à une demi-lieue environ du Grinselhof, une voiture de louage, qui s’arrêta bientôt dans un chemin détourné.

 

Un jeune homme en descendit et indiqua au cocher une auberge assez éloignée ; les chevaux firent un demi-tour, et la voiture reprit la route qu’elle venait de suivre, tandis que le jeune homme s’avançait d’un pas rapide dans la direction opposée. Il paraissait en proie à une vive agitation, et frissonnait parfois comme épouvanté par ses propres pensées.

 

Dès que le Grinselhof apparut à travers les arbres, il se mit à marcher avec précaution le long de la haie ou à passer d’un côté à l’autre du chemin en cherchant les endroits où l’épaisseur du feuillage pouvait le cacher. Arrivé à l’allée qui précédait la cour, il poussa un cri de joie : la porte était ouverte.

 

Grâce aux arbres et aux buissons, il se glissa sans être vu jusqu’au pont, passa sur la pointe du pied devant la ferme, et franchit l’épais massif qui ceignait le Grinselhof comme un mur.

 

À peine eut-il fait quelques pas dans le jardin, qu’il s’arrêta tremblant.

 

Lénora était assise sous le catalpa, la tête appuyée sur le bord de la table ; de violents sanglots soulevaient son sein, et, à travers ses doigts qui voilaient son regard, des larmes brillantes tombaient comme des perles sur le sable du chemin.

 

Le jeune homme s’avança d’un pas léger ; mais, si doucement qu’il marchât, la jeune fille leva la tête, et bondit toute tremblante en arrière, tandis que le nom de Gustave s’échappait de sa poitrine comme un cri d’angoisse. Elle voulut fuir ; mais, avant qu’elle eût pu faire un pas, le jeune homme, à genoux devant elle, saisissait convulsivement ses mains, et disait avec une fiévreuse émotion :

 

– Lénora, Lénora, écoutez-moi ! Si vous me fuyez, si vous me refusez la consolation de vous dire, dans un dernier adieu, ce que je souffre et ce que j’espère, je meurs à vos pieds ou je pars, le cœur brisé, pour aller m’éteindre loin de ma patrie, loin de vous, ma sœur, ma bien-aimée, ma fiancée. Ah ! Lénora, au nom de notre amour si doux et si pur, ne me repoussez pas !

 

Bien que Lénora tremblât de tous ses membres, ses traits prirent une expression de dignité et d’orgueil blessé. Elle répondit d’un ton froid et réservé :

 

– Votre hardiesse m’étonne, monsieur ! Il vous a fallu un bien triste courage pour reparaître au Grinselhof après l’affront qui a été fait à mon père. Il est au lit, malade ; son âme a succombé sous le poids de l’outrage, et la fièvre l’a saisi. Est-ce là la récompense de mon affection pour vous ?

 

– Mon Dieu, mon Dieu, vous m’accusez, Lénora ! Quel crime ai-je donc commis ? s’écria le jeune homme avec désespoir.

 

– Il n’y a plus rien de commun entre nous, reprit la jeune fille ; si nous ne sommes pas aussi riches que vous, monsieur, le sang qui coule dans nos veines ne souffre pas d’injure ! Levez-vous, partez ; je ne dois plus vous voir !

 

– Grâce ! pitié ! dit Gustave, le regard suppliant et en levant les mains vers elle ; grâce ! je suis innocent, Lénora !

 

La jeune fille cacha les larmes qui germaient dans ses yeux, et se détourna de lui, prête à s’éloigner.

 

– Cruelle ! s’écria le jeune homme d’une voix déchirante, vous me quittez pour toujours, sans un adieu, sans un mot de consolation ? Vous demeurez sourde à ma prière, insensible à ma douleur ?

 

C’est bien, je subirai mon sort : vous l’avez voulu !

 

Il se releva brusquement, puis sa tête se pencha sur la table, tandis qu’il continuait en versant des larmes amères :

 

– Lénora, mon amie, vous me condamnez à mourir ! Je vous pardonne : soyez heureuse sur la terre sans moi ! Adieu, adieu pour toujours !

 

En disant ces mots, ses forces l’abandonnèrent ; il tomba sur le siège que venait de quitter Lénora, et ses bras défaillants s’affaissèrent sur la table.

 

Lénora avait fait deux ou trois pas pour s’éloigner ; mais les tristes plaintes de Gustave l’avaient retenue. On pouvait lire sur son visage un violent combat entre le devoir et l’amour. Enfin, son cœur parut faiblir dans la lutte, et des larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Elle s’approcha lentement du jeune homme, prit une de ses mains, et murmura d’une voix attendrie et pleine de sanglots :

 

– Gustave, mon pauvre ami, nous sommes bien malheureux, n’est-ce pas ?

 

Au contact de cette main chérie, au doux son de cette voix aimée, le jeune homme revint à lui. Son regard s’arrêta sur les yeux de la jeune fille avec un ineffable sourire, et, à demi égaré par la joie, il lui dit :

 

– Lénora, chère Lénora, vous êtes revenue à moi ! Vous avez pitié de mes douleurs ! Vous ne me haïssez donc pas ?

 

– Un amour comme le nôtre s’éteint-il en un jour, Gustave ? dit la jeune fille en soupirant.

 

– Oh ! non, non, s’écria le jeune homme avec exaltation, il est éternel ! N’est-ce pas, Lénora, éternel, tout-puissant contre le malheur, impérissable tant que le cœur bat dans la poitrine ?

 

La jeune fille pencha la tête, baissa les yeux, et répondit d’une voix solennelle :

 

– Ne croyez pas, Gustave, que notre séparation me fasse souffrir moins que vous ; si l’assurance de mon amour peut adoucir pour vous les peines de l’absence, soyez fort et courageux. Mon cœur désolé gardera votre souvenir ; je vous suivrai en esprit et je vous aimerai jusqu’à ce que la mort vienne combler l’abîme qui nous sépare aujourd’hui. Nous nous retrouverons là-haut, auprès de Dieu, mais jamais sur la terre !

 

– Vous vous trompez, Lénora ! s’écria Gustave avec une sorte de joie, il y a encore de l’espoir ! Mon oncle n’est pas inexorable : il cédera par pitié pour mon désespoir !

 

– C’est possible ; mais le sentiment de l’honneur est inflexible chez mon père, répondit la jeune fille d’une voix triste et fière à la fois. Éloignez-vous, Gustave ; j’ai trop longtemps déjà oublié l’ordre de mon père, et méconnu ce que je dois à mon honneur en demeurant seule avec un homme qui ne peut devenir mon époux ! Partez ! Si quelqu’un nous surprenait, mon malheureux père en mourrait de honte et de chagrin.

 

– Un seul instant encore, ma bonne et chère Lénora ! Écoutez bien ce que je vais vous dire : mon oncle m’a refusé votre main ; j’ai pleuré, prié, je me suis arraché les cheveux. Rien n’a pu le faire changer de résolution ; le désespoir m’a jeté hors de moi ; je me suis révolté contre mon bienfaiteur, je l’ai menacé comme un ingrat, j’ai dit des choses qui m’ont donné horreur de moi-même même lorsque l’accès de fièvre a été dissipé. Je lui ai demandé pardon à genoux ; mon oncle a un bon cœur : il m’a pardonné à condition que j’entreprendrais avec lui, immédiatement et sans résistance, un voyage en Italie depuis longtemps projeté. Il espère que je vous oublierai ! Moi, vous oublier, Lénora ! J’ai consenti à ce voyage avec une joie secrète. Ah ! je vais, pendant des mois entiers, me trouver seul avec mon oncle ; je vais le combler de soins et d’amour, je vais l’attendrir par un dévouement sans bornes, le supplier sans relâche de me donner son consentement, le vaincre enfin et revenir triomphant, Lénora, pour vous offrir ma vie et ma main, parer votre front de la joyeuse couronne de fiancée, et vous proclamer à genoux, à la face des saints autels, la compagne de mon choix.

 

Un doux sourire éclaira le visage de la jeune fille, et dans son limpide regard se peignit le ravissement que lui faisait éprouver la peinture enchanteresse d’un bonheur encore possible ; mais le prestige s’évanouit bientôt. Elle répondit avec une morne tristesse.

 

– Pauvre ami, il est cruel d’arracher ce dernier espoir de votre cœur, et cependant il le faut. Votre oncle consentirait peut-être ; mais mon père ?

 

– Votre père, Lénora ? Il pardonnera tout, et me recevra dans ses bras comme un fils retrouvé…

 

– Non, non, ne croyez pas cela, Gustave ; on l’a blessé dans son honneur : comme chrétien, il pardonnerait ; comme gentilhomme, il n’oubliera jamais l’outrage qu’il a reçu !

 

– Ah ! Lénora, vous êtes injuste envers votre père. Si je reviens avec l’assentiment de mon oncle, et si je lui dis : « Je ferai le bonheur de votre enfant ; donnez-moi Lénora pour épouse ; j’embellirai sa vie par toutes les joies que l’amour d’un époux a jamais données à une femme ; son sort ici-bas sera digne d’envie ! » si je lui dis cela, que croyez-vous qu’il réponde ?

 

Lénora baissa les yeux.

 

– Vous connaissez sa bonté infinie, Gustave. Mon bonheur est son unique préoccupation ; il vous bénirait en remerciant Dieu.

 

– N’est-il pas vrai, Lénora, qu’il consentirait ? Vous voyez bien que tout n’est pas perdu. Un joyeux rayon éclaire encore notre avenir. Abandonnez-vous à ce doux espoir, ma bien-aimée. Oh ! oui ! ne vous désolez pas : laissez-moi emporter, dans mon triste voyage, l’assurance que vous m’attendrez avec confiance dans la bonté de Dieu. Puis souvenez-vous de moi dans vos prières, prononcez quelquefois mon nom dans ces sentiers ombragés où les premières aspirations de l’amour ont si doucement ému nos cœurs, où, pendant deux mois, j’ai goûté près de vous toute une éternité de bonheur ; souriez-moi du fond de votre solitude, mon âme entendra votre lointain salut ; votre souvenir sera mon unique joie, et j’y puiserai le courage de supporter l’absence…

 

Lénora pleurait silencieusement ; la douce et émouvante parole du jeune homme avait tout à fait vaincu son orgueil ; son cœur n’avait plus de place que pour l’amour et la tristesse. Gustave s’en aperçut.

 

– Je pars, Lénora, dit-il, fort de votre affection ! C’est avec un ferme espoir que je quitte mon pays et ma bien-aimée. Quoi qu’il arrive maintenant, je ne me laisserai abattre ni par le chagrin, ni par le découragement. Lénora, vous penserez à moi, tous les jours, n’est-ce pas ?

 

– Mon Dieu, j’ai promis à mon père de vous oublier ! murmura la jeune fille avec une sorte d’effroi.

 

– M’oublier ? Vous vous efforcerez de m’oublier ?

 

– Non, Gustave, dit-elle d’une voix douce ; je désobéirai pour la première fois à mon père ; je sens mon impuissance à tenir une vaine promesse, je ne puis vous oublier ; je vous aimerai jusqu’à ma dernière heure : c’est ma destinée sur la terre !

 

– Oh ! merci, merci, Lénora, s’écria Gustave avec exaltation. Tes douces paroles me font puissant contre le sort. Reste ici, ma bien-aimée, sous la garde de Dieu ; ton image me suivra comme un ange protecteur ; dans mes joies et dans mes douleurs, le jour et la nuit, toujours… toujours tu seras sous mes yeux, Lénora ! La séparation brise mon cœur ; mais le devoir commande, je sais qu’il faut obéir. Adieu, adieu !

 

Il saisit convulsivement les mains de la jeune fille, les serra d’une étreinte fébrile, et disparut sous les massifs de verdure.

 

– Adieu, adieu, Gustave ! s’écria Lénora hors d’elle.

 

Et, comme anéantie, elle chercha un siège d’une main tremblante, y tomba épuisée, abîmée dans une douleur inexprimable et versant un torrent de larmes.

 

VII

Lénora avait révélé à son père la dernière visite de Gustave et s’était efforcée de faire accepter à son cœur le doux espoir d’un avenir meilleur ; mais M. de Vlierbecke avait écouté son récit comme s’il y eût été insensible ; il l’avait écouté en souriant amèrement et sans donner à sa fille une seule réponse positive.

 

Depuis ce jour, le Grinselhof était devenu plus solitaire et plus triste qu’auparavant. Le gentilhomme, visiblement torturé par une secrète douleur, était le plus souvent assis, le front dans les mains, le regard pensif et fixé sur le sol. Sans doute apparaissait à ses yeux le fatal jour d’échéance de la lettre de change, jour qui s’approchait menaçant et inévitable, et qui devait plonger pour toujours dans la plus affreuse misère le malheureux père et son enfant.

 

Lénora dissimulait ses propres souffrances pour ne pas accroître par sa tristesse l’inexplicable chagrin de son père. Bien que son âme débordât de pensées désolantes, elle feignait d’être consolée et joyeuse. Elle faisait et disait tout ce que lui inspirait son cœur aimant pour arracher le gentilhomme à ses mornes rêveries. Mais tous ses efforts étaient vains ; son père la récompensait bien par un sourire ou par une tendre caresse, mais le sourire était triste, la caresse contrainte et languissante.

 

Si parfois Lénora, les larmes aux yeux, demandait à son père la cause de sa douleur, il savait toujours éviter toute explication sur ce point. Pendant des jours entiers, il errait seul et absorbé par de sombres pensées, dans les allées les plus obscures du jardin, et semblait fuir la présence de sa fille elle-même. Si Lénora l’apercevait de loin, elle surprenait dans son regard une expression farouche où se mariaient l’irritation et le désespoir, et qu’accompagnaient des gestes brusques et convulsifs. S’approchait-elle de lui pour adoucir son chagrin par les marques de l’amour le plus dévoué, il répondait à peine à ses affectueuses questions et la quittait pour chercher dans la maison un refuge où il trouvât la solitude.

 

Un mois entier se passa ainsi, un mois de morne tristesse et de silencieuses souffrances.

 

Cependant Lénora remarquait avec désespoir le rapide amaigrissement et la croissante pâleur du visage de son père, et combien son œil si vif perdait chaque jour de son éclat : on eût dit qu’une maladie de langueur minait sa santé et consumait sa vie.

 

Vers cette époque, un changement dans la conduite de son père vint convaincre la jeune fille qu’un triste secret, un secret terrible peut-être, pesait sur son cœur.

 

Depuis huit jours s’allumait parfois dans ses yeux un ardent éclair ; il semblait toujours en proie à une fièvre violente ; ses paroles, ses gestes, toutes ses actions témoignaient d’une vive et profonde inquiétude. Puis, chaque semaine, il se rendait deux ou trois fois en voiture à Anvers, sans laisser pressentir le moins du monde ce qu’il y allait faire. Il revenait tard au Grinselhof, s’asseyait à la table du souper, silencieux et résigné, et engageait bientôt Lénora à s’aller reposer, tandis que lui-même se retirait avec une lampe dans sa chambre à coucher. Mais sa fille désolée savait qu’il n’y trouvait pas le repos ; car, pendant les longues heures que l’angoisse dérobait au sommeil, elle entendait souvent le plancher qui craquait sous les pas de son père, et alors elle tremblait dans son lit de tristesse et d’effroi.

 

Lénora était très courageuse de sa nature et devait à son éducation exceptionnelle une force d’âme presque masculine ; peu à peu grandissait en elle la résolution de forcer son père à lui révéler son secret. Bien que le respect qu’elle lui portait la fît hésiter, son dévouement inquiet lui donnait chaque jour plus de courage et de hardiesse. Souvent elle était allée à la recherche de son père avec l’intention d’accomplir son dessein ; mais le regard pénétrant du gentilhomme et l’expression de sa physionomie l’avaient chaque fois retenue. Elle voyait que son père, devinant ses intentions, tremblait en sa présence, de peur qu’elle ne l’interrogeât.

 

Un jour, M. de Vlierbecke était de nouveau parti de très bon matin pour la ville.

 

L’heure de midi était déjà passée. Lénora, en proie à de tristes réflexions, errait lentement dans la maison. Des paroles entrecoupées lui échappaient, elle s’arrêtait brusquement, elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux. Distraite et sans savoir ce qu’elle faisait, elle ouvrit le tiroir de la table qui servait habituellement de bureau à son père. Peut-être le désir de pénétrer le secret de son père la poussait-il à cette action sans qu’elle s’en rendît compte. Elle trouva dans le tiroir un seul papier déployé.

 

À peine son regard s’y fut-il arrêté, qu’une pâleur soudaine se répandit sur ses joues, et ce fut en frissonnant qu’elle prit connaissance de la pièce découverte.

 

Bientôt elle referma le tiroir tout épouvantée ; elle quitta la chambre, la tête penchée, la démarche lente, profondément accablée.

 

Arrivée dans la chambre voisine, elle s’assit, demeura un instant muette, immobile, les yeux baissés, et murmura enfin :

 

– Vendre le Grinselhof ! Pourquoi ? M. Denecker a insulté mon père parce que nous n’étions pas assez riches ? Quel est ce secret ? Serions nous vraiment pauvres ? Quel trait de lumière ! Mon Dieu, c’est donc là le mot de l’énigme ! c’est là la cause de la tristesse de mon père !

 

Elle retomba dans une sombre rêverie. Mais peu à peu sa physionomie s’éclaira, ses lèvres s’agitèrent, ses yeux brillèrent de résolution.

 

Tandis qu’elle cherchait à se roidir contre le sort, et se préparait à lutter victorieusement contre l’infortune et la misère, elle aperçut tout à coup la vieille voiture qui rentrait au Grinselhof. À peine sur le seuil de la maison, elle vit son père affaissé sur lui-même plutôt qu’assis, le front penché sur la poitrine, comme un homme privé de sentiment, et, lorsqu’il descendit et qu’elle put considérer ses traits, la pâleur mortelle qui les couvrait la fit frissonner.

 

Profondément émue, elle n’eut pas la force d’adresser un mot à son père, et, muette, elle le laissa entrer dans la maison pour se réfugier sans doute encore dans la chambre la plus retirée.

 

À peine cependant fut-elle demeurée un instant sur la porte, qu’une vive rougeur colora son front et ses joues, et que la flamme d’une ferme résolution brilla dans ses yeux noirs encore humides de larmes. Elle s’élança sur les pas de son père en se disant à elle-même avec une fiévreuse énergie :

 

– Un sentiment de respect doit-il m’arrêter plus longtemps ? Dois-je laisser mourir mon père ? Ah ! non, non ! Je veux tout savoir, je veux arracher de son cœur le ver qui le ronge, je veux le sauver par mon amour !

 

Sans regarder derrière elle, elle parcourt deux ou trois chambres en ouvrant vivement les portes et sans s’annoncer ; dans la dernière pièce, elle vit son père assis, les coudes appuyés sur une table, le front dans les mains ; des larmes abondantes coulaient de ses yeux.

 

Lénora s’élança vers lui, tomba à ses genoux en sanglotant, et, levant vers lui des mains suppliantes, elle s’écria :

 

– Pitié pour moi, mon père ! je vous en supplie à genoux, partagez avec moi votre tristesse ; dites-moi ce qui déchire votre cœur. Je veux savoir pourquoi mon père se réfugie, pour pleurer, dans la solitude !

 

– Lénora, seul trésor qui me reste sur la terre, répondit le gentilhomme d’une voix brisée, le désespoir peint sur ses traits, et en relevant sa fille ; Lénora, je t’ai bien fait souffrir, n’est-il pas vrai ? Oh ! viens, viens, cherche un asile sur mon sein : un coup terrible va nous frapper, ma pauvre enfant !

 

La jeune fille parut ne pas faire attention à ces plaintes ; elle échappa à l’étreinte paternelle, et, d’un ton qui accusait une ferme résolution, elle reprit :

 

– Mon père, je suis venue avec l’immuable dessein d’apprendre la cause de vos souffrances ; je ne partirai pas sans savoir quel sentiment hostile ou quel malheur m’a si longtemps privée de votre amour. Quelque infinie que soit ma vénération pour vous, le devoir me parle toutefois plus haut encore. Je veux, je dois connaître le secret de vos douleurs !

 

– Toi, privée de l’amour de ton père ? dit le gentilhomme. Le secret de mes douleurs est précisément mon amour pour toi, mon enfant adorée. Pendant dix ans, j’ai bu au calice le plus amer, en priant Dieu chaque jour qu’il te rende heureuse ici-bas. Hélas ! il a pour jamais rejeté ma prière !

 

– Je serai donc malheureuse ? demanda Lénora sans trahir la moindre émotion.

 

– Malheureuse par la misère qui nous attend, répondit le père ; le malheur qui nous frappe nous dépouille de tout ce que nous possédons, il nous faut quitter le Grinselhof.

 

Ces dernières paroles, qui confirmaient pleinement ses craintes, parurent frapper un instant la jeune fille de consternation ; mais elle comprima bientôt cette émotion et dit avec un courage croissant :

 

– Ce n’est pas parce que ce malheur vous frappe que vous languissez et que vous mourez lentement ; je connais votre invincible force de caractère, mon père ; non, c’est parce que je dois partager votre pauvreté que votre cœur faiblit et succombe. Soyez béni pour votre fervente affection. Mais, dites-moi, si l’on venait m’offrir toutes les richesses de la terre à condition que je consentisse à vous voir souffrir un seul jour, que croyez-vous que je répondrais ?

 

Muet et surpris, le gentilhomme contemplait sa fille en proie à une généreuse exaltation, et dont le regard brillait d’un feu héroïque. Un doux serrement de main fut sa seule réponse.

 

– Ah ! continua-t-elle, je refuserais tous les trésors du monde, et, sans regret, j’accepterais la misère… Et vous, mon père, si l’on vous offrait tout l’or de l’Amérique pour la perte de votre Lénora, que feriez-vous ?

 

– Ciel ! s’écria le père d’une voix entrecoupée, donne-t-on sa vie pour de l’or ?

 

– Ainsi, reprit la jeune fille, le bon Dieu nous a laissé à tous deux ce qui nous est le plus cher en ce monde. Pourquoi nous plaindre lorsque nous avons à bénir sa miséricorde ? Que votre cœur reprenne courage, mon père ; quel que soit le sort qui nous attend, et dussions-nous habiter une chaumière, rien ne pourra nous abattre, tant que nous serons l’un près de l’autre !

 

Un sourire où se confondaient la surprise et l’admiration éclaira le visage du gentilhomme ; il semblait déconcerté, comme si quelque chose d’inouï se fût passé sous ses yeux. Il joignit les mains et s’écria :

 

– Lénora, Lénora, mon enfant, tu n’appartiens pas à la terre, tu es un ange. Mon esprit s’égare ; je ne comprends pas ta grandeur d’âme !

 

La jeune fille vit avec une joie indicible qu’elle avait vaincu ; la flamme du courage s’était rallumée dans le regard de son père, sa noble tête se relevait lentement sous l’impulsion du sentiment de dignité qui gonflait son sein. Lénora contempla un instant, avec un sourire céleste, l’effet qu’avaient produit ses paroles, et s’écria d’un ton inspiré :

 

– Debout, debout, mon père ! Venez dans mes bras ! Plus de chagrin ! Unis comme nous le sommes, le sort est impuissant contre nous !

 

Le père et la fille s’élancèrent en effet l’un vers l’autre et demeurèrent quelques instants abîmés dans une profonde félicité. Après ce fervent et saint embrassement, ils s’assirent, la main dans la main, l’un auprès de l’autre, et sur les traits de tous deux rayonnait un inexprimable sourire de bonheur ; on eût dit qu’ils avaient oublié le monde entier.

 

Le gentilhomme était encore plus ému que sa fille ; les larmes aux yeux, il reprit d’une voix exaltée :

 

– Un nouveau sang ranime mon cœur ; une vie nouvelle circule dans mes veines ! Oh ! je suis coupable, Lénora ; j’ai mal fait de ne pas te dire tout ; mais il faut me pardonner ; la crainte de t’affliger, l’espoir de trouver une porte de salut, m’ont arrêté. Je ne te connaissais pas encore tout entière ; je ne savais pas bien encore quel inestimable trésor Dieu m’avait donné dans sa bonté. Tu vas tout savoir ; aussi bien ne pourrais-je te cacher plus longtemps le secret de ma conduite et de mon chagrin ; l’époque fatale est arrivée, le coup que je redoutais est imminent, et ne peut plus être détourné. Es-tu prête à entendre une révélation, Lénora ?

 

La jeune fille, heureuse de voir le calme et radieux sourire de son père, répondit d’une voix douce et caressante :

 

– Ô mon père, épanchez toutes vos douleurs dans mon cœur, mais ne me cachez rien ; ma part doit être entière. Vous sentirez combien, à chaque confidence, votre cœur sera soulagé.

 

Le gentilhomme prit la main de sa fille et répondit d’un ton solennel :

 

– Prends donc ta part de mes souffrances et aide-moi à porter ma croix. Je ne te dissimulerai rien. Ce que je vais te dire est une triste et lamentable histoire, mais ne tremble pas, mon enfant ; si quelque chose doit t’émouvoir, ce sera le tableau des tortures de ton père. Tu sauras aussi pourquoi M. Denecker a pu agir envers nous comme il l’a fait.

 

Il laissa la main de sa fille et, sans détourner d’elle son regard, commença son récit d’une voix calme.

 

« Tu étais petite encore, Lénora ; mais, aimante et douce comme aujourd’hui, tu faisais la joie et le bonheur de ta mère. Nous habitions l’humble manoir de nos pères, sans que rien vînt troubler la paix de notre existence, et, grâce à l’économie, nous trouvions dans nos revenus le moyen de faire honneur à notre nom et à notre rang.

 

« J’avais un frère plus jeune que moi, doué d’un excellent cœur, généreux, mais imprudent. Il habitait la ville et avait épousé une femme de race noble, qui n’était pas plus riche que lui-même. Celle-ci, poussée par l’ostentation, l’excita-t-elle à tenter par des moyens chanceux d’augmenter ses revenus ? C’est ce que j’ignore. Toujours est-il qu’il spéculait sur les fonds publics. Tu ne comprends pas ce que je veux dire ? C’est un jeu auquel on peut en un instant gagner des millions, mais un jeu qui peut aussi vous plonger en peu de temps dans la plus profonde misère, un jeu qui, gentilhomme ou millionnaire, vous réduit, comme par magie, à la besace du mendiant.

 

« Mon frère fit d’abord des bénéfices considérables, et monta sa maison sur un tel pied que les plus riches pouvaient lui porter envie. Il venait souvent nous voir ; il t’apportait, à toi qui étais sa filleule, mille cadeaux, et nous témoignait d’autant plus d’affection que sa fortune allait dépassant la nôtre.

 

« Bien souvent je lui remontrai combien les opérations auxquelles il se livrait étaient périlleuses, et je m’efforçai de lui faire sentir qu’il ne convenait pas à un gentilhomme de risquer chaque jour sa fortune et son honneur sur une nouvelle incertaine. Comme le succès lui donnait raison contre moi, mes remontrances se trouvaient impuissantes : la passion du jeu, car c’est un jeu, l’emportait sur la sagesse de mes conseils.

 

« Le bonheur qui l’avait longtemps favorisé parut enfin vouloir l’abandonner ; il perdit une bonne partie de ses premiers gains, et vit peu à peu sa fortune s’amoindrir. Cependant le courage ne l’abandonna pas. Au contraire, il parut se roidir avec obstination contre le sort, et se tint pour certain qu’il forcerait la chance inconstante à tourner en sa faveur. Fatale illusion !

 

« Un soir d’hiver, je tremble quand j’y pense ! j’étais au salon, prêt à m’aller coucher ; tu étais déjà au lit et ta mère priait à ton chevet comme elle en avait l’habitude. Un ouragan terrible grondait au dehors ; des tourbillons de grêle fouettaient les vitres ; le vent rugissait dans les arbres et semblait vouloir arracher la maison de ses fondements. Sous l’influence de la tempête, j’étais tombé dans de sombres pensées. Tout à coup un violent coup de sonnette retentit à la porte, tandis que des hennissements annonçaient l’arrivée d’une voiture. Un domestique – nous en avions deux alors – un domestique alla ouvrir ; une femme s’élança dans la chambre et tomba à mes pieds en fondant en larmes ! C’était la femme de mon frère !

 

« Tremblant de surprise et d’effroi, je veux la relever ; mais elle embrasse mes genoux et implore mon aide, les joues baignées par un torrent de larmes. Elle implore de moi, en paroles entrecoupées et obscures, la vie de mon frère, et me fait frémir en me laissant soupçonner un épouvantable malheur…

 

« Ta mère entra sur ces entrefaites ; tous deux nous nous efforçâmes de calmer la pauvre femme, à demi folle de désespoir ; les marques d’intérêt et d’affection que nous lui prodiguions réussirent à la ramener à elle.

 

« Hélas ! mon frère avait tout perdu, tout, et même plus qu’il ne possédait. Le récit de sa femme était déchirant, et plus d’une fois il nous arracha des larmes ; mais la fin surtout nous jeta dans une affreuse et inexprimable anxiété. Mon frère, accablé par la certitude de ne pouvoir faire honneur à son nom, poursuivi par la pensée que la loi et la justice allaient intervenir dans ses affaires, mon frère était tombé dans un morne désespoir : l’infortuné avait voulu attenter à sa vie. Sa malheureuse femme, guidée par Dieu, l’avait surpris dans l’accomplissement de sa coupable résolution, et lui avait arraché l’arme meurtrière dont il allait se frapper. Il était enfermé dans une chambre, muet, anéanti, le front sur les genoux, et surveillé de près par deux amis fidèles. Si quelqu’un sur la terre pouvait le sauver, c’était assurément son frère.

 

« Ainsi en avait jugé la pauvre femme ; elle s’était jetée dans une voiture et, seule, par la nuit et l’orage, était venue à moi comme à son seul recours dans cette terrible extrémité. Elle était là, agenouillée à mes pieds, me suppliant de l’accompagner à la ville. Je ne balançai pas un instant ; ta bonne mère, frappée non moins que moi par l’affreuse nouvelle, et prévoyant bien ce qu’on demandait de nous, me criait encore au moment où je montais en voiture : – Oh ! sauve-le ! n’épargne rien ; j’approuve tout ce que tu feras !

 

« Le cocher, qui heureusement connaissait très bien le chemin, fouetta ses chevaux, et plus vite que le vent nous nous enfonçâmes dans les ténèbres. Tu pâlis et tu trembles, Lénora ? Elle était effroyable, cette sombre nuit ; tu ne sauras jamais quelle terrible impression elle fit sur moi ; mes cheveux blanchis avant l’âge sont le triste souvenir des anxiétés que j’éprouvai… Courage, mon enfant, écoute jusqu’au bout. »

 

La jeune fille, comme écrasée par ces tristes révélations, fixait un regard plein d’anxiété su son père. Celui-ci poursuivit :

 

« Il est inutile de te peindre l’état de désespoir et d’égarement dans lequel je trouvai mon malheureux frère, et de te dire pendant combien d’heures je dus lutter pour faire pénétrer une faible lueur d’espérance dans son esprit troublé. Il n’y avait qu’un seul moyen de sauver son honneur et en même temps sa vie ; mais quel moyen, mon Dieu ! Il me fallait engager le peu de biens que je possédais, comme garantie des dettes de mon frère ; le manoir de nos aïeux, la dot de ta mère, tout ton héritage, Lénora ; il fallait tout aventurer, avec la certitude d’en perdre pour toujours la plus grande partie. À cette condition, l’honneur de mon frère était sauf ; à cette condition, il renonçait à son projet d’échapper à la honte par la mort. Ce ne fut pas lui qui me demanda cela, au contraire, il ne supposait pas que je pusse ou dusse le faire ; mais j’avais, moi, la conviction qu’il mettrait à exécution son criminel projet, si je ne rétablissais immédiatement ses affaires par le plus grand sacrifice. Et cependant je n’osais m’y résoudre. »

 

– Oh ! s’écria Lénora avec terreur, mon père, mon père, vous avez refusé ?

 

Un sourire de bonheur apparut sur le visage du gentilhomme, et, au lieu de s’émouvoir de l’exclamation accusatrice de sa fille, son regard s’éclaircit au contraire, son front se redressa digne et fier, et il reprit d’une voix plus ferme :

 

« Ah ! Lénora, j’aimais mon frère ; mais je t’aimais davantage encore, toi, mon unique enfant. Ce qu’on me demandait, c’était la misère pour toi et pour ta mère… »

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Lénora avec une impatiente anxiété.

 

« D’un côté, cette pensée déchirait mon cœur, brisé de l’autre par le spectacle de l’inexprimable désespoir que j’avais sous les yeux. Enfin la générosité l’emporta dans cette lutte suprême. Le jour était venu ; j’allai trouver les principaux ; créanciers, et je signai de ma main l’écrit qui sauvait l’honneur et la vie de mon pauvre frère, et condamnait en même temps les deux êtres qui m’étaient le plus chers, ma femme et mon enfant, à la dernière misère… »

 

– Merci, mon Dieu ! s’écria Lénora avec joie, comme si elle eût été soudain délivrée d’un pénible cauchemar. Soyez béni, mon père, pour votre bonne et généreuse action !

 

Elle se leva lentement, passa les bras au cou de son père, et lui donna un ardent baiser, avec une gravité singulière pourtant, comme si elle eût voulu imprimer à ce baiser si plein d’amour quelque chose de solennel.

 

– Tu me bénis pour avoir agi ainsi ? dit le gentilhomme avec un regard plein de reconnaissance ; c’est pourtant l’action pour laquelle je dois implorer ton pardon, mon enfant !

 

– Mon pardon ? s’écria Lénora surprise. Ah ! si vous eussiez agi autrement, combien n’aurais-je pas souffert de douter de la générosité de mon père ! Maintenant, je vous aime plus encore qu’auparavant. Pardonner ! Est-ce donc un crime de sauver la vie de son frère lorsqu’on le peut ?

 

– Le monde n’en juge pas ainsi, Lénora ; on ne pardonne jamais la pauvreté à un gentilhomme. Réduit à cet état, il expie l’humiliation que bien des gens voient pour eux-mêmes dans l’existence de la noblesse ; il doit payer, et payer double pour tous les autres. C’est alors qu’on l’accable de railleries et de mépris, et qu’on le traite comme un paria de la société. Ses égaux le fuient pour ne pas paraître solidaires de sa misère ; les bourgeois et les paysans rient de son malheur et l’insultent, comme si sa chute était pour eux une douce vengeance. Heureux celui à qui, en pareille circonstance, Dieu a donné un ange qui verse dans son âme consolation et soulagement, et qui le rend fort contre l’infortune et la douleur. Mais écoute, mon enfant !

 

« Mon frère fut sauvé ; le secret le plus profond cacha l’aide que je lui avais prêtée ; il quitta le pays, et partit avec sa femme pour l’Amérique, où, depuis lors, il a gagné par son travail de quoi soutenir une misérable existence ; sa femme était morte pendant la traversée. Quant à nous, nous ne possédions plus rien : le Grinselhof et nos autres propriétés étaient hypothéquées pour des dettes dont le capital dépassait leur valeur. En outre, je m’étais vu forcé d’emprunter à un gentilhomme de ma connaissance une somme de quatre mille francs, reconnue par une lettre de change.

 

« Lorsque ta mère apprit l’étendue du sacrifice que je venais de consommer, elle ne me fit pas le moindre reproche ; dans le premier instant, elle approuva pleinement ma conduite ; mais bientôt la misère vint nous imposer de si amères privations, que le courage de ta mère succomba peu à peu sous leur poids, et qu’elle tomba dans une maladie de langueur qui ne lui arrachait aucune plainte, mais qui l’épuisait rapidement.

 

« Pénible situation ! Pour cacher notre ruine et sauver le nom de nos pères de l’injure et du mépris, nous devions épargner avec le dernier scrupule l’argent nécessaire pour payer la rente de nos dettes.

 

« Dans l’espace de trois mois, nos gens et nos chevaux disparurent peu à peu ; nous oubliâmes bientôt le chemin qui menait chez nos amis, et nous refusâmes systématiquement toutes les invitations, afin de ne pas être forcés de recevoir quelqu’un à notre tour. Une rumeur d’improbation s’éleva contre nous parmi les habitants du village et les familles nobles avec lesquelles nous étions liés jadis. On disait qu’une ignoble ladrerie nous poussait à vivre dans l’isolement le plus complet. Nous acceptâmes avec joie ce reproche et même la rancune publique qui en fut la suite ; c’était un voile qu’on jetait sur nous et à l’abri duquel notre indigence se dissimulait avec sécurité.

 

« Hélas ! Lénora, je tremble ; mon cœur se serre. Je touche dans mon récit au moment le plus douloureux de ma vie. Aie le courage d’entendre sans pleurer ce que je vais te dire.

 

« Ta pauvre mère était devenue très maigre ; ses yeux s’étaient enfoncés peu à peu dans l’orbite ; une livide pâleur avait envahi ses joues. En la voyant dépérir, elle que j’aimais plus que la vie, en voyant sans cesse la mort imprimée sur ses traits en signes si clairs et si menaçants, je devins à moitié fou de désespoir et de chagrin. »

 

Lénora baissait les yeux, et des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Le gentilhomme, tremblant d’émotion, la contempla un instant ; mais il reprit bientôt son triste récit.

 

« Pauvre mère, elle ne faisait que pleurer ! Chaque fois qu’elle regardait son enfant, sa petite Lénora, des larmes remplissaient ses yeux. Ton nom était sans cesse sur ses lèvres. C’était une prière continuelle qu’elle adressait au ciel. Enfin, elle entendit la voix de Dieu qui la rappelait à lui ; le prêtre l’avait préparée au dernier voyage. On t’avait arrachée de ses bras et conduite à la ferme. Je me trouvais seul, au milieu de la nuit, seul avec elle, dont les lèvres glacées m’avaient déjà donné le baiser de l’éternel adieu ; mon cœur saignait, le désespoir rongeait mes entrailles… Combien ses dernières heures furent douloureuses, mon Dieu ! Elle ressemblait déjà à un cadavre, et un torrent de larmes coulait encore de ses yeux éteints, tandis que ses lèvres s’efforçaient de bégayer le nom de son enfant comme une plainte suprême. Agenouillé devant son lit, les mains levées vers le ciel, j’implorais l’adoucissement de ses souffrances et le pardon de ce que j’avais fait ; ou bien, debout, je touchais de mes mains ses joues pâles, et j’essuyais par mes baisers les sueurs de l’agonie. J’étais hors de moi… Tout à coup elle parut reprendre le sentiment : c’était la dernière étincelle de la vie qui allait s’éteindre. Elle m’appela par mon nom ; je bondis et fixai sur ses yeux un œil égaré. Elle dit d’une voix distincte : – C’en est fait, mon ami ; adieu ! Dieu n’a pas adouci pour moi la dernière heure ; je meurs avec la conviction que mon enfant sera malheureuse sur la terre.

 

« Je ne sais ce que mon amour pour elle m’inspira et me fit dire ; mais je lui promis, en prenant Dieu à témoin de ma promesse, que tu échapperais à la misère, Lénora, et que l’existence serait pour toi douce et heureuse. Un sourire céleste parut sur le visage de ta mère mourante ; en cet instant solennel, elle crut à ma promesse. Elle passa encore une fois avec effort les bras autour de mon cou, et ses lèvres effleurèrent les miennes. Mais je sentis bientôt ses bras défaillir, et son âme monta vers Dieu dans un dernier soupir. Hélas ! Lénora, tu n’avais plus de mère ! Ma pauvre Marguerite était morte ! »

 

Le gentilhomme pencha la tête sur sa poitrine et se tut. Lénora, muette aussi, pleurait ; un silence de mort régnait autour d’eux.

 

Bientôt la jeune fille rapprocha sa chaise de son père et prit sa main sans prononcer un mot.

 

Ils demeurèrent longtemps ainsi, plongés dans une profonde tristesse. Enfin, Lénora se leva et s’efforça de consoler son père par ses caresses.

 

M. de Vlierbecke, comme s’il eût eu hâte de terminer son récit, reprit d’une voix plus libre :

 

« Ce qui me reste à te dire, Lénora, n’est pas aussi triste que ce que tu viens d’entendre ; cela ne regarde que moi seul. Peut-être ferais-je bien de te le taire ; mais j’ai besoin d’une amie qui sache ce que j’ai souffert, qui connaisse tous mes secrets, et me permette de verser dans son cœur ce qui, depuis dix ans, est resté enseveli et caché.

 

« Ta mère, mon unique soutien, m’était ravie ; je demeurais seul au Grinselhof avec toi, mon enfant, et avec ma promesse, une promesse faite devant Dieu à une mourante ! Que devais-je faire pour l’accomplir ? Abandonner mon patrimoine héréditaire, errer à l’aventure dans un pays étranger, travailler afin de gagner notre vie à tous deux ? C’était impossible ; c’eût été accepter sur-le-champ la misère pour toi. Je ne pouvais songer à ce moyen. Après de longues et pénibles méditations, il me sembla qu’un trait de lumière éclairait mon esprit, et je m’arrêtai plein d’espoir au seul projet dont la réalisation pouvait promettre, sinon à moi, du moins à mon enfant, un heureux avenir.

 

« Je résolus de dissimuler notre indigence avec plus de soin que jamais, et de consacrer tous mes instants à enrichir ton intelligence. Dieu t’a libéralement douée de la beauté du corps, Lénora ; ton père voulut t’initier aux arts et aux sciences, et te donner, avec la connaissance du monde, la vertu, la piété, la modestie. Il voulut faire de toi, de l’âme comme du corps, une femme accomplie… Et il osa espérer que la noblesse de ton sang, les charmes de ton visage, les trésors de ton esprit et de ton cœur, pourraient compenser la dot qu’il ne pouvait te donner. Il se berçait de la pensée que tu parviendrais ainsi à faire un bon mariage qui te rendrait dans le monde, en partie du moins, le rang auquel ton origine semblait te donner droit.

 

« Pendant dix ans, mon enfant, j’ai eu pour unique souci ton éducation et ton instruction. Ce que j’avais oublié ou ce que j’ignorais, je l’apprenais la nuit afin de pouvoir t’en faire part. Tandis que j’écartais de ton chemin, avec une religieuse sollicitude, tout chagrin et toute émotion triste, et que je te donnais, dans une certaine mesure, tout ce que semblait exiger notre apparente aisance ; tandis que le sourire continuel de mon visage te réjouissait sans cesse, la crainte, l’anxiété, la honte, rongeaient mon cœur à tout instant, et je comptais avec effroi les pas du temps qui me rapprochaient de plus en plus de l’heure fatale. Ah ! Lénora, faut-il te le dire ? j’ai souffert de la faim et soumis mon corps aux plus rudes privations. J’ai passé la moitié de mes nuits à un travail d’esclave, raccommodant mes vêtements, bêchant le jardin, apprenant et exerçant, dans les ténèbres, toute sorte de métiers, afin de cacher notre pauvreté à toi et aux autres.

 

« Mais tout cela n’était rien ; dans le silence de la nuit, je n’avais à rougir devant personne. Le jour, il fallait me roidir sans cesse contre les humiliations, et, le cœur saignant, dévorer l’affront et l’insulte… »

 

La jeune fille contemplait son père d’un œil humecté par les larmes de la pitié. M. de Vlierbecke étreignit sa main pour la consoler, et continua :

 

« Ne sois pas triste, Lénora. Si la main du Seigneur me faisait de profondes blessures, chaque fois aussi, dans sa miséricorde, il me donnait le baume qui les guérit. Un seul sourire de ton doux visage suffisait pour faire monter de mon cœur vers le ciel une prière de reconnaissance. Toi, du moins, tu étais heureuse ; en cela, ma promesse était remplie.

 

« Enfin, je crus que Dieu lui-même avait envoyé sur notre route quelqu’un qui te sauverait de la misère imminente. Une douce inclination se forma entre Gustave et toi. Un mariage paraissait devoir en être la conséquence. Dans ces circonstances, j’ai fait connaître à M. Denecker, lors de sa dernière visite, le déplorable état de mes affaires. Sur cette révélation, il s’est irrévocablement refusé à accéder au désir de son neveu. Comme si ce coup terrible, qui anéantissait mes plus chères espérances, n’eût pas suffi à m’accabler, j’appris presque en même temps que l’ami qui m’avait prêté quatre mille francs avec la faculté de renouveler chaque année mon obligation envers lui, était mort en Allemagne, et que les héritiers réclamaient le payement de la dette. J’ai parcouru toute la ville, sonné à toutes les portes amies, remué ciel et terre dans mon désespoir, pour échapper à cette dernière ignominie, tous mes efforts ont été infructueux. Demain peut-être, on affichera sur la porte du Grinselhof un placard annonçant la vente non seulement de tous nos biens, mais même du mobilier et des objets que le souvenir nous a rendus chers. Le point d’honneur exige que nous livrions à l’enchère publique tout ce qui a quelque valeur, afin que le montant de nos dettes soit couvert. Si le sort était assez bienveillant pour nous permettre de satisfaire tout le monde, ce serait encore un grand bonheur dans notre misère, mon enfant. Ton sourire est si doux, Lénora ! La joie brille dans tes yeux ; cette ruine fatale ne t’attriste-t-elle donc pas ? »

 

– C’est là ce qui vous fait dépérir, mon père ? Vous n’avez pas d’autre chagrin ? Votre cœur ne garde aucun secret ? demanda la jeune fille.

 

– Aucun, mon enfant, tu sais tout.

 

– Assurément, reprit Lénora gravement, un coup pareil, je le sais, serait considéré par d’autres comme un épouvantable malheur ; mais que peut-il sur nous ? Pourquoi vous-même parlez-vous avec tant de calme, mon père ? Pourquoi semblez-vous, comme moi, indifférent, à l’heure qu’il est, à l’inexorable arrêt du sort ?

 

– Ah ! c’est parce que tu m’as rendu courage et confiance, Lénora ; c’est parce qu’après une si longue contrainte, je rentre franchement en pleine possession de ton amour ; c’est parce que tu me laisses espérer que tu ne seras pas trop malheureuse. Je ne sais ce que tu vas me répondre, noble enfant que Dieu m’a donnée comme un bouclier contre toutes les douleurs ! Eh bien, j’accepterai la ruine sans fléchir le front, et je me soumettrai avec résignation à la volonté de Dieu… Hélas ! poursuivit-il avec tristesse, qui sait cependant quelles souffrances nous sont réservées ! Errer par le monde, chercher loin de ceux qu’on aime et qu’on connaît un asile ignoré, gagner par le travail de ses mains le pain de chaque jour ! Tu ne sais pas, Lénora, combien il est amer, ce pain de misère !

 

La jeune fille frémit en voyant la tristesse redescendre comme un voile sombre sur le front de son père. Elle saisit ses mains avec effusion, et, le regard plongeant dans son regard, elle lui dit d’une voix suppliante :

 

– Ah ! mon père, que le sourire du bonheur ne quitte pas votre visage ! Croyez-moi, nous serons heureux. Transportez-vous en esprit dans la position qui nous attend. Qu’y a-t-il donc là de si effrayant ? Je suis adroite dans tous les ouvrages de femme ; et puis vous m’avez rendue assez savante pour que je puisse enseigner aux autres ce que je vous dois en fait d’arts et de sciences. Je serai forte et active pour nous deux. Dieu bénira mon travail. Nous voyez-vous, mon père, seuls dans une petite chambre bien coquette, en paix, le cœur tranquille, toujours ensemble, nous aimant l’un l’autre, défiant le sort, au-dessus de l’infortune, vivant dans le ciel que nous prépare notre commun sacrifice, dans le ciel d’un amour infini ? Ah ! il me semble que le vrai bonheur de l’âme va seulement commencer pour nous ! Et vous, mon père, pouvez-vous vous désoler encore, lorsqu’un bonheur nous sourit, un bonheur tel que peu d’hommes peuvent en jouir en ce monde ?

 

M. de Vlierbecke contemplait sa fille avec ravissement ; cette voix enthousiaste, mais toujours douce, l’avait tellement ému, ce courage dont il pénétrait les nobles motifs lui inspirait une telle admiration, que d’heureuses larmes remplirent ses yeux. D’une main, il attira Lénora sur son sein ; il posa l’autre main sur ce front chéri, et son regard s’éleva vers le ciel dans une religieuse extase.

 

Il demeura ainsi, sans parole, les yeux élevés vers Dieu. Une prière recueillie, une bénédiction pour son enfant, un remercîment plein d’effusion, montaient de son cœur, comme la flamme sacrée de l’autel, vers le trône de celui qui lui avait donné l’angélique Lénora.

 

VIII

Un jour ou deux après, comme M. de Vlierbecke l’avait dit à Lénora, l’annonce de la vente de tous ses biens fut insérée dans les journaux et affichée partout, en ville et dans les communes environnantes.

 

L’affaire fit un certain bruit, et chacun s’étonna de la ruine du gentilhomme, qu’on avait cru si riche et si avare.

 

Comme la vente était annoncée pour cause de départ, on n’eût pu en deviner le véritable motif, si de la ville n’était venue la nouvelle que M. de Vlierbecke s’y était résolu pour payer ses dettes, et qu’il était tombé dans la dernière misère. La cause même de son malheur, c’est-à-dire le secours qu’il avait prêté à son frère, était connue, bien qu’on n’en sût pas les circonstances particulières.

 

Depuis le placement des affiches, le gentilhomme vivait encore plus retiré, afin d’éviter toute explication. Il attendait avec résignation l’époque de la vente ; et, bien que le chagrin fît souvent effort pour s’emparer de son âme, il trouvait dans les encouragements incessants de sa fille la force de voir arriver le jour fatal avec une sorte d’orgueil.

 

Sur ces entrefaites, il avait reçu de Rome une lettre de Gustave, lettre qui contenait en même temps quelques lignes pour sa fille. Le jeune homme annonçait que l’absence avait rendu plus vive que jamais son affection pour Lénora, et que sa seule consolation était l’espoir de pouvoir un jour lui être uni par les liens du mariage. Mais, d’un autre côté, sa lettre n’était pas aussi encourageante : il y disait, en se plaignant tristement que tous ses efforts pour amener son oncle à changer de résolution étaient jusque là demeurés vains. M. de Vlierbecke ne dissimula pas à Lénora qu’il n’avait plus aucun espoir dans la possibilité de son union avec Gustave, et qu’il serait sage à elle-même d’oublier ce malheureux amour pour ne pas se préparer de nouveaux chagrins.

 

Maintenant que la pauvreté de son père était publiquement connue, Lénora elle-même était convaincue qu’il lui fallait renoncer à toute espérance ; cependant elle se sentait heureuse et fortifiée par la pensée que Gustave l’aimait encore, que celui dont le souvenir et l’image remplissaient son cœur songeait toujours à elle et gémissait de son absence !

 

Elle aussi tenait fidèlement ses promesses : que de fois elle prononçait dans la solitude le nom de son bien-aimé ! que de soupirs s’échappaient de son sein sous le catalpa, comme si elle eût voulu confier au zéphir la mission de porter vers des climats plus doux les vœux de son âme ! Elle redisait seule ses plus tendres aveux, et, dans ses promenades rêveuses sous l’ombrage des chemins préférés, elle s’arrêtait à chaque endroit où un mot, un serrement de main, un regard de lui l’avait émue…

 

Comme si tous les malheurs qui pouvaient briser le cœur du gentilhomme devaient l’accabler à la fois, il reçut d’Amérique la nouvelle de la mort de son frère. L’infortuné avait succombé à une cruelle maladie de langueur, dans les déserts qui s’étendent au delà de la baie d’Hudson.

 

M. de Vlierbecke pleura pendant quelques jours la perte d’un frère tendrement aimé ; mais son esprit se détourna forcément de ce malheur pour se reporter sur la décision imminente de son propre sort…

 

Enfin le jour de la vente arriva.

 

De bon matin, le Grinselhof fut envahi par toute sorte de gens qui, mus par la curiosité ou par le désir d’acheter, parcoururent toutes les chambres de l’habitation de M. de Vlierbecke pour visiter le mobilier et estimer dans leur for intérieur la valeur de chaque objet.

 

L’infortuné gentilhomme avait fait transporter et disposer dans les plus grandes pièces tous les objets susceptibles d’être vendus. Aidé de sa fille, il avait passé toute la nuit précédente à nettoyer ceux-ci et à les mettre en bon état, afin que les amateurs en offrissent le prix le plus avantageux. Ce soin ne lui avait pas été inspiré par l’intérêt personnel ; car, les biens-fonds ayant été vendus quelques jours auparavant très désavantageusement, il lui était démontré que la vente totale de son avoir ne pourrait en aucun cas dépasser le montant de ses dettes.

 

C’était un sentiment de probité qui avait poussé le gentilhomme à sacrifier le repos de la nuit à l’intérêt de ses créanciers, afin de diminuer autant que possible leurs pertes.

 

Probablement que M. de Vlierbecke avait le dessein de ne pas prolonger son séjour au Grinselhof après la vente ; car, parmi les lots exposés aux enchères, on pouvait remarquer deux garnitures complètes de lit et une grande quantité de vêtements appartenant à lui ou à sa fille.

 

Lénora s’était rendue de bonne heure à la ferme et y attendait que tout fût fini.

 

À dix heures, la salle où devait commencer la vente était remplie de monde ; des gentilshommes et de nobles dames s’y trouvaient mêlés aux fripiers et aux usuriers, que l’espoir de faire de bons marchés avait attirés de la ville ; il y avait des paysans discourant à voix basse et avec surprise sur la ruine de M. de Vlierbecke ; il y avait même des gens qui riaient à gorge déployée, et s’égayaient par toute sorte de plaisanteries en attendant que le notaire donnât lecture des conditions de la vente.

 

Celle-ci commença une demi-heure après.

 

Le garde champêtre était debout sur une table, à titre de crieur ; le notaire mettait à prix une belle armoire, lorsque apparut M. de Vlierbecke lui-même, qui vint se placer près de la table aux enchères.

 

Son apparition causa un mouvement général parmi les spectateurs ; les têtes se rapprochèrent, on se mit à chuchoter ; on considérait le gentilhomme déchu avec une sorte de curiosité insolente à laquelle se mêlait, chez quelques-uns des assistants, un sentiment de pitié ; chez la plupart, on ne remarquait qu’indifférence et raillerie.

 

Cette attitude malveillante de l’assemblée ne dura qu’un instant ; bientôt le ferme et imposant visage du gentilhomme inspira à tous le respect et l’admiration. Il était pauvre, la fortune l’avait frappé matériellement ; mais, dans son mâle regard, dans ses traits calmes rayonnait une âme indépendante et courageuse à laquelle l’infortune ne semblait rien avoir ôté de sa grandeur ni de sa noble fierté.

 

Cependant le notaire continua la vente, aidé dans l’appréciation des objets par M. de Vlierbecke, qui donnait des renseignements sur leur origine, leur antiquité et leur juste valeur.

 

De temps en temps, quelque gentilhomme du voisinage, qui s’était trouvé autrefois en relation avec le père de Lénora, s’approchait de lui pour lui parler de son malheur ; mais il échappait par d’adroites réponses à ces consolations indiscrètes, il s’exprimait si librement, il demeurait tellement maître de lui, qu’on ne trouvait pas l’occasion de lui témoigner une inutile compassion. Bien plus, il y avait dans son attitude et dans ses gestes quelque chose de si élevé et de si grand, qu’on ne le quittait pas sans une respectueuse émotion.

 

Si le visage de M. de Vlierbecke était calme, si dans son regard brillait une invincible force d’âme et un haut sentiment de sa propre dignité, son cœur était déchiré par les plus cuisantes douleurs. Tout ce qui avait appartenu à ses ancêtres, des objets qui portaient les armes de sa famille et qui depuis deux ou trois siècles y étaient religieusement conservés, tout cela, il le voyait vendre à vil prix et passer dans les mains des usuriers. À mesure que ces reliques historiques apparaissaient sur la table, les annales de son illustre race se déroulaient sous les yeux du gentilhomme : cruelle épreuve où il lui semblait que chaque objet arrachât un souvenir de son cœur saignant…

 

La vente touchait à sa fin lorsqu’on détacha du mur, pour les mettre aux enchères, les portraits des hommes éminents qui avaient porté le nom de Vlierbecke. Le premier – celui du héros de Saint-Quentin – fut adjugé à un vieux fripier pour un peu plus de trois francs !

 

Il y avait dans la vente de ce portrait et dans le prix dérisoire qu’on en avait donné une si amère ironie pour le gentilhomme, que, pour la première fois, le supplice qui torturait son âme se fit jour sur son visage. Il baissa les yeux et s’abîma dans de sombres et pénibles réflexions ; après quoi, il releva le front, et, en proie à une vive émotion, il quitta la salle pour ne pas être présent à la vente des autres portraits…

 

Le soleil n’avait plus à fournir que le quart de sa course quotidienne pour atteindre l’horizon.

 

Au Grinselhof, un silence de mort a remplacé la foule avide des brocanteurs ; il n’y a plus personne dans les chemins solitaires du jardin ; la porte est refermée, tout est rentré dans le calme accoutumé : on dirait que rien ne s’est passé dans ces lieux.

 

La porte de l’habitation de M, de Vlierbecke s’ouvre ; deux personnes paraissent sur le seuil : un homme déjà avancé en âge et une jeune fille. Ils portent tous deux un petit paquet à la main et semblent prêts à se mettre en voyage.

 

Il est difficile sous ces humbles vêtements de reconnaître M. de Vlierbecke et sa fille ; on ne s’en douterait même pas, et pourtant ce sont eux. On voit qu’ils ont fait effort pour se dépouiller des dehors de l’aisance et pour prendre l’humble extérieur de la pauvreté.

 

Lénora porte une robe d’indienne de couleur sombre ; elle est coiffée d’un bonnet, et son cou est entouré d’un petit fichu carré ; on ne voit pas ses cheveux, soit parce que le bonnet les cache, soit parce qu’ils sont tombés sous les ciseaux.

 

Le gentilhomme est revêtu d’une redingote de drap noir boutonnée jusqu’au-dessus du menton, et coiffé d’une casquette dont la large visière dissimule presque entièrement ses traits.

 

Cependant, ces vêtements, malgré leur simplicité, ne manquent pas d’une certaine distinction. Quelques efforts qu’aient faits ceux qui les portent pour dissimuler leur ancienne condition, il reste dans leur démarche, et dans la manière même de porter leur modeste costume quelque chose d’indéfinissable, mais qui révèle clairement un rang élevé.

 

Les traits du père ne sont pas altérés ; mais il est impossible de dire s’ils trahissent la joie, l’indifférence ou la douleur. Lénora semble forte et résolue, bien qu’elle quitte le lieu de sa naissance et se sépare pour toujours de tout ce qu’elle a aimé depuis son enfance, – de ces arbres séculaires à l’épais feuillage, sous l’ombre desquels le premier sentiment d’amour s’est éveillé dans son sein ému, de ce catalpa si cher au pied duquel le timide aveu de Gustave vint frapper son oreille comme une parole du ciel… Oui, elle est forte et courageuse, bien que ce solennel adieu remplisse son âme d’une amère tristesse.

 

Mais elle doit soutenir son père souffrant, elle doit épier sur son visage toutes les émotions qui agitent son cœur, elle doit veiller sur ce cœur comme une sentinelle attentive, pour repousser par son énergie et ses témoignages d’affection le chagrin qui veut s’en emparer. Voilà pourquoi son regard est si limpide et si doux quand il s’efforce de rencontrer celui de son père.

 

Le père et la fille se dirigent à pas lents vers la ferme. Ils y entrent pour prendre congé du fermier et de sa femme.

 

Cette dernière se trouvait seule avec sa servante dans la chambre d’en bas.

 

– Mère Beth, dit le gentilhomme d’un ton calme et bienveillant, nous venons vous dire adieu.

 

La fermière, le cœur saisi d’une douloureuse anxiété, examina un instant les deux voyageurs, contempla avec un pénible étonnement leur costume, et, portant son tablier à ses yeux, elle sortit en gémissant par la porte de derrière. La servante posa sa tête sur l’appui de la fenêtre, et se mit à sangloter tout haut, malgré tous les efforts de Lénora, qui s’était approchée d’elle pour la consoler.

 

Bientôt la fermière reparut avec son mari, qu’elle était allée chercher dans la grange.

 

– Hélas ! c’est donc vrai, monsieur, dit le fermier d’une voix étouffée, vous quittez le Grinselhof ? Et nous ne vous reverrons peut-être jamais !

 

– Allons, bonne mère Beth, dit le gentilhomme en prenant la main de la fermière, ne pleurez pas pour cela. Vous voyez bien que nous supportons notre sort avec résignation.

 

La pauvre femme leva la tête, jeta encore un regard sur les vêtements de ses anciens maîtres, et recommença à pleurer plus fort sans qu’il lui fût possible d’articuler un mot.

 

Depuis un instant, le fermier réfléchissait, les yeux fixés sur le sol. Tout à coup il dit au gentilhomme d’un ton résolu :

 

– Je vous en prie, monsieur, permettez-moi de vous dire quelques mots… à vous seul !

 

M. de Vlierbecke le suivit dans la pièce voisine. Le fermier ferma soigneusement les portes, et dit en hésitant :

 

– Monsieur, je n’ose presque pas vous dire ma demande ; me pardonnerez-vous si elle vous déplaît ?

 

– Parlez franchement, mon ami, répondit le gentilhomme avec un affable sourire.

 

– Voyez-vous bien, monsieur, balbutia le laboureur ému, tout ce que j’ai gagné, je vous en suis redevable. Quand j’ai pris notre Beth pour femme, nous n’avions rien, et pourtant, dans votre bonté, vous nous avez donné cette ferme pour un petit fermage. Par la grâce de Dieu et votre protection, nous avons marché en avant. Et vous, au contraire, vous, notre bienfaiteur, vous êtes malheureux ; vous allez errer au hasard, le bon Dieu sait où !… Peut-être souffrirez-vous misère et privations. Cela ne doit pas être ; je me le reprocherais toute ma vie et ne m’en consolerais jamais. Ah ! monsieur, tout ce que je possède est à votre service…

 

M. de Vlierbecke pressa d’une main tremblante la main du fermier, et dit avec émotion :

 

– Vous êtes un brave homme, je suis heureux de vous avoir protégé ; mais renoncez à votre projet, mon ami ; gardez ce que vous avez gagné à la sueur de votre front. Ne vous inquiétez pas de nous ; avec l’aide de Dieu, nous trouverons une vie supportable…

 

– Oh ! monsieur, dit le fermier d’une voix suppliante et en joignant les mains, ne repoussez pas le léger secours que je vous offre !

 

Il ouvrit une armoire et montra un petit tas de pièces d’argent.

 

– Voyez, dit-il, ce n’est pas encore la centième partie du bien que vous nous avez fait. Accordez-moi la grâce que j’implore de votre générosité. Prenez cet argent ; s’il peut vous épargner une seule souffrance, j’en remercierai Dieu tous les jours de ma vie.

 

Des larmes d’attendrissement remplirent les yeux du gentilhomme, et ce fut d’une voix altérée qu’il répondit :

 

– Merci, mon ami ; je dois refuser ; toute instance serait inutile. Quittons cette chambre.

 

– Mais, monsieur, s’écria le fermier avec désespoir, où allez-vous donc ? Pour l’amour de Dieu, dites-le-moi.

 

– Cela m’est impossible, répondit M. de Vlierbecke ; je ne le sais pas moi-même. Et, quand même je le saurais, la prudence m’ordonnerait de ne pas le dire.

 

À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’il rentra dans l’autre pièce. Il trouva tout le monde et même sa fille fondant en larmes. Celle-ci s’était jetée au cou de la fermière, tandis que la servante portait en pleurant sa main à ses lèvres.

 

Le gentilhomme comprit qu’il fallait mettre fin à cette pénible scène. Il dit à sa fille quelques paroles empreintes d’une mâle énergie, et Lénora parut sortir d’un triste songe.

 

Il y eut encore des serrements de mains fiévreux ; on échangea le dernier baiser d’adieu ; après quoi, le père et la fille, reprenant en main leur petit paquet, franchirent le pont du Grinselhof et entrèrent dans la bruyère.

 

Longtemps les gens de la ferme les suivirent des yeux, en pleurant, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu derrière un massif de chênes.

 

M. de Vlierbecke avait suivi, sans parler, le chemin qui traversait la bruyère jusqu’à une hauteur au delà de laquelle un épais bois de sapins masquait l’horizon. Il savait qu’aussitôt qu’il serait entré dans ce bois le Grinselhof échapperait à ses regards.

 

Il s’arrêta et se retourna lentement. Il contempla encore une fois ce lieu, berceau de ses ancêtres et de lui-même.

 

Ce qui se passa en cet instant dans son âme dut être déchirant, car Lénora frémit en voyant l’altération de sa physionomie ; cependant, elle ne se sentit pas la force de troubler cette douleur solennelle.

 

Enfin, deux grosses larmes coulèrent sur les joues du gentilhomme. Alors Lénora lui sauta au cou, essuya ces larmes sous des baisers, et l’entraîna par la main, en lui adressant mille paroles consolatrices.

 

Bientôt ils disparurent dans le sentier tortueux qui s’enfonçait, en serpentant, dans les sombres profondeurs du bois.

 

IX

À peine M. de Vlierbecke était-il parti depuis huit jours, qu’il arriva d’Italie une lettre pour lui. Le facteur voulut savoir du fermier où l’ancien propriétaire du Grinselhof avait fixé sa demeure ; mais il ne put obtenir aucun renseignement sur ce point, personne ne sachant où M. de Vlierbecke et sa fille s’étaient rendus. Les informations prises auprès du notaire demeurèrent également sans résultat.

 

L’administration des postes mit au rebut cette première lettre, de même que trois ou quatre autres qui la suivirent, venant toujours d’Italie ; personne ne s’inquiéta davantage du sort du malheureux gentilhomme, à l’exception du seul fermier du Grinselhof, qui, le vendredi, au marché, demandait toujours aux paysans des autres villages s’ils n’avaient pas vu son ancien maître ; mais personne ne pouvait lui en donner la moindre nouvelle.

 

Près de quatre mois s’étaient écoulés lorsque, par une certaine matinée, une riche chaise de poste s’arrêta devant la maison du notaire. La portière s’ouvrit. Un jeune homme, en habit de voyage, s’élança hors de la voiture, et entra précipitamment dans la maison.

 

– Monsieur le notaire ? demanda-t-il d’une voix impatiente au domestique.

 

Celui-ci s’excusa en disant que son maître ne serait visible que dans quelques instants ; il introduisit ensuite l’étranger dans une chambre, lui présenta un siège et le pria d’attendre un moment ; après quoi, il disparut.

 

Le jeune homme eut l’air très contrarié de ce retard et s’assit en murmurant. Son visage avait une expression de tristesse ; ses yeux se baissèrent vers le parquet, et il parut s’absorber tout entier dans de profondes réflexions. Peu à peu, néanmoins, ses traits s’éclaircirent ; un doux sourire vint errer sur ses lèvres. Il releva le front et se dit à lui-même, tandis que son regard étincelait de joie :

 

– Ah ! comme le désir fait battre mon cœur ! Qu’elle est douce l’espérance, la certitude qu’aujourd’hui même je la reverrai ; qu’aujourd’hui même je la récompenserai de sa constance et lui offrirai le dédommagement de six mois de souffrances ; qu’aujourd’hui même, à genoux devant elle, je pourrai lui dire : « Lénora, Lénora, ma douce fiancée, voici le consentement à notre mariage ! Je t’apporte la richesse, l’amour, le bonheur ! Je reviens avec la volonté et le pouvoir de rendre douce la vieillesse de ton père ; je reviens pour vivre avec vous deux dans ce paradis qui nous était promis… Ô ma bien-aimée, presse-moi dans tes bras, accepte mon baiser de retour, je suis ton fiancé ; rien sur la terre ne peut nous séparer… Viens, viens ! qu’un même embrassement, qu’un même lien éternel unisse le père et ses enfants ! Ah ! oui, je sens nos âmes consumées par un même désir, par une même aspiration : aimer ! Oh ! merci, merci, mon Dieu ! »

 

En prononçant ces paroles, emporté par la contemplation du bonheur qui lui était promis, il avait quitté son siège pour donner à son corps une liberté de mouvement en harmonie avec l’ardente agitation de son âme.

 

Un bruit qu’il crut entendre à la porte de la chambre le rappela à la conscience de lui-même. Il comprima son émotion, et sa physionomie prit une expression plus calme, mais toujours souriante.

 

Peu d’instants après, il retomba dans une profonde méditation ; un autre sentiment devait s’être emparé de son cœur, car il fut saisi d’un léger tremblement, et l’anxiété se peignit sur ses traits.

 

– Mais si je me trompais ? murmura-t-il en soupirant. Mes lettres sont restées sans réponse ; n’est-on pas demeuré insensible à mes prières et à mes larmes ? Et Lénora…

 

Il s’arrêta immobile, la main appuyée sur le front. Mais il repoussa soudain la sombre pensée et dit avec une conviction enthousiaste :

 

– Arrière, arrière, la défiance qui veut, comme un serpent, se glisser dans mon cœur ! Lénora m’oublier, me repousser ? Non, non, ce n’est pas possible ! Ne m’a-t-elle pas dit : « Notre amour est éternel, impérissable » ? les lèvres de Lénora peuvent-elles mentir ? un cœur comme le sien peut-il être infidèle et traître ? Ah ! silence, silence ! tu la calomnies !

 

À peine avait-il prononcé ces derniers mots avec énergie, que la porte s’ouvrit. Le jeune homme dissimula son émotion, et alla au-devant du notaire. Celui-ci entra cérémonieusement, prêt à mesurer ses paroles et son attitude sur la position de son visiteur ; mais il eut à peine reconnu le jeune homme, qu’un sourire ouvert et amical parut sur son visage ; il alla vers Gustave en lui tendant la main et lui dit :

 

– Bonjour, bonjour, monsieur Gustave. Je vous attendais depuis quelques jours déjà, et suis vraiment heureux de vous revoir. Nous aurons sans doute à régler ensemble quelques affaires d’importance ; je vous suis reconnaissant de ce que vous voulez bien m’accorder votre confiance. Et, à propos, qu’advient-il de la succession ? Y a-t-il un testament ?

 

Gustave parut attristé par un souvenir. Tandis qu’il portait la main à sa poche et tirait d’un portefeuille quelques papiers, ses traits exprimaient une douleur sincère. Le notaire s’en aperçut et ajouta :

 

– Je suis peiné, monsieur, de la perte que vous avez faite. Votre excellent oncle était mon ami, et je déplore sa mort plus que qui que ce soit. Dieu l’a retiré du monde lorsqu’il était loin de son pays ; c’est un grand malheur, mais tel est le sort de l’homme. Il faut se consoler par la pensée que nous sommes tous mortels. Mais votre oncle avait pour vous une affection particulière, monsieur ; il ne vous a sans doute pas oublié dans ses dernières dispositions ?

 

– Veuillez voir par vous-même combien il m’aimait, répondit le jeune homme en posant sur la table une liasse de papiers.

 

Le notaire se mit à les parcourir. Assurément ce qu’il y vit dut le surprendre, car son visage trahit une joyeuse stupéfaction. Pendant ce temps, Gustave, les yeux baissés, se trouvait dans une agitation qui témoignait d’une vive impatience.

 

Au bout d’un instant, le notaire se leva, et, d’une voix respectueuse :

 

– Permettez-moi, dit-il, de vous féliciter, monsieur Denecker ; ces pièces sont régulières et inattaquables légalement. Légataire universel ! Mais savez-vous bien tout, monsieur ? Vous êtes plus que millionnaire !

 

– Nous parlerons de cela une autre fois, dit Gustave en l’interrompant. Si je me suis rendu chez vous immédiatement, c’est parce que j’ai à demander un service à votre obligeance.

 

– Parlez, monsieur !

 

– Vous êtes le notaire de M. de Vlierbecke ?

 

– Pour vous servir.

 

– J’ai appris par feu mon oncle que M. de Vlierbecke est tombé dans l’indigence. J’ai des raisons pour désirer que son malheur ne se prolonge pas.

 

– Monsieur, dit le notaire, je suppose qu’il s’agit d’un bienfait… Il ne pourrait, en effet, être mieux placé ; je sais comment M. de Vlierbecke a été poussé à sa ruine et ce qu’il a souffert. C’est une victime de sa générosité et de sa probité. Peut-être même a-t-il porté ces vertus jusqu’à l’imprudence et à la folie ; mais il n’en est pas moins certain qu’il méritait un meilleur sort.

 

– Eh bien, monsieur le notaire, je voudrais que vous eussiez la bonté de me dire, avec les moindres détails, ce qu’il faudrait faire pour secourir M. de Vlierbecke, sans blesser sa dignité. Je connais l’état de ses affaires : mon oncle m’en a dit assez sur ce point. Il y a, entre autres dettes, une obligation de quatre mille francs au profit des héritiers de Hoogebaen. Je désire posséder sur-le-champ cette obligation, dussé-je la payer dix fois ce qu’elle vaut.

 

Le notaire regarda le jeune Denecker avec un étonnement visible et sans répondre.

 

Gustave demanda avec anxiété :

 

– Pourquoi cette question vous déconcerte-t-elle ? Vous me faites trembler !

 

– Je ne comprends pas votre émotion, dit le notaire, mais j’ai lieu de croire que la nouvelle que j’ai à vous apprendre vous affligera profondément. J’ose à peine parler. Si mes prévisions sont fondées, je vous plains à bon droit, monsieur.

 

– Que dites-vous, mon Dieu ! s’écria Gustave avec effroi. Expliquez-vous ; la mort a-t-elle visité le Grinselhof ? Hélas ! la seule espérance de ma vie est-elle anéantie ?

 

– Non, non ! dit le notaire avec précipitation. Ne tremblez pas ainsi ; ils vivent tous deux ; mais un grand malheur les a frappés…

 

– Eh bien ?… eh bien ?… dit le jeune homme, en proie à une fiévreuse angoisse.

 

– Soyez calme, reprit le notaire. Asseyez-vous et écoutez, monsieur ; cela n’est pas aussi terrible que vous le pensez, puisque votre fortune vous permet, en tous cas, d’adoucir leur misère.

 

– Ah ! Dieu soit loué ! s’écria Gustave avec joie ; mais, je vous en conjure, monsieur le notaire, hâtez-vous, rassurez-moi ; votre lenteur me met à la torture.

 

– Sachez donc que la lettre de change en question est échue pendant votre absence. M. de Vlierbecke a, durant plusieurs mois, fait d’inutiles efforts dans le but de trouver l’argent nécessaire pour y faire honneur. D’un autre côté, ses propriétés étaient grevées de rentes au service desquelles elles ne pouvaient suffire. Pour échapper à la honte d’une aliénation forcée, M. de Vlierbecke a fait exposer en vente publique tous ses biens et jusqu’à son mobilier. Le produit atteignit à peu près le montant des dettes ; chacun a été satisfait, grâce à la noble et loyale conduite de M. de Vlierbecke, qui s’est plongé dans la plus extrême misère pour faire honneur à son nom.

 

– Ainsi, M. de Vlierbecke habite le château de sa famille à titre de locataire ?

 

– Pas du tout, il l’a quitté.

 

– Et quelle résidence a-t-il choisie ? Je veux le voir et lui parler aujourd’hui même.

 

– Je ne le sais pas.

 

– Comment, vous ne le savez pas ?

 

– Personne ne le sait : ils ont quitté la province sans informer qui que ce soit de leurs projets.

 

– Ciel ! que dites-vous ? s’écria Gustave dans une profonde consternation. Je serais forcé de vivre plus longtemps encore loin d’eux ? Ne pas savoir ce qu’ils sont devenus ! Ah ! je tremble ; une affreuse anxiété m’oppresse. Ainsi, vous ne pouvez m’indiquer leur demeure ? Personne, personne ne sait où ils sont ?

 

– Personne, répliqua le notaire. Le soir même de la vente, M. de Vlierbecke a quitté le Grinselhof à pied, et a suivi dans la bruyère un chemin inconnu. J’ai fait, depuis, quelques démarches pour découvrir son domicile, mais toujours sans le moindre résultat.

 

À cette triste nouvelle, le jeune homme fut pris d’un tremblement nerveux et pâlit visiblement ; désespéré, il porta convulsivement les mains à son front comme s’il eût voulu cacher deux grosses larmes qui coulaient de ses yeux. Ce que le notaire lui avait dit auparavant sur le malheur du père de Lénora, quoique affectant douloureusement son cœur, l’avait moins frappé, parce qu’il connaissait déjà sa misère ; mais la certitude de ne pouvoir immédiatement revoir sa bien-aimée et l’arracher à sa triste position, accablait son cœur d’un morne chagrin, tandis que le doute même sur son sort le faisait trembler dans la crainte de malheurs plus grands.

 

Le notaire, l’œil fixé sur le jeune homme, haussait les épaules de temps en temps, et son visage avait pris une expression de pitié. Enfin, il dit d’un ton consolant :

 

– Vous êtes jeune, monsieur, et, selon l’habitude de votre âge, vous exagérez joie et douleur. Votre désespoir n’est pas fondé ; il est facile, au temps où nous vivons, de découvrir les gens que l’on veut bien rechercher. Avec un peu d’argent et de l’activité on est à peu près sûr d’avoir, en peu de jours, des renseignements sur le domicile de M. de Vlierbecke, quand même il habiterait un pays étranger. Si vous voulez me charger des recherches, je n’épargnerai ni temps ni peine pour vous donner, dans un bref délai, des nouvelles satisfaisantes.

 

Gustave arrêta sur le notaire un œil plein d’espoir, lui serra la main, et lui dit avec un sourire où se reflétait sa reconnaissance :

 

– Rendez-moi cet inestimable service, monsieur le notaire ; n’épargnez pas l’argent ; remuez ciel et terre, s’il le faut ; mais, au nom de Dieu, faites que je sache, et que je sache bientôt, où se sont retirés M. de Vlierbecke et sa fille. Il m’est impossible de vous dire quelles souffrances déchirent mon cœur et combien est ardent le désir que j’ai de les retrouver. Soyez sûr que la première bonne nouvelle que vous me donnerez me sera plus douce que si vous me rendiez la vie.

 

– Ne craignez rien, monsieur ; pour vous être agréable, mes clercs écriront toute la nuit des lettres à ce sujet. Demain, je me rendrai de bonne heure à Bruxelles, et j’y réclamerai le secours de l’administration de la sûreté publique. Du moment où vous me permettez de n’épargner aucuns frais, cela ira de soi-même.

 

– Moi, de mon côté, je mettrai à contribution les nombreux correspondants de notre maison de commerce, et ferai d’incessants efforts pour les découvrir, dussé-je moi-même entreprendre pour cela de longs voyages.

 

– Reprenez donc courage, monsieur Denecker, dit le notaire ; je ne doute pas qu’en peu de temps nous n’atteignions notre but. Maintenant que vous êtes assuré de mes bons offices, il me serait agréable que vous me permissiez de causer un instant avec vous tranquillement et sérieusement. Je n’ai pas le droit de vous demander quels sont vos projets, et moins encore le droit de supposer que ces projets puissent être autres que respectables de tout point. Votre dessein est donc d’épouser mademoiselle Lénora ?

 

– C’est mon dessein immuable ! répondit le jeune homme.

 

– Immuable ? reprit le notaire. Soit ! Mais la confiance que m’a toujours témoignée votre vénérable oncle et mon titre de notaire m’imposent le devoir de vous mettre sous les yeux, avec sang-froid, ce que vous allez faire. Vous êtes millionnaire, vous portez un nom qui, dans le commerce, représente à lui seul un important capital. M. de Vlierbecke ne possède rien ; sa ruine est connue de tous, et le monde, injuste ou non, condamne le gentilhomme ruiné à l’ignominie et au mépris. Avec votre fortune, votre jeunesse, votre extérieur, vous pouvez obtenir la main d’une opulente héritière et doubler vos revenus.

 

Gustave avait écouté les premiers mots de cette tirade avec une impatience pénible ; mais bientôt il avait détourné les yeux pour songer à d’autres choses. Il se retourna tout à coup vers le notaire, interrompit son discours et répondit d’un ton bref :

 

– C’est bien, vous faites votre devoir ; je vous remercie ; mais assez là-dessus. Dites-moi, à qui appartient le Grinselhof aujourd’hui ?

 

Le notaire parut plus ou moins déconcerté de l’interruption et du peu d’effet de ses conseils ; cependant, il dissimula son dépit dans un malin sourire, et répondit :

 

– Je vois que monsieur a pris une ferme résolution ; qu’il fasse donc selon sa volonté. Le Grinselhof a été acheté par les créanciers hypothécaires, attendu qu’il est resté avec ses dépendances manifestement au-dessous de sa valeur.

 

– Qui l’habite ?

 

– Il est resté inhabité. On ne va pas à la campagne en hiver.

 

– Ainsi, on pourrait le racheter aux propriétaires ?

 

– Sans doute ; je suis même chargé de l’offrir de la main à la main pour le montant des hypothèques…

 

– Le Grinselhof m’appartient ! s’écria Gustave. Veuillez, monsieur le notaire, en donner immédiatement avis aux propriétaires.

 

– C’est bien, monsieur ; considérez dès maintenant le Grinselhof comme votre propriété. Si vous avez le désir de le visiter, vous trouverez les clefs chez le fermier.

 

Gustave prit son chapeau, et, se disposant à quitter le notaire, il lui serra la main avec une véritable cordialité :

 

– Je suis las et ai besoin de repos ; mon âme a été trop fortement secouée par la triste nouvelle que vous m’avez apprise. Dieu vous aide, monsieur le notaire ! et commencez sans retard à remplir votre promesse ; ma reconnaissance dépassera tout ce que vous pouvez imaginer. Adieu ; à demain !

 

Gustave s’éloigna, la tristesse dans le cœur et gémissant du coup imprévu qui venait de l’atteindre si douloureusement.

 

X

Depuis longtemps déjà, le doux printemps a dépouillé la terre des voiles funèbres de l’hiver et rendu à toute la création une vie nouvelle et de nouvelles forces. Le Grinselhof aussi a repris toute la magnificence de sa sauvage et libre nature ; les chênes majestueux déploient leur vaste dôme de verdure, les rosiers des Alpes sont en pleine floraison, le seringa charge l’air de senteurs parfumées, les oiseaux chantent joyeusement leurs amours, les hannetons volent en bourdonnant, le soleil rajeuni inonde de ses chauds rayons les teintes délicates de la végétation renaissante…

 

Rien ne semble changé au Grinselhof : ses chemins sont toujours déserts, et morne est le silence qui règne sous ses ombrages ; pourtant, autour de l’habitation même, il y a plus de mouvement et de vie qu’autrefois. Deux domestiques y sont occupés à laver une magnifique voiture et à en enlever la poussière et la boue ; on entend dans l’écurie hennir et piétiner des chevaux. Une jeune servante, debout sur le seuil, rit et jase avec les domestiques.

 

Tout à coup, le timbre clair et argentin d’une sonnette retentit dans l’intérieur de la maison ; la jeune fille rentre précipitamment en disant d’une voix effrayée :

 

– Ah ! mon Dieu, monsieur qui demande son déjeuner : il n’est pas prêt !

 

Cependant, un instant après, elle monte l’escalier portant le déjeuner sur un plat magnifique ; elle entre dans un salon du premier étage, et dépose silencieusement le plat sur une table, devant un jeune homme qui semble absorbé dans ses pensées. La servante quitte la place, toujours sans mot dire.

 

Le jeune homme sort de sa rêverie, et se met à déjeuner d’un air distrait ; il paraît ne pas savoir ce qu’il fait.

 

Le mobilier qui garnit la salle offre des contrastes singuliers : tandis que certains objets, remarquables par leur richesse et l’élégance de leur forme, se font reconnaître pour des produits du dernier goût, à côté se trouvent des sièges, des bahuts, des armoires, dont la sombre couleur brune et les sculptures roides et tourmentées accusent une haute antiquité ; il en est même, dans le nombre, qui ont visiblement défié les atteintes du temps pendant trois ou quatre siècles. Aux murailles sont suspendus de nombreux tableaux enfumés dont les cadres poudreux et souillés ont perdu tout éclat. Ce sont des portraits de guerriers, d’hommes d’État, d’abbés et de prélats.

 

Ces portraits portent les armoiries de la maison de Vlierbecke ; plusieurs autres objets sont marqués du même signe distinctif.

 

On sait cependant que jadis eut lieu à Grinselhof une vente publique qui dispersa entre les mains d’une foule de gens tout ce qui appartenait à M. de Vlierbecke. Comment se fait-il que ces portraits soient revenus à cette place qu’ils semblaient avoir abandonnée pour jamais ?

 

Le jeune homme se lève de table toujours distrait ; il parcourt la salle à pas lents, s’arrête, contemple les portraits d’un regard attristé, reprend sa marche, couvre ses yeux de la main, comme pour creuser plus avant sa pensée, et s’approche d’une cassette antique posée sur une encoignure. Il l’ouvre avec une apparente indifférence et en tire quelques modestes bijoux, une paire de boucles d’oreilles et un collier de corail rouge. Il considère longtemps ces objets avec un sourire doux mais triste ; un long soupir s’échappe de sa poitrine, ses yeux se lèvent vers le ciel, comme pour y porter une plainte, et sa main renferme soigneusement les bijoux dans la cassette.

 

Il quitte la salle, descend l’escalier et gagne la cour. Domestiques et servantes saluent sur son passage ; il leur répond par une muette inclination de tête, et disparaît dans le plus sombre sentier du jardin.

 

Il s’arrête au pied d’un châtaignier sauvage et croise les bras sur sa poitrine ; ses lèvres balbutient des paroles incompréhensibles ; mais peu à peu sa voix devient distincte.

 

– C’est ici, se dit-il, que, pour la première fois, l’aveu solennel est tombé de sa bouche virginale. Une pudique rougeur colorait son front ; confuse, elle baissait les yeux et sa douce voix murmurait les ravissantes paroles de l’amour… Et moi, ému, troublé, le cœur inondé d’une indicible félicité, j’étais à côté d’elle, tremblant comme si l’immensité de mon bonheur m’eût fait peur ! Ô toi dont le feuillage a si souvent recueilli les sons de sa douce voix, toi, témoin des pures aspirations de nos cœurs, le printemps a rendu à ton front une jeune et verdoyante couronne ; mais, à ton pied, joies et bonheur ne sont pas revenus. Les tristes gémissements d’un cœur souffrant montent seuls vers toi ; tout est morne et triste aux alentours, celle dont la présence enchantait ta solitude est loin d’ici ! Nous l’avons perdu, cet ange dont une seule parole faisait de ces lieux un paradis, et qui répandait autour d’elle la joie et la consolation, comme le soleil répand la lumière et la vie. Hélas ! elle nous a quittés, la douce enfant ! Rien, plus rien que le souvenir !

 

Après un instant de silence, il s’avança lentement dans un autre sentier, et s’enfonça plus avant dans les massifs de verdure ; de temps en temps, il s’arrêtait devant les objets qui lui étaient chers à titre de témoins des émotions qui jadis avaient remué son cœur et qui lui parlaient de celle dont il déplorait si amèrement la perte. Au bord de l’étang, il contempla d’un œil troublé le rapide essaim des dorades, et, plus loin, le long de la grande allée, son regard se fixa, avec une sorte d’amour, sur les œillets qu’elle avait élevés et soignés avec une si tendre sollicitude.

 

Il poursuivit sa rêverie et continua de se plaindre à tout ce qui l’avait connue, à tout ce qu’elle-même avait aimé, jusqu’au moment où, épuisé par cette surexcitation morale, il s’affaissa sur un siège, à l’ombre du catalpa.

 

Depuis longtemps il était là, tout entier à sa douleur, lorsque la fermière vint à lui, un livre à la main, et lui dit d’une voix joyeuse :

 

– Monsieur, voici un livre dans lequel mademoiselle Lénora avait l’habitude de lire ; mon homme a reconnu hier, au marché, le paysan qui l’avait acheté le jour de la vente ; il a accompagné le paysan jusque chez lui pour rapporter ce livre. Cela doit être bien beau, et, s’il ne venait pas de notre demoiselle, il ne sortirait de mes mains ni pour or ni pour argent ; mon homme dit qu’il s’appelle Lucifer !

 

Pendant que la fermière parlait ainsi, le jeune homme avait pris le livre avec une joie profonde ; il le feuilletait, sans paraître faire attention à ce que disait la brave femme. Enfin, il leva les yeux sur celle-ci, et lui dit avec un affectueux sourire :

 

– Je vous remercie de votre amicale attention, excellente mère Beth ; vous ne pouvez savoir combien je suis heureux, chaque fois que je retrouve une chose qui a appartenu à votre maîtresse. Soyez sûre que je n’oublierai pas vos bons services.

 

Après avoir adressé ce remercîment à la fermière, il reprit le livre et parut lire attentivement. Néanmoins, la bonne femme ne s’éloigna pas, et l’interrompit bientôt d’un ton attristé.

 

– Monsieur, me permettez-vous de vous demander s’il n’est pas encore arrivé de nouvelles de notre demoiselle ?

 

Le jeune homme secoua négativement la tête, et répondit :

 

– Pas la moindre nouvelle, hélas ! mère Beth. Toutes les recherches sont inutiles.

 

– C’est pourtant bien malheureux, monsieur. Dieu sait maintenant où elle est et ce qu’elle souffre ! Elle m’a dit, lors du départ, qu’elle travaillerait pour son père ; mais, pour gagner de ses mains de quoi vivre, il faut avoir travaillé depuis ses jeunes années… Ah ! quand j’y pense, mon cœur s’en va… Notre bonne demoiselle en est peut-être réduite à servir les gens, et, comme une pauvre esclave, se tue pour avoir un mauvais morceau de pain… J’ai servi aussi, moi, monsieur ; et je sais ce que c’est que travailler du matin jusqu’au soir pour les autres. Et elle est si belle, si savante, si bonne, si bienfaisante ! c’est terrible ; je ne puis m’empêcher de pleurer quand je songe à sa misérable vie…

 

Se sentant en effet prête à pleurer, elle essuya deux larmes qui débordaient.

 

Le jeune homme, ému par le ton sympathique de sa voix, demeurait immobile, les yeux fixés sur la table. La femme reprit d’une voix saccadée :

 

– Et dire qu’elle pourrait maintenant être si heureuse, qu’elle pourrait redevenir maîtresse du Grinselhof, où elle est venue au monde et où elle a grandi ; que, maintenant, M. de Vlierbecke pourrait passer ici ses vieux jours sans chagrin et sans inquiétude, tandis qu’ils errent par le monde, qu’ils sont pauvres, malades peut-être, et abandonnées de tout le monde ! Ah ! monsieur, c’est bien triste, de savoir ses bienfaiteurs si malheureux, et de ne rien pouvoir faire pour les secourir, que prier le bon Dieu et espérer dans sa miséricorde.

 

La naïve femme avait sans intention remué dans le cœur de son nouveau maître les cordes les plus sensibles, et l’avait profondément ému ; elle s’aperçut enfin que des larmes silencieuses s’échappaient de ses yeux, et que ses doigts se crispaient convulsivement. Elle reprit avec une certaine anxiété :

 

– Pardonnez-moi, monsieur, de vous avoir fait tant de chagrin ; mon cœur en est trop plein : cela déborde, et je parle presque sans le savoir. Si j’ai mal fait, vous êtes si bon que vous ne vous fâcherez pas de ce que j’aime tant notre demoiselle et que je pleure de la savoir malheureuse. Monsieur n’a-t-il rien à m’ordonner ?

 

Elle voulut partir ; mais le jeune homme leva la tête, et, comprimant ses larmes, dit d’une voix profondément altérée :

 

– Moi, fâché contre vous, mère Beth, et fâché parce que vous montrez votre affection pour la pauvre Lénora ? Oh ! non, mon cœur vous bénit, au contraire ! Elles me font du bien, ces larmes que vous arrachez de mes yeux ; car je souffre affreusement, ma chère femme, et je suis bien malheureux. La vie me pèse, et si Dieu, dans sa miséricorde, voulait m’ôter de la terre, je mourrais avec joie. Tout espoir de la revoir en ce monde disparaît… Peut-être m’attend-elle là-haut dans le ciel !

 

– Ah ! monsieur, monsieur, que dites-vous là ? s’écria la fermière avec terreur. Non, cela ne peut pas être !

 

– Vous gémissez, bonne femme, et vous pleurez sur elle, poursuivit le jeune homme sans avoir égard à l’interruption ; mais ne comprenez-vous pas que mon âme à moi doit être consumée de regrets et de douleur ? Ne comprenez-vous pas qu’il ne se passe pas un instant dans ma vie où une nouvelle peine ne vienne déchirer mon cœur ? Hélas ! avoir, pendant des mois entiers, imploré de Dieu comme une grâce suprême le bonheur de la revoir ; avoir surmonté tous les obstacles, pouvoir la nommer ma fiancée, pouvoir la rendre heureuse, devenir fou de joie et d’impatience, voler comme l’éclair vers le pays… et, pour toute récompense, pour toute consolation, rencontrer le plus affreux isolement. Savoir qu’elle est pauvre et languit peut-être, abreuvée d’humiliations, épuisée par le besoin ; savoir que ma noble et bien-aimée Lénora gémit sous le poids d’une épouvantable infortune, et ne rien pouvoir faire pour la sauver ; être condamné à compter, dans un impuissant désespoir, ses jours d’affliction, et même n’être pas sûr que la douleur ne l’a pas encore tuée !…

 

Un profond silence suivit ces tristes plaintes ; la fermière avait courbé la tête et était profondément émue ; cependant, après quelques instants, elle essaya de le consoler :

 

– Ah ! monsieur, je comprends trop combien vous souffrez ; mais aussi, pourquoi désespérer ? Qui sait s’il n’arrivera pas tout d’un coup des nouvelles de notre demoiselle ? Dieu est bon ; il entendra nos prières… Et la joie de son retour nous fera oublier tous nos chagrins !…

 

– Puisse votre prophétie se réaliser, ma bonne femme ! Mais il y a déjà sept mois qu’ils sont partis ; depuis trois mois, cent personnes ont reçu mission de s’informer d’eux ; dans toutes les villes on a fait mille recherches pour les découvrir, et l’on n’a rien obtenu, pas un seul renseignement, pas le moindre signe qu’ils soient encore de ce monde ! Ma raison me dit aussi qu’il ne faut pas désespérer ; mais mon cœur saignant et déchiré exalte encore mon malheur, et me crie que je l’ai perdue… perdue pour toujours !

 

Il se disposait à quitter le catalpa et voulait s’éloigner de la fermière, quand il leva tout à coup les yeux avec surprise, en montrant du doigt la route qui aboutissait au château.

 

– Écoutez ! n’entendez-vous rien ? s’écria-t-il.

 

– C’est un cheval au galop, répondit la fermière sans comprendre pourquoi ce bruit faisait sur son maître une si forte impression.

 

– Pauvre fou ! dit le jeune homme en soupirant et avec un triste sourire, que me fait, en effet, un cheval qui passe au galop ?

 

– Voyez, voyez, il entre dans l’avenue ! s’écria la fermière avec une émotion croissante. Mon Dieu ! c’est un messager qui apporte des nouvelles, bien sûr ! Puissent-elles être bonnes !

 

En effet, le cavalier franchit la porte au grand galop, et arrêta sa monture dès qu’il vit le jeune homme et la fermière se précipiter vers lui. Il mit pied à terre, tira une lettre de sa poche, et la tendit au maître du Grinselhof en disant :

 

– Monsieur Denecker, je viens de la part de M. le notaire, qui m’a chargé de vous apporter cette lettre sans reprendre haleine.

 

Après ces mots, il emmena vers l’écurie son cheval fumant de sueur.

 

M. Denecker brisa d’une main tremblante le cachet de la lettre, tandis que la fermière, souriante d’espoir et les yeux grands ouverts, suivait tous les mouvements de son maître.

 

À la lecture des premières lignes, M. Denecker pâlit horriblement ; à mesure qu’il poursuivit il se mit à trembler de tous ses membres, jusqu’à ce qu’enfin un rire égaré contractât ses traits, et que, levant les mains au ciel, il s’écriât :

 

– Merci, mon Dieu ! elle m’est rendue !

 

– Monsieur, monsieur, s’écria la fermière, est-ce une bonne nouvelle ?

 

– Oui… oui !…, réjouissez-vous tous ! Lénora vit ; je sais où elle est ! Je vais la chercher, répondit M. Denecker à demi fou de bonheur.

 

Puis il se mit à courir vers la maison, appelant tous ses domestiques par leur nom, et leur disant précipitamment :

 

– Allons, la voiture de voyage, les chevaux anglais ! Ma malle ! mon manteau ! Vite… volez !

 

Et, se mettant lui-même à l’œuvre, il apporta dans la voiture qu’on avait tirée de la remise plusieurs objets nécessaires au voyage. Les chevaux furent attelés, et, bien qu’ils creusassent la terre du pied comme des lions impatients, et fussent tellement ardents qu’on eût dit qu’ils allaient broyer le mors, on leur cingla impitoyablement les reins d’un vigoureux coup de fouet.

 

La voiture, comme emportée par le vent, traversa la porte avec la rapidité d’une flèche, et souleva bientôt jusqu’au ciel la poussière de la route d’Anvers.

 

XI

Nous aussi, voyageons en esprit, et transportons-nous en France, à Nancy, à la recherche de M. de Vlierbecke et de sa fille. Parcourons nombre de petites rues étroites du quartier dit, la Vieille-Ville, et arrêtons-nous enfin devant une petite boutique de cordonnier. C’est ici. Traversez la boutique, montez l’escalier… Plus haut encore… Ouvrez cette petite porte.

 

Tout ici annonce l’indigence, bien qu’il règne partout une netteté et une propreté exquises. Les rideaux du petit lit sont d’une blancheur de neige ; le poêle de fonte est soigneusement poli par la mine de plomb ; le sol est saupoudré de sable à la mode flamande…

 

Devant la fenêtre ouverte, des marguerites et des violettes fleurissent au soleil… À côté est suspendue une cage où est renfermé un pinson.

 

Quel calme règne dans cette petite chambre ! Pas un souffle n’en trouble la paisible solitude.

 

Cependant, près de la fenêtre est assise une jeune fille ; mais elle est tellement occupée d’un travail de lingerie, qu’on ne remarque en elle d’autre mouvement que le rapide va-et-vient de sa main droite conduisant l’aiguille.

 

Le costume de la jeune ouvrière est des plus humbles ; mais il est ajusté avec tant de goût, et tout en elle est si pur et si gracieux, qu’une atmosphère de fraîcheur et de joie semble l’envelopper comme une auréole.

 

Pauvre Lénora, c’est donc là le sort qui t’était réservé ! Cacher ta noble origine sous l’humble toit d’un artisan, chercher loin du lieu de ta naissance un refuge contre l’insulte et le mépris, travailler sans relâche, lutter contre le besoin et les privations, s’affaisser sous le poids du chagrin et de la honte, le cœur déchiré par les inguérissables blessures de l’humiliation et du désespoir !

 

Ah ! sans doute la misère a donné à ton charmant visage ses tons jaunes et blafards ; la tristesse a brisé ton âme et ôté à ton regard son doux et rayonnant éclat. Fleur mourante, rongée par un mal caché !

 

… Oh non ! Dieu merci, il n’en est pas ainsi ! Le sang héroïque qui coule dans tes veines t’a rendue forte contre le destin. Ton angélique beauté est plus saisissante encore qu’autrefois. Si ta vie, renfermée dans un étroit espace, a fait perdre à ton teint ses bruns reflets, la douce expression de ton visage n’en est que plus touchante, ton beau front n’en est que plus pur et plus éclatant, les teintes rosées de tes joues n’en sont que plus fraîches. Ton œil noir rayonne encore, plein de feu et de vie, sous ses longs cils ; ta bouche fine et charmante a gardé toutes les séductions de son doux et virginal sourire.

 

Peut-être ton cœur renferme-t-il un trésor de courage et d’espérance ; peut-être une image chérie flotte-t-elle encore sous ton regard. N’est-ce pas à la source du souvenir que tu puises la force de lutter victorieusement contre l’adversité ?

 

Voyez ! un songe s’empare de la jeune fille. Sa main s’arrête ; elle ne travaille plus. La tête inclinée sur son ouvrage, elle semble regarder fixement le sol ; son âme, emportée vers d’autres contrées, s’abandonne au courant d’une douce et aimante rêverie.

 

Elle dépose la toile sur la chaise et se lève lentement. Penchée vers la fenêtre, elle contemple un instant ses humbles fleurs, cueille une marguerite et l’effeuille avec distraction ; puis son regard plonge dans l’espace et va s’arrêter sur un châtaignier dont la cime séculaire s’élève au milieu des toits.

 

La vue de ce feuillage trop connu impressionne vivement son cœur ; un incompréhensible sourire apparaît sur ses lèvres ; ses yeux se remplissent de larmes ; en proie à une ardente surexcitation morale, elle aspire à pleine poitrine l’air frais du printemps et les chauds effluves du soleil. L’expression de sa physionomie change souvent ; on dirait que son imagination la transporte au milieu d’êtres aimés, et qu’elle leur parle de joie et de bonheur. Ses lèvres balbutient un nom inintelligible qu’accompagne chaque fois un sourire languissant. Peut-être murmure-t-elle le nom de son bien-aimé absent !

 

Bientôt son regard s’attache avec compassion sur le pinson qui sautille avec inquiétude autour de la cage et s’efforce de briser à coups de bec le treillage de sa prison.

 

– Pourquoi cherches-tu à nous quitter, cher petit oiseau ? dit-elle d’une voix douce. Pourquoi veux-tu partir, toi, notre fidèle compagnon dans nos tristesses ? Réjouis-toi donc ! mon père est guéri ! La vie va redevenir pour nous chère et heureuse… Qu’est-ce donc qui te fait voler tout haletant dans ta cage ? Oh ! c’est dur, n’est-ce pas, cher petit, d’être captif quand on sait qu’au dehors règnent joie et liberté, quand on est né au milieu des champs et des bois, quand on sait que, là seulement, sous le beau soleil de Dieu, on mène une vie indépendante et douce ? Ah ! pauvre oiseau, comme toi je suis une enfant de la nature ; moi aussi, j’ai été arrachée du lieu de ma naissance ; moi aussi, je pleure la majestueuse solitude où s’est écoulée mon enfance et les calmes ombrages qui abritaient mon berceau. Mais un ami t’a-t-il été, comme à moi, ravi pour toujours ? L’image de celui que tu as jadis aimé vient-elle se mêler à ta tristesse ? Pleures-tu aussi autre chose que l’espace et la liberté ? Mais que te demandé-je là ? Le temps d’aimer est revenu, n’est-ce pas ? Aimer est aussi pour toi le plus doux bonheur de la vie ! je t’ai acheté dans des temps meilleurs ; tu as été si longtemps mon seul compagnon, mon ami…

 

En prononçant ces mots, la jeune fille porta la main à la cage et poursuivit :

 

– Mais je devine tes douleurs ; je ne veux pas être plus longtemps pour toi ce qu’est pour moi l’inexorable sort. Tiens, prends ton vol ! Que Dieu te protège ! Va et savoure pleinement les deux plus grands bonheurs de toute créature vivante : la liberté et l’amour !… Ah ! quel cri de joie, et comme tu ouvres tes ailes toutes grandes ! Adieu ! Adieu !…

 

Lénora suivit de l’œil l’oiseau, qui montait vers le ciel en fendant l’air avec la rapidité d’une flèche. Puis elle revint s’asseoir avec un sourire de douce satisfaction, reprit son ouvrage, et se remit à travailler avec le même zèle qu’auparavant.

 

Un quart d’heure s’était écoulé. Lénora leva tout à coup la tête, prêta l’oreille, et s’écria d’une voix joyeuse :

 

– Ah ! voici mon père ! Puisse-t-il avoir été heureux !

 

Elle quitta sa chaise, et alla vers la porte.

 

M. de Vlierbecke entra dans la chambre un rouleau de papiers à la main, et gagna à pas lents un siège sur lequel il s’affaissa, épuisé et haletant.

 

Il était devenu très maigre ; ses yeux s’étaient en quelque sorte enfoncés dans l’orbite, son regard était morne et languissant, ses joues pâles, toute sa physionomie altérée et abattue. On s’apercevait qu’une grave maladie avait affaibli en même temps chez lui les forces du corps et celles de l’âme.

 

Il était très pauvrement vêtu. On voyait bien pourtant qu’il avait longtemps lutté pour cacher les traces de la misère ; on n’eût pu découvrir sur ses habits ni une tache, ni un grain de poussière ; mais l’étoffe en était usée jusqu’à la trame ; çà et là se trahissaient des raccommodages mal dissimulés ; en outre, ses vêtements étaient trop amples et trop larges pour son corps amaigri. Peut-être l’infortune et la maladie avaient-elles énervé l’âme forte et virile du gentilhomme, peut-être son courage était-il abattu et son cœur brisé !

 

Lénora le contempla un instant avec une profonde affliction.

 

– Mon Dieu, mon père, êtes-vous redevenu malade ?

 

– Non, Lénora, répondit-il ; mais j’ai tant de malheur !

 

La jeune fille l’embrassa tendrement, et, en serrant sa main d’une étreinte caressante :

 

– Père, père, reprit-elle, il y a huit jours à peine, vous étiez encore au lit, faible et souffrant. Nous avons demandé au ciel votre rétablissement comme le plus grand bonheur qui pût nous être accordé sur la terre. Dieu a exaucé nos prières : vous êtes guéri… et voilà que vous vous désolez de nouveau dès la première contrariété. Vos démarches n’ont pas réussi aujourd’hui, n’est-il pas vrai ? Je le vois sur votre visage attristé. Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? En quoi cela nous empêche-t-il d’être heureux ? Allons, allons, sachons comme autrefois lutter contre le destin ; soyons forts, et regardons la misère en face et la tête levée : le courage est aussi une richesse. Ainsi, père, oubliez votre chagrin ; regardez-moi, suis-je triste ? Est-ce que je me laisse abattre par des pensées de désespoir ? Oui, j’ai pleuré, j’ai gémi, j’ai souffert parce que vous étiez miné par la maladie… Mais, maintenant, vous êtes guéri ; maintenant, vienne ce qui voudra, votre Lénora remerciera toujours Dieu de sa bonté !…

 

Le père, souriant doucement à la courageuse exaltation de sa fille, répondit avec un soupir :

 

– Pauvre Lénora ! tu cherches à te rendre forte pour me raffermir et me consoler. Que le ciel te récompense de tant d’amour ! Je sais où tu puises tout ton courage ; et cependant, cher ange que Dieu m’a donné, ta parole et ton sourire ont une telle puissance sur moi, qu’on dirait qu’une part de ton âme passe avec eux dans mon âme. Je suis revenu le cœur brisé, la tête perdue, affaissé par le désespoir ; ton regard a suffi pour me consoler…

 

– Allons, père, dit la jeune fille en l’interrompant et en multipliant ses caresses, racontez-moi vos aventures ; je vous dirai ensuite quelque chose qui vous réjouira.

 

– Hélas ! mon enfant, je me suis rendu au pensionnat de M. Roncevaux pour reprendre nos leçons d’anglais. Pendant ma maladie, un Anglais en a été chargé ; nous avons donc perdu notre meilleur morceau de pain.

 

– Et la leçon d’allemand de mademoiselle Pauline ?

 

– Mademoiselle Pauline est partie pour Strasbourg ; elle ne reviendra plus. Tu le vois bien, Lénora, nous perdons tout à la fois. N’avais-je pas de bonnes raisons pour m’affliger ? Toi-même parais frappée par cette malheureuse nouvelle ; tu pâlis, il me semble.

 

La jeune fille, en effet, baissait les yeux et paraissait surprise et consternée ; mais l’appel de son père lui rendit la conscience d’elle-même, et elle répondit en faisant un effort pour paraître joyeuse :

 

– Je songeais à la peine que ces congés ont dû vous faire, mon père, et vraiment j’en étais profondément affligée ; et cependant je trouve encore des motifs d’être joyeuse. Oui, père, car moi, au moins, j’ai de bonnes nouvelles !…

 

– En vérité ? Tu m’étonnes !

 

La jeune fille montra du doigt sa chaise.

 

– Voyez-vous cette toile ? Je dois en faire une douzaine de chemises, de chemises fines ! Et, quand cela sera fini, on m’en rendra autant ! On me donne un beau salaire… Et je sais quelque chose qui vaut mieux encore ; mais ce n’est qu’une espérance…

 

Lénora avait prononcé ces paroles avec une joie si vive et si réelle, que le père en subit l’influence et sourit lui-même de contentement.

 

– Eh bien, eh bien, demanda-t-il, qu’est-ce donc qui te rend si heureuse ?

 

Comme si la jeune fille se reprochait de perdre le temps, elle se rassit et se remit à coudre. Elle était visiblement enchantée d’avoir triomphé de la tristesse de son père. Elle répondit en plaisantant à demi :

 

– Ah ! vous ne le devineriez jamais ! Savez-vous, mon père, qui m’a donné tout cet ouvrage ? C’est la riche dame qui habite la maison à porte cochère du coin de la rue. Elle m’a fait appeler ce matin, et je suis allée chez elle pendant votre absence. Vous êtes surpris, n’est-ce pas, père ?

 

– En effet, Lénora. Tu parles de madame de Royan, pour laquelle on t’avait chargée de broder ces beaux cols ? Comment te connaît-elle ?

 

– Je ne le sais pas. Probablement la maîtresse qui m’a confié ce travail difficile lui aura dit qui l’avait fait. Elle doit même lui avoir parlé de votre maladie et de notre pauvreté ; car madame de Royan en sait sur nous bien plus que vous ne pourriez le supposer.

 

– Ciel ! elle ne sait cependant pas… ?

 

– Non, elle ne sait rien ni sur notre nom, ni sur notre pays…

 

– Continue, Lénora ; tu piques ma curiosité. Je vois bien que tu veux me tourmenter.

 

– Eh bien, père, puisque vous êtes bien fatigué, je vais abréger. Madame de Royan m’a reçue avec beaucoup d’affabilité ; elle m’a fait compliment sur mes belles broderies ; puis elle m’a interrogée sur nos malheurs passés, et m’a consolée et encouragée. Et voici ce qu’elle m’a dit en me faisant donner la toile par sa femme de chambre : « Allez, mon enfant, travaillez avec courage et soyez toujours aussi sage : je serai votre protectrice. J’ai moi-même passablement de couture à faire faire ; vous allez travailler pour moi seule pendant deux mois, peut-être ; mais ce n’est pas assez ; je vous recommanderai à mes nombreuses connaissances ; et je veillerai à ce que vous trouviez dans votre travail de quoi vous mettre, vous et votre père malade, au-dessus de tout besoin… » Et moi, les larmes aux yeux, j’ai saisi sa main et l’ai baisée. Cette noble et délicate façon d’agir qui me donnait, non une aumône, mais du travail, m’avait profondément touchée. Madame de Royan lut ma reconnaissance dans mes yeux, et me dit avec bien plus de bienveillance encore, en me posant la main sur l’épaule : « Et maintenant, courage, Lénora ; un temps viendra où vous devrez prendre des apprenties pour vous aider ; et c’est ainsi qu’on arrive par degrés à devenir maîtresse d’atelier. » Oui, père, voilà ce qu’elle a dit ; je sais ses paroles par cœur !

 

Elle s’élança vers son père, l’embrassa et ajouta avec effusion :

 

– Qu’en dites-vous maintenant, père ? ne sont-ce pas là de bonnes nouvelles ? Qui sait ? Des apprenties, un atelier, un magasin, une servante… Vous tenez les livres et faites l’achat des étoffes… Je suis dans l’atelier, derrière un comptoir, surveillant le travail des ouvrières. Oh ! mon Dieu, c’est beau pourtant, d’être heureux et de savoir qu’on doit tout au travail de ses mains… Alors, mon père, votre promesse serait bien remplie, alors vous pourriez passer vos vieux jours dans un doux bien-être !

 

Il y avait dans le sourire de M. de Vlierbecke une si éclatante sérénité, une si vive expression de bonheur se reflétait sur son visage amaigri, qu’on voyait qu’il s’était laissé fasciner par les paroles de sa fille, au point d’oublier tout à fait leur situation présente. Lui-même s’en aperçut bientôt et dit en secouant la tête :

 

– Lénora, Lénora, douce magicienne, comme tu me séduis facilement ! Comme un enfant, j’ai été attaché à tes paroles et j’ai cru fermement au bonheur que tu nous promets. Quoi qu’il en soit, nous n’en avons pas moins à remercier Dieu… Mais parlons sérieusement. Le cordonnier m’a parlé de nouveau du loyer et m’a prié de le payer. Nous lui devons encore vingt francs, n’est-ce pas ?

 

– Oui, vingt francs de loyer, et douze francs environ chez l’épicier. C’est tout. Dès que ces chemises seront faites, nous donnerons mon salaire comme acompte au cordonnier, et il sera content. L’épicier consent encore à nous faire crédit. J’ai reçu deux francs et demi pour mon dernier ouvrage. Vous le voyez bien, père, nous sommes encore riches, et, avant un mois, nous n’aurons plus de dettes. Vous êtes guéri, vos forces reviendront bien vite… l’été arrive, tout nous sourit… Ah ! nous allons redevenir heureux !

 

M. de Vlierbecke paraissait tout consolé ; un nouveau courage brillait dans ses yeux noirs, et son regard s’était tout à fait rasséréné Il s’approcha de la table, et, ouvrant le rouleau de papiers :

 

– J’ai un peu de travail aussi, Lénora. M. le professeur Delsaux m’a donné quelques morceaux de musique à copier pour ses élèves. Cela me rapportera bien quatre francs en une couple de jours. Maintenant, demeure un peu tranquille, ma chère fille ; mon esprit est encore si distrait, qu’en parlant je ferais trop de fautes et gâterais peut-être le papier.

 

– Je puis chanter pourtant, n’est-ce pas, père ?

 

– Oh oui ! loin de me troubler, tout chant me réjouit, au contraire, sans détourner mon attention…

 

Le père se mit à écrire, tandis que Lénora, d’une voix douce et joyeuse, redisait toutes ses chansons et épanchait son cœur dans de ravissantes mélodies. Elle cousait en même temps d’une main diligente, et jetait de temps en temps un regard sur son père, épiant sur ses traits, pour la combattre au besoin, toute pensée triste qui aurait pu se glisser dans son esprit.

 

Tous deux étaient occupés ainsi depuis très longtemps, lorsque Lénora entendit sonner l’heure à l’église paroissiale. Elle déposa son ouvrage, prit un panier derrière le poêle, et, le passant à son bras, se disposa à quitter la chambre. Le père, qui avait remarqué ces préparatifs, demanda d’une voix surprise :

 

– Quoi ! déjà, Lénora ?

 

– Onze heures et demie viennent de sonner, père.

 

Sans faire aucune autre observation, M. de Vlierbecke reporta les yeux sur ses feuilles de musique et continua d’écrire. La jeune fille descendit l’escalier d’un pas rapide et léger. Elle fut bientôt de retour, rapportant son panier rempli de pommes de terre et un autre objet encore, enveloppé dans du papier, mais qu’à son entrée dans la chambre, elle cacha sous son tablier.

 

Elle versa de l’eau dans un pot, plaça celui-ci auprès d’elle et commença à peler les pommes de terre en chantant. Très habile à la besogne, les pelures fuyaient rapidement sous ses doigts, et elle eut bientôt fini.

 

Elle alluma le poêle, lava les pommes de terre et les mit sur le feu. Sur la buse, elle plaça un petit pot avec un peu de beurre et beaucoup de vinaigre.

 

Jusque-là, le père ne s’était pas détourné de son travail ; il voyait tous les jours préparer le dîner : et il était rare que quelque mets nouveau parût sur le feu. Mais, cette fois, à peine les pommes de terre furent-elles cuites, qu’un agréable fumet se répandit dans la chambre. M. de Vlierbecke regarda sa fille avec surprise et dit d’un ton de reproche :

 

– De la viande ! un mercredi ! Lénora, mon enfant, nous devons être économes, tu le sais bien.

 

– Ah ! mon père, répondit Lénora souriant à demi, ne vous fâchez pas : le docteur l’a ordonné.

 

– Tu me trompes pour le coup, n’est-ce pas ?

 

– Non, non, le docteur a dit que vous aviez besoin de viande trois fois par semaine au moins, si nous pouvions nous en procurer. Cela vous fera tant de bien, père, et ranimera si vite vos forces.

 

– Et nos dettes arriérées, Lénora ?

 

– Allons, allons, père, laissez-moi faire ; chacun recevra satisfaction et sera content. Ne vous, en inquiétez pas davantage ; je réponds de tout. Et maintenant, ayez la bonté de ranger vos papiers pour que je mette la nappe.

 

Le père secoua la tête et fit ce que demandait Lénora. Celle-ci couvrit la table d’une nappe petite, mais blanche comme la neige, et posa dessus deux assiettes et le plat de pommes de terre. C’était une humble table où tout était pauvre et vulgaire ; mais aussi tout était si net, si frais, si appétissant, que l’humble table eût souri même à un riche.

 

Le père et la fille prirent place et courbèrent le front en joignant les mains pour remercier Dieu de la nourriture qu’il leur avait accordée.

 

La calme prière montait encore vers le ciel comme un doux murmure, lorsqu’un bruit de voix se fit soudain entendre dans l’escalier.

 

Lénora, saisie d’un tremblement violent, interrompit subitement sa prière. L’œil tout grand ouvert, et penchée vers la porte, elle écoutait une chose qui lui semblait inexplicable et impossible, et qui pourtant la frappait de surprise et d’effroi.

 

Le père, interdit à la vue de l’étrange émotion de sa fille, regardait celle-ci comme s’il voulait lui demander la cause de son trouble ; mais Lénora lui fit signe de la main pour lui imposer silence.

 

De nouvelles exclamations retentirent plus distinctement jusqu’à la petite chambre. Lénora reconnut l’accent de cette voix. Comme si un coup de foudre l’eût frappée, elle s’élança d’un bond avec un cri d’angoisse vers la porte, la ferma et appuya de la main et des épaules pour empêcher d’entrer.

 

– Lénora, pour l’amour de Dieu, que crains-tu ? s’écria le père épouvanté.

 

– Gustave ! Gustave ! dit la jeune fille d’une voix frémissante. Il est là ! il vient ! Oh ! ôtez tout, cela de cette table ! Lui seul ne doit pas s’apercevoir de notre misère !

 

Le visage de M. de Vlierbecke s’assombrit ; sa tête se releva avec fierté ; son regard s’alluma et prit une expression sévère. Il s’avança muet vers sa fille et l’écarta de la porte. Lénora s’enfuit à l’extrémité de la chambre et pencha son front, où montait la rougeur de la honte.

 

La porte s’ouvrit vivement ; un jeune homme s’élança dans la chambre avec un cri de joie, et courut, les bras tendus vers la jeune fille tremblante, en mêlant, dans son égarement, le nom de Lénora à des mots inintelligibles. Sans doute, dans son aveugle transport, il eût sauté au cou de Lénora ; mais la main étendue et le regard austère du père l’arrêtèrent tout à coup.

 

Il s’arrêta donc, promena un regard stupéfait autour de la chambre, et remarqua le triste repas et les misérables vêtements du vieillard et de la jeune fille. Cet examen dut l’affecter péniblement, car il porta convulsivement les mains à ses yeux et s’écria avec désespoir :

 

– Mon Dieu ! c’est donc ainsi qu’il a vécu !

 

Mais il ne demeura pas longtemps sous le poids de cette amère réflexion ; il s’élança de nouveau vers Lénora, s’empara de force de ses deux mains et les étreignit fiévreusement, disant :

 

– Ô Lénora, ma bien-aimée, regarde-moi, que je sache si ton cœur a conservé le doux souvenir de notre amour !

 

La jeune fille répondit par un regard plein d’émotion, un regard où se révélait tout entière son âme pure et aimante.

 

– Ô bonheur ! s’écria Gustave avec enthousiasme, c’est toujours ma douce et chère Lénora ! Dieu soit béni ! aucune puissance ne peut plus m’enlever ma fiancée ! Ô Lénora, reçois, reçois le baiser des fiançailles !

 

Il tendit les bras vers elle ; Lénora, tremblante d’angoisse et de bonheur à la fois, demeura immobile, rougissante et le regard baissé, comme si elle eût attendu ce baiser solennel ; mais, avant que le jeune homme eût eu le temps de céder à la passion qui l’emportait, M. de Vlierbecke était près de lui et, saisissant énergiquement sa main, paralysait son élan.

 

– Monsieur Denecker, dit d’une voix sévère le père ému, veuillez modérer votre joie. Assurément, nous sommes heureux de vous revoir… mais il n’est permis ni à vous ni à nous d’oublier ce que nous sommes… Respectez notre indigence…

 

– Que dites-vous ? s’écria Gustave. Ce que vous êtes ? Vous êtes mon ami, mon père ! Lénora est ma fiancée !… Ciel ! pourquoi ce regard de reproche ? je m’égare… Je ne sais ce que je fais…

 

Il ressaisit la main de Lénora, l’attira près de son père, et dit avec précipitation :

 

– Écoutez !… Mon oncle est mort en Italie ; il m’a fait son héritier universel ; il m’a ordonné à son lit de mort d’épouser Lénora ; j’ai remué ciel et terre pour vous trouver ; j’ai souffert et pleuré longtemps loin de ma bien-aimée, je vous ai découverts enfin ! Et maintenant, je viens chercher la récompense de mes souffrances ; ma fortune, mon cœur, ma vie, je mets tout à vos pieds, et, en échange, j’implore le bonheur de conduire Lénora à l’autel. Ô mon père, accordez-moi cette insigne faveur ! Venez, le Grinselhof vous attend ; je l’ai acheté pour vous : tout s’y trouve encore ; les portraits de vos ancêtres ont repris leur place, tout ce qui vous était cher y est revenu. Venez, je veux vous rendre heureux, si heureux ! J’aimerai votre Lénora…

 

L’expression du visage de M. de Vlierbecke n’avait pas changé ; seulement, ses yeux paraissaient s’humecter lentement :

 

– Ah ! s’écria Gustave avec une exaltation croissante, rien sur la terre ne peut m’enlever Lénora… pas même le pouvoir d’un père ! C’est Dieu qui me l’a donnée !

 

Il tomba à genoux devant M. de Vlierbecke, leva vers lui des mains suppliantes en murmurant :

 

– Oh ! pardon ! Non, non ; vous ne voudrez pas me frapper du coup de la mort. Mon père, mon père, au nom de Dieu, donnez-moi votre bénédiction… Votre froideur me fait mourir !

 

M. de Vlierbecke semblait avoir oublié le jeune homme, et ses yeux étaient levés au ciel comme s’il eût adressé à Dieu une fervente prière. Sa voix se fit enfin entendre distinctement ; il disait, le regard plein de larmes :

 

– Marguerite, Marguerite, réjouis-toi dans le sein de Dieu ; ma promesse est accomplie ; ton enfant sera heureuse sur la terre !

 

Gustave et Lénora, tremblants d’espoir, interrogeaient ses yeux ; il releva le jeune homme, l’embrassa avec effusion, et dit :

 

– Gustave, mon fils chéri, que le Ciel bénisse ton amour. Rends ma fille heureuse ; elle est ta fiancée !

 

– Gustave ! Gustave, mon fiancé ! s’écria la jeune fille en se jetant en même temps dans leurs bras à tous deux, et en les embrassant dans une même étreinte.

 

Et le premier baiser d’amour, le baiser sacré des fiançailles, fut échangé sur le sein de cet heureux père, qui versait les plus douces larmes sur la tête de ses enfants prosternés, en étendant au-dessus d’eux ses mains bénissantes.

 

Et maintenant, cher lecteur, je dois vous avertir que, pour certains motifs, je vous ai caché la situation et même le nom du château des seigneurs de Vlierbecke. Par conséquent, aucun de vous ne saura où Gustave habite avec sa douce Lénora.

 

Quant à ce qui me concerne, j’ai vu et je connais monsieur et madame Denecker, et même je me suis souvent promené autour du Grinselhof avec leurs deux gentils enfants et avec M. de Vlierbecke, leur grand-père.

 

Il est encore profondément gravé dans mon souvenir, le ravissant tableau de bonheur domestique, de paix et d’amour qu’il m’a été donné de contempler parfois, lorsque le vieux gentilhomme, assis sur un banc du jardin, cherchait déjà à faire comprendre à ces deux petits anges las de jouer, les grandes forces qui agissent dans la nature, que la petite Adeline montait sur ses genoux pour lui caresser les joues, et que le remuant Isidore chevauchait avec une joie folle sur sa jambe complaisante, tandis que M. Denecker et sa femme muets et se serrant la main, contemplaient avec une intime jouissance le bonheur de l’aïeul et les jeux des enfants…

 

Je ne vous dirai pas qui m’a raconté cette histoire ; il vous suffira de savoir que je connais toutes les personnes qui y jouent un rôle, et même que je me suis plus d’une fois assis à la table de Jean, le fermier, avec sa femme Beth et la servante Catherine, qui aiment passablement à jaser et surtout à dire du bien de leurs bienfaiteurs.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Mars 2007

 

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[1] On nomme Campine les vastes espaces incultes qui s'étendent au nord de la Belgique, des environs d'Anvers jusqu'à Venloo. Le défrichement de la Campine, entrepris sur une grande échelle depuis quelques années, donne déjà les plus heureux résultats.

[2] Cette chanson populaire connue sous le nom de l'Orpheline est très répandue dans la Campine. L'air en est triste, mais plein de douceur et de mélodie ; il a beaucoup de rapport avec l'air favori de madame Catalani : Nel cor piu mi sento, de la Molinera.