Gérard Caramaro

 

 

 

Les Noces secrètes

 

 

 

Roman

 

 

 

 

 

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

À propos de cette édition électronique

 

* * *

 

Lucile m’est apparue comme ça, à l’automne, entre un rougeoiement de vignes et un envol jaune de feuilles. Comme une revanche faite aux coups du sort, il paraît, parfois, qu’un esprit très bienveillant veuille nous éclairer l’existence. C’est, dirait-on, un cadeau qui nous arrive alors, nouvelle, succès ou rencontre, une pluie en terre de sécheresse ou le feu croisé au cœur de l’hiver.

 

Elle est venue, ainsi, radieuse et mutine, la bouche au trouble passé et l’œil noyé de clair. Si je devine là, mécréant, une main ou, mieux, une baguette féerique, c’est parce que Lucile m’a regardé et adopté.

 

Bien sûr, j’ai voulu lui donner les mots, lui expliquer, l’envelopper, mais elle ne savait que rire. Les armes m’en tombaient. Lorsque, impuissant, je ne sus plus que la regarder, empli de gratitude, de peur et d’émerveillement, Lucile rit, et elle fut la lumière. Quand je lui parlais, et je la croyais attentive, elle n’était plus humaine, mais déjà splendeur déconcertante. Qu’étais-je donc, moi, chemineau du charme, séducteur tôt fourbu, forteresse vide, superbe naguère ! Un autre. Je fondais, Lucile, mon âme bleue et grise, elle couverte de cicatrices, coulait, et je voulais qu’elle te pénétrât !

 

Ma brève vie d’avec Lucile ne fut pourtant pas qu’angélique et, là encore, sa sensualité me déroutait. Elle ne me donnait pas à caresser un corps de femme neuf, un autre, avec ses belles différences, non, mais un souffle. Ses chairs savaient se transformer sous mes paumes, mais il me semble que c’est un nuage que je m’obstinais à embrasser. Dans leur fermeté même, leur luxuriance et leurs apothéoses, elle gardait une dimension étrange et impalpable. La seule assurance vraie que je garde de la carnation de Lucile est sa bouche. Tendre, grande, vive, brûlante et avide, tout à la fois rouge, étincelante, fraîche et souple, elle attise le regard et la furie sans doute. Elle est la vivacité du vent et elle engendre, toujours, des cascades de rires ou de rauques psalmodies. Elle est l’antre primordial, le plus ancien rêve de l’homme, la caverne et la source, aérienne et nocturne, la vague lunaire réchauffée de désir en son sein. Oh ! Lucile, par quelle alchimie as-tu su sans volition et sans travail me transmuer en feu, haleine incandescente au piège de la retenue ? Pont prisonnier de son enjambement, j’errais en toi suspendu hors de l’heure, et tu étais l’eau qui baigne la pile, et la voussure même du pont, et le pas au-delà, vers l’autre monde. J’étais demeure, toi le devenir.

 

Puis je me dis, Lucile, que mon emportement ne me servirait de rien. À quoi bon rêver à t’épouser, sinon que je songe à t’annexer ? Imagine-t-on un nuage de coin du ciel ficelé à la main de son maître ! Va, évolue comme dois, et laisse-moi te penser comme je le peux. Si tout n’est qu’apparence, peut-être n’es-tu qu’illusion de beauté. Et si, Lucile, vous n’étiez qu’une clef ? Un organe de lumière, un signe, un passage obligé, une promesse ? Mais c’est toujours de l’amour, Lucile, qui goutte de ma plume et je te jure que c’est mon sang qui signe la ligne. Hé quoi ! aurais-je changé, et, serein, je serais plus enclin à admettre que celle-là même que j’aime ne m’appartient pas ?

 

Une clef, Lucile, vous m’ouvriez les yeux sur un monde plus beau. Votre charme sur moi a laissé, entendez-moi bien, comme un rai de lune qui œuvre en secret.

 

Quand vous m’aurez quitté, belle, me disais-je déjà, et que, évanouie, le songe de vous se subtilisera, n’oubliez pas que je serai à vos côtés. Vous connaissez, je crois, mes facultés à m’abstraire, et vous souvenez comme je vous visitai quelquefois. Sachez alors discerner dans la pénombre le mouvement qui vous cernera, ou distinguer dans la clameur du soleil des scintillements bizarres. S’il se peut que tu te complaises de l’invisible présence, mon âme, je serai comblé.

 

Pour l’heure, je ne sais si je t’attends. Il est toujours chez moi une oscillation entre l’amour et l’amour d’aimer. Tu vois, je peins. Je te peins avec mes mots, je joue. C’est la même rêverie qu’en ta présence, si tu veux, mais avec une dimension laborieuse en plus. L’art est travail, puisque nous en sommes aux poncifs. Toi, tu te fiches de cela, non ? Tu es, simplement, et tout le reste n’est que digression. De nos deux modes d’être, ou de vivre, je ne sais en toute sincérité lequel est le plus positif, ou cohérent, ou raisonnable, si tu préfères. Choisit-on, de toute manière ! Le plus étonnant — et pourquoi ! — est que nous nous soyons abordés. Imagines-tu ? Deux vaisseaux, solitaires, un rien fantomatiques croisent, entités autonomes et mystérieuses, dans les parages de la solitude. Un cri dans la brume, un regard échappé du bastingage, et c’est la reconnaissance ; les grappins sont lancés, les armes sont au pied, les passerelles abattues. Et nous voici, simulant une panne d’isolement dans l’océan fantasque de l’existence, appariés à notre gré, sans cap défini. Des pirates de rencontre, en définitive, nous ne sommes que des flibustiers, des enfants de la maraude sur les chemins terraqués.

 

Il me semble, de temps en temps, n’entendre que la houle aveugle et le vent entêté. Notre course duelle aurait-elle pris fin ! Suis-je de nouveau dérouté pour l’inconnu aux commandes de ce bateau fou ? Écoute. J’aime à naviguer seul. Même s’il me faut emmener dans ma tête l’image de vous, je continuerai. Serais-je moins solitaire ? Merci, Lucile, merci de nourrir mes songes encore. Tout cela importe-t-il, pour toi ? Qui es-tu lorsque tu es seule ? Es-tu seule parfois ? Le vide, comme l’on dit, t’emplit-il le cœur de son vorace et noir silence ? Moi, j’aime. La nuit couchée sur la terre, lorsque les vents miaulent en sourdine entre les branches d’arbres hagards, je suis là et je guette. Je guette et je bois, avide, tous les signes de l’univers. Ceux que d’ordinaire ne peuvent goûter les hommes. L’étoile traçante, je la salue. Le nuage écorché de lune, je l’interprète. Alors, la Lune, elle, penses-tu comme elle peut m’être familière ! C’est très simple. Elle ne m’est pas un simple lumignon accroché, là, au cœur du ciel. Elle irradie, et je suis semailles en ses rayons. C’est étrange, mais elle est pour moi le passé, et elle me semble toujours raconter l’histoire des temps. Il m’arrive de me dire que je vous connais si fort parce que je la sais très proche.

 

Non, tu n’as pas disparu. Comment le pourriez-vous ! Ta présence est réelle, peut-être ne cherché-je plus à te revoir. Tu es le point fixe et unique dans cet univers crucifié, la rencontre, le point d’intersection des quatre bras égaux cloués aux horizons du monde. Tu es, mon rêve, la seule référence, hors espace et hors temps, là où tout s’accroche pour osciller au gré de lois occultes, tu es l’ancrage.

 

N’allez pas imaginer, ma mie, que vous ne soyez qu’un prétexte, un alibi à ma déraison galopante. Vous êtes, soyez-en assurée, la meilleure part de moi-même, aussi vrai que mon regard, depuis que je vous vis, s’est modifié. Relative à vous, à votre grâce, elle se teinte cependant d’absolu — je veux parler de ce nœud que vous représentez, ombilical, transcendant et, pourtant, par vous, manifesté.

 

Te rencontrer, Lucile, la voilà, l’initiation. Éclairé à présent, je vais, avec toi à mes côtés, et même si tu ne t’en doutes.

 

 

I

 

Ce jour que je revins au hameau de la Fontaine la seule constance de son décor me pénétra.

 

Comme prise dans les glaces de saisons immobiles, la campagne alentour inchangée se déchirait, et il m’était toujours donné de voir, sur le versant opposé à ma venue, là où la lumière sourd aux matins clairs, le bosquet de chênes hauts où j’inventai, enfant, l’univers qui m’édifia en retour. Au creux du val, une route mince et tordue, avatar du cours d’eau qui avait tracé le relief, se traînait jusqu’au plateau et desservait les quelques bâtisses à l’écart du confluent qui avait suscité l’installation d’hommes, plus haut vers la plaine.

 

Quel temps présidait-il, déjà, à nos retrouvailles ? Quelle époque était-ce quand nous nous étions revus ? Les nuages lourds du ponant se vautraient-ils sur le pays ou les astres filants rayaient-ils de nouveau un ciel noir et pur ?

 

Aujourd’hui je ne sais pas ce que ces différences signifient.

 

Pourquoi chercher à se rappeler ces apparences, quand j’ai conservé aussi limpide en moi le sentiment qui m’habitait ? Car j’étais seul à débarquer au hameau de la Fontaine ce jour-là, peut-être fut-ce un matin, et je jure n’avoir eu d’envie que fuir la compagnie des hommes et me repaître de vous et du vallon.

 

L’idée devait être un tantinet perverse, de me voir en spectre hanter les lieux de mes amours premières. Pourtant, nul pèlerin ne fut jamais plus convaincu de son innocence. Aucun crime — que dis-je ? —, aucune peccadille n’était à expier pour motiver ce voyage. Seul, d’abord, le désir jugé légitime de faire si possible fleurir le ressouvenir, et aussi sans doute la volonté, moins claire, d’altérer par la réalité une image trop belle et même entêtante.

 

Lucile avait été le prétexte à l’idée la plus pure — entendez la plus éthérée, la plus désincarnée, la plus monstrueuse — que j’eus de l’amour jamais. J’aimais son image et l’image de moi qui l’avais engendrée. Je faisais dire à ses yeux ce que l’idée me dictait et, pis encore, je prenais pour terme ultime de nos amours la fusion totale de nos deux êtres. Toutes vicissitudes charriées par deux millénaires de culte du renoncement, de la phobie charnelle et de l’attraction mortelle. On l’appelle Lucile, disais-je, et ce prénom lumineux faisait naturellement d’elle un ange, un rêve matérialisé d’apparence par ce visage doux et absent, une ombre de sourire à la bouche, que je buvais anxieux en humant sur sa joue le parfum de mes visions. « Jure-moi que tu m’aimes », mais elle voulait que je cueille le jour…

 

Oh ! nous nous étions embrassés et même caressés quelque peu alanguis, nous avions beaucoup marché les mains jointes et les oreilles rougies, occupés à s’écouter babiller ou à interpréter les intonations de l’autre, en attente de n’être qu’un, mais le vrai travail, l’œuvre de l’amour ne commençait qu’au quitter. Alors, possédé de Lucile, de son odeur de rêve, de sa voix de cristal, de ses miaulements de plaisir et de ses rires aux sonorités de harpe, je créais la vie comme il me fallait qu’elle soit.

 

Qu’était donc Lucile devenue ? L’âge lui avait-il savamment plissé le coin du regard et étoffé le ventre et les hanches ? S’agaçait-elle parfois d’enfants bruyants trop attachés à ses semelles ou d’un compagnon alourdi par l’habitude et dont les défauts ont vaincu le charme ? Tu ne pouvais avoir effacé de ta mémoire ce que nous avions vécu, et nos souvenirs ensemble traîneront toujours en un recoin de tes rêves, comme une hantise sûre et douce, trop idéale peut-être.

 

Je suis venu, paisible sans rancœur. Mes amertumes, je les avais laissées joncher ma route. Tout ce que j’ai manqué, tout ce dont je ne veux plus est mort, dispersé aux vents mauvais. Seul m’anime maintenant un souffle que je connais bien. C’est comme — tu connais mon goût pour les analogies — une soif enfin étanchée, ou une énergie, une force dont j’aurais capté après tant de détours la bienfaisance. Je veux te faire partager le secret. Tu t’appartiens et je me moque de qui prétendrait te posséder. Où es-tu ? Le pays m’apparaît vert et désert. Nous devions n’être que deux à cette rencontre, avec la vallée pour univers, à reconstruire notre humanité. Cela, Lucile, pour te dire qui j’étais lorsque j’arrivai.

 

 

II

 

« Ces gouttes d’eau annoncent la pluie ! » se marre le père Jeanjean qui s’ébroue depuis un bon temps sur le seuil de l’auberge. Va-t-il fermer la porte ? Le ciel qui pleure, c’est toujours pour lui, le cantonnier, une accalmie dans le travail, et le ciel, en effet, se répand, inonde le pays depuis la veille au soir.

 

Anne derrière le comptoir, un sourire placide à la bouche, l’observe trempé à se presser devant le feu de la cheminée, derrière l’unique table.

 

Elle a déposé, le geste lourd, son torchon devant elle, puis soupçonneuse s’enquiert auprès de Jeanjean :

 

« Les travaux ont-ils cessé, de derrière la rue Mauve ?

 

— Tu rigoles ! ces fainéants ont décidé de faire durer la chose, et puis

 

— Quoi encore ?

 

— Sais pas. J’ai l’impression, enfin, on dit que les communes ne veulent plus payer.

 

— Je vois. »

 

Oublié derrière mon café, j’aurais tant aimé entendre parler de toi, ici, et, étranger, boire goulûment les propos qui te concerneraient. Qu’importe ! je te retrouverai, petit nuage.

 

« T’as eu du monde, aujourd’hui ?

 

— Juste Monsieur, là, qui a l’air de venir de loin. »

 

Il m’était visiblement enjoint d’émerger de mon café.

 

« C’est que… j’arrive de la Beauce. Ça fait une trotte, tout de même. » À ce point de mon discours, il me faut, c’est quasi impératif, dire aussi ce que je viens faire ici.

 

       « Je suis entomologiste et j’ai des travaux à effectuer dans la région.

 

— Ah ! »

 

Le tour est joué. Ils me lancent à présent des regards par en dessous, faux-fuyants et presque hostiles. N’a qu’à pas employer des mots savants !

 

La paix m’est redonnée. Je ris en moi-même, Lucile, et je songe, en demi-teinte.

 

Vingt ans après. De quoi ai-je l’air, blotti près de la cheminée de l’auberge, dans ce village, dans ce pays qui fut le mien et qui t’abrite toujours ?

 

J’ai payé et m’en suis allé. Un bouquet d’amertume m’orne l’âme. Que m’importe ce que je parais, et au regard de qui, et pourquoi. Je suis intègre en mon rêve, et voilà tout. Lucile, m’entends-tu ? Ces gens-là sont nos ennemis. Ils ne peuvent voir en moi que celui par qui le trouble arrive. Celui qui vient semer la discorde dans un « ménage » ! Parce que cette dernière union est, elle, légitime ? L’amour se fout des lois.

 

Ne peuvent-ils concevoir, ces gens, que seule existe la première rencontre, la découverte et ses serments infinis, quand bien même nos existences se seraient fuies ? Pourtant, Lucile, nous ne pourrons jamais vivre en solitude ensemble. Faire semblant, alors ? La seule compromission nécessaire.

 

 

III

 

Le vieux Marzin habitait toujours en contrebas de la route, au cœur des chênes, près la rivière d’Argent. Cet homme, nous l’avions connu quand, secrets, nous allions, enfants cachant notre amour tout neuf. Il nous avait accueillis souvent dans sa maison de bois, devisant avec courtoisie avant de nous oublier quelques heures, éperdus de joie, devant le granit de la cheminée.

 

Quel homme étrange est notre complice ! Cette figure sans âge, peut-on dire, est de nulle part. Dans ses yeux brille l’ailleurs. L’un, le droit, est mort, je ne l’appris que par une de ses confidences. Marzin est de l’autre monde. Il faut dire qu’il vit de l’autre côté de la rivière. Ce que sa bouche dit est estimable, porté par une voix chaude et sonore, presque de tonnerre, et qui sait se faire murmurante, comme s’il était des choses que l’on ne peut transmettre au tout-venant. Marzin ! Je me rappelle ton hospitalité, ta bienveillance et ta lucidité.

 

Un soir, au sombre d’une nuit de l’été, comme nous étions heureux venus te faire visite et te porter un peu de bois, tu te fis soudain grave et, sans nous jeter un regard, tu avais lâché : « Deux bœufs attelés à une coque, ils tirent, ils vont expirer. Voyez la merveille. La route noire vous sera longue, car elle est froide. Dételés, vous réclamerez votre joug d’amour, mais alors… » Marzin fixait le feu dans l’âtre, il avait levé une main dans un geste qui pouvait exprimer la frayeur, le fatalisme ou la circonspection. Au-dehors, un vent différent se prit à souffler. Lucile et moi nous étions levés, un peu embarrassés, inquiets aussi. Balbutiant un prétexte, nous avions pris congé de toi, Marzin, mais tu n’écoutais déjà plus.

 

Nous nous étions attardés dans les bois alentour, jusqu’à rejoindre le pont du Rêve, cette arche minuscule et superbe qui saute la rivière. Je me souviens. Nous avions pressé le pas sur la passerelle, l’humeur assombrie par ce que nous n’avions pu celer. Tes paroles, Marzin, lourdes et bizarres, trottaient en nos têtes. « Jure-moi que tu m’aimes. — Je t’aime, mais, demain… ? — Tais-toi ! — Non, car je t’aime. » Comme tout cela était maladroit, maladroit et charmant, mais la musique de la rivière, seule, polissant sans fin le granit sonnait si clair.

 

 

IV

 

« Ah ! te voici, toi ! Ça me fait plaisir, entre donc. » Le vieil homme, toujours sobre, chaleureux, malicieux, s’effaçait derrière sa porte pour me céder le passage. Comme si de rien n’était, il ne s’étonnait pas plus de mon retour, après une si longue absence, que je ne fus surpris de ce qu’il avait si peu changé. Juste blanchi davantage, à peine voûté, Marzin se tenait, grand et beau, un pied sur le socle de la cheminée, le coude appuyé avec nonchalance sur la poutre antique, le linteau. Sans pose, léger, il me regarde, passant outre mes apparences, jusqu’à me fouiller l’âme. Son œil est d’un bleu marin, et il est sans fond, mais c’est son regard qui trouble, déconcerte, bouleverse, en cela qu’il s’adresse à l’inconnu qui nous habite. J’eus alors l’impression que le Vieux savait, qu’il était inutile de lui conter ma quête.

 

Marzin se tait, il a sorti deux verres et une bouteille. Le bruit du vin versé chante comme celui d’une source et résonne prodigieusement dans la maison de bois. « Allez ! » fît-il encore en levant le coude, et nous buvons de concert. Le silence régnait toujours lorsque Marzin, après avoir bourré sa pipe grosse, fit enfin : « Tu sais, la petite, elle est mariée. Un comptable. » La voix neutre, il me parlait mais paraissait absent, en voyage.

 

Il s’essuya, machinal, les moustaches énormes qui lui barricadent la bouche.

 

« Je veux la revoir, Marzin, vous seul saurez me comprendre. Je me fous d’avec qui elle est en paire aujourd’hui. Un serment ne se refait pas. Vous en êtes le témoin. Parlez-moi d’elle, dites-moi comment… »

 

Le Vieux a levé le nez. Il me considère, amène et soucieux. C’est bien la rivière que j’entends courir derrière la maison, et le vent qui chahute les chênes. Bon sang ! la chaleur d’antan me remonte aux veines.

 

« C’est la guerre ici que tu veux. Bah ! l’amour, la guerre… c’est nuage et pluie, non ? Je puis faire venir Lucile ici, l’innocente. Je ne l’ai pas revue depuis ton départ. Tu sais, les femmes sont oublieuses… peut-être autant que leurs hommes, après tout. Tu es en déraison, cela est certain, mais amour et déraison ne font pas non plus mauvais ménage. Il faut dire que tu as dans l’œil une mâle assurance… Je préfère que tu mettes cette force à accomplir ton devenir plutôt qu’à détourner le cours de la rivière, à déplacer les monts, que sais-je ? à me mener concurrence ! »

 

Là-dessus, nous rîmes de bon cœur tandis que l’enchanteur nous resservait de son vin délicieux.

 

« Tu es bien décidé, l’amant ? Alors, écoute. Voici ce que nous allons faire. »

 

 

V

 

Le gîte que j’ai trouvé pour m’accueillir est à l’écart, dans un village voisin. La crainte de croiser quelque mémoire intacte dans le pays ne me quitte plus. Il me faut, pour Lucile, la surprise donnée de me retrouver, et l’invisibilité parfaite. Marzin fait l’exception, bien sûr, mais l’invisible lui est familier. Ce soir, nous célébrerons nos noces nouvelles, Lucile et moi. Le temps a bien cru nous condamner à l’inachevé. C’était compter sans la volonté amoureuse qui m’anime, et il est dans le tréfonds de la vallée un vieillard qui ne sait pas juger, mais servir les destins, faire la pluie ou chasser les nuages. « Je ne suis qu’une béquille ! » dit-il souvent, sans jamais nommer ce que cette béquille soutient avec autant de puissance.

 

Ce que je sais de Marzin est peu de chose. S’il n’est pas au sens propre un ermite, il mène une vie des plus frugales. Je le vis souvent écrire, émerger de son « atelier », une cave que nous n’avions jamais visitée. Il me revient en mémoire la rencontre fortuite et fugace, chez lui, de personnages inhabituels qui emportaient sous le bras un manuscrit, quelque objet de bois ou de pierre enveloppé avec soin. Sa maisonnette, il l’a bâtie lui-même, sur un terrain communal. On raconte que, lors de son édification, alors que nul ne le connaissait, il reçut une visite d’élus courroucés, qu’il conquit aussitôt. Il ne viendrait aujourd’hui à l’idée de personne de le chasser de ce site, qui a toujours été réputé magique ou sacré, d’autant que l’homme, peu disert et même secret, a de temps à autre secouru, par d’obscurs talents, des malades délaissés par la médecine officielle, des femmes au lait tari, ou aboli de ces douleurs diffuses et barbares qui empoisonnent la vie. Si personne, ici, n’a jamais prononcé le mot de sorcier à l’encontre de Marzin, c’est, pour tout dire, que l’on respecte trop le choix de vie de l’Homme d’en bas, ou parce qu’une obscure mémoire, aussi, resurgit des temps d’avant la malédiction tombée sur les mages.

 

Je sais encore que le Vieux s’en va souvent, par la forêt, visiter quelques clairières et sources de sa connaissance. Il fait cela, m’a-t-il rapporté, car il est des lieux, dont Les Sulèves, qui aident à être soi-même. Chez Marzin, les murs sont couverts de livres. On pourrait dire que la maison est bibliothèque. L’éclectisme y dispute à la rareté et à l’ancienneté de certains ouvrages. Il est peu de sujets dont on ne puisse trouver quelques références dans cette étonnante mémoire.

 

Quand je l’interrogeai sur ce trésor, Marzin, avec un léger sourire, m’expliqua que la présence même de ces écrits, de cette humanité, lui importe plus que leurs messages. « Ce qui est couché sur le papier est mort, figé. Moi, j’aime la libre parole, qui court comme l’eau de la rivière d’Argent. Celle qui émane de la source cachée en nous, et qui ne peut être captée ni retenue. Celle qui parle aux gens de cœur, qui savent que leur raison n’est qu’un filtre. C’est la voix des temps où l’on savait soulever des montagnes de granit sans appareil d’aucune sorte, ces temps où, pour guérir un homme d’une affection quelconque, il suffisait d’apposer une main au lieu exquis de la douleur. Rien de tout cela n’est dans ces pages, ou alors, quand il y est fait allusion, ce n’est qu’un fantôme de la réalité. Écrire, c’est toujours déformer et, en somme, trahir. »

 

Ainsi pensait Marzin de sa formidable collection d’écrits. Il faut qu’ils soient là, mais, surtout, qu’ils se taisent. À moins qu’ils ne lui parlent autrement.

 

 

VI

 

Aujourd’hui, une intense excitation en moi m’a rendu fébrile. La tête brûlante, bouche sèche et les mains mouillées, j’ai vaqué à dissiper ce mélange curieux de joie contenue et d’angoisse sourde. Vers le milieu de l’après-midi, je m’en suis allé par les chemins du pays, plus calme, le front baigné de pluie. Bel automne ! et vous tous, arbres mes frères, donnez à un cœur pur le succès de ses aspirations ! Je me suis déployé le long de ma course. Sous ma poitrine, j’ai senti forcir et s’amplifier la vie. Il m’a paru que mon regard prenait de la largeur aussi. Mes mains rafraîchies ont vu leurs doigts étranges mobiles se tendre dans l’espace, antennes ignorées, et ma bouche ouverte cueillait au passage des chênes la parole incréée. Marzin, à ce moment je t’ai mieux entendu.

 

Cet or de cuivre qui goutte de nos arbres, ces cris d’oiseaux qui ont aboli le hasard et cette terre noire que vêt un végétal rouge, cette forêt avance avec moi. Je suis la forêt qui va, poète et inconscient, vers une dormition, un autre prélude. Une intuition de fulgurance me fait l’entrevoir, la vraie vie ! Marzin ! raconte-moi encore l’art de la lecture d’entre les lignes, celle de la légende, apprends-moi tes secrets.

 

À mon arrivée aux Sulèves, j’étais un autre homme. Il me parut qu’un processus aux traits du mystère était engagé. Je m’en ouvrais à Marzin, qui, souriant, m’assura avec beaucoup de tendresse que mon cœur s’était sans doute ouvert, mais que mes yeux étaient encore clos. Il me fallait vivre l’attente et garder la confiance. Il sourit de nouveau. Un feu sauvage vociférait dans la cheminée, en l’attente des braises qu’il nous donnerait pour griller les pièces de bœuf que j’avais apportées. La lumière de l’âtre, irréelle, inondait le visage du Vieux et le rajeunissait singulièrement. Je lui trouvai un air de rêve. Marzin les yeux écarquillés par la gourmandise nous servit un vin chaud comme seul il le savait préparer. « Le philtre d’amour… », reprit-il. Il riait. Avant que de boire, j’avais l’esprit euphorisé. « Est-ce que… » balbutiai-je. « Tu penses ! me coupa le mage, cela m’étonnerait fort qu’elle ne vînt à l’heure apéritive me visiter. Peut-être seulement l’ignore-t-elle encore. »

 

Marzin semblait s’être renfrogné. En vérité, je le sentis guider sa conscience hors des murs. C’est comme s’il avait disparu. Le souffle suspendu, j’observe l’homme. Les traits de son visage sont impassibles, et il a les yeux grands ouverts. On dirait qu’il est, selon l’expression juste, dans la lune. Il n’est pas pourtant de relâchement dans sa physionomie, au contraire. Une tension dans son regard me le livre attentif et volontaire, mais ailleurs, encore. Il tient entre ses deux mains, sous son nez, son bol de vin qui fume. Cette fumée ne bouge pas, Marzin retient son souffle. Un silence terrible et subit accapare la pièce. Le feu, toujours ardent, s’est tu, lui aussi. Le vent dehors est tombé et c’est un manteau mystérieux qui est jeté sur Les Sulèves, dont je suis le spectateur béotien et interdit. Cette mise en parenthèse du temps, fut-elle brève ou longue ? Je ne suis plus certain que cette question ait quelque sens. Toujours est-il que je ne pus rester longtemps insensible à ce prodige, et je me pris à rêver.

 

Lucile traversait, songeuse, le hameau du Chêne, là-haut, au sortir du bourg. C’était elle, et pourtant non. Comment dire ? Elle était une métamorphose de Lucile. L’âge lui avait forgé une silhouette et un visage superbes. Quelque formidable qu’elle me parût, une certaine raideur dans ses reins et sa nuque me laissait savoir qu’elle avait à lutter contre des contraintes ou quelque pression. Ses yeux d’eau vagues s’animent d’une excitation étrange et la manière qu’elle a de se frotter les mains à sa robe me laisse à penser qu’elle est la proie de quelques tergiversations. Elle ne cesse de consulter sa montre, comme pour un semblant de calcul, mais un sourire fin à ses lèvres la livre résolue. Ai-je lu mon nom sur sa bouche ? Je ne puis tout à fait en jurer. Mais nous sommes alors l’un à l’autre et, l’appel entendu, elle se dirige déjà depuis quelques pas, avant que de connaître sa décision, vers Les Sulèves.

 

 

VII

 

Quand l’image d’elle s’évanouit et que je revins auprès de mon compagnon, la cheminée crépitait de nouveau, le vent avait repris sa course et Marzin me regardait calme et souriant, il lapait le vin chaud. « Elle aussi descend par la forêt, glissa-t-il. Elle aussi saura écouter ces antennes d’arbres sur son passage. Les bois savent être loquaces comme il faut. Je vous parlerai. »

 

La table était dressée pour trois et j’attisais les braises sous le gril quand Marzin preste se leva et lui ouvrit sa porte.

 

Les yeux encore embrouillés de larmes nées sous la force du vent, la chevelure défaite, comme Lucile me parut ! Elle embrassait encore le Vieux, bafouillant des excuses pour un temps si long à n’être pas revenue, lorsqu’elle me vit. Toujours accroupi devant l’âtre, je n’ai pas bougé. Si mon corps ne voulait répondre aux ordres que je lui adressai, je songeais, par défaut, à fermer la bouche. Tout se précipita alors. J’entendis crier mon nom et elle, après cent morts et résurrections, toute amour, déjà sur moi qui m’embrasse et m’appelle encore. Nos regards rivés l’un à l’autre, comme ces braises, pas moins chauds, nos mains serrées l’une dans l’autre et nos cœurs accolés qui tendent à l’unisson. Pourquoi ces pleurs ? ces gémissements ? Pourquoi douleur, bonheur se rejoignent-ils si fort ? Nous ne sommes plus qu’un, androgyne de l’aube, à balbutier, comme ivres d’une oxygénation surabondante.

 

Marzin, qui compulse avec négligence quelque livre, toussote avant de se retourner. Il porte un beau sourire et, calme, annonce : « J’ai faim. Pas vous ? »

 

Ce dîner fut bien des plus étranges de ma vie. C’est comme si je fus parvenu dans l’Autre Monde et y banquetais avec des morts chéris. Esprit, beauté, amour se conjuguaient avec rêve, mystère, poésie, ou connaissance, lune et soleil. Nous jouissions chacun de notre présence aux deux autres. Lucile et moi étions aux nues, et Marzin le vif-argent, Marzin le sage goûtait la réunion de ces moitiés éparses.

 

Le vieil homme savait que je n’avais aucun plan quant à cette manière d’enlèvement de Lucile. Il nous fallait pourtant prendre garde, ce à quoi nous étions alors loin de songer. Un petit village à l’affût, un comptable de mari, un propriétaire légitime nous interdisaient bien sûr de nous aimer simplement. Que ferions-nous ? Fuir ? Seul Marzin pouvait savoir. Mais il laissait le cours de nos amours aller, impétueux, indocile, comme la rivière voisine nage dans le lit qu’elle s’est creusé.

 

Lucile paraissait brûler. Cheveux, regards, visage, épaules et mains, autant de flammes d’un même incendie qui me consumait. Brûlante et aérienne, sa présence à cette table m’évoquait sans répit le feu, vie et fascination, une façon d’être au monde subtile et dense. Je lui saisis souvent la main pour m’assurer de ce qu’elle ne brûlait pas physiquement. Tes yeux, Lucile, sont des ports où je m’embarque pour un au-delà. La fièvre, un feu autre, me gagne de ne pouvoir me fondre en toi. Uniques, irions-nous toujours ? Et je me vide et me perds en sensations vives de désirs, mêlant sans fond intelligence et soifs autres, et je me regagne pantelant, acculé à ton image, et vous n’êtes plus que souffle, essence d’airs affolés, amour et langueur !

 

Rien avant, rien de plus. Est-ce du bonheur qui me fait balbutier et palpiter tandis que mon esprit, malade, navigue vif, libre et désarticulé, de fil en fil aux confins du possible ? Prends-moi, donne, joue et dispose !

 

Qu’était Marzin devenu ? Les Sulèves, bulle de verre, reposent près de la terre. La rivière soliloque bien, des oiseaux graves ou légers devisent toujours alentour ; le monde pourtant, c’est sûr, a changé. Qui a nourri le feu dans la cheminée ? Il brûle tant et encore, ou le temps s’est éclipsé.

 

Comme la nuit se meurt, Lucile frissonne. Ses feulements d’une joie presque douloureuse se font rares. Des soupirs longs blessent à présent nos noces secrètes.

 

« Jamais, souffle-t-elle, je n’ai tant maudit le jour à paraître. La peur, tu sais, cette glu de l’âme, m’entache le cœur, et je pense, ne m’en veuille pas, à mon retour à demeure. Que lui dirai-je, car je ne peux rien dire ? Quel malheur d’avoir à réintégrer ma cellule, et que cette réincarcération même soit à risque ! Ami, laisse-moi aller. Quand la nuit sera de nouveau installée, je serai revenue. Laisse, je vais ! »

 

Elle est partie, comme ça, peu avant que la lumière ne dissipe les ténèbres, et moi je me suis glissé par quelque sente vers la rivière d’Argent, et je l’ai longuement écoutée divaguer.

 

 

VIII

 

Marzin réoccupait Les Sulèves à mon retour. L’homme, assis sur un tabouret devant sa cheminée, les yeux mi-clos, semblait converser avec le feu lorsque j’entrai. C’est en silence que je me posai à mon tour, près de la table derrière lui.

 

« Sais-tu ce que tu veux à la fin ? »

 

La question, brusque, m’arrache à ma torpeur.

 

« Il n’est pourtant, garçon, que deux solutions. Ou tu te satisfais de cette incartade dans le passé et dans la vie de Lucile, ou tu tentes d’y introduire la pérennité. C’est-à-dire un travail de Titan.

 

— Pourquoi parlez-vous de travail, quand il s’agit d’amour ?

 

— Parce que le travail n’est pas toujours œuvre pénible, apparemment vaine sinon pour celui qui en tire presque tout le profit. Vouloir franchir le fleuve et gagner un autre monde, c’est aussi jeter un pont pour ce faire, et donc travailler. Chercher à connaître, c’est encore apprendre à regarder, à relier les choses entre elles, c’est toujours travailler. Que fais-tu lorsque tu veux m’écouter ? Tu travailles, encore, à comprendre ces signes interjetés que sont les mots que je formule. Le poète ne travaille-t-il pas à réinventer le verbe, comme l’oiseau œuvre à conserver son territoire par son chant ? Ne sois pas si puéril.

 

— Pourquoi, alors, « œuvre titanesque » ?

 

— Voilà une bonne question. La poser signifie que tu travailles déjà à y répondre. (Il sourit avec malice.) Peut-être entrevois-tu ce qu’il va te falloir déployer comme talent pour la convaincre de t’emboîter le pas. Elle a peur, tu le sais. Puis, si elle te suit, où irez-vous fuir la colère des hommes ? Surtout, que feras-tu pour apaiser son anxiété, et peut-être, par contagion, la tienne ? Gigantesque tâche, que tout cela ! Ce n’est pourtant que le début. Penses-tu, même inspirés des dieux, que l’on puisse aimer impunément ? La plus belle, la plus saine, la plus puissante des bêtes de course s’épuise dans le temps et sur la distance. N’oublie jamais cela. Votre char est soumis aux mêmes lois. Où que vous irez, quoi que vous ferez, la roue du temps usera votre ardeur. Encore qu’il te faut considérer ceci : ce que je nomme distance ou roue du temps, cela n’existe pas. Tu es ton seul ennemi, vous êtes votre premier danger. Imagine donc, mais vois l’effort, le travail qu’il te reste à accomplir pour garder comme un précieux bien — qui ne doit jamais t’appartenir ! — celle que tu aimes. »

 

Le Vieux, tisonnant les braises, se tait un moment.

 

« Alors ? »

 

Abîmé dans une pensée spirale, à monter et redescendre au gré de ma confiance, je pesais et soupesais en dépit de moi mes forces et mes faiblesses dans cette entreprise que me définissait Marzin. Le Vieux, qui savait aimer et être lucide, et ce n’était pas là son moindre don, s’était, semble-t-il, de nouveau absenté. Il était toujours devant le feu et me tournait le dos, mais je le savais ailleurs. Il me laissait à ma méditation.

 

À retrouver Lucile je m’étais beaucoup préparé. Je peux dire maintenant que j’avais aussi hésité, longtemps. Qu’est-ce qui me poussa ainsi ? Pendant cette période de mûrissement, tout tendu vers elle, Lucile pensait à moi, elle me l’a dit. Tout cela est si étrange. Me voici, comblé dans mon intention première, et, de fait, comme un enfant devant une grille grande, désemparé. Saurais-je m’en retourner, laissant là ce trésor partie de moi-même, belle d’entre les belles, bouche, rêve, dents, songes, seins, ventre et bonheur ? Lucile… est-il juste que nous soyons distincts ? La belle question ! ponctuerait Marzin. Nous ne serons pas séparés. Rejoignons-nous. Courage ! Lorsque la lune recouronnera les arbres, vous serez là. Partirons-nous ? N’est-il quelque piège à attendre — et pourquoi ? Si je pouvais mourir d’ici à cette nuit… Que fais-tu ? Ta vie, bien sûr. Oh ! non, je ne veux pas être jaloux de tout ce qui n’est pas moi autour de toi, cela serait trop trivial. Tu n’es pas non plus ma moitié, tu existes en tant que telle, tu es, Lucile. Distincts mais ensemble. Veux-tu ? Tu sais, les chiens de mer, quand ils se sont choisis, ne se quittent plus et nagent l’un contre l’autre jusqu’à la mort. L’indépendance, pourtant, ne pas vivre l’étouffoir, bien sûr… mais comment ?

 

 

IX

 

Aux Sulèves je couche sous le toit. Au ras de la poutraison mon lit longe le garde-corps et par une lucarne je mire les étoiles pour m’endormir.

 

Aujourd’hui, je me suis assoupi sans difficulté. Le jour qui perle au travers du rideau de la fenêtre du toit ne m’a en rien incommodé. L’après-midi, après le déjeuner, Marzin m’a emmené en forêt, car je voulais lui conter un rêve que je fis.

 

Très vite, nous sortîmes des sentiers courus. Nous avons emprunté un chemin discret qui suit la rivière. Marzin de temps à autre s’arrête et porte la main sur le nœud d’un arbre, chêne, coudrier ou pommier. Il me semble qu’il salue de vieux amis ou, plutôt, de vieux maîtres. Cette fois l’homme des Sulèves me fit découvrir une clairière. Nous y serons accueillis par des chants bizarres d’oiseaux. Le ciel s’ouvrit sur nos têtes, et, bientôt, après que Marzin m’eut dévoilé quelques secrets de l’espace que nous occupions, nous pûmes nous asseoir sur une pierre couchée, lisse, énorme, dont une extrémité, sans doute jadis une embase, est plus large que l’autre.

 

« Cette pierre s’appelle la Roche Sans Clef, me confie-t-il en souriant, et je crois bien que la clef est en la pierre. »

 

Jamais je n’ai vu passer tant de sérénité, de chaleur, de sagesse dans la voix et le regard d’un homme. Marzin ! Par ce moment, là où la forêt s’ouvre au ciel, tu as semé au fond de mon âme une graine de métamorphose.

 

Le rêve que je lui narrai était baigné de lectures médiévales. Une chapelle, alliant la limpide rigueur romane à l’audace et l’exaltation gothiques, m’accueille. J’y passerai, seul, la nuit. Cette nuit, à l’abri du brouillard, est une descente au sein de la terre. Qu’attendé-je ? Mystique sans foi, il s’agit de découvrir en moi quelque entité que je puisse prier de m’aider à progresser. À l’aube, c’est une épée qui me sera remise, après que l’on m’aura par elle trois fois imposé. Elle se nomme la Bien-Trempée et je jure qu’elle ne sera que fléau de la Balance. La fin de la nuit est hallucinée quand s’ouvrent les battants de la forteresse consacrée. Ils s’avancent, forts, sages et beaux, frères aimants qui me plantent le genou droit en terre. Face à moi-même je suis agenouillé, hâve, fiévreux comme au retour du plus périlleux des voyages. Je te vois, mon double, mon frère, ami mon ennemi, cette nuit, et je t’ai sommé de rester coi. Je te contiendrai. Il me semble que cet instant grave sur mes joues des sillons de larmes bonnes. Dix siècles m’ont envahi, on me porte au lever du jour, l’aurore a la couleur de l’améthyste. Je vous en rapporterai, Lucile, une rose.

 

Marzin, qui s’excuse d’user de lieux communs, me rappelle d’abord que chaque élément du songe est part de moi-même. L’impétrant dans la chapelle est l’esprit dans sa quête. La chapelle, c’est le monde, ou le rempart contre le monde, ou la peau du moi au contact du monde. Quel monde ? Le brouillard est le monde visible, au-delà est l’objet de la quête, qui est aussi la descente en soi au cours d’une veillée, d’une nuitée fœtale. « Où donc est la pierre cachée ? » me sourit-il, énigmatique encore. Les compagnons à l’aurore figurent, réunis, le moi invaincu qui renaît au lever du soleil, la victoire de la lumière sur la ténèbre. Victoire spirituelle comme en atteste la couleur de l’aube, violette, c’est-à-dire le plus haut degré visible du spectre lumineux.

 

Le moins important n’est certes pas la réception de l’épée. L’épée est symbole de l’énergie, celle, primordiale, que l’on a le droit même d’appeler la vie. Elle est encore le verbe, le mot ou le son créateur, imparable. Elle est toujours attribuée, selon un code ici respecté, au lever du jour et par Force, Sagesse et Beauté, qui sont les règles de travail des bâtisseurs.

 

« Quand l’heure surgira, il te faudra écrire, ami, avec beaucoup d’amour. » D’une bourrade malicieuse, Marzin m’invite à le suivre et à repartir et, surtout, à ne pas lui demander d’éclaircir cette dernière sentence. Nous fuyons la clairière.

 

Dans un sous-bois éclairé, par-delà les têtes des arbres j’entrevois les voiles de nuit qui commencent de draper la contrée. Lui, marche, sûr de son pied, homme-arbre parmi des arbres humains qui tendent leurs bras desséchés vers notre approche. Un cri, là-bas, femelle d’oiseau de nuit ou hérisson, marque la citoyenneté invisible de la forêt. Parfois, l’homme s’immobilise et écoute. Un murmure de fond de gorge nous signale la rivière qui passe, vague et divague dans son lit. Clapotis, rire contenu, rumeur de gazouillis, borborygmes vaseux, végétaux gras et odorifères, subreptices glissades sur la berge, fuites à tire-d’aile ou visqueuses immergées, pierres vertes et lisses, le monde des origines survit, ici, à nos côtés, tandis que nous nous dressons, pieds dans la tourbe et la tête loin encore des étoiles. Marzin ! où est-il ! Je me plante, glacé, et, dans ma tête, le pire se précipite. Me perdre ! Manquer notre rendez-vous ! Où est la lune ? Non, Marzin coulé dans la pénombre s’est arrêté un peu plus loin et demeure, fixe, à contempler un tronc d’arbre, un pan de ciel. Enfant ! si peu sûr de toi-même… Un bâton ! que l’on me donnât un bâton ! Je dois passer.

 

 

X

 

Une lune énorme et blanche occupait le ciel quand Lucile revint aux Sulèves. Pâle, alanguie et l’œil de fièvre elle pressa sur ma gorge sa bouche brûlante entrouverte. Dans cet état d’excitation je perçus une nette angoisse. Marzin avait déserté les lieux. Nous nous étions précipités l’un en l’autre. D’entre ses dents je voyais la langue vive de Lucile se figer dans une bouche inondée d’où s’échappaient en une haleine cuisante des râles rauques. Dans cet incendie un frisson total nous parcourait le corps, et le visage même et le cou de Lucile sous le poids du plaisir ont changé de grain et de couleur de peau. Ses odeurs viraient et se multipliaient dans une partition insensée et de plus en plus enivrantes. Oh ! Lucile, ce qui nous fut donné là fut grand, grave et profond.

 

Depuis nos retrouvailles nous ne nous étions échangé que peu de mots. Quelle force nous rivait ainsi l’un à l’autre, quelle loi plus inexorable que celle qui soude deux aimants ? Nos corps fourbus, toujours tendus au regard de l’autre, nous avions voulu nous raconter. Le rire en ce moment de détente l’avait emporté sur le reste. Son mariage en la mairie du petit village, mes frasques là-haut, dans le Nord, nos aspirations, grandes et petites, notre solitude toujours, tout cela était balayé, enfui, dérisoire. Rien ne nous importait plus sinon contenir ce bonheur inventé, recréé. Afin de ne laisser pas une ombre glisser sur notre rêve, nous nous gardions bien d’évoquer quelque plan de sauvegarde de ce bonheur. Sans doute nous faudrait-il aborder la question avant de laisser le malaise s’installer.

 

Pour l’heure, nous nous activons autour de la cheminée pour préparer un repas digne de notre hôte que nous savons devoir revenir tard dans la nuit. Je crois bien que, sans mot dire, nous jouons à être couple au foyer. Lucile !

 

Il me souvient bien qu’un grand calme se fit autour des Sulèves quand Marzin y rentra. Un cri d’oiseau dans la nuit seul annonça sa venue, la lune avait pris de la hauteur et semblait moins grosse.

 

Le bonhomme eut un sourire content quand il ouvrit sa porte. La chaleur installée en sa demeure, le lit abondant de braises qui assuraient la cuisson du repas, les odeurs de notre cuisine et ces deux êtres qui attendaient pour l’embrasser, les bougies aussi, peut-être, que nous avions allumées aux coins de la pièce, tout cela parut lui être bon. « Enfants ! » murmura-t-il non sans quelque tendresse.

 

Cette nuit-là, avant le départ de Lucile, le vieil homme nous entretint de contes et de légendes qui constituent selon lui le pivot de l’imaginaire, l’axe des rêves de l’humanité. Lucile et moi nous tenions blottis, le regard rivé au feu, les doigts enlacés, en un heureux voyage. La voix grave et ample de l’ami nous portait de siècle en siècle au faîte de l’amour et de la connaissance de soi. Au fil des récits nous nous reconnaissions comme le point unique de la rencontre de ces amours passées, mythiques ou trop humaines. Lucile et moi avions été ces amants que rien, surtout pas la mort, n’avait pu séparer. Nous avions vision de cette ronce indestructible qui surgit de la tombe de l’un pour plonger dans celle, voisine, de l’autre. Nous sommes liés, par-delà la vie et la mort, par quelque philtre ou magique destinée. Nous sommes l’humaine carnation de la grande déesse d’Amour, notre seule finalité est l’union, que dis-je ! la fusion.

 

Le mysticisme quelque peu confus qui hantait nos retrouvailles prenait vie et souffle dans les mots de Marzin, barde inspiré qui, parfois, prenait pose, écoutait et puisait dans les vents la suite de ses contes. Où étions-nous alors, en quels mondes, en quels cieux errions-nous ravis — je sais que nous vivions les mêmes songes !

 

 

XI

 

Dans ma soupente, Lucile repartie, je ne dors pas, je saigne. Chaque départ d’elle me laisse pantelant, je sais que je ne peux plus vivre sans sa présence, comme prisonnier de mon rêve.

 

À travers la lucarne, je regarde cligner mille feux. Un jour, nous apprendrons les ciels et leurs lectures. Orphelin je me vois, poussière désemparée, errer dans la galaxie à des vitesses de vertige, infinitésimal compté dans un univers sans mesure, une composition de systèmes mystérieusement imbriqués flottant dans des espaces sans fins et qui en croisent d’autres encore, aux profondeurs autres, sans consistance, en voie de surgissement. Ma vitale complémentarité, mon oxygène, c’est elle. Je demeure ballotté dans de sombres infinitudes, amputé, exsangue, et je ne suis que brûlure d’attente et de désir, souffrance d’elle, altéré, un escargot de sécheresse. Lucile, entends-moi. Parle-moi.

 

Mes yeux sont clos, je te vois. Tes mains battent l’air et ton regard est noyé dans le mien, nous repartons pour de nouvelles aires. Des vents complices nous portent ahuris au-dessus des montagnes noires et de l’océan fantasque. Écoute, mon âme, une instrumentation ancienne hurle notre joie. Vois cette cascade colorée qui se jette en nous ! Vole, intrépide, et retiens-moi, allons, concert déployé, chanter aux hommes nos retrouvailles et laissons aux siècles erratiques notre quête commune. Tourne, vire et repars sans quitter, je t’aime, la Terre n’a plus de bornes et les cieux fourmillent de chambres bleu et rose où nicher notre amour d’être. Ici, au fond, tout n’est qu’apprentissage de toi, enfin… de nous. Courage, mon cœur ! ces nuages nous emporteront — où ?

 

Dans la nuit je suis sorti, Lucile, et j’ai pénétré la chênaie. À pas pesés je me suis approché de la rivière, et j’ai franchi le pont du Rêve. Je t’emporte avec moi, tu es ici sous ma poitrine et je te sens palpiter. Viens. Au fond d’une dépression à l’accès difficile tu connais une fontaine oubliée. Une source sûre et forte y coule, que rien ne saurait éteindre. C’est là que Marzin fut le témoin de nos premières épousailles, sous la bienveillance des dieux. Tu m’as pris la main et, au creux de la tienne, j’ai bu de l’eau neuve avant de t’en offrir à mon tour. Le lierre, la glycine et l’aubépine ont fleuri nos noces silencieuses, au loin un geai cria.

 

À mes pieds l’eau sourd et en ton absence je recrée notre proximité belle. Arbre je me dresse et t’appelle des ténèbres. Lucile !

 

Le vent s’est dressé, il rôde et tourne dans ce lieu sans âge. Marzin nous a appris, et le vent est notre émissaire. Va, fils de l’esprit, sans temps et sans souci file et porte à ma bien-aimée le son de mon âme. Le doigt tendu sur la voûte sombre je creuse en moi et extirpe la force pour animer l’ami Vent. Ça y est… il va, dévale et court sur les cheveux des arbres. Il ploie l’herbe et échevèle les passants, il vole, revient, t’enveloppe, et te souffle mes pensées.

 

 

XII

 

Lucile cette nuit s’est levée. Son époux dort toujours. Elle s’est épongé le visage et, un verre d’eau bu, elle ouvre la fenêtre. Face à elle le faîtage d’un chêne s’incline et la salue. Elle a souri. Le vent alors brusque tourbillonne. Il caracole, comment pourrait-elle l’ignorer !

 

Il se fait plus caressant et l’entoure, haleine tiède et toute sollicitude. Lucile s’est raidie, son regard brille sur l’horizon. Elle n’a pas froid, mais elle frissonne. Sans y penser elle caresse la pointe, dure, de ses seins. Où est-il ? Que fait-il ? Bon sang ! la fontaine…

 

Le vent s’est rabattu. Sous la lune blanche une femme vole vers Les Sulèves. Dans le chemin creux elle glisse, aérienne, et son émoi est grand. Les yeux écarquillés, la bouche humide et le sexe douloureux presque elle court, légère, et l’astre femelle lui glisse des gouttes d’argent dans sa chevelure. Les arbres lui crient leur sympathie. Leurs ancêtres ont vu déjà, si haut dans le temps ! la même femme passer sous leur ramage mue par la force, le devenir du monde dans le ventre, et leurs bras joints au-dessus d’elle se tordaient comme à présent pour une haie d’honneur. Lucile n’entend rien, elle sait tout. Beauté et puissance elle va, et c’est la marche têtue de l’univers qui prend chair. L’ombre recule. Cette femme est l’aube qui se dresse, forte et tendre, un espoir pour cette terre où toute chose meurt et se liquéfie avant que de renaître. Ta course est un chant, Lucile, qui couvre le chaos et ordonne, polyphonique, l’existence même. Tes pas effacent toute misère et de ton souffle avide naissent des vents nouveaux qui féconderont toute contrée. Je te vois suivre le fil de ton cœur, belle, et je reste droit dans la nuit, radieux, si près de toi.

 

 

XIII

 

« Tu es venue… ! » Lucile balbutie et je me tais contre elle. Son ventre est le mien, sa poitrine embrase la mienne. Nos sens sont un cheval ailé que nous empruntons pour gagner notre demeure mystérieuse. D’étranges couleurs nous habitent ensemble en notre pérégrination, et l’androgyne ressuscité plonge en de violets océans.

 

Aucun végétal, aucune mer ne saurait dispenser ces senteurs qui nous visitent, violacées, acerbes et tendres, et notre cri nous porte au-dessus des horizons.

 

Nous ferons durer la nuit. La nuit est notre royaume, elle gîte notre alliance. Bientôt nous nous passerons du vent même pour nos transports et nos yeux couvriront encore à travers le sombre de l’heure des monts et des merveilles de lumière.

 

Dans notre chrysalide chaude et humide nos deux corps sont un lac de bonheur immobile. Sur ses eaux planent nos esprits, qui s’enrichissent sans fin de leur harmonie. L’heure est arrêtée, le temps qui nous baigne est celui qui ne sait pas encore marcher. La conscience d’être est hagarde. Elle se repose parfois sur une odeur, un souffle, un gémissement. Vivre est dépassé. Le pays qui s’est ouvert ne souffle pas de frontière, il est toute virtualité, il n’est que délices qui s’offrent à notre enchantement.

 

L’aurore a trouvé sur le perron de la fontaine deux âmes hallucinées, étourdies de leur concorde. Hiératiques, des arbres géants se penchent sur les enfants de la rosée. Autour de nous l’herbe s’est couchée, comme si un peuple de fées attentif et muet, en un cercle magique, avait abrité notre nuit.

 

 

XIV

 

Sur les chemins pentus de la forêt, sur mon dos je porte Lucile. Elle a posé sa joue sur ma tête et sa chevelure en cascade m’est un voile dont le parfum me charme. Les bras de Lucile me font un collier et ses cuisses me pressent les flancs. Par un juste retour du grand balancier, la force ascensionnelle qui nous a émus au plus secret de nous-mêmes et projetés en des espaces sidérants, cette force à l’inverse me rive au sol sous mon cher fardeau et nous entraîne au centre de la Terre. Si chaque pas que j’arrache à la boue me coûte, si mes muscles se tétanisent, si mon corps se vousse sous la charge sans prix, mon cœur envolé près du tien nous exhorte à progresser.

 

Je n’ai pas trébuché et ma bouche murmure des perles de mots que je t’adresse et qui se mêlent au souffle d’amour, parfois formulé, de ta bouche rapprochée.

 

Nous sommes arrivés sur la berge occidentale de la rivière d’Argent. Ici, ses eaux sont rouges, la roche est cristalline et le fer y abonde. Le soleil est pâle et comme languissant. À grand-peine sa lumière dans la brume se fraie un passage. L’air est vif, froid, ouaté. Ma mie glisse le long de moi, exhaussée sur la pointe des pieds elle dépose, furtif, un baiser sur mes yeux. Les jambes repliées sous elle, elle s’assied. Elle a empoigné une touffe d’herbes hautes, et son regard vagabonde au fil de l’eau. Mon double, ma féminité, sur le miroir moiré de la rivière curieuse notre vision du cours des choses est-elle identique ?

 

« Partirons-nous sur l’heure ? »

 

Le questionnement de Lucile eut pour répons immédiat un clapotis sourd, plongeon de truite ou de batracien. Je me serrai contre elle, la rivière fuyait toujours.

 

« Retournons près de Marzin le saluer, et disparaissons.

 

— Où irons-nous ?

 

— Où les vents nous guideront. Ensemble, peu importent les terres que nous foulerons. As-tu quelque inquiétude ? »

 

Un tourbillon d’air bouscula les vapeurs de brume et occulta le soleil. Lucile avait tourné vers moi son visage, et ses yeux graves et humides s’attachaient aux miens. Elle ne lâchait plus les tiges enroulées autour de sa main. Un rai de lumière descendit sur nous.

 

« Suis-je, encore, prisonnière des apparences et des convenances, mais, mon amant, ma question est de savoir comment nous échapperons aux lourdeurs des habitudes et à la ruine de ce prodige d’union. Es-tu si confiant ?

 

— Vois les oiseaux qui émigrent quand la saison n’est plus la bonne. C’est toujours cependant au même soleil qu’ils se réchauffent, et quelle que soit la terre qui les porte.

 

» Notre séparation est pire que la mort, elle nous mutile dans l’atroce et l’insoutenable. Il nous faut être appariés, et le demeurer.

 

» Notre réunion n’est pas attachement, elle est cohésion. Nous travaillerons à son incorruptibilité. Cet amour n’est pas ordinaire, nous le savons. Il ne nous est pas maître, nous ne sommes pas ses servants. Il est l’architecte de nos vies, le grand coordonnateur. Existions-nous avant ce jour ?

 

» Ce que je vois de ma vie entre l’instant où je te perdis, quelques années plus tôt, et celui où je te retrouvai est un sommeil, une végétation lente, un noviciat aveugle. C’est ainsi que tu m’as conté ce temps, long, qui fut le tien.

 

» Un matin, je crois que c’était à l’aube, ton image a passé, et je l’ai retenue. Choisit-on ! Me voici, répondant à ton attente, enlevés nous sommes par nos mêmes aspirations. Nous irons, Lucile, avec vigilance, notre harmonie est notre enfant, nous la saurons soigner et élever.

 

— Qu’il en soit ainsi… »

 

Lucile cueille à la souplesse de ses doigts deux brins de l’herbe haute, les noue et les projette dans le lit du vent, qui tombent sur le fil de l’eau, courent sur le dos de la rivière et disparaissent de notre vue.

 

Une ferveur silencieuse habite Lucile debout à présent, et c’est la même païenne prière qui monte en moi et les mêmes serments que, muets, nous délivrons propitiatoires au cours de la rivière. Derrière toi je me dresse, Lucile, et ma poitrine serre ton dos. La paume de mes mains couvre les tiennes et nos doigts se mêlent. Tu les as posées sur tes cuisses. En aval, deux herbes enlacées voguent, indifférentes, et les dieux sont les témoins de nos intentions sans tache.

 

 

XV

 

Marzin nous attendait. Sur son tabouret bas, les pieds contre le socle de la cheminée, le Vieux tisonne, paisible.

 

« Ces deux-ci vont nous quitter.

 

— Oui, reprit Lucile. Nous sommes venus vous faire nos au revoir.

 

— Rester dans le pays est bien sûr impensable », crus-je devoir ajouter.

 

Notre ami a soufflé sur l’âtre. À présent, les flammes montent et colorent son visage. Il ne nous regarde plus. Que voit-il ? Un sourire passe sur ses lèvres.

 

« Deux bœufs attelés à une coque, ils tirent… Voyez la merveille ! Enfants, si vous ne doutez pas être ces bœufs du même équipage, il va vous falloir réfléchir à ce que peut figurer cette coque que vous tirez et qui vous essouffle. La “matière” a besoin de l’“esprit”, ces deux versants d’une même montagne, pour ne pas involuer mais, au contraire, être tirée par le haut. L’esprit de même, sans la matière, son rejeton, sans les informations rapportées, comment pourrait-il évoluer ?

 

» Toute manifestation est transitoire, certes, et nous ne sommes que des passants. Il est cependant des lois qui échappent à l’évidence et qui ne constituent pas moins pour les esprits intuitifs les seuls vrais piliers de ce monde. Si les forces dont je vous parle sont contraires, elles ne sont pas antagonistes pour autant, mais sont un équilibre, neutre en soi, dont il nous appartient de faire qu’il soit positif.

 

» La flèche de mon désir, ascensionnelle, est retenue à la terre par une contingence inéluctable, la pesanteur. Pesanteur de toute chose, de toute personne, de quelque événement, de tout acte. Y compris celui de désirer. Pourtant, c’est bien de l’enfermement de mon esprit dans un corps heureux et malheureux que naît cette flèche. Le paradoxe n’est qu’apparence.

 

» La plus belle figuration de liberté, le vent, que serait-il sans la rencontre de pressions différentes, hautes et basses, volerait-il, puits de rêves, sans les changements brusques de température ?

 

» Ces différences elles-mêmes ne sont qu’illusion. Qu’importe la vague, large et arrogante, ou sa voisine, petite et mort-née ? Seul compte l’Océan, dont elles émanent et où elles retournent. Courez, chers petits, vous mettre à l’abri du monde et tremblez, car vous êtes le monde. Comment y échapper ?

 

» Vous formez un couple alchimique, dans le cycle des transformations. Votre erre est infinie. Vous avez été les premiers amants de l’humanité, vous êtes la fleur de l’amour même, et vous serez encore oiseaux par deux dans les ciels à venir et confluence des flux de la terre. Je vous aime. »

 

Les yeux embués de larmes, Marzin pesta contre la fumée et se leva pour nous servir à boire.

 

 

XVI

 

Au mitan de la journée, la main dans la main, nous dévorant de baisers, Lucile et moi faisions route sans nous retourner. Elle n’avait pas reparu chez elle. Un courrier griffonné à la hâte ferait l’affaire pour un homme si peu soucieux d’elle.

 

Après avoir repris au bourg voisin ma voiture et payé ma logeuse, c’est à la ville proche que nous sommes allés pour acheter une toilette à Lucile.

 

La moiteur de tes mains me laisse à penser que la crainte t’habite. Tu jettes des regards furtifs et tu redoutes une reconnaissance en ces lieux de multitude. L’œil de la foule a remplacé celui de lumière, le soleil, filtré par les branchages de la forêt et les brumes de la saison. Ici, nous sommes en pays hostile, à tout le moins étranger. Nous ne nous y attarderons. Les sourires fades ou liquoreux des commerçants nous donnent la nausée. L’existence ici est parade, et l’individu est jugé à l’aune de sa vestimentation, de sa voiture ou de sa situation, comme ils disent. Comment pourrions-nous vivre simples et nus, clos en ces murs ? À force de paraître, ces gens finissent par disparaître. Ils portent dans les yeux une flamme mal éteinte et, le nez au sol, courbés sous le poids du vide d’être ou, à l’inverse, les narines au vent, l’autosatisfaction arborée comme substitut de leur profondeur absente, ils fichent dans le regard d’autrui une vanité immonde. Quels orages, Lucile, pourront fissurer cette croûte de mensonge, par quelle révélation d’elles-mêmes ces entités nombreuses égarées recouvreront-elles quelque vérité ?

 

Dans la cité, il n’est pas de nature. L’artifice est roi, et quelques arbres d’excuse plantés çà et là s’époumonent à survivre, prisonniers plus lucides de l’aberration urbaine.

 

Où irons-nous ? Nous imagines-tu cacher notre conjugaison dans quelque chambre sous les toits, où tu ne pourras couvrir de ta joie les éclats ternes des téléviseurs avoisinants ? L’art de fuir cette mort grimée serait-il de nous déguiser aussi et de fondre, quelconques, en cette mascarade ? Ce compromis est au-dessus de nos capacités, et nous réserverons nos forces à être le plus vrai possible. Chercher l’un par l’autre à découvrir ce que nous sommes, cela ne souffre pas de semblance. Ce n’est pas le carnaval, sporadique, et sa liberté masquée qui nous est favorable, mais l’épure. Chacun de nous deux est féerie pour l’autre. Dans tes allusions, au bord de la rivière d’Argent, ton cœur parlait juste, Lucile. Ne perdons pas notre âme. Rassemblons notre bonheur d’être deux, et l’allons enfouir, trésor que nous couverons de notre présence sans relâche.

 

Lucile sans lâcher mes doigts m’observe et laisse, aimante, courir mes pensées. Lorsque je me tournai vers elle, précieuse compagne, elle sourit, puis me parla.

 

« Ami, si je sens bien les choses, ce premier contact citadin, toi aussi, t’horrifie. Nous avons vu néons, enseignes lumineuses, et nous préférons la lumière naturelle. Où est notre place ici ? De quoi avons-nous besoin ? Simplement de ne pas nous séparer, de rester bien près l’un de l’autre. Retournons à la chênaie et vivons-y, en sauvages amants. Les plus tendres sauvageons que forêt eut jamais abrités. Bâtis-nous belle et forte demeure. Moi, j’irai auprès de Marzin combiner quelque plan pour notre subsistance. Nous sommes, toi et moi, de cette nature, qui est notre milieu. Soyons arbre et rivière, couleuvre et roseau, que la forêt soit notre niche bienveillante. Ensemble le froid ne nous mordra pas, nous ne manquerons de rien. Si besoin, Marzin fera un intermédiaire entre le reste du monde et nous. Personne — tu connais la profondeur de la forêt aux environs des Sulèves ! — ne connaîtra même notre existence en ces lieux. »

 

L’audace et la force de Lucile me confondaient. Comment… isolés ou presque de tout, saurions-nous survivre dans la chênaie… Tant d’années de confort petit nous ont si peu aguerris à vivre ainsi, et si proches de son ancien foyer ! Folle, belle et si aimante Lucile… ton courage nous ouvre peut-être la voie, la seule pour ne pas dissoudre notre mariage — j’irai !

 

Je t’ai prise contre moi et t’embrasse et te serre, et nos rires à la consternation du badaud couvrent le grondement des automobiles, et nous dansons, tournoyons, sur cette place grise de béton et de vitrines offertes à l’ennui. Amour et folie ne firent jamais mauvais ménage.

 

 

 

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Octobre 2004


Illustration de couverture : les Amants, pastel de Carmelo de la Pinta

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