Jean de la Brète

 

 

 

MON ONCLE ET MON CURÉ

 

 

 

(1929)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 4

II. 15

III. 26

IV.. 35

V.. 46

VI. 59

VII. 80

VIII. 91

IX.. 108

X.. 120

XI. 128

XII. 136

XIII. 144

XIV.. 152

XV.. 164

XVI. 173

XVII. 187

XVIII. 194

XIX.. 203

À propos de cette édition électronique. 213

 

I[1]

Je suis si petite qu’on pourrait me donner la qualification de naine, si ma tête, mes pieds et mes mains n’étaient pas parfaitement proportionnés à ma taille. Mon visage n’a ni la longueur démesurée, ni la largeur ridicule que l’on attribue aux nains et aux êtres difformes en général, et la finesse de mes extrémités serait enviée par plus d’une belle dame.

 

Cependant, l’exiguïté de ma taille m’a fait verser des larmes en cachette.

 

Je dis en cachette, car mon corps lilliputien renfermait une âme fière, orgueilleuse, incapable de donner le spectacle de ses faiblesses au premier venu…, et surtout à ma tante. Du moins, telle était ma façon de sentir à quinze ans. Mais les événements, les chagrins, les soucis, les joies, la pratique de la vie ; en un mot, ont détendu rapidement des caractères beaucoup plus rigides que le mien.

 

Ma tante était la femme la plus désagréable que j’aie jamais connu. Je la trouvais fort laide, autant que mon esprit, qui n’avait jamais rien vu ni rien comparé, pouvait en juger. Sa figure était anguleuse et commune, sa voix criarde, sa démarche lourde et sa stature ridiculement élevée.

 

Près d’elle, j’avais l’air d’un puceron, d’une fourmi. Quand je lui parlais, je levais la tête aussi haut que si j’avais voulu examiner la cime d’un peuplier. Elle était d’origine plébéienne et, semblable à beaucoup de gens de sa race, prisait par-dessus tout la force physique et professait pour ma chétive personne un dédain qui m’écrasait.

 

Son moral était la reproduction fidèle de son physique. Il ne renfermait que des âpretés, des aspérités, des angles aigus contre lesquels les infortunés qui vivaient avec elle se cassaient le nez quotidiennement.

 

Mon oncle, gentilhomme campagnard dont la bêtise était devenue proverbiale dans le pays, l’avait épousée par faiblesse d’esprit et de caractère. Il mourut peu de temps après son mariage, et je ne l’ai jamais connu. Quand je pus réfléchir, j’attribuai cette mort prématurée à ma tante, qui me paraissait de force à conduire rapidement en terre non seulement un pauvre sire comme mon oncle, mais encore tout un régiment de maris.

 

J’avais deux ans, quand mes parents s’en allèrent dans l’autre monde, m’abandonnant aux caprices des événements, de la vie et de mon conseil de famille. D’une belle fortune, ils laissaient d’assez jolis débris : quatre cent mille francs, environ, en terres, qui rapportaient un fort bon revenu.

 

Ma tante consentit à m’élever. Elle n’aimait pas les enfants, mais, son mari ayant mal administré, elle était pauvre et songeait avec satisfaction que l’aisance entrerait avec moi dans sa maison.

 

Quelle laide maison ! grande, délabrée, mal tenue ; bâtie au milieu d’une cour remplie de fumier, de poules et de lapins. Derrière s’étendait un jardin dans lequel poussaient pêle-mêle toutes les plantes de la création, sans que personne s’en souciât le moins du monde. Je pense que, de mémoire d’homme, on n’avait vu un jardinier émonder les arbres ou arracher les mauvaises herbes qui croissaient à leur guise, sans que ma tante et moi nous eussions l’idée de nous en occuper.

 

Cette forêt vierge me déplaisait, car, même enfant, j’avais un goût inné pour l’ordre.

 

La propriété s’appelait le Buisson. Elle était située au fond de la campagne, à une demi-lieue de l’église et d’un petit village composé d’une vingtaine de chaumières. Ni château, ni castel, ni manoir à cinq lieues à la ronde. Nous vivions dans l’isolement le plus complet. Ma tante allait quelquefois à C…, la ville la plus voisine du Buisson. Je désirais vivement l’accompagner, de sorte qu’elle ne m’emmenait jamais.

 

Les seuls événements de notre vie étaient l’arrivée des fermiers, qui apportaient des redevances ou l’argent de leurs termes, et les visites du curé !

 

Oh ! l’excellent homme, que mon curé !

 

Il venait trois fois par semaine à la maison, s’étant chargé, dans un jour de beau zèle, de bourrer ma cervelle de toutes les sciences à lui connues.

 

Il poursuivit sa tâche avec persévérance, quoique je m’entendisse à exercer sa patience. Non pas que j’eusse la tête dure, j’apprenais avec facilité ; mais la paresse était mon péché mignon : je l’aimais, je le dorlotais, en dépit des frais d’éloquence du curé et de ses efforts multiples pour extirper de mon âme cette plante de Satan.

 

Ensuite, et c’était là le point le plus grave, la faculté du raisonnement se développa chez moi rapidement. J’entrais dans des discussions qui mettaient le curé à l’envers ; je me permettais des appréciations qui heurtaient et froissaient souvent ses plus chères opinions.

 

C’était un vif plaisir pour moi de le contredire, de le taquiner, de prendre le contre-pied de ses idées, de ses goûts, de ses assertions. Cela me fouettait le sang, me tenait l’esprit en éveil. Je soupçonne qu’il éprouvait le même sentiment et qu’il eût été profondément désolé si j’avais perdu tout à coup mes habitudes ergoteuses et l’indépendance de mes idées.

 

Mais je n’avais garde, car lorsque je le voyais se trémousser sur son siège, ébouriffer ses cheveux avec désespoir, barbouiller son nez de tabac en oubliant toutes les règles de la propreté, oubli qui n’avait lieu que dans les cas sérieux, rien n’égalait ma satisfaction.

 

Cependant, s’il eût été seul en jeu, je crois que j’aurais résisté quelquefois au démon tentateur. Ma tante avait pris la funeste habitude d’assister aux leçons, bien qu’elle n’y comprît rien et qu’elle bâillât dix fois par heure.

 

Or, la contradiction, lors même que sa laide personne n’était pas en scène, la mettait en fureur ; fureur d’autant plus grande qu’elle n’osait rien dire devant le curé. Ensuite, me voir discuter lui paraissait une monstruosité dans l’ordre physique et moral. Jamais je ne m’attaquais à elle directement, car elle était brutale et j’avais peur des coups. Enfin, ma voix, – cependant douce et musicale, je m’en flatte ! – produisait sur ses nerfs auditifs un effet désastreux.

 

En cette occurrence, on comprendra qu’il me fût impossible, absolument impossible, de ne pas mettre en œuvre ma malice pour ne pas faire enrager ma tante et tourmenter mon curé.

 

Cependant, je l’aimais, ce pauvre curé ! je l’aimais beaucoup, et je savais que, en dépit de mes raisonnements saugrenus qui allaient parfois jusqu’à l’impertinence, il avait pour moi la plus grande affection. Je n’étais pas seulement son ouaille préférée, j’étais son enfant de prédilection, son œuvre, la fille de son cœur et de son esprit. À cet amour paternel se mêlait une teinte d’admiration pour mes aptitudes, mes paroles et mes actes en général.

 

Il avait pris sa tâche à cœur : il avait juré de m’instruire, de veiller sur moi comme un ange tutélaire, malgré ma mauvaise tête, ma logique et mes boutades. Du reste, cette tâche était devenue promptement la plus douce chose de sa vie, la meilleure, si ce n’est la seule distraction de son existence monotone.

 

Par la pluie, le vent, la neige, la grêle, la chaleur, le froid, la tempête, je voyais apparaître le curé, sa soutane retroussée jusqu’aux genoux et son chapeau sous le bras, je ne sais si, de ma vie, je l’en ai vu coiffé. Il avait la manie de marcher la tête découverte, souriant aux passants, aux oiseaux, aux arbres, aux brins d’herbe. Replet et dodu, il paraissait rebondir sur la terre qu’il foulait d’un pas alerte, et à laquelle il semblait dire : « Tu es bonne, et je t’aime ! » Il était content de vivre, content de lui-même, content de tout le monde. Sa bonne figure, rose et fraîche, entourée de cheveux blancs, me rappelait ces roses tardives qui fleurissent encore sous les premières neiges.

 

Quand il entrait dans la cour, poules et lapins accouraient à sa voix pour grignoter quelques croûtes de pain qu’il avait eu soin de glisser dans sa poche avant de quitter le presbytère. Perrine, la fille de basse-cour, s’empressait d’ouvrir la porte et de l’introduire dans le salon où nous prenions nos leçons.

 

Ma tante, plantée dans un fauteuil avec la grâce d’un paratonnerre un peu épais, se levait à son approche, lui souhaitait la bienvenue d’un air maussade et se lançait au galop sur le chapitre de mes méfaits. Après quoi, se rasseyant tout d’une pièce, elle prenait un tricot, son chat favori sur ses genoux, et attendait, ou n’attendait pas l’occasion de me dire une chose désagréable.

 

Le bon curé écoutait avec patience cette voix rêche qui brisait le tympan. Il arrondissait le dos comme si la mercuriale était pour lui, et me menaçait du doigt en souriant à moitié. Dieu merci, il connaissait ma tante de longue date.

 

Nous nous installions à une petite table que nous avions placée près de la fenêtre. Cette position avait pour double avantage de nous tenir assez éloignés de ma tante, qui trônait près de la cheminée, au fond de l’appartement, puis de permettre à mes yeux de suivre le vol des hirondelles et des mouches ; et, en hiver, d’observer les effets de la neige et du givre sur les arbres du jardin.

 

Le curé posait sa tabatière à côté de lui, un mouchoir à carreaux sur le bras de son fauteuil, et la leçon commençait.

 

Quand ma paresse n’avait pas été trop grande, les choses allaient bien, tant qu’il s’agissait des devoirs à corriger, car, quoiqu’ils fussent le plus courts possible, ils étaient toujours soignés. Mon écriture était nette et mon style facile. Le curé secouait la tête d’un air satisfait, prisait avec enthousiasme, et répétait « Bon, très bon ! » sur tous les tons.

 

Pendant ce temps, je comptais mentalement les taches qui couvraient sa soutane, et je me demandais quelle apparence il pourrait bien présenter s’il avait une perruque noire, des culottes collantes et un habit de velours rouge, comme celui que mon grand-oncle portait sur son portrait.

 

L’idée du curé en culotte et en perruque était si plaisante, que je partais d’un grand éclat de rire. Alors ma tante s’écriait :

 

– Sotte ! petite bête !

 

Et autres aménités de ce genre, qui avaient le privilège d’être aussi parlementaires qu’explicites.

 

Le curé me regardait en souriant, et répétait deux ou trois fois :

 

– Ah ! jeunesse ! belle jeunesse !

 

Et un souvenir rétrospectif sur ses quinze ans lui faisait ébaucher un soupir.

 

Après cela, nous passions à la récitation, et les choses n’allaient plus si bien. C’était l’heure critique, le moment de la causerie, des opinions personnelles, des discussions, voire même des disputes.

 

Le curé aimait les hommes de l’antiquité, les héros, les actions presque fabuleuses dans lesquelles le courage physique a joué un rôle important. Cette préférence était étrange, car il n’était pas précisément pétri de l’argile qui fait les héros.

 

J’avais remarqué qu’il n’aimait point à retourner chez lui à la nuit, et cette découverte, tout en me le rendant plus cher, car j’étais moi-même fort poltronne, ne pouvait me laisser aucune illusion sur son courage.

 

Ensuite, sa bonne âme placide, tranquille, amie du repos, de la routine, de ses ouailles et du corps qui la possédait, n’avait jamais, au grand jamais, rêvé le martyre. Je le voyais pâlir, autant du moins que ses joues roses le lui permettaient, en lisant le récit des supplices infligés aux premiers chrétiens.

 

Il trouvait très beau d’entrer dans le paradis d’un bond héroïque, mais il pensait qu’il était bien doux de s’avancer tranquillement vers l’éternité sans fatigue et sans hâte. Il n’avait pas de ces élans exaltés qui inspirent le désir de la mort pour voir plus tôt le souverain des mondes et du temps. Oh ! point du tout ! Il était décidé à s’en aller sans murmurer quand son heure arriverait, mais il désirait sincèrement que ce fût le plus tard possible.

 

J’avoue que mon tempérament, qui ne brille pas par la corde héroïque, s’arrange de cette morale douce et facile.

 

Néanmoins, il en tenait pour ses héros ; il les admirait, les exaltait, les aimait d’autant plus, sans doute, que, le cas échéant, il se sentait absolument incapable de les imiter.

 

Quant à moi, je ne partageais ni ses goûts, ni ses admirations. J’éprouvais une antipathie prononcée pour les Grecs et les Romains. Par un travail subtil de mon intelligence fantaisiste, j’avais décidé que ces derniers ressemblaient à ma tante…, ou que ma tante leur ressemblait, comme on voudra, et, du jour où je fis ce rapprochement, les Romains furent jugés, condamnés, exécutés dans mon esprit.

 

Cependant le curé s’obstinait à barboter avec moi dans l’histoire romaine, et je m’entêtais, de mon côté, à n’y prendre aucun intérêt. Les hommes de la République me laissaient froide, et les Empereurs se confondaient dans ma tête. Le curé avait beau pousser des exclamations admiratives, se fâcher, raisonner, rien n’ébranlait mon insensibilité et mon idée personnelle.

 

Par exemple, racontant l’histoire de Mucius Scévola, je terminais ainsi :

 

« Il brûla sa main droite pour la punir de s’être trompée, ce qui prouve qu’il n’était qu’un sot ! »

 

Le curé, qui m’écoutait un instant auparavant d’un air béat, tressautait d’indignation.

 

– Un sot ! mademoiselle… Et pourquoi cela ?

 

– Parce que la perte de sa main ne réparait pas son erreur, répondais-je, que Porsenna n’en était ni plus ni moins vivant, et que le secrétaire ne s’en portait pas mieux.

 

– Bien, ma petite ; mais Porsenna fut assez effrayé pour lever le siège immédiatement.

 

– Ceci, monsieur le curé, prouve que Porsenna n’était qu’un poltron.

 

– Soit ! mais Rome était délivré, et grâce à qui ? grâce à Scévola, grâce à son action héroïque !

 

Et le curé, qui, frémissant à l’idée de se brûler le bout du petit doigt, n’en admirait que mieux Mucius Scévola, de s’exalter, de se démener pour me faire apprécier son héros.

 

– J’en tiens pour ce que j’ai dit, reprenais-je tranquillement ; ce n’était qu’un sot, et un grand sot !

 

Le curé suffoqué, s’écriait :

 

– Quand les enfants se mêlent de raisonner, les mortels entendent bien des sottises.

 

– Monsieur le curé, vous m’avez appris, l’autre jour, que la raison est la plus belle faculté de l’homme.

 

– Sans doute, sans doute, quand il sait s’en servir. Puis, je parlais de l’homme fait, et non des petites filles.

 

– Monsieur le curé, le petit oiseau essaie ses forces au bord du nid.

 

L’excellent homme, un peu déconcerté, s’ébouriffait les cheveux avec énergie, ce qui lui donnait l’air d’une tête de loup poudrée à blanc.

 

– Vous avez tort de tant discuter, ma petite, me disait-il quelquefois ; c’est un péché d’orgueil. Vous ne m’aurez pas toujours pour vous répondre, et quand vous serez aux prises avec la vie, vous apprendrez qu’on ne discute pas avec elle, qu’on la subit.

 

Mais je me souciais bien de la vie ! J’avais un curé pour exercer ma logique, et cela me suffisait.

 

Lorsque je l’avais bien taquiné, ennuyé, harcelé, il s’efforçait de donner à son visage une expression sévère, mais il était obligé de renoncer à son projet, sa bouche, toujours souriante, se refusant absolument à lui obéir.

 

Alors il me disait :

 

– Mademoiselle de Lavalle, vous repasserez vos empereurs romains, et vous ferez en sorte de ne pas confondre Tibère avec Vespasien.

 

– Laissons ces bonshommes, monsieur le curé, lui répondais-je, ils m’ennuient. Savez-vous que, si vous aviez vécu de leur temps, ils vous auraient grillé vif, ou arraché la langue et les ongles, ou coupé en petits morceaux menus comme chair à pâté !

 

À ce sombre tableau, le curé tressaillait légèrement, et s’en allait en trottinant, sans daigner me répondre.

 

Je savais que son mécontentement était arrivé à son apogée quand il m’appelait Mademoiselle de Lavalle. Ce nom cérémonieux en était la plus vive manifestation, et j’avais des remords, jusqu’au moment où je le voyais apparaître de nouveau, les cheveux au vent et le sourire aux lèvres.

 

II

Ma tante me brutalisait quand j’étais enfant, et j’avais tellement peur des coups que je lui obéissais sans discuter.

 

Elle me battit encore le jour où j’atteignis mes seize ans, mais ce fut pour la dernière fois. À partir de ce jour, fécond pour moi en événements intimes, une révolution, qui grondait sourdement dans mon esprit depuis quelques mois, éclata tout à coup et changea complètement ma manière d’être avec ma tante.

 

En ce temps-là, le curé et moi nous repassions l’histoire de France, que je me flattais de très bien connaître. Il est certain que, étant données les lacunes et les restrictions de mon livre, mon savoir était aussi grand que possible.

 

Le curé professait pour ses rois un amour poussé jusqu’à la vénération, et, cependant, il n’aimait pas François 1er. Cette antipathie était d’autant plus singulière que François 1er était valeureux et qu’il est resté populaire. Mais il n’allait pas au curé, qui ne perdait jamais l’occasion de le critiquer : aussi, par esprit de contradiction, je le choisis pour mon favori.

 

Le jour dont j’ai parlé plus haut, je devais réciter la leçon concernant mon ami. Je ruminai longtemps la veille pour trouver un moyen de le faire briller aux yeux du curé. Malheureusement, je ne pouvais que répéter les expressions de mon histoire, en émettant des opinions qui reposaient beaucoup plus sur une impression que sur un raisonnement.

 

Il y avait une heure que je me cassais la tête à réfléchir, quand une idée brillante me traversa l’esprit :

 

– La bibliothèque ! m’écriai-je.

 

Aussitôt, je traversai en courant un long corridor, et pénétrai, pour la première fois, dans une pièce de moyenne grandeur, entièrement tapissée de rayons couverts de livres réunis entre eux par les fils ténus d’une multitude de toiles d’araignée. Elle communiquait avec les appartements qu’on avait fermés après la mort de mon oncle, pour ne plus jamais y entrer ; elle sentait tellement le moisi, le renfermé, que je fus presque suffoquée. Je m’empressai d’ouvrir la fenêtre qui, très petite, n’avait ni volets ni persiennes et donnait sur le coin le plus sauvage du jardin ; puis je procédai à mes recherches. Mais comment découvrir François 1er au milieu de tous ces volumes ?

 

J’allais abandonner la partie, quand le titre d’un petit livre me fit pousser un cri de joie. C’étaient les biographies des rois de France jusqu’à Henri IV exclusivement. Une gravure assez bonne, représentant François 1er dans le splendide costume des Valois, était jointe à la biographie. Je l’examinai avec étonnement.

 

« Est-il possible, me dis-je émerveillée, qu’il y ait des hommes aussi beaux que cela ! »

 

Le biographe, qui ne partageait pas l’antipathie du curé pour mon héros, en faisait l’éloge sans aucune restriction. Il parlait, avec une conviction enthousiaste, de sa beauté, de sa valeur, de son esprit chevaleresque, de la protection éclairée qu’il accorda aux lettres et aux arts. Il terminait par deux lignes sur sa vie privée, et j’appris ce que j’ignorais complètement, c’est que :

 

François 1er menait joyeuse vie et aimait prodigieusement les femmes. Qu’il préféra grandement et sincèrement belle dame Anne de Pisseleu, à laquelle il donna le comté d’Étampes, qu’il érigea en duché pour lui être moult agréable.

 

De ces quelques mots, je tirai les conclusions suivantes : Premièrement, ayant découvert, depuis un mois, que mon existence était monotone, qu’il me manquait beaucoup de choses, que la possession d’un curé, d’une tante, de poules et de lapins ne suffisait point au bonheur, je décidai qu’une joyeuse vie étant évidemment le contraire de la mienne. François 1er avait fait preuve d’un grand jugement en la choisissant ;

 

Deuxièmement, qu’il professait certainement la sainte vertu de charité prêchée par mon curé, puisqu’il aimait tans les femmes ;

 

Troisièmement, qu’Anne de Pisseleu était une heureuse personne, et que j’aurais bien voulu qu’un roi me donnât un comte érigé en duché pour m’être « moult agréable ».

 

– Bravo ! m’écria-je en lançant le livre au plafond et en le rattrapant lestement. Voici de quoi confondre le curé et le convertir à mon opinion.

 

Le soir, dans mon lit, je relus la petite biographie.

 

« Quel brave homme que ce François 1er ! me dis-je. Mais pourquoi l’auteur ne parle-t-il que de son affection pour les femmes ? Pourquoi n’a-t-il pas écrit qu’il aimait aussi les hommes ? Après tout, chacun son goût ! mais si je juge les femmes d’après ma tante, je crois que j’aurais une préférence marquée pour les hommes. »

 

Puis je me rappelai que le biographe était du sexe masculin, et je pensai qu’il avait sans doute cru poli, aimable et modeste, de se passer sous silence, lui et ses congénères.

 

Je m’endormis sur cette idée lumineuse.

 

Le lendemain, je me levai fort contente. D’abord j’avais seize ans ; ensuite, la petite créature, qui se regardait dans la glace, examinait un visage qui ne lui déplaisait pas ; puis je fis deux ou trois pirouettes en songeant à la stupéfaction du curé devant ma science nouvelle.

 

Dans mon impatience, j’étais installée à ma table depuis un temps assez long, quand il arriva, rose et souriant. À sa vue, le cœur me battit un peu, comme celui des grands capitaines à la veille d’une bataille.

 

– Voyons, ma petite, me dit-il quand les devoirs furent corrigés et qu’il eut fait la grimace sur leur laconisme, passons à François 1er, et examinons-le sous toutes les faces.

 

Il s’établit commodément dans son fauteuil, prit sa tabatière d’une main, son mouchoir de l’autre, et, me regardant de côté, se prépara à soutenir la discussion qu’il prévoyait.

 

Je partis à fond de train sur mon sujet ; je m’agitai, m’animai, m’enthousiasmai ; j’appuyai beaucoup sur les qualités prônées dans mon histoire, après quoi je passai à mes connaissances particulières.

 

– Et quel charmant homme, monsieur le curé ! Sa taille était majestueuse, sa figure noble et belle ; une si jolie barbe taillée en pointe et de si beaux yeux !

 

Je m’arrêtai un instant pour reprendre haleine, et le curé effarouché, se dressant tout raide comme ces diablotins à ressort enfermés dans des boîtes en carton, s’écria :

 

– Où avez-vous pris ces balivernes, mademoiselle ?

 

– Ceci, c’est mon secret, dis-je avec un petit sourire mystérieux.

 

Et brûlant mes vaisseaux :

 

– Monsieur le curé, je ne sais pas ce que vous a fait ce pauvre François 1er ! Savez-vous qu’il avait beaucoup de jugement ? Il menait joyeuse vie et aimait prodigieusement les femmes.

 

Alors les yeux du curé s’ouvrirent si grands que j’eus peur de les voir éclater. Il cria : « Saint Michel ! saint Barnabé ! » et laissa tomber sa tabatière avec un bruit si sec, que le chat, étendu dans un bergère, sauta à terre avec un miaulement désespéré.

 

Ma tante, qui dormait, se réveilla en sursaut et s’écria :

 

– Vilaine bête !

 

En s’adressant à moi, non au chat, sans savoir de quoi il s’agissait. Mais cette épithète composait invariablement l’exorde et la péroraison de tous ses discours.

 

Certes, je m’attendais à produire un grand effet ; cependant, je restai un peu interdite devant la physionomie vraiment extraordinaire du curé.

 

Mais je repris bientôt imperturbablement :

 

– Il aima particulièrement une belle dame à laquelle il donna un duché. Avouez, monsieur le curé, qu’il était bien bon, et que c’eût été bien agréable d’être à la place d’Anne de Pisseleu ?

 

– Sainte Mère de Dieu ! murmura le curé d’une voix éteinte, cette enfant est possédée !

 

– Qu’y a-t-il ? cria ma tante en transperçant son chignon d’une de ses aiguilles à tricoter. Mettez-la à la porte, si elle se permet des impertinences.

 

– Mon enfant, reprit le curé, où avez-vous appris ce que vous venez de me dire ?

 

– Dans un livre, répondis-je laconiquement, sans faire mention de la bibliothèque.

 

– Et comment pouvez-vous répéter de telles abominations ?

 

– Abominations ! dis-je scandalisée. Quoi ! monsieur le curé, vous trouvez abominable que François 1er fût généreux et aimât les femmes ! Vous ne les aimez donc pas, vous ?

 

– Que dit-elle ? rugit ma tante, qui, m’écoutant attentivement depuis quelques instants, tira de ma question les pronostics les plus désastreux. Petite effrontée ! vous…

 

– Paix, ma bonne dame, paix ! interrompit le curé, paraissant en ce moment soulagé d’un grand poids. Laissez-moi m’expliquer avec Reine. Voyons, que trouvez-vous de louable dans la conduite de François 1er ?

 

– Vraiment, c’est bien simple, répondis-je d’un ton un peu dédaigneux, en songeant que mon curé vieillissait et commençait à avoir la compréhension lente. Vous me prêchez tous les jours l’amour du prochain, il me semble que François 1er mettait en pratique votre précepte favori : Aimez le prochain comme vous-même pour l’amour de Dieu.

 

À peine eus-je fini ma phrase que le curé, essuyant son visage sur lequel coulaient de grosses gouttes de sueur, se renversa dans son fauteuil et, les deux mains sur le ventre, s’abandonna à un rire homérique qui dura si longtemps que des larmes de dépit et de contrariété m’en vinrent aux yeux.

 

– En vérité, dis-je d’une voix tremblante, j’ai été bien sotte de me donner tant de mal pour apprendre ma leçon et vous faire admirer François 1er.

 

– Mon bon petit enfant, me dit-il enfin, reprenant son sérieux et employant son expression favorite lorsqu’il était content de moi, ce qui m’étonna beaucoup, mon bon petit enfant, je ne savais pas que vous professiez une telle admiration pour les gens qui mettent en pratique la vertu de charité.

 

– Dans tous les cas, ce n’est pas risible, répondis-je d’un ton maussade.

 

– Allons, allons, ne nous fâchons pas.

 

Et le curé, me donnant une petite tape sur la joue, abrégea la leçon, me dit qu’il reviendrait le lendemain et s’en alla confisquer la clef de la bibliothèque qu’il connaissait sans que je m’en doutasse.

 

Il n’avait pas encore quitté la cour que ma tante s’élançait sur moi, et me secouant à m’en disloquer l’épaule :

 

– Vilaine péronnelle ! qu’avez-vous dit, qu’avez-vous fait pour que le curé s’en aille si tôt ?

 

– Pourquoi vous mettez-vous en colère, dis-je, si vous ne savez pas ce dont il est question ?

 

– Ah ! je ne sais pas ! n’ai-je pas entendu ce que vous disiez au curé, effrontée ?

 

Jugeant que ses paroles ne suffisaient pas pour exhaler sa colère, elle me donna un soufflet, me frappa rudement, et me mit à la porte comme un petit chien.

 

Je m’enfuis dan ma chambre, où je me barricadai solidement. Mon premier soin fut d’ôter ma robe, et de constater dans la glace que les doigts secs et maigres de ma tante avaient laissé des marques bleues sur mes épaules.

 

– Vile petite esclave, dis-je en montrant le poing à mon image, supporteras-tu longtemps des choses pareilles ? Faut-il que, par lâcheté, tu n’oses pas te révolter ?

 

Je m’admonestai durement pendant quelques minutes, puis la réaction se produisant, je tombai sur une chaise et pleurai beaucoup.

 

« Qu’ai-je donc fait, pensai-je, pour être traitée ainsi ? La vilaine femme ! Ensuite, pourquoi le curé avait-il une si drôle de figure pendant que je lui récitais ma leçon ? »

 

Et je me mis à rire, tandis que des larmes coulaient encore sur mes joues. Mais j’eus beau creuser ce problème, je n’en trouvai pas la solution.

 

M’approchant de la fenêtre ouverte, je contemplai mélancoliquement le jardin et je commençais à reprendre mon sang-froid, quand il me sembla reconnaître la voix de ma tante qui causait avec Suzon. Je me penchai un peu pour écouter leur conversation.

 

– Vous avez tort, disait Suzon, la petite n’est plus une enfant. Si vous la brutalisez, elle se plaindra à M. de Pavol, qui la prendra chez lui.

 

– Je voudrais bien voir ça ! Mais comment voulez-vous qu’elle songe à son oncle ? C’est à peine si elle connaît son existence.

 

– Bah ! la petite est futée ! il lui suffira d’un instant de mémoire pour vous envoyer promener, si vous la rendez malheureuse, et ses bons revenus disparaîtront avec elle.

 

– Ah ! bien, nous verrons… Je ne la battrai plus, mais…

 

Elles s’éloignaient, et je n’entendis pas la fin de la phrase.

 

Après le dîner, où je refusai de paraître, j’allai trouver Suzon.

 

Suzon avait été l’amie de ma tante avant de devenir sa cuisinière. Elles se disputaient dix fois par jour, mais ne pouvaient pas se passer l’une de l’autre. On aura peine à me croire, si je dis que Suzon aimait sincèrement sa maîtresse : cependant c’est l’exacte vérité.

 

Mais si elle pardonnait à ma tante personnellement son élévation dans l’échelle sociale, elle s’en prenait, sans doute, au prochain, aux circonstances et à la vie, car elle grognait toujours. Elle avait la mine rébarbative d’un voleur de grands chemins, et portait constamment des cotillons courts et des souliers plats, bien qu’elle n’allât jamais à la ville vendre du lait et que son imagination ne trottât point comme celle de Perrette.

 

– Suzon, lui dis-je en me plaçant devant elle d’un air délibéré, je suis donc riche ?

 

– Qui vous a dit cette sottise, mademoiselle ?

 

– Cela ne te regarde pas, Suzon ; mais je veux que tu me répondes et me dises où demeure mon oncle de Pavol.

 

– Je veux, je veux, grogna Suzon ; il n’y a plus d’enfant, ma parole ! Allez vous promener, mademoiselle ! Je ne vous dirai rien, parce que je ne sais rien.

 

– Tu mens, Suzon, et je te défends de me répondre ainsi. J’ai entendu ce que tu disais à ma tante tout à l’heure !

 

– Eh bien, mademoiselle, si vous avez entendu, ce n’est pas la peine de me faire parler.

 

Suzon me tourna le dos et ne voulut répondre à aucune de mes questions.

 

Je remontai dans ma chambre, très agacée, et, restant longtemps accoudée à la fenêtre, je pris la lune, les étoiles, les arbres à témoin que je formais la résolution immuable de ne plus me laisser battre, de ne plus avoir peur de ma tante et d’employer tout mon esprit à lui être désagréable.

 

Et, laissant tomber les pétales d’une fleur que j’effeuillais ; je jetai en même temps au vent mes craintes, ma pusillanimité, mes timidités d’autrefois. Je sentis que je n’étais plus la même personne et m’endormis consolée.

 

Dans la nuit, je rêvai que ma tante, transformée en dragon, luttait contre François 1er qui la pourfendait de sa grande épée. Il me prenait dans ses bras et s’envolait avec moi, tandis que le curé nous regardait d’un air désolé et s’essuyait le visage avec son mouchoir à carreaux. Il le tordait ensuite de toutes ses forces, et la sueur en découlait comme s’il l’avait trempé dans la rivière.

 

III

Le lendemain, à peine étions-nous installés à notre table, le curé et moi, que la porte s’ouvrit avec fracas et que nous vîmes entrer Perrine, le bonnet sur la nuque et ses sabots bourrés de paille à la main.

 

– Le feu est-il à la maison ? demanda ma tante.

 

– Non, madame, mais le diable est chez nous, bien sûr ! La vache est dans le champ d’orge qui poussait si ben, elle ravage tout, je ne peux pas la rattraper ; les chapons sont sur le toit et les lapins dans le potager.

 

– Dans le potager ! exclama ma tante, qui se leva en me lançant un regard courroucé, car ledit potager était un lieu sacré pour elle et l’objet de ses seules amours.

 

– Mes beaux chapons ! grogna Suzon, qui jugea à propos de faire une apparition et d’unir sa note bourrue à la note criarde de sa maîtresse.

 

– Ah ! péronnelle ! cria ma tante.

 

Elle se précipita à la suite des domestiques en frappant la porte avec colère.

 

– Monsieur le curé, dis-je aussitôt, croyez-vous que, dans l’univers entier, il y ait une femme aussi abominable que ma tante ?

 

– Eh bien, eh bien, ma petite, que veut dire ceci ?

 

– Savez-vous ce qu’elle a fait hier, monsieur le curé ? Elle m’a battue !

 

– Battue ! répéta le curé d’un ton incrédule, tant il lui paraissait incroyable qu’on osât toucher seulement du bout du doigt à un petit être aussi délicat que ma personne.

 

– Oui, battue ! et si vous ne me croyez pas, je vais vous montrer la trace des coups.

 

À ces mots, je commençai à déboutonner ma robe. Le curé regarda devant lui d’un air effaré.

 

– C’est inutile, c’est inutile ! je vous crois sur parole, s’écria-t-il précipitamment, le visage cramoisi et baissant pudiquement les yeux sur la pointe de ses souliers.

 

– Me battre le jour de mes seize ans ! repris-je en rattachant ma robe. Savez-vous que je la déteste !

 

Et je frappai la table de mon poing fermé, ce qui me fit grand mal.

 

– Voyons, voyons, mon bon petit enfant, me dit le curé tout ému, calmez-vous et racontez-moi ce que vous aviez fait.

 

– Rien du tout. Quand vous êtes parti, elle m’a appelée effrontée et s’est jetée sur moi comme une furie. La vilaine femme !

 

– Allons, Reine, allons, vous savez qu’il faut pardonner les injures.

 

– Ah ! par exemple ! m’écriai-je en reculant brusquement ma chaise et en me promenant à grands pas dans le salon, je ne lui pardonnerai jamais, jamais !

 

Le curé se leva de son côté et se mit à marcher en sens inverse de moi, de sorte que nous continuâmes la conversation en nous croisant continuellement, comme l’ogre et le petit Poucet quand celui-ci a volé une des bottes de sept lieues et que le monstre est à sa poursuite.

 

– Il faut être raisonnable. Reine, et prendre cette humiliation en esprit de pénitence, pour la rémission de vos péchés.

 

– Mes péchés ! dis-je en m’arrêtant et en haussant légèrement les épaules ; vous savez bien, monsieur le curé, qu’ils sont petits, si petits, que ce n’est pas la peine d’en parler.

 

– Vraiment ! dit le curé qui ne put réprimer un sourire. Alors, puisque vous êtes une sainte, prenez vos ennuis en patience pour l’amour de Dieu.

 

– Ma foi, non ! répliquai-je d’un ton très décidé. Je veux bien aimer le bon Dieu un peu… pas trop, – ne froncez pas le sourcil, monsieur le curé, – mais j’entends qu’il aime assez pour ne point être satisfait de me voir malheureuse.

 

– Quelle tête ! s’écria le curé. Quelle éducation j’ai faite là !

 

– Enfin, continuai-je en me remettant en marche, je veux me venger, et je me vengerai.

 

– Reine, c’est très mal. Taisez-vous et écoutez-moi.

 

– La vengeance est le plaisir des dieux, répondis-je en sautant pour attraper une grosse mouche qui voltigeait au-dessus de ma tête.

 

– Parlons sérieusement, ma petite.

 

– Mais je parle sérieusement, dis-je en m’arrêtant un instant devant une glace pour constater avec quelque complaisance que l’animation m’allait très bien. Vous verrez, monsieur le curé ! je prendrai un sabre et je décapiterai ma tante, comme Judith avec Holopherne.

 

– Cette enfant est enragée ! s’écria le curé d’un air désolé. Restez un peu tranquille, mademoiselle, et ne dites pas de sottises.

 

– Soit, monsieur le curé, mais avouez que Judith ne valait pas deux sous ?

 

Le curé s’adossa à la cheminée et introduisit délicatement une prise de tabac dans ses fosses nasales.

 

– Permettez, ma petite ; cela dépend du point de vue auquel on se place.

 

– Que vous êtes peu logique ! dis-je. Vous trouvez superbe l’action de Judith, parce qu’elle délivrait quelques méchants Israélites qui ne me valaient certainement pas, et qui ne devraient guère vous intéresser, puisqu’ils sont morts et enterrés depuis si longtemps !… et vous trouveriez très mal que j’en fisse autant pour ma propre délivrance ! Et Dieu sait que je suis bien en vie ! ajoutai-je en pirouettant plusieurs fois sur mes talons.

 

– Vous avez bonne opinion de vous-même, répondit le curé, qui s’efforçait de prendre un air sévère.

 

– Ah ! excellente !

 

– Voyons ! voulez-vous m’écouter, maintenant ?

 

– Je suis sûre, dis-je en poursuivant mon idée, qu’Holopherne était infiniment plus agréable que ma tante, et que je me serais parfaitement entendue avec lui. Par conséquent, je ne vois pas trop ce qui m’empêcherait d’imiter Judith.

 

– Reine ! cria le curé en frappant du pied.

 

– Mon cher curé, ne vous fâchez pas, je vous en prie ; vous pouvez vous rassurer, je ne tuerai pas ma tante, j’ai un autre moyen pour me venger.

 

– Contez-moi cela, dit l’excellent homme, déjà radouci et se laissant tomber sur un canapé.

 

Je m’assis à côté de lui.

 

– Voilà ! Vous avez entendu parler de mon oncle de Pavol ?

 

– Certainement : il demeure près de V…

 

– Fort bien. Comment s’appelle sa propriété ?

 

– Le Pavol.

 

– Alors, en écrivant à mon oncle au château de Pavol, près de V…, la lettre arriverait sûrement ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien, monsieur le curé, ma vengeance est trouvée. Vous savez que si ma tante ne m’aime pas, en revanche elle aime mes écus ?

 

– Mais, mon enfant, où avez-vous appris cela ? me dit le curé, ahuri.

 

– Je le lui ai entendu dire à elle-même ; ainsi je suis sûre de ce que j’avance. Elle craint par-dessus tout que je ne me plaigne à M. de Pavol et que je ne lui demande de me prendre chez lui. Je compte la menacer d’écrire à mon oncle ; et il n’est pas dit, continuai-je après un instant de réflexion, que je ne le fasse pas un jour ou l’autre.

 

– Allons ! c’est assez innocent, dit le bon curé en souriant.

 

– Vous voyez ! m’écriai-je en battant des mains, vous m’approuvez !

 

– Oui, jusqu’à un certain point, ma petite, car il est clair que vous ne devez pas être battue, mais je vous défends l’impertinence. Ne vous servez pas de votre arme qu’en cas de légitime défense, et rappelez-vous que si votre tante a des défauts, vous devez cependant la respecter et ne point être agressive.

 

Je fis une moue significative.

 

– Je ne vous promets rien… ou plutôt, tenez, pour être franche, je vous promets de faire précisément le contraire de ce que vous venez de dire.

 

– C’est une véritable révolte !… Je finirai par me fâcher, Reine.

 

– C’est plus qu’une révolte, répliquai-je d’un ton grave, c’est une révolution.

 

– J’en perdrai la patience et la vie, marmotta le curé. Mademoiselle de Lavalle, faites-moi le plaisir de vous soumettre à mon autorité.

 

– Écoutez, repris-je d’un ton câlin, je vous aime de tout mon cœur, vous êtes même la seule personne que j’aime au monde…

 

Le visage du curé s’épanouit.

 

– Mais je déteste, j’exècre ma tante ; mes sentiments ne varieront jamais sur ce point. J’ai beaucoup plus d’esprit qu’elle…

 

Ici, le curé, dont l’expression s’était rembrunie, m’interrompit par une vive exclamation.

 

– Ne protestez pas, repris-je en le regardant en dessous, vous savez bien que vous êtes de mon avis.

 

– Quelle éducation, quelle éducation ! murmura le curé d’un ton piteux.

 

– Monsieur le curé, mon salut n’est pas compromis, soyez tranquille : je vous retrouverai un jour ou l’autre dans le ciel. Je reprends : ayant donc beaucoup plus d’esprit que ma tante, il me sera facile de la tourmenter en paroles. Hier soir, je me suis promis à moi-même de lui être très désagréable. J’ai pris la lune et les étoiles à témoin de mon serment.

 

– Mon enfant, me dit le curé sérieusement, vous ne voulez pas m’écouter, et vous vous en repentirez.

 

– Bah ! c’est ce que nous verrons !… J’entends ma tante, elle est furieuse, car c’est moi qui ai lâché la vache, les lapins et les chapons afin de rester seule avec vous. Donnez-lui une semonce, monsieur le curé ; je vous assure qu’elle m’a battue bien fort, j’ai des marques noires sur les épaules.

 

Ma tante entra comme un ouragan, et le curé, complètement abasourdi, n’eut pas le temps de me répondre.

 

– Reine, venez ici ! cria-t-elle, le visage empourpré par la colère et la course désordonnée qu’elle avait dû faire après les lapins.

 

Je lui fis un grand salut.

 

– Je vous laisse avec le curé, dis-je en adressant un signe d’intelligence à mon allié.

 

La croisée, fort heureusement, était ouverte.

 

Je sautai sur une chaise, j’enjambai l’appui de la fenêtre et me laissai glisser dans le jardin, au grand ébahissement de ma tante, qui s’était placée devant la porte pour me couper la retraite.

 

Je confesse que je fis semblant de me sauver, mais qu’en réalité je me cachai derrière un laurier et que j’entrai dans un accès de jubilation sans pareil en écoutant les reproches du curé et les exclamations furibondes de ma tante.

 

Le soir, pendant le dîner, elle avait pris l’air gracieux d’un dogue auquel on a pris un os.

 

Elle grognait Suzon qui l’envoyait promener, maltraitait son chat, jetait l’argenterie sur la table en faisant un tapage affreux ; enfin, exaspérée par mon air impassible et moqueur, elle prit une carafe et la lança par la fenêtre.

 

Je saisis aussitôt un plat de riz, auquel elle n’avait pas encore goûté, et le précipitai à la suite de la carafe.

 

– Misérable pécore ! hurla ma tante en s’élançant sur moi.

 

– N’approchez pas, dis-je en reculant ; si vous me touchez, j’écris ce soir même à mon oncle de Pavol.

 

– Ah !… dit ma tante, qui resta pétrifiée, le bras en l’air.

 

– Si ce n’est pas ce soir, repris-je, ce sera demain ou dans quelques jours, car je ne veux pas être battue.

 

– Votre oncle ne vous croira pas ! cria ma tante.

 

– Oh ! que si !… Vos doigts ont laissé leur empreinte sur mes épaules. Je sais qu’il est très bon en je m’en irai avec lui.

 

Je n’avais certes aucune notion sur le caractère de mon oncle, étant âgée de six ans quand je l’avais vu pour la première et dernière fois. Mais je pensai que je devais paraître en savoir très long sur son compte et que je faisais preuve ainsi d’une grande diplomatie.

 

Je sortis majestueusement, laissant ma tante s’épancher dans le sein de Suzon.

 

IV

La guerre était déclarée et, dès lors, je passai mon temps à lutter contre Mme de Lavalle. Autrefois, j’osais à peine ouvrir la bouche devant elle, excepté quand le curé était en tiers entre nous ; elle m’imposait silence avant même que j’eusse fini ma phrase.

 

J’affirme que cette manière de procéder m’était particulièrement pénible, car je suis extrêmement bavarde. Je me dédommageais bien un peu avec le curé, mais c’était absolument insuffisant ; aussi avais-je pris l’habitude de parler tout haut avec moi-même. Il m’arrivait souvent de me planter devant mon miroir et de causer avec mon image durant des heures entières…

 

Mon cher miroir ! ami fidèle ! confident de mes plus secrètes pensées !

 

Je ne sais si les hommes ont jamais réfléchi sérieusement à l’influence énorme que ce petit meuble peut exercer sur un esprit. Remarquez que je ne détermine pas le sexe de cet esprit, étant bien convaincue que les individus barbus tiennent autant que nous au plaisir d’observer leurs qualités extérieures.

 

Si j’écrivais un ouvrage philosophique, je traiterais cette question : « De l’influence du miroir sur l’intelligence et le cœur de l’homme. »

 

Je ne nie pas que mon traité serait peut-être unique dans son espèce, qu’il ne ressemblerait en aucune façon à la philosophie dans laquelle Kant, Fichte, Schelling, etc.…, ont pataugé toute leur vie pour leur plus grande gloire et le bonheur bien grand de la postérité, qui les lit avec un plaisir d’autant plus vif qu’elle n’y comprend rien. Non, mon traité n’irait point sur les brisées de ces messieurs : il serait clair, net, pratique, avec une pointe de causticité, et il faudrait pousser bien loin l’amour de la contradiction pour ne pas convenir que ces qualités ne sont point l’apanage des philosophies ci-dessus mentionnées. Mais, ne trouvant pas mon intelligence assez mûre pour ce grand œuvre, je me contente et de m’y regarder chaque jour très longtemps, par esprit de reconnaissance.

 

Je sais bien que, devant cette révélation, quelques-uns de ces esprits fâcheux, grincheux, qui voient tout en noir, insinueront que la coquetterie joue un grand rôle dans le sentiment que je prétends éprouver pour mon miroir. Mon Dieu ! on n’est point parfait ! et remarquez, beau lecteur, que si vous êtes de bonne foi, ce qui n’est pas certain, vous avouerez que l’intérêt personnel, pour ne pas dire un plus gros mot, tient la plus grande place dans la plupart de vos sentiments.

 

Pour en revenir à mon sujet, je dirai que, ayant rompu complètement avec mes anciennes terreurs je ne cherchais plus à modérer ma loquacité devant ma tante. Il ne se passait pas un repas sans que nous eussions des discussions qui menaçaient de dégénérer en tempêtes.

 

Quoique je ne connusse pas encore son origine, je n’avais pas tardé à découvrir qu’elle était ignorante comme une carpe, et qu’elle éprouvait une vive contrariété quand j’appuyais mes opinions sur mon savoir ou sur celui du curé. Du reste, je n’hésitais jamais à donner la qualification d’historiques à des idées de mon propre cerveau. Malheureusement, il m’était impossible de lutter contre l’expérience personnelle de ma tante, et, lorsqu’elle m’affirmait que les choses se passaient de telle et telle façon dans le monde, que les hommes n’étaient guère que des sacripants, des suppôts de Satan, j’enrageais, car je ne pouvais rien répondre. J’avais assez de bon sens pour comprendre que les personnes avec lesquelles je vivais ne pouvaient me donner qu’une idée très imparfaite sur le genre humain dans les circonstances ordinaires de la vie.

 

Le curé dînait tous les dimanches à la maison. Il avait, sans doute, des raisons secrètes pour ne point vanter devant moi le roi de la création, – excepté quand il s’agissait de ses héros antiques dont il ne pouvait plus craindre l’esprit entreprenant, – car il n’opposait que de bien faibles dénégations aux affirmations de ma tante.

 

Le dîner du dimanche se composait invariablement d’un chapon ou d’un poulet, d’une salade aux œufs durs et de lait égoutté, quand c’était la saison. Le curé, qui faisait assez maigre chère chez lui, et dont le palais savait apprécier la cuisine de Suzon, arrivait en se frottant les mains et en criant la faim.

 

Nous nous mettions bien vite à table, et le commencement de la conversation était non moins invariable que le menu du dîner.

 

– Il fait beau temps, disait ma tante, dont la phrase, s’il pleuvait, n’était modifiée que par le changement du qualificatif.

 

– Un temps superbe ! répondait le curé joyeusement. C’est charmant de marcher par ce joli soleil.

 

S’il avait plu, s’il avait neigé, s’il avait gelé, s’il était tombé de la grêle, des pierres ou du souffre, le curé eût également exprimé sa satisfaction, soit en s’étendant sur l’agrément d’un appartement bien clos, soit en chantant les charmes d’un feu brillant.

 

– Mais il ne fait pas chaud, reprenait ma tante. C’est étonnant ! De mon temps on prenait des robes blanches à Pâques.

 

– Les robes blanches vous allaient-elles bien ? demandais-je vivement.

 

Ma tante qui prévoyait quelque impertinence, me foudroyait d’un regard préventif avant de répondre :

 

– Certainement, très bien.

 

– Oh ! m’écriais-je, d’un ton qui ne laissait aucun doute sur mon intime conviction.

 

– De mon temps, affirmait ma tante, les jeunes filles ne parlaient que lorsqu’on les interrogeait.

 

– Vous ne parliez pas dans votre jeunesse, ma tante ?

 

– Quand on m’interrogeait, pas autrement.

 

– Toutes les jeunes filles vous ressemblaient-elles, ma tante ?

 

– Certainement, ma nièce.

 

– La vilaine époque ! soupirais-je en levant les yeux au ciel.

 

Le curé me regardait d’un air de reproche, et Mme de Lavalle laissait ses regards errer sur les divers objets qui couvraient la table, avec la tentation bien évidente de m’en lancer quelques-uns à la tête.

 

La conversation, arrivée à ce point… aigu, tombait subitement, jusqu’au moment où les sentiments amers de ma tante, refoulés par tous les efforts de sa volonté, éclataient tout à coup, comme une machine soumise à une trop forte pression. Elle exhalait son courroux sur la création entière. Hommes, femmes, il ne restait, à la fin du dîner, qu’un horrible mélange, non d’os et de chairs meurtris, mais de monstres de toutes les espèces.

 

« Les hommes ne valent pas les quatre fers d’un chien », disait ma tante dans le langage harmonieux et élégant qui lui était habituel.

 

Le curé, qui avait la certitude désolante de n’être point une femme, baissait la tête et paraissait rempli de contrition.

 

– Quels mécréants ! quels sacripants ! reprenait-elle en me regardant d’un air furieux, comme si j’avais appartenu à l’espèce en question.

 

– Hum ! répondait le curé.

 

– Des gens qui ne pensent qu’à jouir, qu’à manger ! continuait ma tante qui avait sur le cœur la pauvreté léguée par son mari. Quels suppôts de Satan !

 

– Hum ! hum ! reprenait le curé en hochant la tête.

 

– Monsieur le curé, m’écriais-je avec impatience, hum ! n’est pas un argument très fort.

 

– Permettez, permettez, répondait le brave homme troublé dans la dégustation de son dîner ; je crois que Mme de Lavalle va au delà de sa pensée en employant cette expression : suppôts de Satan. Mais il est certain que beaucoup d’hommes ne méritent pas une grande confiance.

 

– Vous êtes comme François 1er, vous aimez mieux les femmes ? disais-je de mon petit air candide.

 

– Palsambleu ! s’écriait ma tante, qui avait remplacé certains mots très énergiques par cette expression empruntée à son mari et qui lui paraissait tout aristocratique ; palsambleu ! taisez-vous, sotte !

 

Mais le curé lui adressait un signe mystérieux, et l’excellente dame se mordait les lèvres.

 

– Et vos héros, monsieur le curé ? et vos Grecs ? et vos Romains ?

 

– Oh ! les hommes d’aujourd’hui ne ressemblent guère à ceux d’autrefois, disait le curé, bien convaincu qu’il exprimait une grande vérité.

 

– Et les curés ? reprenais-je.

 

– Les curés sont hors de cause, répondait-il avec un bon sourire.

 

Ce genre de conversation, rempli de sous-entendus, avait pour privilège de m’agacer énormément. J’avais conscience qu’un monde d’idées et de sentiments, que je ne devais pas tarder du reste à découvrir, m’était fermé. Je doutais que le jugement porté par ma tante sur l’humanité fût absolument juste, mais je comprenais que j’ignorais beaucoup de choses et que je risquais de croupir longtemps dans mon ignorance.

 

Un matin que je méditais sur cette lamentable situation, l’idée me vint de consulter les trois personnes que j’était à même de voir tous les jours : Jean, le fermier, Perrine et Suzon.

 

Cette dernière avant vécu à C…, je décidai que son appréciation devait être basée sur une grande expérience, et je la gardai pour la bonne bouche.

 

M’enveloppant dans un capulet, je pris mes sabots et m’acheminai vers la ferme, située à un kilomètre de la maison.

 

Tout en barbotant, pataugeant, enfonçant, j’arrivai près de Jean, qui nettoyait sa charrue.

 

– Bonjour, Jean.

 

– Ben le bonjour, mamselle ! dit Jean en ôtant son bonnet de laine, ce qui permit à ses cheveux de se dresser tout droits sur sa tête. Quand ils n’étaient pas soumis à une pression quelconque, c’était une particularité de leur tempérament de se livrer à ce petit exercice.

 

– Je viens vous consulter sur une chose très, très importante, dis-je en appuyant sur l’adverbe pour éveiller son intelligence, que je savais disposée à courir la pretentaine quand on le questionnait.

 

– À votre service, mamselle.

 

– Ma tante dit que tous les hommes sont des sacripants ; quel est votre avis sur ce sujet, Jean ?

 

– Des sacripants ! répéta Jean, qui écarquilla les yeux comme s’il apercevait un monstre devant lui.

 

– Oui, mais c’est l’opinion de ma tante et je veux avoir la vôtre ?

 

– Dame ! ça se pourrait ben tout de même !

 

– Mais ce n’est pas une opinion, cela, Jean ! Voyons ! croyez-vous, oui ou non, que les hommes son généralement des sacripants ?

 

Jean appuya le bout de son nez sur l’index de l’indice sa main droite, ce qui est, comme on le sait, d’une profonde méditation.

 

Après avoir réfléchit une bonne minute, il me fit cette réponse claire et décisive :

 

– Écoutez, mamselle je vas vous dire ! ça se pourrait ben que oui, mais ça se pourrait ben que non.

 

– Buse ! lui dis-je, indignée de contempler un tel phénomène de bêtise.

 

Il ouvrit les yeux, il ouvrit la bouche, il ouvrit les mains, il eût ouvert toute sa personne, s’il avait pu, pour mieux manifester son étonnement.

 

Je revins dans la cour du Buisson, en pestant contre la boue, mes sabots, Jean et moi-même.

 

– Perrine, criai-je, viens ici !

 

Perrine, qui nettoyait les terrines de sa laiterie, accourut aussitôt, une poignée d’orties à la main, les bras nus, le visage rouge comme une pomme d’api et le bonnet sur le derrière de la tête, selon son habitude.

 

– Quelle est ton opinion sur les hommes, dis-je brusquement.

 

– Sur les hom…

 

Et Perrine, de pomme d’api devenue pivoine, laissa tomber ses orties, prit le coin de son tablier, releva la jambe gauche et resta perchée sur la droite en me regardant d’un air ébahi.

 

– Eh bien ! réponds donc ! Que penses-tu des hommes ?

 

– Mamselle veut rire, ben sûr !

 

– Mais non, je parle sérieusement. Réponds vite !

 

– Dame ! mamselle, me dit Perrine en se remettant d’aplomb sur les deux jambes, quand ce sont de beaux gars, m’est avis qu’il y a des choses pus désagréable à regarder !

 

Cette manière d’envisager la question me donna grandement à réfléchir.

 

– Je ne parle pas du physique, repris-je en haussant les épaules, mais du moral ?

 

– Ma foi ! je les trouve ben aimables ! répondit Perrine, dont les petits yeux brillaient.

 

– Comment ! tu ne les trouves pas mécréants, sacripants, suppôts de Satan ?

 

Perrine se mit à rire à pleine bouche.

 

– Voyez-vous, mamselle, le parler des mécréants est si doux que…

 

Ici, elle s’interrompit pour se donner un grand coup de poing sur la tête. Elle tortilla son tablier, baissa les yeux, et me parut disposée à prendre la poudre d’escampette.

 

– Après ! Finis donc !

 

– Mamselle va me faire dire des sottises, ben sûr ! je m’en vas.

 

Et, m’adressant la plus belle de ses révérences, elle disparut dans les profondeurs de sa laiterie, dont elle me ferma la porte au nez.

 

– Pourquoi dirait-elle des sottises ?… Allons ! je n’ai plus de ressource que dans Suzon ; reste à savoir si elle voudra parler.

 

J’entrai dans la cuisine. Suzon, armée d’un balai, se préparait à le faire fonctionner activement. Il me sembla qu’elle était dans ses jours sombres, et je jugeai qu’il serait habile d’user de quelques précautions oratoires avant de poser ma question.

 

– Comme tes cuivres sont beaux et reluisants ! lui dis-je d’un air gracieux.

 

– On fait ce qu’on peut, grogna Suzon. Après tout, ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à le dire.

 

– Tu réussis très bien la fricassée de poulet, Suzon, continuai-je sans me décourager, tu devrais m’apprendre à la faire.

 

– C’est pas votre besogne, mademoiselle ; restez chez vous, et laissez-moi tranquille dans ma cuisine.

 

Mes moyens de corruption ne produisant aucun effet, je dirigeai mes batteries sur un autre point.

 

– Sais-tu une chose, Suzon ? Tu as dû être bien jolie dans ta jeunesse ! dis-je, en pensant à part moi que, si j’avais été son mari, je l’aurais mise à cuire dans le four pour m’en débarrasser.

 

J’avais touché la corde sensible, car Suzon daigna sourire.

 

– Chacun a son temps, mademoiselle.

 

– Suzon, repris-je, profitant de ce subtil adoucissement pour arriver plus vite à mon sujet, j’ai envie de te faire une question ! – Quelle est ton opinion sur les hommes… et les femmes ? ajoutai-je, songeant qu’il était ingénieux d’étendre mes études sur les deux sexes.

 

Suzon s’appuya sur son balai, prit son air le plus rébarbatif, et me répondit avec une conviction entraînante :

 

– Les femmes, mademoiselle, sont des pas grand’chose, mais les hommes sont des rien du tout.

 

– Oh ! protestai-je, en es-tu bien sûre ?

 

– C’est aussi sûr que je vous le dis, mademoiselle !

 

Elle administra un grand coup de balai aux débris de légumes qui se trouvaient par terre, et les fit disparaître avec autant de dextérité que s’ils avaient représenté les bipèdes objets de son antipathie.

 

Je me retirai dans ma chambre pour méditer sur l’axiome misanthropique énoncé par Suzon, assez découragée en pensant que je n’étais pas grand’chose, et que mes amis inconnus, les hommes, méritaient la dénomination humiliante de rien du tout.

 

V

Néanmoins, mes études de mœurs me paraissant tout à fait insuffisantes, je résolus de les poursuivre à l’aide des romans de la bibliothèque.

 

Précisément un lundi, jour de foire, ma tante, le curé et Suzon devaient aller ensemble à C… Ma tante avait décidé, comme toujours, que je resterais à la garde de Perrine, et pour la première fois de ma vie, cette décision m’enchanta. J’étais sûre d’être livrée à moi-même, Perrine s’occupant beaucoup plus de sa vache que de mes inspirations.

 

Pour ce genre d’excursions, le fermier, à huit heures du matin, amenait dans la cour une sorte de carriole appelée dans le pays maringote. Ma tante apparaissait en grande tenue, le chef orné d’un chapeau rond en feutre noir, auquel elle avait ajouté des brides d’un violet tendre. Elle le posait crânement sur le haut de son chignon. Elle était enveloppée de fourrures, qu’il fît chaud ou froid, ayant, depuis son mariage, adopté ce principe qu’une dame de qualité ne peut pas se mettre en route sans porter sur elle la peau d’un animal quelconque. Quand elle était ainsi vêtue, elle croyait fermement que toutes les tares qui dénonçaient son origine étaient effacées.

 

Elle s’asseyait sur une chaise, au fond de la maringote, laquelle chaise était recouverte d’un oreiller, afin que cette partie délicate de l’individu, qu’une plume honnête se refuse à nommer, ne fût point endommagée.

 

Suzon, chargée de conduire un cheval qui se conduisait tout seul, se plaçait à droite, sur la banquette de devant, et le curé montait près d’elle.

 

Alors, simultanément, ils se tournaient vers moi.

 

– Ne me faites pas de sottises, disait ma tante, et n’allez pas dans le potager.

 

– Ne mettez pas de désordre dans ma cuisine, criait Suzon, et contentez-vous du veau froid pour déjeuner.

 

Le curé ne soufflait mot, mais il m’envoyait un aimable sourire et faisait un geste qui voulait dire :

 

– Elle n’a pas voulu, mais je vous aurais bien emmenée, moi.

 

Ce mémorable lundi, les choses se passèrent comme à l’ordinaire. Je fis quelques pas sur la route et je les vis bientôt disparaître, secoués tous les trois comme des paniers à salade.

 

Sans perdre une minute, je mis à exécution un projet mûri depuis longtemps. Il s’agissait de prendre possession de la bibliothèque, dont le curé avait eu la malencontreuse idée d’emporter la clef, mais je n’étais pas fille à me décourager pour si peu.

 

Je courus chercher une échelle que je traînai sous la fenêtre de la bibliothèque ; après des efforts surhumains, je réussis à la lever et à l’appuyer solidement contre le mur. Grimpant lestement les échelons, je cassai une vitre avec une pierre dont je m’étais munie ; puis ôtant les morceaux de verre encore attachés au châssis, je passai la partie supérieure de mon corps dans l’ouverture et me glissai dans la bibliothèque.

 

Je tombai la tête la première sur le carreau ; je me fis une bosse énorme au front, et, le lendemain, le curé m’apporta un onguent pour la guérir.

 

Mon premier soin, quand je me relevai et que l’étourdissement causé par ma chute dissipa, fut de fouiller dans les tiroirs d’un vieux bureau pour découvrir une clef pareille à celle que le curé avait fait disparaître. Mes recherches ne furent pas longues, et, après deux ou trois essais infructueux, je trouvai mon affaire.

 

Après avoir supprimé, autant qu’il me fut possible, les traces de mon effraction, je m’installai dans un fauteuil, et, pendant que je me reposais de mes fatigues, mon regard fut frappé par les ouvrages de Walter Scott placés en face de moi. Je pris au hasard dans la collection et je m’en allai dans ma chambre, emportant comme un trésor la jolie Fille de Perth.

 

De ma vie je n’avais lu un roman, et je tombai dans une extase, dans un ravissement dont rien ne pourrait donner l’idée. Je vivrais neuf cent soixante-neuf ans, comme le bon Mathusalem, que je n’oublierais jamais mon impression en lisant la jolie Fille de Perth.

 

J’éprouvais la joie d’un prisonnier transporté de son cachot au milieu des arbres en fleurs, du soleil : ou, mieux encore, la joie d’un artiste qui entend jouer pour la première fois, et d’une manière idéale, l’œuvre de son cœur et de son intelligence. Le monde qui m’était inconnu, et après lequel je soupirais inconsciemment, se révéla à moi tout à coup. Une lueur se fit si soudainement dans mon esprit que je crus avoir été jusque-là stupide, idiote. Je me grisai, m’enivrai de ce roman rempli de couleur, de vie, de mouvement.

 

Le soir, je descendis en rêvant dans la salle à manger, où le curé, qui dînait avec nous, m’attendait avec impatience.

 

Il regarda mon visage avec une profonde commisération, et me demanda, avec le plus grand intérêt, comment cet accident était arrivé.

 

– Un accident ? dis-je d’un air étonné.

 

– Votre front est tout noir, ma petite Reine.

 

– La sotte aura monté dans un arbre ou une échelle, dit ma tante.

 

– Dans une échelle, oui, c’est vrai, répondis-je.

 

– Ma pauvre enfant ! s’écria le curé désolé ; vous êtes tombée sur la tête ?

 

Je fis un signe affirmatif.

 

– Avez-vous mis de l’arnica, ma petite ?

 

– Bah ! c’est bien la peine ! reprit ma tante. Mangez votre soupe, monsieur le curé, et ne vous occupez pas de cette étourdie ; elle n’a que ce qu’elle mérite.

 

Le curé ne dit plus rien ; il me fit un petit signe d’amitié et m’observa à la dérobée.

 

Mais je ne faisais pas grande attention à ce qui se passait autour de moi. Je songeais à cette charmante Catherine Glover, à ce brave Henri Smith, dont j’étais éprise, en attendant mieux, et voilà que, sans le moindre préambule, j’éclatai en sanglots.

 

– Ah ! mon Dieu ! s’écria le curé en se levant vivement. Ma chère petite Reine, mon bon petit enfant ?

 

– Laissez donc ! dit ma tante ; elle est mécontente parce qu’elle ne nous a pas accompagnés à C…

 

Mais le curé, qui savait que je détestais les pleurs et que j’étais trop fière pour manifester devant ma tante un chagrin causé par elle, s’approcha de moi, me demanda tout bas pourquoi je pleurais et s’efforça de me consoler.

 

– Ce n’est rien, mon cher bon curé, dis-je en essuyant mes larmes et en me mettant à rire. Voyez-vous, j’ai horreur de la souffrance physique, la tête me fait mal, et puis je dois être affreuse.

 

– Pas plus qu’à l’ordinaire, dit ma tante.

 

Le curé me regarda d’un air inquiet. Il n’était pas satisfait de l’explication et se disait que quelque chose d’anormal s’était passé dans la journée. Il me conseilla d’aller me coucher sans plus tarder ; ce que je fis avec empressement.

 

J’étais humiliée d’avoir fait une scène d’attendrissement ; d’autant plus humiliée que je ne savais pas pourquoi j’avais pleuré. Était-ce de plaisir, de contrariété ? Je n’aurais pu le dire, et je m’endormis en me répétant qu’il était inutile de chercher à analyser mon impression.

 

Pendant le mois qui suivit, je dévorai la plupart des ouvrages de Walter Scott. Certes, depuis ce temps, j’ai eu des joies profondes et sérieuses, mais quelques grandes qu’elles aient été, je ne sais si elles ont surpassé de beaucoup en vivacité celles que j’éprouvais pendant que mon esprit sortait de son brouillard comme un papillon de sa chrysalide. Je marchais de ravissement en ravissement, d’extase en extase. J’oubliais tout pour ne songer qu’à mes romans et aux personnages qui excitaient mon imagination.

 

Quand le curé me définissait un problème, je pensais à Rébecca, que j’avais laissée en tête à tête avec le Templier ; quand il me faisait un cours d’histoire, je voyais défiler devant mes yeux ces charmants héros parmi lesquels mon cœur volage avait déjà choisi une quinzaine de maris ; quand il m’adressait des reproches, je n’en entendais pas la moitié, étant occupée à me confectionner un costume semblable à celui d’Élisabeth d’Angleterre ou d’Amy Robsart.

 

– Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? demandait-il en arrivant.

 

– Rien.

 

– Comment rien ?

 

– Tout cela m’ennuie, disais-je d’un air fatigué.

 

Le pauvre curé était consterné. Il préparait de longs discours et me les débitait tout d’une haleine, mais il aurait produit autant d’effet en s’adressant à un Peau-Rouge.

 

Enfin, je devins subitement très triste. Si ma tante ne me battait plus, elle se dédommageait en me disant des choses désagréables. Elle avait deviné que j’étais peinée d’être si petite. Elle ne perdait pas l’occasion de frapper sur ce point vulnérable, m’appelait avorton et me répétait que j’étais laide.

 

Peu de temps auparavant, je me trouvais très jolie, et j’avais beaucoup plus de confiance dans mon opinion que dans celle de ma tante. Mais, en faisant connaissance avec les héroïnes de Walter Scott, le doute surgit dans mon esprit. Elles étaient si belles, que je me désolais en songeant qu’il fallait leur ressembler pour être aimée.

 

Le curé, par sympathie, perdit ses sourires et ses couleurs. Il m’observait d’un air éploré, passait son temps à priser, en oubliant toutes les règles de l’art, cherchait à deviner mon secret et employait des moyens machiavéliques pour arriver à son but ; mais j’étais impénétrable.

 

Un jour, je le vis se diriger vers la bibliothèque, mais je n’avais garde d’oublier la clef dans la serrure ; il revint sur ses pas en secouant la tête et en passant la main dans ses cheveux, lesquels, plus ébouriffés que jamais, produisaient l’effet d’un panache.

 

Je m’étais cachée derrière une porte, et, quand il passa près de moi, je l’entendis murmurer :

 

– Je reviendrai avec la clef !

 

Cette décision me contraria vivement. Je me dis qu’il découvrirait certainement mon secret et que je ne pourrais plus continuer mes chères lectures.

 

J’allai aussitôt chercher plusieurs romans que j’emportai dans ma chambre, et les remplaçai sur les rayons par des livres pris au hasard ; mais, malgré mes précautions, je jugeai que le carreau de papier dont je m’étais servie pour remplacer la vitre brisée était un indice qui m’accuserait hautement.

 

C’est ce jour-là que, en examinant des lettres trouvées dans le bureau, je découvris l’origine de ma tante. C’était une arme contre elle, et je résolus de ne pas tarder à m’en servir.

 

Le lendemain, à déjeuner, elle était de très mauvaise humeur. Dans cette disposition morale, si elle ne trouvait pas un prétexte pour m’être désagréable, elle s’en passait.

 

Je rêvais à cet aimable Buckingham qui me paraissait adorable avec son insolence, ses beaux habits, ses bouffettes et son esprit, et je me demandais pourquoi Alice Bridgeworth était au désespoir de se trouver chez lui, quand ma tante me dit sans préambule :

 

– Que vous êtes laide ce matin, Reine !

 

Je sautai sur ma chaise.

 

– Voilà ! dis-je en lui passant la salière.

 

– Je ne demande pas le sel, sotte ! En vérité, vous devenez aussi stupide que laide !

 

Il est à remarquer que ma tante ne me tutoyait jamais. Du jour où elle était devenu la femme de mon oncle, elle avait cru se mettre à la hauteur de la situation en supprimant le tutoiement de son vocabulaire. Elle disait vous même à ses lapins.

 

– Je ne suis pas de votre avis, répondis-je sèchement, je me trouve très jolie.

 

– La bonne farce ! s’écria ma tante. Jolie, vous ! un petit avorton pas plus haut que la cheminée !

 

– Mieux vaut ressembler à une plante délicate qu’à un homme manqué, répliquai-je.

 

Ma tante croyait fermement avoir été une beauté et n’entendait pas raillerie sur ce sujet.

 

– J’ai été belle, mademoiselle, si belle qu’on nous avait donné le nom d’une déesse, à ma sœur et à moi.

 

– Votre sœur vous ressemblait-elle, ma tante ?

 

– Beaucoup, nous étions jumelles.

 

– Son mari a dû être bien malheureux, dis-je d’un ton pénétré.

 

Ma tante lança une imprécation que je ne permettrai pas à ma plume de répéter.

 

– Du reste, repris-je avec calme, vous avez naturellement le goût d’une femme du peuple, tandis que moi, je…

 

Mais je restai la bouche ouverte au milieu de ma phrase : ma tante venait de casser une assiette avec le manche de son couteau. Ce que j’avais dit rendait mutiles les efforts qu’elle avait faits jusqu’alors pour me cacher sa naissance et me vengeait entièrement de ses méchancetés envers moi.

 

– Vous êtes un serpent ! cria-t-elle d’une voix étranglée.

 

– Je ne crois pas, ma tante.

 

– Un serpent !

 

– Vous l’avez déjà dit, répondis-je en avalant tranquillement ma dernière fraise.

 

– Un serpent réchauffé dans mon sein, répéta ma tante, qui était trop en colère pour faire des frais d’imagination.

 

Je secouai la tête, et me dis que si j’étais serpent, je refuserais certainement de me trouver bien dans cette position.

 

– Permettez, repris-je, j’ai étudié cet animal dans mon histoire naturelle, et je n’ai jamais vu qu’il eût l’habitude d’être réchauffé dans le sein de qui que ce soit.

 

Ma tante, toujours déconcertée quand je faisais allusion à mes lectures, ne répondit rien, mais l’expression de sa physionomie me parut si peu rassurante que je m’esquivai en chantant à tue-tête :

 

– Il était une fois un oncle de Pavol, de Pavol, de Pavol !

 

Nous étions au milieu de juin. Les papillons volaient de tous les côtés, les mouches bourdonnaient, l’air était imprégné de mille parfums ; bref, le temps me parut si séduisant que j’oubliai ma prudence ordinaire. Je pris mon livre et j’allai m’installer dans un pré, à l’ombre d’une meule de foin.

 

J’avais le cœur un peu gros en songeant aux paroles de ma tante. Il est certain qu’il était désolant d’être si petite ! Qui donc pourrait jamais m’aimer ? Mais je me consolai en lisant Peveril du Pic. Parmi les romans de Walter Scott c’était un de ceux que je préférais, précisément à cause de Fenella dont la taille était certainement plus exiguë que la mienne.

 

J’aimais, j’adorais Buckingham. J’étais en colère contre Fenella, qui lui disait des choses vraiment très dures, et, au moment où elle disparaissait par la fenêtre, je m’arrêtai dans ma lecture pour m’écrier :

 

– Le petite niaise ! un homme si délicieux !

 

En disant ces mots, je levai les yeux et jetai un grand cri en voyant le curé, debout, devant moi. Les bras croisés, il me regardait avec stupéfaction. Il semblait aussi consterné que ce personnage des contes de fées qui trouve ses diamants changés en noisettes.

 

Je me levai un peu honteuse, car je l’avais abominablement attrapé.

 

– Oh ! Reine… commença-t-il.

 

– Mon cher curé, m’écriai-je en serrant Peveril du Pic sur mon cœur, je vous en prie, je vous en supplie, laissez-moi continuer.

 

– Reine, ma petite Reine, jamais je n’aurais cru cela de vous !

 

Cette douceur m’attendrit d’autant plus que je n’avais pas la conscience très nette, mais, par une tactique éminemment féminine, je m’empressai de changer la question.

 

– C’était une distraction, monsieur le curé, et je me trouve si malheureuse !

 

– Malheureuse, Reine ?

 

– Croyez-vous que ce soit amusant d’avoir une tante comme la mienne ! Elle ne me bat plus, c’est vrai, mais elle me dit des choses qui me font tant de peine !

 

Que je connaissais bien mon curé ! Il avait déjà oublié ses griefs et ses sermons ; d’autant qu’il y avait un grand fond de vérité dans mes paroles.

 

– Est-ce pour cela que vous êtes si triste, mon bon petit enfant ?

 

– Certainement, monsieur le curé. Pensez donc que ma tante me répète sur tous les tons que je suis un avorton, que je suis laide à faire peur !

 

Mes yeux s’emplirent de larmes, car ce sujet m’allait droit au cœur.

 

Le bon curé, très ému, se frotta le nez d’un air perplexe. Il était loin de partager les idées de ma tante sur ce point, et se demandait quel moyen il pourrait bien employer pour dissiper mon chagrin sans éveiller dans mon âme l’orgueil, la vanité et autres éléments de damnation.

 

– Voyons, Reine, il ne faut pas attacher trop d’importance à des choses qui périssent si vite.

 

– En attendant ces choses existent, répliquai-je, me rencontrant, à deux siècles d’intervalle, avec la pensée de la plus belle fille de France.

 

– Et puis, vous verrez peut-être des gens qui ne penseront pas comme Mme de Lavalle.

 

– Êtes-vous de ces gens-là, monsieur le curé ? Me trouvez-vous jolie ?

 

– Mais… oui, répondit le curé d’un ton piteux.

 

– Très jolie ?

 

– Mais… mais oui, répondit le curé sur le même ton.

 

– Ah ! que je suis contente ! m’écriai-je en pirouettant. Que je vous aime, mon curé !

 

– C’est très bien, Reine ; mais vous avez commis une grande faute. Vous vous êtes introduite dans la bibliothèque au risque de vous casser le cou, et vous avez lu des livres que je ne vous aurais probablement jamais donnés.

 

– Walter Scott, monsieur le curé, c’est Walter Scott ! ma littérature en dit beaucoup de bien.

 

Et je lui narrai toutes mes impressions. Je parlai longtemps avec volubilité, ravie de voir que non seulement le curé ne songeait plus à me gronder, mais qu’il écoutait avec intérêt ce que je lui racontais. Devant mon entrain et ma gaieté, reparus comme par enchantement, il reprit subitement ses couleurs en sa physionomie souriante.

 

– Allons, me dit-il, je vous permets de continuer à lire Walter Scott ; je le relirai même pour en parler avec vous, mais promettez-moi de ne pas recommencer votre escapade !

 

Je le lui promis de grand cœur, et dès lors nous eûmes un nouveau sujet de discussions et de disputes, car, bien entendu, nous ne fûmes jamais du même avis.

 

Mais bientôt l’intérêt que je prenais à mes romans se trouva effacé par un événement surprenant, inouï, qui arriva quelques semaines plus tard au Buisson. Un de ces événements qui n’ébranlent pas les empires sur leurs bases, mais qui jettent la perturbation dans le cœur ou l’imagination des petites filles.

 

VI

C’était un dimanche.

 

Le dimanche, nous assistions régulièrement à la grand’messe, qui était l’unique office du matin, le curé n’ayant pas de vicaire. Ma tante entrait la première dans notre banc armorié, je la suivais immédiatement ; Suzon venait ensuite, et Perrine fermait la marche.

 

Notre petite église était vieille et misérable. La couleur primitive des murs disparaissait sous une sorte de limon verdâtre, causé par l’humidité ; le sol, loin d’être uni, était formé d’une quantité de crevasses et de monticules qui invitaient les fidèles à se casser le cou et à profiter de leur présence dans un lieu sanctifié pour monter plus tôt au ciel ; l’autel était orné de petites figures d’anges peintes par le charron du village, qui se piquait d’être artiste ; deux ou trois saints se contemplaient avec surprise, étonnés de se trouver si laids. Plusieurs fois, en les regardant, je me suis dit que si j’étais une sainte, et si les mortels me représentaient d’une manière aussi hideuse, je serais absolument sourde à leurs prières ; mais les saints n’ont peut-être pas mon tempérament. Par une fenêtre privée de ses vitraux, une rose blanche montrait sa tête parfumée et, par sa beauté, sa fraîcheur, semblait protester contre le mauvais goût de l’homme.

 

Nous possédions un harmonium dont trois notes seulement pouvaient vibrer ; quelquefois le nombre en allait jusqu’à cinq, cet instrument étant, grâce à la température, sujet à des caprices, comme les rhumatisme de notre chantre, lequel rugissait pendant deux heures avec la conviction si naïve et si profonde de posséder une belle voix qu’il était impossible de lui en vouloir.

 

Le tabouret de l’officiant était placé au fond d’un précipice, de sorte que, de ma place, je ne voyais que la tête et le buste du curé, qui avait l’air en pénitence. Les enfants de chœur se faisaient des grimaces et chuchotaient derrière son dos, sans qu’il eût l’idée de se fâcher.

 

Après l’évangile, il quittait sa chasuble devant nous, les choses se passant en famille, trébuchait dans quelques trous et arrivait à la chaire.

 

Parmi les êtres humains qui s’agitent sur la surface du globe, il n’y en a pas, je suppose, qui, dans le cours de son existence, n’ai fait un rêve. L’homme, que sa position soit infirme ou élevée, ne peut vivre sans désirs, et le curé, subissant la loi commune, avait, durant trente ans de sa vie, rêvé la possession d’une chaire.

 

Malheureusement, il était très pauvre, ses paroissiens l’étaient également, et ma tante, qui seule eût pu lui venir en aide, ne répondait rien à ses timides insinuations ; outre qu’elle était d’un intérêt sordide quand il s’agissait de donner, elle avait la plus mince considération pour le rêve de son prochain.

 

Enfin, à force d’économiser, le curé se trouva un jour à la tête d’une somme de deux cents francs. Il résolut de réaliser son rêve tant bien que mal.

 

Un matin, je le vis arriver hors d’haleine.

 

– Ma petite Reine, venez avec moi, s’écria-t-il.

 

– Où ça, monsieur le curé ?

 

– À l’église, venez vite !

 

– Mais la messe est dite !

 

– Oui, oui, mais j’ai quelque chose de charmant à vous montrer.

 

Il avait l’air si joyeux, sa bonne figure respirait une telle allégresse, que je ris encore en y songeant et que sa joie est pour moi un des meilleurs souvenirs de ce temps-là.

 

Il ne marchait pas, il volait, et nous arrivâmes tout courant à l’église. On venait de poser la chaire, et le curé, en extase devant elle, me dit à voix basse :

 

– Regardez, petite Reine, regardez ! N’est-ce pas une heureuse invention ? Nous possédons enfin une chaire ! Elle n’a pas l’air très solide, et cependant elle tient très bien. Et voilà donc le rêve de ma vie réalisé ! Il ne faut jamais désespérer de rien, ma petite, jamais !

 

Je regardais, un peu consternée, car je ne pouvais pas me dissimuler que mon imagination m’avait représenté une chaire comme quelque chose de grand, de monumental. Ce que j’avais sous les yeux était une sorte de boîte en bois blanc posée sur des supports en fer si peu élevés que, à la rigueur, on eût pu se passer de marches pour y entrer. Mais une chaire sans marches, cela ne se serait jamais vu, aussi pour que l’honneur fût sauf, avait-on réussi à en placer deux, hautes chacune de quinze centimètres.

 

– Voyez donc, Reine, me disait le curé, comme elle produit bon effet ! Quand j’aurai un peu d’argent, je lui ferai donner une couche de peinture, ou, plutôt, je la peindrai moi-même ; cela m’amusera, et puis ce sera économique. Certainement elle pourrait être un peu plus élevée, mais il ne faut pas avoir trop d’ambition.

 

Et le pauvre excellent homme tournait autour de la chaire d’un air admiratif. Les panneaux eussent été peints par Raphaël ou sculptés par Michel-Ange qu’il n’eût pas été plus heureux.

 

Il ne songeait pas que la réalité comme toujours, hélas ! ne ressemblait guère au rêve ; il n’avait garde de faire des comparaisons, et jouissait de son bonheur sans arrière-pensée.

 

– C’est moi qui ai donné le plan, mon cher enfant, et vraiment j’ai eu là une bien bonne idée ! Cependant, il y a un revers à la médaille, et je dois avouer que j’ai une petite dette ; le prix qu’on me demande est plus élevé que je ne l’avais supposé, mais il paraît que c’est toujours ainsi quand on fait construire. Je comptais m’acheter une douillette cet hiver ; eh bien ! mon Dieu, je m’en passerai, voilà tout !

 

Oh ! oui, sa joie est pour moi un des meilleurs souvenirs de ce temps-là ! Jamais je n’ai vu un homme si heureux, et parer ainsi une joie si médiocre des reflets de sa bonne nature et de son esprit un peu enfantin.

 

– C’est qu’elle a tout à fait l’air d’une chaire ! disait-il en riant et en se frottant les mains.

 

J’avais bien quelque doute sur ce point, mais je cachai ma déception et m’extasiai de mon mieux sur cet objet extraordinaire qui, à cause de la forme irrégulière de l’église, était placé dans un renfoncement, de telle sorte que, lorsque le curé prêchait, les trois quarts de l’auditoire ne voyaient qu’un bras et une mèche de cheveux blancs qui s’agitaient avec éloquence, selon les diverse phrases du discours.

 

Le curé était si content de se dire : « Je vais monter en chaire ! » que nous dûmes nous résigner à avoir un sermon tous les dimanches.

 

À peine avait-il ouvert la bouche que les bonnes femmes prenaient une pose commode afin de faire un petit somme ; que Perrine profitait de l’assoupissement général pour lancer quelque œillade dans le banc voisin du nôtre, et que Reine de Lavalle se préparait à méditer sur les vicissitudes de la vie représentées par une tante et l’ennui des sermons.

 

Je ne sais pourquoi le curé aimait à discourir sur les passions humaines, mais, un jour qu’il s’était laissé entraîner par la chaleur de l’improvisation, je lui fis, à dîner, des questions indiscrètes et si embarrassantes qu’il se promit bien de ne plus jamais aborder devant moi certains sujets. Il se contenta dorénavant de parler sur la paresse, l’ivrognerie, la colère et autres vices qui n’excitaient ni ma curiosité, ni mon bavardage.

 

Pendant une heure il nous mettait sous les yeux la grande iniquité dans laquelle nous étions plongés ; puis, lorsque notre état moral était devenu vraiment tout à fait lamentable, il descendait d’un air radieux avec nous dans les enfers et nous faisait toucher du doigt les supplices que méritaient nos âmes ravagées par le péché ; après quoi, passant, par un tour de phrase hardi, à des idées moins horribles, il émergeait peu à peu des régions infernales, restait quelques instants sur la terre nous déposait enfin tranquillement dans le ciel et descendait de la chaire du pas triomphant d’un conquérant qui vient de t rancher quelque nœud gordien.

 

L’auditoire se réveillait alors en sursaut, sauf Suzon, trop contente d’entendre dire du mal de l’humanité pour s’endormir, et qui buvait une tasse de lait pendant que le curé fustigeait ses ouailles de ses fleurs de rhétorique.

 

C’était donc un dimanche. Il faisait une chaleur écrasante, et en revenant à la maison, Suzon nous dit :

 

– Il y aura de l’orage avant la fin de la journée.

 

Cette prophétie me fit plaisir ; un orage était un incident heureux dans ma vie monotone, et, malgré ma poltronnerie, j’aimais le tonnerre et les éclairs, bien qu’il m’arrivât de trembler de tous mes membres lorsque les roulements se succédaient avec trop de rapidité.

 

Pendant la première partie de l’après-midi, j’errai comme une âme en peine dans le jardin et le petit bois. Je m’ennuyais à mourir, me disant avec mélancolie qu’il ne m’arriverait jamais quelque aventure, et que j’étais condamnée à vivre perpétuellement auprès de ma tante.

 

Vers quatre heures, rentrant dans la maison, je montai dans le corridor du premier, et, le visage collé contre la vitre d’une grande fenêtre, je m’amusai à suivre des yeux le mouvement des nuages qui s’amoncelaient au-dessus du Buisson et nous amenaient l’orage annoncé par Suzon.

 

Je me demandais d’où ils venaient, ce qu’ils avaient vu sur leur parcours, ce qu’ils pourraient me raconter, à moi qui ne savais rien de la vie, du monde et qui aspirais à voir et à connaître. Ils s’étaient formés derrière cet horizon que je n’avais jamais dépassé, et qui me cachait des mystères, des splendeurs (du moins, je le croyais), des joies, des plaisirs sur lesquels je méditais tout bas.

 

Je fus distraite dans mes réflexions en remarquant que Perrine, cachée dans un petit coin, se laissait embrasser par un gros rustaud qui avait passé un bras autour de sa taille.

 

J’ouvris vivement la fenêtre, et criai en frappant des mains :

 

– Très bien, Perrine ; je vous vois, mademoiselle !

 

Perrine, épouvantée, prit ses sabots dans sa main et courut se réfugier dans l’étable. Le gros rustaud tira son chapeau et m’examina avec un sourire niais qui lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles.

 

Je riais de tout mon cœur, quand une voiture légère, que je n’avais pas entendue approcher, entra dans la cour. Un homme sauta à terre, dit quelques mots au domestique qui l’accompagnait et regarda autour de lui pour trouver à qui parler.

 

Mais Perrine, dont je voyais poindre le bonnet blanc à travers l’ouverture grillée de l’étable, ne bougeait pas, et son amoureux s’était précipité à plat-ventre derrière un pailler. Quant à moi, stupéfiée par cette apparition, j’avais poussé un des battants de la fenêtre et j’observais les événements sans faire un mouvement.

 

L’inconnu franchit en deux enjambées les marches délabrées du perron et cherche la sonnette qui n’avait jamais existé ; ce que voyant et la patience n’étant point sa qualité dominante, il donna de grands coups de poing dans la porte.

 

Ma tante, Suzon, surgirent ensemble devant lui, et je certifie que, dès cet instant, j’eus la plus favorable opinion de son courage, car il me manifesta aucun effroi. Il salua légèrement, puis je compris d’après ses gestes que, le ciel menaçant l’ayant inquiété, il demandait à se réfugier au Buisson.

 

Au même moment, en effet, l’orage éclata avec une grande violence, on n’eut que le temps de mettre la voiture et le cheval à l’abri.

 

Il est dit que la solitude rend timide ; mais dans certains cas, elle produit l’effet contraire. Ne m’étant frottée à personne, n’ayant jamais rien comparé, j’avais la plus grande confiance en moi-même, et j’ignorais complètement ce que c’était que cet étrange sentiment qui annihile les facultés les plus brillantes et rend stupide l’homme le plus supérieur.

 

Néanmoins, devant cette aventure qui semblait évoquée par mes pensées, le cœur me battait bien fort, et j’hésitais si longtemps à entrer dans le salon que j’étais encore à la porte quand le curé arriva tout ruisselant, mais bien content.

 

– Monsieur le curé, m’écriai-je en m’élançant vers lui, il y a un homme dans le salon !

 

– Eh bien ! Reine, un fermier, sans doute ?

 

– Mais non, monsieur le curé, c’est un homme véritable.

 

– Comment, un homme véritable ?

 

– Je veux dire que ce n’est ni un curé, ni un paysan ; il est jeune et bien habillé. Entrons vite !

 

Nous entrâmes, et je faillis jeter un cri de surprise en remarquant que ma tante avait une expression vraiment gracieuse et qu’elle souriait agréablement à l’inconnu, qui assis en face d’elle, semblait aussi à l’aise que s’il était trouvé chez lui.

 

Du reste, son aspect seul eût suffi pour dérider l’esprit le plus morose. Il était grand, assez gros, avec une figure épanouie, franche et ouverte. Ses cheveux blonds étaient coupés ras, il possédait des moustaches tordues en pointe, une bouche bien dessinée et des dents blanches qu’un rire franc et naturel montrait souvent. Toute sa personne respirait la gaieté et l’amour de la vie…

 

Il se leva en nous voyant entrer, et attendit un instant que ma tante fît la présentation. Mais ce cérémonial était aussi ignoré d’elle que des habitants du Groënland, et il se présenta lui-même sous le nom de Paul de Conprat.

 

– De Conprat ! s’écria le curé ; êtes-vous le fils de cet excellent commandant de Conprat que j’ai connu autrefois ?

 

– Mon père était en effet commandant, monsieur le curé. Vous l’avez connu ?

 

– Il m’a rendu service il y a bien des années. Quel brave, quel excellent homme !

 

– Je sais que mon père est aimé de tout le monde, répondit M. de Conprat, le visage plus épanoui que jamais. C’est pour moi un bonheur toujours nouveau de le constater.

 

– Mais, reprit le curé, n’êtes-vous pas parent de M. de Pavol ?

 

– Parfaitement ; cousin au troisième degré.

 

– Voici sa nièce, dit le curé en me présentant.

 

Malgré mon inexpérience, je m’aperçus fort bien que le regard de M. de Conprat exprimait une certaine admiration.

 

– Je suis enchanté de faire la connaissance d’une aussi charmante cousine, me dit-il d’un ton convaincu en me tendant la main.

 

Ce compliment provoqua chez moi un petit frisson agréable, et je mis ma main dans la sienne sans le moindre embarras.

 

– Pas précisément cousins, dit le curé en prisant d’un air de jubilation ; M. de Pavol n’est que l’oncle par alliance de Reine : sa femme était une demoiselle de Lavalle.

 

– Ça ne fait rien, s’écria M. de Conprat, je ne renonce pas à notre parenté. D’ailleurs, si l’on cherchait bien, on trouverait des alliances entre ma famille et celle des de Lavalle.

 

Nous nous mîmes à causer comme trois bons amis, et il me sembla que nous nous étions toujours vu, connus et aimés. J’éprouvais cette impression bizarre qui fait supposer que ce qui se passe immédiatement sous vos yeux est déjà arrivé à une époque lointaine, si lointaine qu’on n’en a gardé qu’un souvenir vague et presque effacé.

 

Mais j’avais beau passé en revue dans mon esprit tous les héros de roman que je connaissais, je n’en trouvais pas un seul aussi dodu que mon héros à moi. Il était gros, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, mais si bon, si gai, si spirituel, que ce défaut physique se transforma promptement à mes yeux en une qualité transcendante. Bientôt même mes héros imaginaires me parurent totalement dénués de charme. Malgré leur taille élégante et toujours mince, ils étaient effacés, radicalement effacés par ce bon gros garçon bien vivant et tout joyeux que je revêtais mentalement d’une foule de qualités.

 

Cependant, quoique l’orage eût diminué de violence, la pluie ne cessait pas, et, l’heure du dîner approchant, ma tante invita Paul de Conprat à le partager avec nous. Il déclara aussitôt qu’il avait une faim de cannibale et accepta avec un empressement qui me ravit.

 

Je m’esquivai un instant pour aller affronter la mauvaise humeur de Suzon.

 

– Suzon, dis-je en entrant dans la cuisine, d’un air excité, M. de Conprat dîne avec nous. Avons-nous un gros chapon, du lait, des fraises, des cerises ?

 

– Hé ! Seigneur que d’affaires ! grogna Suzon ; il y a ce qu’il y a, voilà !

 

– Grande vérité, Suzon ! mais réponds-moi donc ! Un chapon, ce ne sera peut-être pas suffisant ?

 

– C’est pas un chapon, mademoiselle, c’est un dindon ; voyez un peu !

 

Et Suzon, avec un vif mouvement d’orgueil, ouvrit la rôtissoire et me fit admirer l’animal, qui, bien empâté pas ses soins et ceux de Perrine, pesait au moins douze livres. La peau dorée se soulevait de place en place, prouvant ainsi la délicatesse, la tendresse de la chair qu’elle recouvrait et offrant à mes yeux charmés le spectacle le plus réjouissant.

 

– Bravo ! dis-je. Mais le lait égoutté, Suzon, est-il réussi ? Y en a-t-il beaucoup ? Et la salade, assaisonne-la bien !

 

– J’ai l’habitude de réussir ce que je fais, mademoiselle. D’ailleurs, ce monsieur n’est ni un prince ni un empereur, je suppose. C’est un homme comme un autre, il s’arrangera de ce qu’on lui donnera.

 

– Un homme comme un autre, Suzon ! dis-je indignée. Tu ne l’as donc pas vu ?

 

– Ma foi si, mademoiselle, je l’ai vu ! et entendu, je peux bien le dire ! Est-il permis à un chrétien de cogner ainsi à tour de bras à la porte d’une maison honnête ? Après cela, amourachez-vous de lui, si vous voulez !

 

J’ouvrais la bouche pour répondre vertement, mais je m’arrêtai prudemment, en songeant que, pour se venger et me contrarier, Suzon serait bien capable de donner un coup de feu à son dindon.

 

Quelques instants après, nous passâmes dans la salle à manger, et je ne pus m’empêcher de lancer un regard désolé sur la tapisserie sale et usée qui tombait en lambeaux. Ensuite, Suzon avait une manière bien singulière de mettre le couvert ! Trois salières se promenaient au milieu de la table en guise de surtout ; l’argenterie était jetée à la bonne franquette ; les bouteilles couraient les unes après les autres, tandis qu’une seule et unique carafe était placée de telle façon que chaque convive devait se disloquer un peu pour l’attraper, la table étant trois fois trop grande.

 

Pour la première fois de ma vie, j’eus l’intuition que toutes les lois de la symétrie étaient violées par le goût fantasque de Suzon.

 

Mais M. de Conprat avait un de ces heureux caractères qui prennent chaque chose du meilleur côté. Et puis il possédait la faculté de s’identifier au milieu dans lequel il se trouvait.

 

Il examina la table d’un air joyeux, avala son potage sans cesser de parler, fit des compliments à Suzon et poussa de véritables cris de joie à l’apparition du dindon.

 

– Il faut avouer, monsieur le curé, dit-il, que la vie est une heureuse invention, et qu’Héraclite était doué d’une forte dose de stupidité.

 

– Ne médisons pas des philosophes, répondit le curé, ils ont quelquefois du bon.

 

– Vous êtes plein de bienveillance, monsieur le curé. Pour moi, si j’étais gouvernement, je mettrais les fous dehors et les philosophes à leur place, en ayant soin de ne pas les isoler les uns des autres, de façon qu’ils puissent mieux se dévorer.

 

– Qu’est-ce que c’est qu’Héraclite ? dit ma tante.

 

– Un imbécile, madame, qui passait son temps à pleurnicher. Était-ce ridicule, mon Dieu ! et l’avoir fait passer pour cela à la postérité.

 

– Peut-être, insinuai-je, vivait-il avec plusieurs tantes ; ça lui avait aigri le caractère.

 

M. de Conprat me regarda d’un air étonné et partit d’un grand éclat de rire. Le curé me fit les gros yeux, mais ma tante, aux prises avec le dindon, qu’elle découpait avec art, je dois l’avouer, n’avait pas entendu.

 

– L’histoire passe ce fait sous silence, ma cousine.

 

– Dans tous les cas, repris-je, gardez-vous d’attaquer les hommes antiques ; M. le curé vous arracherait les yeux.

 

– Ah ! les gredins, m’ont-ils fait enrager ! Je n’ai gardé d’eux qu’un souvenir : celui des pensums qu’ils m’ont valus.

 

– Permettez, dit le curé, qui fit un effort pour ramener sur l’eau ses amis, en train de se noyer complètement dans mon opinion, permettez ! vous ne pouvez pas nier certaines belles vertus, certains actes héroïques qui…

 

– Illusions, illusions ! interrompit Paul de Conprat. C’étaient des gredins insupportables, et parce qu’ils sont morts, on les pare de vertus incroyables pour humilier ces pauvres vivants qui valent mieux qu’eux. Dieu ! l’excellent dindon !

 

Tout en parlant sans discontinuer, il mangeait avec un appétit et un entrain sans pareils.

 

Les morceaux s’empilaient sur son assiette et disparaissaient avec une vélocité si remarquable qu’il arriva un moment où ma tante, le curé et mois nous restâmes, la fourchette en l’air, à le contempler dans un muet étonnement.

 

– Je vous avais bien prévenus, nous dit-il en riant, que j’avais une faim de cannibale, ce qui m’arrive, du reste, trois cent soixante-cinq fois par an.

 

– Quel argent vous devez dépenser pour votre table ! s’écria ma tante, qui avait la spécialité de saisir le côté mercantile des choses et de dire ce qu’il ne fallait pas dire.

 

– Vingt-trois mille trois cent soixante-dix-sept francs, madame, répondit M. de Conprat avec un grand sérieux.

 

– Pas possible ! marmotta ma tante stupéfaite.

 

– Vous semblez parfaitement heureux, monsieur, dit le curé en se frottant les mains.

 

– Si je suis heureux, monsieur le curé ? Je crois bien ! Et voyons, là, franchement, est-il bien naturel d’être malheureux ?

 

– Mais quelquefois, répondit le curé en souriant.

 

– Ah ! bah ! les gens malheureux le sont le plus souvent par leur faute, parce qu’ils prennent la vie à l’envers. Voyez-vous, le malheur n’existe pas, c’est la bêtise humaine qui existe.

 

– Mais voilà déjà un malheur, répliqua le curé.

 

– Assez négatif en lui-même, monsieur le curé, et, de ce que mon voisin est bête, il ne s’ensuit pas que je doive l’imiter.

 

– Vous aimez le paradoxe, monsieur ?

 

– Point ; mais j’enrage quand je vois tant de gens assombrir leur existence par une imagination maladive. Je suppose qu’ils ne mangent pas assez, qu’ils vivent d’alouettes ou d’œufs à la coque, et se détraquent la cervelle en même temps que l’estomac. J’adore la vie, je pense que chacun devrait la trouver belle et qu’elle n’a qu’un défaut : c’est de finir, et de finir si vite !

 

Le dindon, la salade, le lait, tout était dévoré, et ma tante regardait, avec une physionomie qui n’était plus du tout gracieuse, la carcasse du volatile sur lequel elle avait compté pour festoyer durant plusieurs jours.

 

Nous allions quitter la table quand Suzon entr’ouvrit la porte et, passant la tête dans l’ouverture, nous dit d’un ton rogue :

 

– J’ai du café, faut-il l’apporter ?

 

– Qui vous a permis…, commença ma tante.

 

– Oui, oui, dis-je en l’interrompant vivement, apporte-le tout de suite.

 

Je l’aurais bien embrassée pour cette bonne idée, mais ma tante ne partageait pas mon avis. Elle disparut pour aller se disputer avec Suzon, et nous ne la revîmes que dans le salon.

 

– Vous avez une excellente cuisinière, ma cousine, dit Paul de Conprat en sirotant son café.

 

– Oui, mais si grognon !

 

– C’est un détail, cela.

 

– Et ma tante comment la trouvez-vous ? demandai-je d’un ton confidentiel.

 

– Mais… assez majestueuse, répondit M. de Conprat un peu embarrassé.

 

– Ah ! majestueuse… vous voulez dire désagréable.

 

– Reine ! murmura le curé.

 

– Eh bien, parlons d’autre chose, monsieur le curé, mais je voudrais bien avoir l’heureux caractère de mon cousin et découvrir le bon côté de ma tante.

 

– Ayez un peu de philosophie pratique, charmante cousine, c’est là une base sérieuse pour le bonheur et la seule philosophie qui me paraisse avoir le sens commun.

 

– Quel malheur que vous ne soyez pas ma tante, comme nous nous aimerions !

 

– Pour cela, j’en réponds ! s’écria-t-il en riant, et nous n’aurions pas besoin de philosophe pour arriver à ce résultat. Mais si cela vous était égal, je préférerais ne pas changer de sexe être votre oncle.

 

– Je ne demanderais pas mieux, car je ne suis pas comme François 1er, moi ! j’ai une antipathie prononcée pour les femmes.

 

– Vraiment, reprit-il en riant de tout son cœur, vous connaissez les goûts de François 1er ?

 

Le curé fit un geste désespéré, auquel M. de Conprat répondit par un clignement d’yeux expressif qui voulait dire : « Soyez tranquille, je comprends ! »

 

Cette pantomime me porta sur les nerfs, et je fis un violent effort pour en saisir le sens caché.

 

– À propos d’oncle, dis-je, vous connaissez beaucoup M. de Pavol ?

 

– Oui, beaucoup ; ma propriété est à une lieue de la sienne.

 

– Et sa fille, comment est-elle ?

 

– J’ai joué bien souvent avec elle, quand elle était enfant ; mais, depuis quatre ans, je l’ai perdue de vue. On la dit fort belle.

 

– Que je voudrais bien être au Pavol ! soupirai-je. Nous nous verrions souvent.

 

– Qui sait, petite cousine ? peut-être ne vous plairais-je plus si vous me connaissiez mieux. Cependant je puis certifier que je suis un brave garçon ; sauf que j’ai une passion pour le dindon et que j’aime les jolies femmes à la folie, je ne me connais pas le plus petit vice.

 

– Aimer les jolies femmes, mais ce n’est pas un défaut ! Moi, je déteste les gens laids, ma tante, par exemple. Mais assimiler un dindon à une jolie femme, c’est peu flatteur pour cette dernière, mon cousin.

 

– C’est vrai, je conviens que ma phrase était malheureuse.

 

– Je vous pardonne, dis-je avec vivacité. Ainsi, vous me trouvez jolie ?

 

Il y avait au moins deux heures que je me répétais, en mon for intérieur, qu’il ne fallait pas laisser échapper l’occasion de m’éclairer par un avis carré et compétent sur un sujet palpitant d’intérêt pour moi. Depuis le commencement dîner, j’attendais avec impatience le moment de placer ma question. Non pas que j’eusse des doutes sur la réponse : mais s’entendre dire, bien directement et bien en face, qu’on est jolie par autre chose qu’un curé…, c’est vraiment délicieux !

 

– Jolie, ma cousine ! vous êtes ravissante ! Jamais je n’ai vu de plus beaux yeux et une plus jolie bouche !

 

– Quel bonheur ! et comme c’est agréable, les hommes, quoi qu’en dise ma tante !

 

– Madame votre tante n’aime pas les hommes ? Il est certain qu’elle a passé l’âge de la coquetterie.

 

– La coquetterie ! on ne m’en parle jamais. Est-ce que vous trouvez qu’il faut être coquette ?

 

– Sans doute, cousine ; à mes yeux, c’est une grande qualité.

 

– Vous ne m’avez pas appris cela, monsieur le curé ! m’écriai-je.

 

Le malheureux curé, pendant cette conversation, avait un avant-goût des peines du purgatoire. Il s’épongeait la figure, et avalait avec effort son café, qui lui semblait plein d’amertume.

 

– M. de Conprat se moque de vous, me dit-il.

 

– Est-ce vrai, mon cousin ?

 

– Mais pas du tout, répondit Paul de Conprat, qui m’avait l’air de s’amuser énormément. À mon avis, une femme qui n’est pas coquette n’est pas une femme.

 

– Bien, je vais tâcher de le devenir, alors !

 

– Passons dans le salon, mademoiselle de Lavalle, dit le curé en se levant.

 

« Bon, pensai-je, voilà le curé fâché. Je n’ai pourtant rien dit de travers. »

 

La pluie avait cessé, les nuages s’étaient dispersés, et je proposai à Paul de Conprat de faire une promenade dans le jardin. Et nous voilà partis sans attendre de permission, suivis du curé qui nous lançait des regards presque sombres et pensait que sa chère brebis était en voie de perdition.

 

Nous courions comme des enfants dans l’herbe mouillée, nous trempant les pieds et les jambes en riant aux éclats. Nous causions, nous bavardions, moi surtout, racontant les événements de ma vie, mes petits chagrins, mes rêves et mes antipathies.

 

Oh ! la bonne, la charmante, la délicieuse soirée !

 

M. de Conprat grimpa dans un cerisier, et l’arbre, secoué violemment, laissa tomber sur moi toute la pluie dont il était chargé. La bouche pleine de cerises, et du haut de son cerisier, il s’écriait que les gouttes d’eau brillant dans mes beaux cheveux comme une parure idéale et qu’il n’avait jamais rien vu de si joli.

 

« Et Suzon, me disais-je, qui prétend que c’est un homme comme un autre ! Est-il possible d’être aussi sotte ! »

 

Nous revînmes dans le salon, où l’on fit une grande flambée pour nous sécher. Assis à côté l’un de l’autre, Paul de Conprat et moi, nous continuâmes la conversation sur un ton mystérieux.

 

Ma tante, abasourdie par mon audace, ma liberté et la joie qui rayonnait sur mon visage, ne disait rien. Le curé, ravi de me voir contente, n’en était pas moins si vivement préoccupé qu’il oubliait de se mettre en tiers entre nous. Ah ! la bonne soirée !

 

Enfin, M. de Conprat se leva pour partir, et nous le conduisîmes dans la cour.

 

Il fit des adieux affectueux au curé et remercia ma tante ; puis, arrivé à moi il prit ma main et me dit à voix basse :

 

– J’aurais désiré que cette soirée n’eût jamais de fin, ma cousine.

 

– Et moi donc ! mais vous reviendrez, n’est-ce pas ?

 

– Certes ; et dans peu de temps, j’espère !

 

Il approcha ma main de ses lèvres, et il faut vraiment que la nature humaine ait un fonds bien grand de perversité, car cet hommage fut pour moi un plaisir si nouveau, si vif et si parfait que j’eus l’idée incongrue de…, mon Dieu ! faut-il l’avouer ? – Oui, j’eus l’idée, – que je n’exécutai pas, – de me jeter à son cou et de l’embrasser sur les deux joues, malgré ma tante, malgré le curé qui nous surveillait comme un dragon d’une nouvelle espèce, comme un excellent dragon joufflu et débonnaire.

 

VII

Mon esprit, après le départ de M. de Conprat, vécut pendant plusieurs jours dans une espèce de béatitude qu’il me serait difficile de décrire. J’éprouvais des sensations multiples qui se manifestaient à l’extérieur par des gambades ou des pirouettes, car ce dernier exercice, durant un temps assez long, a été ma manière d’exprimer une foule de sentiments.

 

Quand j’avais bien pirouetté, je me jetais sur l’herbe, et, les yeux au ciel, je songeais à une quantité de choses tout en ne pensant absolument à rien. Cet état moral exquis, pendant lequel l’âme vit dans une sorte de somnolence, dans une tranquillité rêveuse qui ressemble au sommeil, quoiqu’elle soit très éveillée, m’a laissé le plus doux souvenir. C’est même de ce temps que date ma passion folle pour la voûte céleste, qui, depuis lors, m’a toujours paru digne de sympathiser avec mes pensées, qu’elles fussent tristes ou gaies, sérieuses ou légères.

 

Quand j’avais permis à mon imagination de s’égarer dans des sentiers ombreux, si obscurs qu’elle galopait à tâtons, je la laissais revenir à la lumière et contempler M. de Conprat. Je riais au souvenir de sa figure franche, de son bon rire, de ses dents blanches. J’aimais le baiser qu’il avait mis sur ma main, et j’éprouvais une véritable allégresse en songeant que, si j’avais suivi mon idée, j’aurais pu l’embrasser sur les deux joues. Je restais longtemps sur ces douces sensations, jusqu’à ce que j’en vinsse à me demander pourquoi mon âme passait par ces phases diverses.

 

Arrivé à ce point délicat, mon imagination commençait à entrer dans les ténèbres, où elle se battait avec des idées vaporeuses, tellement vaporeuses qu’en désespoir de cause j’abandonnais la partie pour penser derechef à une bouche qui m’avait plus, à des yeux qui m’avaient souri, à une expression que j’étais fermement décidée à ne jamais oublier.

 

Mais ces personnes bizarres, mes idées, ne me laissaient pas longtemps en repos, et je retombais peu à peu en leur pouvoir. Aussi me promenais-je dans le vague lorsque, m’avisant un jour de corroborer certaines impressions avec celles de mes héroïnes préférées, la lumière se fit sur un point capital.

 

Je découvris que j’étais amoureuse et que l’amour était la plus charmante chose du monde. Cette découverte me transporta de la joie la plus vive. D’abord, parce que ma vie se trouvait embellie d’un charme qui, quoique vague, n’en était pas moins réel ; ensuite, parce que si j’aimais, j’étais certainement aimée. En effet, j’aimais M. de Conprat parce qu’il m’avait paru charmant, par conséquent ma vue avait dû produire le même ravage dans son cœur, car il me trouvait ravissante. Ma logique, doublée d’une inexpérience complète, n’allait pas plus loin et suffisait simplement à asseoir mes raisonnements et à me rendre heureuse.

 

Une découverte en amène une autre, et j’en vins à penser que la charité pouvait bien ne jouer qu’un rôle très effacé dans la sympathie que François 1er éprouvait pour les femmes en général et Anne de Pisseleu en particulier ; que l’amour ne ressemblait point à l’affection, puisque j’adorais mon curé et que je ne désirais jamais l’embrasser, tandis que je ne me serais pas fait prier pour sauter au cou de Paul de Conprat : qu’il était bien ridicule de prendre un ton mystérieux et des faux-fuyants pour parler d’une chose si naturelle dans laquelle, évidemment, il n’y avait pas l’ombre de mal.

 

« Mais un curé, pensais-je, doit avoir sur l’amour des idées erronées et extraordinaires, car, puisqu’il ne peut pas se marier, il ne peut pas aimer. Pourtant François 1er était marié, et… Je ne comprends rien à tout cela ! et il faut que je m’éclaire. »

 

Il y avait un tel chaos dans mes pensées que, malgré mes préventions dédaigneuses sur les appréciations de mon curé, je résolus d’entamer avec lui ce sujet scabreux.

 

Ce pauvre curé s’apercevait parfaitement que mon esprit était dans un grand trouble, mais il avait trop de finesse et de bon sens pour avoir l’air d’attacher de l’importance à des impressions auxquelles la provocation d’une confidence aurait pu donner un corps. Il cherchait à me distraire par tous les moyens à sa portée, et, prenant le parti de venir chaque jour au Buisson, il prolongeait la leçon indéfiniment.

 

Nous étions assis à notre fenêtre ; ma tante, souffrante depuis quelque temps, s’était retirée dans sa chambre ; j’errais dans la lune, et le curé s’évertuait à m’expliquer mes problèmes.

 

– Voyez donc ce que vous avez fait, Reine ! vous avez opéré sur des kilogrammes au lieu d’opérer sur des grammes. Et ici, étant donnés 3/5 multipliés par…

 

– Monsieur le curé, dis-je, devinez quelle est la chose la plus ravissante sur la terre ?

 

– Quoi donc, Reine ?

 

– L’amour, monsieur le curé.

 

– De quoi allez-vous parler, ma petite ! s’écria le curé avec inquiétude.

 

– Oh ! d’une chose que je connais très bien, répondis-je en secouant la tête d’un air entendu. Je me demande même pourquoi vous ne m’en avez jamais dit un mot, puisque cela se voit tous les jours.

 

– Voilà ce que c’est que de lire des romans, mademoiselle ; vous prenez au sérieux ce qui n’est qu’imaginaire.

 

– Que c’est mal de parler contre votre pensée, monsieur le curé ! Vous savez bien qu’on s’aime d’amour dans la vie et que c’est tout à fait charmant.

 

– C’est là un sujet qui ne regarde pas les jeunes filles, Reine, vous ne devez point en parler.

 

– Comment, cela ne regarde pas les jeunes filles ! puisque ce sont elles qui aiment et sont aimées.

 

– Que je suis malheureux, s’écria le curé, d’avoir affaire à une tête pareille !

 

– Ne dites pas de mal de ma tête, mon curé ; moi je l’aime beaucoup, surtout depuis que M. de Conprat l’a trouvée si jolie.

 

– M. de Conprat s’est moqué de vous. Reine. Soyez bien convaincue qu’il vous a prise pour une petite fille sans conséquence.

 

– Pas du tout, répliquai-je, offensée, car il m’a embrassé la main. Et savez-vous quelle a été mon idée, dans ce moment-là ?

 

– Voyons ! répondit le curé, qui était sur les épines.

 

– Eh bien, monsieur le curé, j’ai été sur le point de lui sauter au cou.

 

– Stupidité ! On ne saute au cou de personne quand on ne connaît pas les gens.

 

– Oh ! oui, mais lui !… Et puis, si ç’avait été une femme, je n’aurais certainement pas eu cette idée-là.

 

– Pourquoi Reine ? Vous dites des bêtises.

 

– Oh ! parce que…

 

Un silence suivit cette réponse profonde, et j’examinais, en dessous, le curé qui se trémoussait, prisait pour se donner une contenance.

 

– Mon bon curé, dis-je d’un ton insinuant, si vous étiez bien aimable ?

 

– Quoi encore, Reine ?

 

– Eh bien, je vous ferais quelques petites questions sur des sujets qui me trottent par la tête ?

 

Le curé s’enfonça dans son fauteuil, comme un homme qui prend subitement un grand parti.

 

– Eh bien, Reine, je vous écoute. Mieux vaut parler ouvertement de ce qui vous préoccupe que de vous casser la tête et de divaguer.

 

– Je ne me casse rien du tout, monsieur le curé, et je ne divague pas : seulement je pense beaucoup à l’amour, parce que…

 

– Parce que ?

 

– Rien. Pour commencer, dites-moi comment il se fait que si vous m’embrassiez la main je trouverais cela ridicule et pas très agréable, bien que je vous aime de tout mon cœur, tandis que c’est exactement le contraire quand il s’agit de M. de Conprat ?

 

– Comment, comment ? Que dites-vous donc, Reine ?

 

– Je dis que j’ai trouvé très agréable que M. de Conprat m’embrassât la main, tandis que si c’était vous…

 

– Mais, ma petite, votre question est absurde, et l’impression dont vous parlez ne signifie rien et ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe.

 

– Ah !… ce n’est pas mon avis. J’y pense souvent, et voici ce que j’ai découvert : c’est que si l’action de M. de Conprat m’a paru agréable, c’est qu’il est jeune et qu’il pourrait être mon mari, tandis que vous êtes vieux et qu’un curé ça ne se marie jamais.

 

– Oui, oui, répondit machinalement le curé.

 

– Car on aime toujours son mari d’amour, n’est-ce pas ?

 

– Sans doute, sans doute.

 

– Maintenant, monsieur le curé, dites-moi s’il est vrai qu’il arrive aux hommes d’aimer plusieurs femmes.

 

– Je n’en sais rien, dit le curé, agacé.

 

– Mais si, vous devez savoir ça. Ensuite un mari aime une autre femme que sa femme, puisque François 1er aimait Anne de Pisseleu et qu’il était marié ?

 

– François 1er était un mauvais sujet, s’écria le curé, exaspéré, et Buckingham, que vous aimez tant, en était un autre !

 

– Mon Dieu, répartis-je, chacun a son caractère, et je ne vois pas pourquoi on leur ferait un crime d’aimer plusieurs femmes. La reine Claude et Mme Buckingham ressemblaient peut-être à ma tante. D’ailleurs, je viens de découvrir que les sentiments ne se commandent pas, et ils ne pouvaient pas plus ne pas aimer que moi je…

 

– Quoi, Reine ?

 

– Rien, monsieur le curé. Mais j’ai peur d’avoir un faible pour les mauvais sujets, car Buckingham est bien ravissant !

 

– Mais enfin, ma petite, j’ai pourtant essayé de vous faire comprendre certaines choses depuis que vous lisez Walter Scott, et vous m’avez l’air de n’avoir absolument rien compris.

 

– Écoutez, mon cher curé, vos explications ne sont pas très claires, et il y a tant de vague dans ma tête… Tout cela est bien singulier, continuai-je en rêvant. Enfin, expliquez-moi pourquoi l’amour excite votre indignation ?

 

– Reine, dit le curé hors de lui en voilà assez ! Vous avez une telle manière de poser les questions qu’il est impossible de vous répondre. Je vous le dis très sérieusement, il y a des sujets dont vous ne devez pas parler et que vous ne pouvez pas comprendre, parce que vous êtes trop jeune.

 

Le curé mit son chapeau sous son bras et s’enfuit. Je courus sur le pas de la porte et je criai :

 

– Vous direz tout ce que vous voudrez, mon cher curé, mais je connais bien l’amour ; c’est la plus charmante chose du monde ! Vive l’amour !

 

Le curé resta deux jours sans venir au Buisson, si bien que, désolée de l’avoir tant taquiné, je m’acheminai le troisième jour vers le presbytère pour faire amende honorable. Je le trouvai dans la cuisine, en face d’un maigre déjeuner qu’il dévorait avec autant d’entrain que d’appétit.

 

– Monsieur le curé, dis-je d’un ton relativement humble, vous êtes fâché ?

 

– Un peu, petite Reine, vous ne voulez jamais m’écouter.

 

– Je vous promets de ne plus parler de l’amour, monsieur le curé.

 

– Tâchez surtout, Reine, de ne pas penser à des choses que vous ne comprenez pas.

 

– Ah ! que je ne comprends pas…, m’écriai-je en prenant feu immédiatement, je comprends très bien, et, en dépit de tous les curés de la terre, je soutiendrai que…

 

– Allons, interrompit le curé, découragé, vous voilà déjà en défaut.

 

– C’est vrai, mon cher curé, mais je vous assure qu’un curé n’entend rien à tout cela.

 

– Et Reine de Lavalle non plus. J’irai vous donner une leçon aujourd’hui, ma petite.

 

C’est ainsi que se termina la dispute la plus grave que j’aie jamais eue avec mon curé.

 

Cependant, les jours s’écoulant et Paul de Conprat ne revenant pas, mon système nerveux s’ébranla et manifesta une irritabilité de mauvais augure. Un mois après l’aventure mémorable, j’avais perdu mes espérances, ma quiétude, et, l’ennui aidant, je tombai dans une morne tristesse.

 

C’est alors que le curé se brouilla avec ma tante, qui le mit à la porte.

 

Assise sous la fenêtre du salon, j’entendis la conversation suivante :

 

– Madame, dit le curé, je viens vous parler de Reine.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Cette enfant s’ennuie, madame. La visite de M. de Conprat a ouvert à son esprit des horizons déjà éclaircis par les quelques romans qu’elle avait lus. Il lui faut de la distraction.

 

– De la distraction ! Où voulez-vous que je la prenne ? Je ne peux pas remuer, je suis malade.

 

– Aussi, madame, je ne compte pas sur vous pour la distraire. Il faut écrire à M. de Pavol et le prier de prendre Reine chez lui pendant quelque temps.

 

– Écrire à M. de Pavol !… certes non ! La petite ne voudrait plus revenir ici.

 

– C’est possible, mais c’est là une considération dont on s’occupera plus tard. Ensuite, elle est appelée à vivre un jour ou l’autre dans le monde, il me paraît nécessaire qu’elle change de manière de vivre et voie beaucoup de choses dont elle n’a pas la moindre idée.

 

– Je n’entends pas cela, monsieur le curé, Reine ne sortira pas d’ici.

 

– Mais, madame, répartit le curé qui s’échauffait, je vous répète que c’est urgent. Reine est triste, sa tête est vive et travaille beaucoup, je suis certain qu’elle s’imagine être éprise de M. de Conprat.

 

– Ça m’est égal, dit ma tante, qui était bien incapable de comprendre les raisons du curé.

 

– On a écrit que la solitude était l’avocat du diable, madame, et c’est parfaitement vrai pour la jeunesse. La solitude est contraire à Reine ; un peu de distraction lui fera oublier ce qui n’est, en somme, qu’un enfantillage.

 

« Qu’un curé a de drôles d’idées ! pensais-je. Traiter légèrement une chose si sérieuse et croire que j’oublierai un jour M. de Conprat ! »

 

– Monsieur le curé, reprit ma tante de sa voix la plus sèche, mêlez-vous de ce qui vous regarde. Je ferai à ma tête, et non à la votre.

 

– Madame, j’aime cet enfant, de tout mon cœur et je n’entends pas qu’elle soit malheureuse ! répliqua le curé sur un ton que je ne lui connaissais pas. Vous l’avez enterrée au Buisson, vous ne lui avez jamais donné la moindre satisfaction, et je puis dire que, sans moi, elle eût grandi dans l’ignorance, l’abrutissement, et qu’elle eût été une petite plante sauvage ou étiolée. Je vous le répète, il faut écrire à M. de Pavol.

 

– C’est trop fort ! s’écria ma tante, furieuse ; ne suis-je pas la maîtresse chez moi ? Sortez d’ici, monsieur le curé, et n’y remettez pas les pieds.

 

– Très bien, madame, je sais maintenant ce que je dois faire, et je vois clairement aujourd’hui que, si je n’ai pas agi plus tôt, c’est que j’étais aveuglé par le plaisir égoïste de voir ma petite Reine constamment.

 

Le curé me trouva dans l’avenue tout éplorée.

 

– Est-il possible, mon bon curé !… Mis à la porte à cause de moi !… Qu’allons-nous devenir si nous ne nous voyons plus ?

 

– Vous avez entendu la discussion, mon petit enfant ?

 

– Oui, oui, j’étais sous la fenêtre. Ah ! quelle femme ! quelle…

 

– Allons, allons, du calme, Reine, reprit le curé, qui était rouge et tout tremblant. Ce soir même, j’écris à votre oncle.

 

– Écrivez vite, mon cher curé. Pourvu qu’il vienne me chercher tout de suite !

 

– Espérons-le, répondit le curé avec un bon sourire un peu triste.

 

Mais différents devoirs l’empêchèrent d’écrire le soir même à M. de Pavol, et, le lendemain, ma tante, qui luttait depuis quelques semaines contre la maladie, tombait dangereusement malade. Cinq jours plus tard, la mort frappait à la porte du Buisson en changeait la face de ma vie.

 

VIII

Je me réfugiai au presbytère immédiatement après la mort de ma tante, qui, pas une fois pendant sa maladie, ne demanda à me voir, et que Suzon soigna avec beaucoup de dévouement.

 

Le curé avait écrit à M. de Pavol pour lui apprendre que Mme de Lavalle était malade, mais les progrès du mal furent si rapides que mon oncle reçut la dépêche lui annonçant le dénouement fatal avant d’avoir pu répondre à la lettre du curé. Il télégraphia aussitôt pour nous prévenir qu’il lui serait impossible d’assister au service funèbre.

 

Le lendemain, nous reçûmes une lettre dans laquelle il disait que, imparfaitement remis d’un accès de goutte, il ne deviendrait pas au Buisson. Il priait le curé de me conduire quelques jours plus tard à C…, espérant être assez bien pour venir m’y chercher.

 

Ma tante fut enterrée sans faste et sans cérémonie. Elle n’était pas aimée en partit pour l’autre monde sans un grand cortège de sympathie.

 

Je revins de l’enterrement en faisant beaucoup d’efforts pour éprouver un peu de désolation, mais sans pouvoir y parvenir. Quelles que fussent les remontrances de ma conscience, un sentiment de délivrance s’agitait dans ma tête et dans man cœur. Cependant si j’avais connu le mot d’un homme célèbre, je me le serais certainement approprié, et j’affirme que j’aurais crié dans un superbe accès de misanthropie :

 

« Je ne sais pas ce qui se passe dans le cœur d’un misérable, mais je connais celui d’une honnête petite fille, et ce que j’y vois m’épouvante ! »

 

Mais, ce mot m’étant totalement inconnu, je ne pus pas m’en servir pour satisfaire aux mânes de ma tante.

 

Mon oncle avait fixé le jour de mon départ au 10 août, nous étions au 8, et je passai ces deux jours avec le curé, dont la bonne figure s’altérait d’heure en heure à la pensée de notre séparation.

 

Le mardi matin, il me fit préparer un excellent déjeuner, et nous nous installâmes une dernière fois en face l’un de l’autre pour essayer de prendre des forces. Mais chaque bouchée nous étouffait, et j’avais toutes les peines du monde à retenir mes larmes.

 

La nuit, pour le pauvre curé, s’était passée sans sommeil. Il avait trop de chagrin pour dormir, et d’ailleurs, ne pouvant m’accompagner à C…, il avait écrit à mon oncle une lettre de dix-sept pages dans laquelle, comme je l’appris plus tard, il énumérait mes qualités, petites, grandes et moyennes. De défaut, il n’était point question.

 

– Mon cher petit enfant, me dit-il après un long silence, vous n’oublierez pas votre vieux curé ?

 

– Jamais, jamais ! dis-je avec élan.

 

– Vous n’oublierez pas non plus mes conseils. Méfiez-vous de l’imagination, petite Reine. Je la compare à une belle flamme qui éclaire, vivifie une intelligence lorsqu’on la nourrit discrètement ; mais si on lui donne trop d’aliments, elle devient un feu de joie qui embrase la maison, et l’incendie laisse derrière lui de la cendre et des scories.

 

– Je m’efforcerai de gouverner la flamme avec sagesse, monsieur le curé ; mais je vous avoue que j’aime assez les feux de joie.

 

– Oui, mais gare à l’incendie ! Ne jouons pas avec le feu, Reine.

 

– Rien qu’un petit feu de joie, monsieur le curé, c’est charmant ! Et si on a peur de l’incendie, on jette un peu d’eau froide sur le foyer.

 

– Mais où trouve-t-on l’eau froide, ma petite ?

 

– Ah ! je n’en sais rien encore, mais je l’apprendrai peut-être un jour.

 

– Plaise à Dieu que non ! s’écria le curé. L’eau froide, mon cher petit enfant, ce sont les désillusions et les chagrins, et je prierai chaque jour ardemment pour qu’ils soient écartés de votre route.

 

Les larmes me gagnaient en entendant mon curé parler ainsi, et j’avalai un grand verre d’eau pour calmer mon émotion.

 

– Avant de vous quitter, repris-je, je dois vous prévenir que je me crois un goût très prononcé pour la coquetterie.

 

– C’est là le point faible chez toutes les femmes, je sais cela, dit le curé avec son bon sourire, mais pas trop n’en faut, Reine. Du reste, la fréquentation du monde vous apprendra à équilibrer vos sentiments, et votre oncle, d’ailleurs, saura bien vous guider.

 

– Que ce doit être charmant, le monde, monsieur le curé ! et je suis sûre de plaire, étant si jolie…

 

– Sans doute, sans doute, mais défiez-vous des compliments exagérés, défiez-vous de la vanité.

 

– Bah ! c’est si naturel d’aimer à plaire, il n’y a aucun mal à cela.

 

– Hum ! voilà une morale un peu lâche, répondit le curé en s’ébouriffant les cheveux. Enfin, ces raisonnements sont de votre âge, et, Dieu merci ! vous n’en êtes point encore à dire avec l’Ecclésiaste : Tout est vanité, et rien que vanité !

 

– Que cet Ecclésiaste est exagéré ! Et puis, il est si vieux ! J’imagine que ses idées doivent être bien surannées.

 

– Allons, allons, laissons cela. Je sais bien que l’Écriture sainte et les pensées d’un pauvre curé de campagne ne peuvent pas être comprises par une fille jeune, jolie, et qui me semble assez éprise de sa figure.

 

Il me regarda en souriant, mais ses lèvres tremblaient, car l’heure du départ approchait.

 

– Prenez garde d’avoir froid en route, Reine.

 

– Mais, monsieur le curé, nous sommes au mois d’août, on étouffe !

 

– C’est vrai, répondit le curé, qui perdait un peu la tête. Alors ne vous couvrez pas trop, de peur d’attraper un refroidissement.

 

Nous nous levâmes après avoir fait de vains efforts pour grignoter quelques miettes de pain et de pâté.

 

– Que j’ai de chagrin, m’écriai-je en éclatant subitement en sanglots, que j’ai de chagrin de vous quitter, mon cher curé !

 

– Ne pleurons pas, ne pleurons pas, c’est tout à fait absurde, dit le curé, sans s’apercevoir que de grosses larmes coulaient le long de ses joues.

 

– Ah ! mon curé, repris-je, saisie d’un remords subit, je vous ai fait bien enrager !

 

– Non, non, vous avez été la joie de ma vie, tout mon bonheur.

 

– Qu’allez-vous devenir sans moi, mon pauvre curé ?

 

Le curé ne répondit rien. Il fit quelques pas de long en large dans la salle, se moucha fortement et réussit à dominer l’émotion qui, l’étreignant à la gorge, ne demandait qu’à se faire jour par quelques sanglots.

 

La maringote était à la porte. Perrine, dans tous ses atours, devait m’accompagner jusqu’à C… et me mettre dans les bras de mon oncle. Le fermier était chargé de nous conduire à la place de Suzon, qui, tout entière à son chagrin, restait provisoirement à la garde du Buisson.

 

Je dis à Jean d’aller en avant, et le curé et moi nous fîmes à pied un petit bout de chemin pour être plus longtemps ensemble.

 

– Je vous écrirai tous les jours, monsieur le curé.

 

– Je n’en demande pas tant, mon cher enfant. Écrivez-moi seulement une fois par mois, et bien intimement.

 

– Je vous écrirai tout, absolument tout, même mes idées sur l’amour.

 

– Nous verrons ça ! dit le curé avec un sourire incrédule. La vie que vous aurez sera si nouvelle pour vous, remplie de tant de distractions, que je ne compte pas beaucoup sur votre exactitude.

 

Jean s’était arrêté pour nous attendre, et je vis qu’il fallait partir. Je saisis les mains de mon curé en pleurant de tout mon cœur.

 

– La vie a de bien vilains moments, monsieur le curé !

 

– Ça passera, ça passera, répondit-il d’une voix entrecoupée. Adieu, mon cher petit enfant, ne m’oubliez pas, et méfiez-vous, méfiez-vous…

 

Mais il ne put achever sa phrase et m’aida précipitamment à monter dans la carriole.

 

Je pris l’ancienne place de ma tante, écrasée d’un côté par une malle qui n’avait plus de serrure, de l’autre par d’innombrables paquets, de la forme la plus bizarre, confectionnés par Perrine.

 

– Adieu, mon curé, adieu, mon vieux curé, m’écriai-je.

 

Il fit un geste affectueux et se détourna brusquement. À travers mes larmes, je le vis s’éloigner à grands pas et mettre son chapeau sur sa tête, preuve péremptoire que son moral était non seulement dans la plus violente agitation, mais absolument sens dessus dessous.

 

Après avoir sangloté dix bonnes minutes, je jugeai qu’il était temps de suivre l’avis de Perrine, laquelle répétait sur tous les tons :

 

– Faut se faire une raison, mamselle, faut se faire une raison.

 

Je fourrai mon mouchoir dans ma poche et je me mis à réfléchir.

 

Vraiment, la vie est une chose bien étrange ! Qui aurait cru, quinze jours plus tôt, que mes rêves se réaliseraient si promptement et que je verrais prochainement M. de Conprat ? Cette idée séduisante chassa les derniers nuages qui assombrissaient mon esprit, et je me pris à songer que le firmament était beau, la vie douce, et que les tantes qui s’en vont au ciel ou dans le purgatoire sont douées d’une raison supérieure.

 

Ma seconde pensée fut pour mon oncle. Je m’inquiétais extrêmement de l’impression que j’allais produire sur lui, et j’avais conscience que la robe noire et le singulier chapeau dont Suzon m’avait fagotée étaient bien ridicules. Ce malheureux chapeau me causait une torture véritable, j’entends une torture morale. Fabriqué avec du crêpe qui datait de la mort de M. de Lavalle, il offrait l’apparence d’une galette que des limaçons effrontés auraient choisie pour le théâtre de leurs débats. Il m’enlaidissait évidemment, et, cette idée ne pouvant pas se supporter, j’ôtai mon chapeau, j’en fis un bouchon et je le mis dans ma poche, dont l’ampleur, la profondeur faisaient honneur au génie pratique de Suzon.

 

Ensuite j’étais tourmentée par la crainte de paraître stupide, car je savais qu’une multitude de choses, qui semblent naturelles à tout le monde, seraient pour moi la source de surprises et d’admirations. Je résolus donc, pour ne point mettre mon amour-propre en péril de moquerie, de dissimuler soigneusement mes étonnements.

 

Ces diverses préoccupations m’empêchèrent de trouver la route longue, et je me croyais encore bien loin de C…, lorsque nous étions sur le point d’y entrer. Nous nous rendîmes directement à la gare, après avoir traversé la ville aussi rapidement que le permettaient les jambes raides de notre cheval.

 

Mon oncle n’étant ni grand ni maigre, je me l’étais naturellement figuré sec et long. Aussi fus-je assez étonnée quand je vis un bonhomme à la démarche lourde s’approcher de la carriole et s’écrier, – si tant est que mon oncle criât jamais :

 

– Bonjour, ma nièce ; je crois vraiment que j’ai failli attendre.

 

Il me donna la main pour descendre de voiture et m’embrassa cordialement. Après quoi, m’examinant de la tête aux pieds, il me dit :

 

– Pas plus haute qu’une elfe, mais diablement jolie !

 

– C’est bien mon avis, mon oncle, répondis-je en baissant modestement les yeux.

 

– Ah ! c’est votre avis ?

 

– Mais oui ; et celui de mon curé, et celui de… Mais voici une lettre du curé pour vous, mon oncle.

 

– Pourquoi n’est-il pas ici ?

 

– Il a été retenu par plusieurs cérémonies religieuses.

 

– Tant pis, j’aurais été content de le voir. Vous n’avez pas de chapeau, ma nièce ?

 

– Si, mon oncle : il est dans ma poche.

 

– Dans votre poche ! Pourquoi cela ?

 

– Parce qu’il est affreux, mon oncle.

 

– Belle raison ! A-t-on jamais vu porter son chapeau dans sa poche ! On ne voyage pas sans chapeau, ma petite. Dépêchez-vous de vous coiffer pendant que je fais enregistrer vos bagages.

 

Assez déconcertée par cette algarade, je replantai mon chapeau sur ma tête, non sans constater qu’un voyage dans une poche n’était nullement hygiénique pour ce spécimen de l’industrie humaine.

 

Après cela je fis mes adieux à Jean et à Perrine.

 

– Ah ! mamselle, met dit Perrine, vous seriez une belle et bonne vache que je n’aurais pas plus de chagrin en vous quittant.

 

– Grand merci ! dis-je moitié riant, moitié pleurant. Embrassons-nous, et adieu !

 

J’embrassai les joues fermes et rouges de Perrine sur lesquelles, je le crains bien, plus d’un mécréant au parler doux avait déposé quelques baisers furtifs ou retentissants.

 

– Adieu, Jean.

 

– À vous revoir, mamselle, dit Jean en riant bêtement, manière comme une autre de manifester de l’émotion.

 

Quelques instants après, j’étais dans le train, assise en face de mon oncle, absolument effarée, étourdie par le mouvement de la gare et la nouveauté de ma position.

 

Quand je fus un peu remise, j’examinai M. de Pavol.

 

Mon oncle, de hauteur moyenne, bien charpenté, avec des épaules larges, des mains épaisses, rouges, peu soignées, n’offrait point au premier abord un aspect aristocratique. Il avait le visage coloré, le front haut, le nez gros et les cheveux en brosse coupés très court ; les yeux étaient petits, scrutateurs, profondément enfoncés sous des sourcils touffus et proéminents. Mais, sous ces dehors communs, on découvrait promptement l’homme du monde et l’homme de race. Le trait saillant de son visage, ce qui frappait le plus chez lui, c’était sa bouche. D’un dessin ferme, vigoureux et assez beau, quoique la lèvre inférieure fût un peu épaisse, cette bouche avait une expression fine, ironique, moqueuse, narquoise, gouailleuse, qui démontait les moins timides et les clouait au carreau. En l’étudiant, on oubliait complètement les vulgarités que pouvait présenter le physique de mon oncle, ou, pour mieux dire, on ne trouvait plus rien de vulgaire en lui, et l’on convenait que sa nature rustique était un cadre qui faisait admirablement ressortir cette bouche spirituelle.

 

Mon oncle ne parlait pas beaucoup, et toujours avec lenteur, mais le mot portait généralement. Il se plaisait parfois à employer des expressions énergiques qui produisaient un effet d’autant plus singulier qu’elles étaient dites lentement et posément. Il n’avait guère que soixante ans ; néanmoins, étant sujet à de fréquents accès de goutte, son esprit était un peu alourdi par la souffrance physique. Mais, s’il n’avait plus la vivacité de repartie d’autrefois, sa bouche, par un mouvement souvent presque imperceptible exprimait toutes les nuances qui existent entre l’ironie, la finesse, la moquerie franche ou gouailleuse, et j’ai vu des gens pulvérisés par mon oncle avant qu’il eût articulé un mot.

 

J’étais naturellement trop inexpérimentée pour faire immédiatement une étude approfondie de M. de Pavol, mais je le regardais avec le plus grand intérêt. Lui, de son côté, tout en lisant la lettre que j’avais apportée, jetait de temps en temps un regard observateur sur moi, comme pour constater que ma physionomie ne contredisait pas les assertions du curé.

 

– Vous me regardez bien fixement, ma nièce, me dit-il ; me trouveriez-vous beau, par hasard ?

 

– Pas le moins du monde.

 

Mon oncle fit une légère grimace.

 

– Voilà de la franchise, ou je ne m’y connais pas. Et pourriez-vous me dire pourquoi vous êtes si pâle ?

 

– Parce que je meurs de peur, mon oncle.

 

– Peur ! et de quoi ?

 

– Nous allons si vite, c’est effrayant !

 

– Ah ! très bien, je comprends, c’est la première fois que vous voyagez. Rassurez-vous, il n’y a aucun danger.

 

– Et ma cousine, mon oncle, est-elle au Pavol ?

 

– Certainement ; elle se réjouit beaucoup de faire votre connaissance.

 

Mon oncle m’adressa quelques questions sur ma tante, sur ma vie au Buisson, puis il prit un journal et ne dit plus un mot jusqu’à notre arrivée à V…

 

Nous montâmes alors dans un landau à deux chevaux, qui devait nous conduire au Pavol. On empila comme on put mes colis grossiers dans cet élégant véhicule, où ils faisaient une piètre figure qui m’humiliait profondément.

 

À peine installé, mon oncle me donna un sac de gâteaux pour me réconforter et se plongea dans un nouveau journal.

 

Cette manière de procéder commença à m’agacer.

 

Outre qu’il n’est pas dans ma nature de rester silencieuse très longtemps, j’avais un grand nombre de questions à faire. De sorte que lorsque je fus blasée sur le plaisir de me sentir emportée dans une voiture jolie, douce, bien capitonnée, je me hasardai à rompre le silence.

 

– Mon oncle, dis-je, si vous vouliez ne plus lire, nous pourrions causer un peu.

 

– Volontiers, ma nièce, répondit mon oncle en pliant immédiatement son journal. Je croyais vous être agréable en vous abandonnant à vos pensées. Sur quoi allons-nous disserter ? Sur la question d’Orient, l’économie politique, l’habillement des poupées ou les mœurs des sapajous ?

 

– Tout cela m’intéresse peu ; et quant aux mœurs des sapajous, j’imagine, mon oncle que j’en sais autant que vous là dessus.

 

– Très possible, en effet réplique M. de Pavol, assez étonné de mon aplomb. Eh bien ! choisissez votre sujet.

 

– Dites-moi, mon oncle, n’êtes-vous pas un peu mécréant ?

 

– Hein ! que diable dites-vous là, ma nièce ?

 

– Je vous demande, mon oncle, si vous n’êtes pas un peu mécréant ou sacripant ?

 

– Vous… moquez-vous de moi ? s’écria mon oncle en employant un verbe fort peu parlementaire.

 

– Ne vous fâchez pas, mon oncle, c’est une étude de mœurs que je commence, plus intéressante que celle concernant les sapajous. Je veux savoir si ma tante avait raison ; elle prétendait que tous les hommes sont des sacripants.

 

– Votre tante n’avait donc pas le sens commun ?

 

– Elle en a eu beaucoup quand elle est partie pour l’autre monde, mais pas autrement, répondis-je tranquillement.

 

M. de Pavol me regarda avec une surprise manifeste.

 

– Ah ! vraiment, ma nièce ! voilà une manière un peu crue d’exprimer votre pensée. Vous ne vous entendiez donc pas avec Mme de Lavalle ?

 

– Pas du tout. Elle était très agréable et m’a battue plus d’une fois. Demandez au curé, qu’elle a mis à la porte à cause de moi parce qu’il défendait mes intérêts. Et comment se fait-il, mon oncle, que vous m’ayez laissée si longtemps avec elle ? C’était une femme du peuple, et vous ne l’aimiez pas.

 

– Quand vos parents sont morts, Reine, ma femme était très malade, et je fus trop heureux que ma belle-sœur voulût bien se charger de vous. Je vous revis lorsque vous aviez six ans ; vous paraissiez alors gaie et bien soignée, et depuis, ma foi ! je vous avais presque oubliée. Je le regrette vivement aujourd’hui, puisque vous n’étiez pas heureuse.

 

– Vous me garderez toujours auprès de vous maintenant, mon oncle ?

 

– Certes, oui, répondit M. de Pavol presque avec vivacité.

 

– Quand je dis toujours… je veux dire jusqu’à mon mariage, car je me marierai bientôt.

 

– Vous vous marierez bientôt ? Comment, vous sortez à peine de nourrice et vous parlez de vous marier ! Le mariage est une sotte invention, apprenez cela, ma nièce.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Les femmes ne valent pas le diable ! répondit mon oncle d’un accent convaincu.

 

Je me rejetai, saisie, dans mon coin, tout en pensant que cette appréciation n’était pas bien flatteuse pour ma tante de Pavol. Quand j’eus ruminé la sentence de mon oncle, je repris :

 

– Mais puisque j’épouserai un homme, cela m’est parfaitement égal que les femmes ne valent pas le diable. Mon mari se débrouillera avec moi comme il pourra.

 

– Voilà de la logique. Vous savez raisonner, à ce qu’il paraît ! Les jeunes filles ont la rage de se marier, c’est connu.

 

– Ma cousine partage donc mes idées ?

 

– Oui, répondit mon oncle, assombri.

 

– Ah ! tant mieux ! dis-je en me frottant les mains. Est-elle grande, ma cousine ?

 

– Grande et belle, répliqua M. de Pavol avec complaisance, une véritable déesse et la joie de mes yeux. Du reste, vous allez la voir dans un instant, car nous arrivons.

 

Nous tournions en effet dans une avenue de grands ormes qui conduisait au château.

 

Ma cousine nous attendait sur le perron. Elle me reçut dans ses bras avec la majesté d’une reine qui accorde une grâce à ses sujets.

 

– Dieu, que vous êtes belle ! dis-je en la regardant avec stupéfaction.

 

Certes, il est rare de rencontrer des beautés incontestables, mais celle de ma cousine s’imposait et ne pouvait être discutée. Elle ne plaisait pas toujours, sa physionomie étant hautaine et parfois un peu dure, mais ceux même qui l’admiraient le moins étaient obligés de dire avec mon oncle :

 

– Elle est diablement belle !

 

Elle avait des cheveux bruns plantés bas sur le front, un profil grec d’une pureté parfaite, une carnation superbe, des yeux bleus avec des cils foncés et des sourcils bien dessinés. Grande, forte, avec la poitrine très développée, elle eût porté plus de dix-huit ans si sa bouche, malgré un arc un peu dédaigneux, qui menaçait de trop s’accentuer plus tard, n’avait eu des mouvements enfantins dénotant une grande jeunesse. Sa démarche et ses gestes étaient un peu lents, un peu nonchalants, toujours harmonieux, sans aucune affectation. Un ami de M. de Pavol avait dit un jour en riant qu’à vingt-cinq ans elle ressemblerait trait pour trait à Junon. Le nom lui en resta.

 

Je me pris subitement d’une passion véritable pour ma splendide cousine, et mon oncle s’amusait beaucoup de mon ébahissement.

 

– Vous n’avez donc jamais vu de jolies femmes, ma nièce ?

 

– Je n’ai rien vu du tout, puisque j’étais enterrée vive dans un trou.

 

– Vous pouviez vous regarder dans la glace, Reine ; M. de Conprat nous avait bien dit que vous étiez jolie.

 

– Paul de Conprat ? m’écriai-je.

 

– C’est vrai, reprit mon oncle, j’ai oublié de vous parler de lui. Il paraît qu’il s’est réfugié au Buisson un jour d’orage ?

 

– Je m’en souviens bien, répondis-je en rougissant.

 

– Viendra-t-il déjeuner lundi, Blanche ?

 

– Oui, père ; le commandant a écrit un mot aujourd’hui pour accepter l’invitation. Qui donc vous a habillée, Reine ?

 

– Suzon, un diminutif de ma tante pour le mauvais goût et la bêtise, répondis-je avec dépit.

 

– Nous remédierons à la pénurie de votre toilette dès demain, ma nièce. Seulement, ayez un peu plus de respect pour la mémoire de Mme de Lavalle. Vous ne l’aimiez pas, mais elle est morte, et paix à son âme. Venez dîner, Junon vous conduira ensuite dans vos appartements.

 

Je passai une partie de la nuit à ma fenêtre, rêvant délicieusement et contemplant les masses sombres des hauts arbres de ce Pavol, où je devais rire, pleurer, m’amuser, me désoler, et voir ma destinée s’accomplir.

 

Je me trouvais si heureuse que mon curé, ce soir-là, n’était plus dans mes souvenirs qu’un point imperceptible.

 

IX

Mais je demande qu’on ne me suppose pas un cœur léger et inconstant, car cet oubli ne fut que momentané, et, trois jours après mon arrivée au Pavol, j’écrivis à mon curé la lettre suivante :

 

Mon cher curé,

 

J’ai tant de choses à vous dire, tant de découvertes à vous apprendre, tant de confidences à vous faire que je ne sais pas où commencer. Figurez-vous que le ciel est plus beau ici qu’au Buisson, que les arbres sont plus grands, que les fleurs sont plus fraîches, que tout est plaisant, qu’un oncle est une heureuse invention de la nature, et que ma cousine est belle comme une fée. Vous aurez beau sermonner, me gronder, me prêcher, mon cher curé, vous ne m’ôterez pas de la tête que si François 1er aimait des femmes aussi belles que Blanche de Pavol, il était doué d’un jugement bien solide. Vous-même, monsieur le curé, vous-même tomberiez amoureux d’elle en la voyant. Mais je vous avoue que ses manières de reine m’intimident un peu, moi que rien n’intimide. Et puis elle est grande… et j’aurais voulu qu’elle fût petite, cela m’eût consolée, quoique je sache aujourd’hui que ma taille, dans sa petitesse, est souple, élégante, parfaitement proportionnée. C’est égal ! quelques centimètres de plus à ma hauteur, je vous demande un peu ce que cela aurait fait au bon Dieu ! Avouez, monsieur le curé, que le bon Dieu est quelquefois bien contrariant ?

 

Je ne vous parlerai pas de mon oncle, parce que je sais que vous le connaissez, mais je vois déjà que je l’aimerai et que j’ai fait sa conquête. C’est un grand bonheur d’avoir une jolie figure, mon cher curé, beaucoup plus grand que vous ne vouliez bien me le dire ; on plaît à tout le monde, et quand je serai grand’mère, je raconterai à mes petits-enfants que c’est la première et ravissante découverte que j’aie faite en entrant dans la vie. Mais nous avons le temps d’y penser.

 

Bien que je marche de surprise en surprise, je suis déjà parfaitement habituée au Pavol et au luxe qui m’entoure. Cependant, je jetterais parfois des exclamations d’étonnement si je ne craignais pas de paraître ridicule ; je dissimule mes impressions, mais à vous, mon cher curé, je puis confier que je suis souvent dans un grand ébahissement.

 

Nous sommes allés à V… avant-hier, afin de m’acheter un trousseau, les œuvres de Suzon étant décidément des horreurs. Ne nous faisons pas d’illusions, mon pauvre curé, malgré votre admiration pour certaines robes, je suis arrivée ici fagotée, horriblement fagotée.

 

Ah ! que c’est plaisant, une ville ! je me suis extasiée, émerveillée sur les rues, les magasins, les maisons, les églises, et Blanche s’est moquée de moi, car elle appelle V… un trou sur une hauteur. Que dire du Buisson, alors ? Après une séance de trois heures chez la couturière et la modiste, ma cousine, qui est très dévote, est allée à confesse et m’a laissée faire quelques emplettes avec la femme de chambre. Mon oncle m’avait donné de l’argent pour l’employer à des acquisitions utiles et pratiques ; mais croiriez-vous que je ne sais point apprécier l’utile et le pratique ? J’ai commencé par courir chez le pâtissier et par me bourrer de petits gâteaux ; je m’en accuse humblement, mon curé, car j’ai une passion pour les petits gâteaux. Pendant que je me livrais à cet exercice aussi utile qu’agréable, vous en conviendrez, car après tout, c’est un devoir important de nourrir ce corps de boue, j’ai remarqué de bien jolis objets dans la boutique faisant face à celle du pâtissier. J’y suis allée aussitôt et j’ai acheté quarante-deux petits bonshommes en terre cuite, tout ce qu’il y avait dans le magasin. Après cela, non seulement je ne possédais plus un sou, mais j’étais fortement endettée, ce qui m’importe peu, car je suis riche. Ma cousine a beaucoup ri, mais mon oncle m’a grondée. Il a voulu me faire comprendre que la raison doit lester la tête des humains, grands ou petits, qu’elle est bonne à tout âge et que sans elle on fait des bêtises. Exemple : on achète quarante-deux bonshommes en terre cuite, au lieu de se pourvoir de bas et de chemises. J’ai écouté ce discours d’un air contrit et humilié, mon cher curé, mais pendant la fin, qui était, ma foi, très bien, mon esprit rebelle donnait à la raison un corps disgracieux, un nez long, voire même romain, une figure sèche et grincheuse, et ce personnage ressemblait tellement à ma tante que, séance tenante, j’ai pris la raison en grippe. Tel a été le résultat de l’éloquence déployée par mon oncle. En attendant, j’ai quarante-deux bonshommes pleurant, souriant, grimaçant, disséminés dans ma chambre, et je suis contente.

 

Hier soir, j’ai causé avec Blanche de l’amour, monsieur le curé. Que me disiez-vous donc qu’il n’existait que dans les livres et qu’il ne regardait pas les jeunes filles ?… Ah ! mon curé, mon curé ! j’ai peur que vous ne m’ayez bien souvent attrapée. – Nous irons dans le monde lorsque les premières semaines de deuil seront écoulées. Mon oncle me trouve trop jeune, mais je ne puis rester seule au Pavol. S’il en était question, vous comprenez, monsieur le curé, que je n’aurais plus qu’une chose à faire : ou me jeter par la fenêtre, ou mettre le feu au château.

 

Il paraît que j’ai grandement raison de m’attendre à beaucoup de succès, car si je suis jolie, en revanche j’ai une grosse dot. Blanche m’a appris qu’une jolie figure sans dot n’a que peu de valeur, mais que les deux choses combinées forment un ensemble parfait et un plat rare. Je suis donc, mon cher curé, un mets savoureux, délicat, succulent, qui sera convoité, recherché et avalé en un clin d’œil, si je veux bien le permettre. Je ne le permettrai pas, soyez tranquille, à moins que… Mais chut !

 

Enfin, monsieur le curé, j’attends lundi avec impatience, seulement je ne vous dirai pas pourquoi. Ce jour-là, il se passera un événement qui fera battre mon cœur, un événement qui me donne envie de pirouetter à perte d’haleine, de lancer mon chapeau en l’air, de danser, de faire des folies. Dieu ! que la vie est une belle chose !

 

Mais rien n’est parfait, car vous n’êtes pas ici et vous me manquez, mon pauvre curé ! J’aimerais tant à vous faire admirer le château et les jardins bien entretenus qui ressemblent si peu au Buisson ! J’aimerais tant à vous faire jouir de la vie large et confortable que l’on a ici ! La moindre chose est en ordre dans ses plus petits détails et vraiment je me crois dans le Paradis terrestre. À chaque instant, j’ai quelque nouveau sujet de plaisir et d’admiration, à chaque instant aussi je voudrais vous en faire part ; je vous cherche, je vous appelle, mais les échos de ce beau parc restent muets.

 

Adieu, mon cher bon curé, je ne vous embrasse pas parce qu’on n’embrasse pas un curé (je me demande pourquoi, par exemple !), mais je vous envoie tout ce que j’ai dans le cœur pour vous, et ce tout est rempli de tendresse. Je vous adore, monsieur le curé.

 

REINE.

 

Il est certain que je m’habituai immédiatement à l’atmosphère de luxe et d’élégance dans laquelle j’étais brusquement transplantée. Il est également certain que, quoique Blanche fût très aimable avec moi et qu’elle eût décidé que nous nous tutoierions, elle m’intimida pendant les premiers jours qui suivirent mon arrivée au Pavol. Son port de déesse, son air un peu hautain, l’idée qu’elle avait beaucoup plus d’expérience que moi, tout cela m’imposait et m’empêchait d’être très libre avec elle. Mais cette impression eut la durée d’une gelée blanche sous un soleil d’avril, et, à la suite d’une conversation que nous eûmes le dimanche matin dans ma chambre, le prestige dont je l’avais parée disparut entièrement.

 

J’étais encore dans mon lit, sommeillant à moitié, me dorlotant avec béatitude, ouvrant de temps en temps un œil pour contempler avec ravissement ma chambre gaie et confortable, mes petits bonshommes en terre cuite et les arbres que je voyais par ma fenêtre ouverte. Blanche entra chez moi, vêtue d’une robe traînante, les cheveux sur les épaules et le front soucieux.

 

– Aussi belle que la plus belle des héroïnes de Walter Scott ! dis-je en la regardant avec admiration.

 

– Petite Reine, me dit-elle en s’asseyant sur le pied de mon lit, je viens causer avec toi.

 

– Tant mieux. Mais je ne suis pas bien éveillée et mes idées s’en ressentiront.

 

– Même s’il est question de mariage ? reprit Blanche, qui connaissait déjà mon opinion sur ce grave sujet.

 

– De mariage ? Me voilà très éveillée, dis-je en me redressant subitement.

 

– Tu désires te marier, Reine ?

 

– Si je désire me marier !… Quelle question ! Je crois bien, et le plus tôt possible. J’adore les hommes, je les aime bien plus que les femmes, excepté quand les femmes sont aussi belles que toi.

 

– On ne doit pas dire qu’on adore les hommes, dit Blanche d’un air sévère.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Je ne sais pas trop pourquoi, mais je t’assure que ce n’est pas convenable pour une jeune fille.

 

– Tans pis !… D’ailleurs, c’est mon avis ! répondis-je en me renfonçant sous mes couvertures.

 

– Enfant ! dit Blanche en me regardant avec une sorte de pitié qui me parut assez offensante. Je suis venue pour te parler de mon père, Reine.

 

– Qu’y a-t-il ?

 

– Voici. Comme toi, je veux me marier un jour ou l’autre ; mon père a déjà plusieurs partis pour moi, mais cela m’est égal, parce que je ne suis pas pressée. J’attendrai bien jusqu’à vingt ans ; seulement je voudrais savoir s’il s’opposera toujours à mon mariage.

 

– Il faut le lui demander.

 

– Ah ! voilà, reprit Blanche, un peu embarrassée ; je t’avoue que mon père me fait peur, ou plutôt il m’intimide.

 

Remplie de surprise, je me levai sur mon coude et j’écartai les cheveux qui couvraient mon visage, pour mieux voir ma cousine. En ce moment, elle dégringola des nuages olympiens sur lesquels je l’avais placée, et, sous ce beau corps de Junon, je découvris une jeune fille qui ne m’intimiderait plus jamais.

 

– Personne ne m’intimide, moi ! m’écriai-je en prenant mon oreiller pour l’envoyer promener au milieu de la chambre.

 

Blanche me regarda d’un air étonné.

 

– Que fais-tu donc, Reine ?

 

– Ah ! c’est mon habitude… Quand j’étais au Buisson, je jetais toujours mon oreiller n’importe où, pour faire enrager Suzon, que cette façon d’agir mettait hors d’elle.

 

– Comme Suzon n’est pas ici, je te conseille de renoncer à cette habitude. Pour en revenir à ce que nous disions, te sens-tu le courage d’avoir avec mon père une discussion sur le mariage, qu’il critique sans cesse ?

 

– Oui, oui, je suis très forte sur la discussion, tu verras ! Tantôt j’attaque mon oncle, et je mène les choses rondement.

 

Pendant le dîner, j’adressai une pantomime expressive à ma cousine pour lui apprendre que j’allais entrer en lutte. Mon oncle, qui flairait quelque danger, nous observait sous ses gros sourcils, et Blanche, déjà déconcertée, m’engagea par un signe à rester tranquille. Mais je fis claquer mes doigts, je toussai avec force et sautai résolument dans l’arène.

 

– Mon oncle, peut-on avoir des enfants si on n’est pas marié ?

 

– Non, certainement, répondit mon oncle, que ma question parut égayer.

 

– Serait-ce un malheur si l’humanité disparaissait ?

 

– Hum ! voilà une grave question. Les philanthropes répondraient oui, et les misanthropes, non.

 

– Mais votre avis, mon oncle ?

 

– Je n’ai guère réfléchi à cela. Cependant, comme je trouve que la Providence fait bien ce qu’elle fait, je vote pour la perpétuation de l’espèce humaine.

 

– Alors, mon oncle, vous n’êtes pas conséquent avec vous-même quand vous blâmez le mariage.

 

– Ah ! ah ! dit mon oncle.

 

– Puisqu’on ne peut pas avoir d’enfants sans être marié et que vous votez pour la propagation du genre humain, il s’ensuit que vous devez adopter le mariage pour tout le monde.

 

– Ventre Saint-Gris ! repris M. de Pavol en relevant sa lèvre d’un air si moqueur que Blanche en devint rouge, voilà ce qui s’appelle raisonner ! Qu’est-ce donc que le mariage à votre avis, ma nièce ?

 

– Le mariage ! dis-je avec enthousiasme ; mais c’est la plus belle des institutions qui existent sur la terre ! Une union perpétuelle avec celui qu’on aime ! on chante, on danse ensemble, on s’embrasse la main… Ah ! c’est charmant !

 

– On s’embrasse la main ! Pourquoi la main, ma nièce ?

 

– Parce que c’est…, enfin, c’est mon idée ! dis-je en adressant un sourire plein de mystères à mon passé.

 

– Le mariage est une institution qui livre une victime à un bourreau, grogna mon oncle.

 

– Ah ! ! !

 

Junon et moi, nous protestâmes avec la plus grande énergie.

 

– Quelle est la victime, mon père ?

 

– L’homme, parbleu !

 

– Tant pis pour les hommes, répliquai-je d’un ton décidé, qu’ils se défendent ! Pour moi, je suis prête à me transformer en bourreau.

 

– Où voulez-vous en venir maintenant, mesdemoiselles ?

 

– À ceci, mon oncle : c’est que Blanche et moi nous sommes les partisans dévoués du mariage, et que nous avons résolu de mettre nos théories en pratique. Je désire que ce soit le plus tôt possible.

 

– Reine ! cria ma cousine, stupéfaite de mon audace.

 

– Je ne dis que la vérité, Blanche ; seulement, tu veux bien attendre, mais moi je n’ai aucune patience.

 

– Vraiment, ma nièce ! Je suppose cependant que vous n’avez pas d’inclination ?

 

– Naturellement, dit Blanche en riant, elle ne connaît pas une âme !

 

Depuis mon arrivée au Pavol, j’avais beaucoup réfléchi à mon amour et à M. de Conprat, et je m’étais demandé plusieurs fois si je devais révéler à ma cousine l’intime secret de mon cœur. Mais, toutes réflexions faites, je me décidai, dans cette circonstance, à rompre avec tous mes principes pour m’unir à l’Arabe, et trouver avec lui que le silence est d’or. Toutefois, devant l’assertion de Blanche et malgré ma ferme résolution de garder mon secret, je fus sur le point de le divulguer, mais je réussis à surmonter la tentation de parler.

 

– Dans tous les cas, j’aimerai un jour ou l’autre, car on ne peut pas vivre sans aimer.

 

– En vérité ! Où avez-vous pris ces idées, Reine ?

 

– Mais, mon oncle, c’est la vie, répondis-je tranquillement. Voyez un peu les héroïnes de Walter Scott : comme elles aiment et sont aimées !

 

– Ah !… est-ce le curé qui vous a permis de lire des romans et qui vous a fait un cours sur l’amour ?

 

– Mon pauvre curé ! l’ai-je fait enrager à propos de cela ! Quant aux romans, mon oncle, il ne voulait pas m’en donner, il avait même emporté la clef de la bibliothèque, mais je suis entrée par la fenêtre en cassant une vitre.

 

– Voilà qui promet ! Ensuite, vous vous êtes empressée de rêver et de divaguer sur l’amour ?

 

– Je ne divague jamais, surtout là-dessus, car je connais bien ce dont je parle.

 

– Diable ! dit mon oncle en riant. Cependant vous venez de nous dire que vous n’aimiez personne !

 

– C’est certain ! répliquai-je vivement, assez confuse de mon pas de clerc. Mais ne pensez-vous pas, mon oncle, que la réflexion peut suppléer à l’expérience ?

 

– Comment donc ! j’en suis convaincu, surtout sur un sujet pareil. Et puis, vous m’avez l’air d’avoir une tête assez bien organisée.

 

– Je suis logique, mon oncle, simplement. Dites-moi on n’aime jamais un autre homme que son mari ?

 

– Non, jamais, répondit M. de Pavol en souriant.

 

– Eh bien ! puisqu’on n’aime jamais un autre homme que son mari, qu’on aime toujours naturellement son mari d’amour et qu’on ne peut pas vivre sans aimer, j’en conclu qu’il faut se marier.

 

– Oui, mais pas avant d’avoir atteint l’âge de vingt et un ans, mesdemoiselles.

 

– Cela m’est égal, répondit Blanche.

 

– Mais moi, ça ne m’est pas égal du tout. Jamais je n’attendrai cinq ans !

 

– Vous attendrez cinq ans, Reine, à moins d’un cas extraordinaire.

 

– Qu’appelez-vous un cas extraordinaire, mon oncle ?

 

– Un parti si convenable sous tous les rapports que ce serait absurde de le refuser.

 

Cette modification au programme de mon oncle me fit tant de plaisir que je me levai pour pirouetter.

 

– Alors je suis sûre de mon affaire ! criai-je en me sauvant.

 

Je me réfugiai dans ma chambre, où Junon apparut bientôt d’un air majestueux.

 

– Comme tu es effrontée, Reine !

 

– Effrontée ! C’est ainsi que tu me remercies quand j’ai fait ce que tu as voulu ?

 

– Oui, mais tu dis les choses si carrément !

 

– C’est ma manière, j’aime les choses carrées.

 

– Ensuite, on eût dit que tu voulais taquiner mon père.

 

– Je serais désolée de le contrarier ; il me plaît, avec sa figure moqueuse, et je l’aime déjà passionnément. Mais ne changeons pas la question Blanche : c’est lui qui nous fait enrager en protestant contre le mariage, et enfin tu sais ce que tu voulais savoir.

 

– Certainement, répondit Blanche d’un air rêveur.

 

M. de Pavol apprit bientôt à ses dépens que si les femmes ne valent pas le diable, les petites filles ne valent pas mieux et foulent aux pieds sans sourciller les idées d’un père et d’un oncle.

 

X

Le lundi matin je me levai avec le sentiment d’un bonheur très vif. Dans la nuit, j’avais rêvé à Paul de Conprat, et je m’étais éveillée en jetant un cri de joie.

 

Le plaisir de mettre pour la première fois une robe telle que je n’en avais jamais eu ajoutait encore à mon allégresse, et, lorsque je fus habillée, je me contemplai longuement dans une admiration silencieuse. Puis je me pris à tourbillonner dans un accès de bonheur exubérant, et je faillis renverser mon oncle dans un corridor.

 

– Où courez-vous ainsi, ma nièce ?

 

– Dans les chambres, mon oncle, pour me voir dans toutes les glaces. Voyez comme je suis bien !

 

– Pas mal, en effet.

 

– N’est-ce pas que ma taille est jolie avec une robe bien faite ?

 

– Charmante ! répondit M. de Pavol, que ma joie paraissait enchanter et qui m’embrassa sur les deux joues.

 

– Ah ! mon oncle, que je suis heureuse ! M’est avis, comme disait Perrine, que le cas extraordinaire se présentera bientôt.

 

Là-dessus je disparus et me précipitai comme une trombe dans la chambre de Junon.

 

– Regarde, criai-je en tournant si vivement sur moi-même que ma cousine ne pouvait voir qu’un tourbillon.

 

– Reste un peu tranquille, Reine, me dit-elle avec son calme habituel. Quand donc seras-tu pondérée dans tes mouvements ? Oui, ta robe va bien.

 

– Regarde quel petit pied, dis-je en tendant la jambe.

 

– Ô coquette innée ! s’écria Blanche en riant. Qui aurait cru qu’un loup comme toi en serait déjà arrivé à un tel point de coquetterie ?

 

– Tu verras bien autre chose, répondis-je gravement. Je sais, vois-tu, que la coquetterie est une qualité, une sérieuse qualité.

 

– C’est la première fois que je l’entends dire. Qui t’a appris cela ? Ce n’est pas ton curé, je suppose ?

 

– Non, non, mais quelqu’un qui s’y connaissait bien. Avons-nous d’autres personnes que les de Conprat, Blanche ?

 

– Oui, le curé et deux amis de mon père.

 

Nous nous installâmes dans le salon en attendant nos convives, et bientôt mon oncle arriva, accompagné du commandant de Conprat, auquel il me présenta.

 

Mon Dieu, l’excellente figure que celle du commandant !

 

Il avait les yeux limpides comme ceux d’un enfant, avec des moustaches et des cheveux blancs comme la neige ; une physionomie si bonne, si bienveillante, qu’il me rappela mon curé, bien qu’il n’y eût entre eux aucune ressemblance véritable. Je me sentis aussitôt attirée vers lui, et je vis que la sympathie était réciproque.

 

– Une petite parente dont j’ai entendu parler, me dit-il en me prenant les mains ; permettez-moi de vous embrasser, mon enfant, j’ai été l’ami de votre père.

 

Je me laissai embrasser de bonne grâce, non sans me dire tout bas qu’il serait bien préférable que son fils le remplaçât dans cette opération délicate.

 

Enfin, il entra !… et j’aurais bien échangé ma dot entière et ma jolie robe par-dessus le marché contre le droit de courir à lui et de l’embrasser à grands bras.

 

Il donna une poignée de main à ma cousine et me salua si cérémonieusement que je restai interdite.

 

– Donnez-moi donc la main, dis-je ; vous savez bien que nous nous connaissons.

 

– J’attendais votre bon plaisir, mademoiselle.

 

– Quelle bêtise !

 

– Eh bien, Reine ! gourmanda mon oncle.

 

– Une fleur un peu sauvage, dit le commandant en me regardant avec amitié, mais une jolie fleur, vraiment !

 

Ces paroles ne réussirent pas à dissiper l’irritation que j’éprouvais sans trop savoir pourquoi, et je restai quelque temps silencieuse dans mon coin, à observer M. de Conprat, qui causait gaiement avec Blanche. Ah ! qu’il me plaisait ! et que le cœur me battait pendant que je retrouvais en lui ce bon rire, ces dents blanches, ces yeux francs auxquels j’avais tant rêvé dans mon affreuse vieille maison ! Et ma tante, mon curé, Suzon, le jardin mouillé, le cerisier dans lequel il avait grimpé défilaient dans mes souvenirs comme des ombres fugitives.

 

Bientôt je me mêlai à la conversation, et j’avais recouvré une partie de ma bonne humeur quand nous passâmes dans la salle à manger.

 

Placée entre le curé et M. de Conprat, j’attaquai immédiatement celui-ci.

 

– Pourquoi n’êtes-vous pas revenu au Buisson ? lui dis-je.

 

– Je n’ai pas été libre de mes actions, ma cousine.

 

– L’avez-vous regretté, au moins ?

 

– Vivement, je vous assure.

 

– Pourquoi donc ne me donniez-vous pas la main en arrivant ?

 

– Mais c’était à vous de le faire, mademoiselle, selon l’étiquette.

 

– Ah ! l’étiquette ! vous n’y pensiez pas là-bas !

 

– Nous étions dans des conditions particulières et loin du monde, à coup sûr ! répondit-il en souriant.

 

– Est-ce que le monde empêche d’être aimable ?

 

– Mais pas précisément : seulement, les convenances répriment souvent l’élan de l’amitié.

 

– C’est bien niais ! dis-je d’un ton bref.

 

Mais je fus assez satisfaite de l’explication pour retrouver tout mon entrain. Toutefois, je m’aperçus, en causant avec lui, qu’il n’attachait point la même importance que moi aux paroles qu’il m’avait dites au Buisson. Mais j’étais si heureuse de le voir, de lui parler, que, dans le moment, cette petite déception glissa sur mon âme sans entamer sa sécurité.

 

M. de Conprat nous apprit qu’il y aurait plusieurs bals dans le mois d’octobre.

 

– J’en suis charmée, répondit Junon.

 

– Tu m’apprendras à danser, dis-je en sautant déjà sur ma chaise.

 

– Je demande à être professeur, s’écria Paul de Conprat.

 

– Paul est un valseur émérite, dit le comandant ; toutes les femmes désirent valser avec lui.

 

– Et puis, il est charmant, répliquai-je avec onction.

 

Le commandant et son fils se mirent à rire : le curé et les deux amis de mon oncle me regardèrent en souriant et en hochant la tête d’une façon paternelle. Mais le visage de M. de Pavol prit une expression mécontente, et ma cousine releva les sourcils par un mouvement qui lui était particulier quand quelque chose lui déplaisait, mouvement rempli d’un tel dédain que j’eus la sensation pénible d’avoir dit une bêtise.

 

Après le déjeuner, nous circulâmes dans les bois ; j’avais retrouvé ma gaieté et je parlais sans m’arrêter, m’amusant à contrefaire la tournure et l’accent d’un de nos convives dont les ridicules m’avaient frappée.

 

– Reine, que tu es mal élevée ! disait Blanche.

 

– Il parle ainsi, répondis-je en me pinçant le nez pour imiter la voix de ma victime.

 

Et M. de Conprat riait ; mais Junon s’enveloppait dans une dignité imposante qui ne me troublait pas le moins du monde.

 

Il arriva un moment où je me trouvai près de lui pendant que ma cousine marchait devant nous d’un air nonchalant. Je m’aperçus qu’il la regardait beaucoup.

 

– Qu’elle est belle, n’est-ce pas ? lui dis-je dans l’innocence de mon cœur.

 

– Belle, bien belle ! répondit-il d’une voix contenue qui me fit tressaillir.

 

Un doute et un pressentiment me traversèrent l’esprit ; mais, à seize ans, ces sortes d’impressions s’envolent et disparaissent comme les papillons qui voltigeaient autour de nous, et je fus d’une gaieté folle jusqu’au moment où nos invités prirent congé de M. de Pavol.

 

Quand ils furent partis, mon oncle se retira dans son cabinet et me fit comparaître devant lui.

 

– Reine, vous avez été ridicule !

 

– Pourquoi donc, mon oncle ?

 

– On ne dit pas à un jeune homme qu’il est charmant, ma nièce.

 

– Mais puisque je le trouve, mon oncle.

 

– Raison de plus pour ne pas le dire.

 

– Comment ! repartis-je interloquée. Alors je devais dire que je le trouvais anticharmant ?

 

– Vous ne deviez pas aborder ce sujet. Ayez l’opinion qu’il vous plaira d’avoir, mais gardez-la pour vous.

 

– C’est pourtant bien naturel de dire ce qu’on pense, mon oncle ?

 

– Pas dans le monde, ma nièce. La moitié du temps, il faut dire ce que l’on ne pense pas et cacher ce que l’on pense.

 

– Quelle affreuse maxime ! dis-je avec horreur. Jamais je ne pourrai la pratiquer.

 

– Vous y arriverez ; mais en attendant, conformez-vous à l’étiquette.

 

– Encore l’étiquette ! répondis-je en m’en allant de mauvaise humeur.

 

Le soir, en rêvant à ma fenêtre, ainsi que j’en avais pris l’habitude, mes rêves furent troublés par une sourde inquiétude que je n’arrivai pas à bien définir. Je méditais sur cette journée, attendue avec tant d’impatience, et je ne pus pas me dissimuler que les choses ne s’étaient point passées comme je l’avais désiré. Qu’avais-je espéré ? Je n’en savais rien, mais je me débitai à moi-même un long discours pour me convaincre que M. de Conprat était amoureux de moi, et ma péroraison se termina par un attendrissement de mauvais augure.

 

Néanmoins, le lendemain, mes inquiétudes avaient entièrement disparu, mais, dans l’après-midi, je reçus une longue missive de mon curé, missive remplie de bons conseils et se terminant ainsi :

 

Petite Reine, votre lettre est venue me consoler et me réjouir dans ma solitude, ne vous lassez pas de m’écrire, je vous en prie. Je ne sais que devenir sans vous et je n’ose aller au Buisson de peur de pleurer comme un enfant. Je me reproche mon égoïsme, car vous êtes heureuse, mais, comme le dit l’Écriture, la chair est faible, et mon presbytère, mes devoirs, mes prières n’ont pu encore me consoler.

 

 

Adieu, cher bon petit enfant, mon dernier mot sera pour vous dire : Méfiez-vous de l’imagination.

 

 

Et cette phrase produisit une impression désagréable sur mon esprit ébranlé.

 

XI

J’étais installée depuis trois semaines au Pavol et mon oncle prétendait que j’avais assez embelli pour qu’il fût impossible au curé de me reconnaître, s’il me rencontrait. Il me comparait à une plante vivace, qui pousse belle dans un terrain ingrat parce qu’elle a bon caractère, et dont la beauté se développe tout d’un coup d’une façon incroyable lorsqu’on la transplante dans une terre favorable à sa nature.

 

Quand je me regardais dans la glace, je constatais que mes yeux bruns avaient un éclat nouveau, que ma bouche était plus fraîche et que mon teint de Méridionale prenait des tons rosés et délicats qui excitaient chez moi une vive satisfaction.

 

Cependant, peu de jours après le déjeuner dont j’avais parlé, j’avais décidément découvert que, dans ma grande naïveté, je m’étais grossièrement trompée en croyant M. de Conprat amoureux de moi. Mais je n’ai jamais été pessimiste, et je m’empressai de me raisonner pour me consoler. Je me dis que tous les cœurs nécessairement ne doivent pas être construits de la même manière, que les uns se donnent en une minute, mais que les autres ont le droit de méditer, d’étudier avant de s’enflammer ; que si M. de Conprat ne m’aimait pas, il en arriverait là un jour ou l’autre, attendu qu’il était clair qu’une véritable ressemblance existait entre nos goûts et nos caractères respectifs. De sorte que, bien que la déception eût été grande, ma tranquillité, durant bon nombre de jours, ne fut pas sérieusement troublée. Et je m’épanouissais dans un milieu sympathique à tous mes goûts ; je me chauffais aux rayons de mon bonheur, comme un lézard aux rayons du soleil.

 

Ma cousine était très musicienne. Le commandant, qui adorait la musique, venait au Pavol plusieurs fois par semaine, et son fils l’accompagnait toujours. La porte lui était d’ailleurs ouverte par ses relations d’enfance avec Blanche et les liens de parenté qui unissaient les deux familles. En outre, mon oncle voyait cette intimité avec plaisir, car, de concert avec le commandant et malgré ses paradoxes sur le mariage, il désirait vivement marier sa fille avec M. de Conprat, trouvant avec assez de raison qu’il représentait un cas extraordinaire.

 

J’appris ce projet plus tard, en même temps que d’autres faits qu’il m’eût été facile de découvrir si j’avais eu plus d’expérience.

 

En général, ces messieurs arrivaient pour déjeuner. Paul doué de l’appétit qu’on connaît, déjeunait plantureusement et collationnait ensuite solidement vers trois heures. Après cela, si nous étions seuls, Blanche me donnait une leçon de danse pendant que lui jouait avec entrain une valse de sa composition. Quelquefois, il devenait professeur : ma cousine se remettait au piano, le commandant et mon oncle nous regardaient d’un air réjoui, et je tournais dans les bras de M. de Conprat au milieu d’une joie inénarrable. Ah ! les bons jours !

 

Nous ne faisons aucun projet sans qu’il y fût mêlé. Sa gaieté communicative, son esprit conciliant, le génie de l’organisation et des inventions drolatiques qu’il possédait au plus haut degré en faisaient un compagnon charmant, égayaient notre vie et développaient mon amour. Adroit, industrieux, complaisant, il était bon à tout et savait tout faire. Quand nous cassions une montre, un bracelet, ou n’importe quel objet, Blanche et moi nous disions :

 

– Si Paul vient aujourd’hui, il nous le raccommodera.

 

Il peignait souvent et nous apportait ses œuvres. C’est le seul point sur lequel je n’ai jamais pu m’entendre avec lui. J’avais une antipathie invétérée pour les arts, mais surtout pour la musique, car la maudite étiquette empêche de se boucher les oreilles, tandis qu’il est facile de ne pas regarder un tableau ou de lui tourner le dos. Toutefois, quand M. de Conprat jouait des airs de danse, je l’écoutais volontiers et longtemps, mais c’était lui que j’aimais dans ses airs, et non les airs en eux-mêmes. Je marque ce sentiment en passant, parce que j’en fis un jour l’analyse, et que cette analyse me conduisit à une terrible découverte.

 

– Pourquoi peindre des arbres, mon cousin ? disais-je. L’arbre le plus laid est encore mieux que ces petits paquets verts que vous mettez sur votre toile.

 

– Est-ce ainsi que vous comprenez l’art, jeune cousine ?

 

– Croyez-vous que Junon n’est pas mille fois plus belle en réalité que sur son portrait ?

 

– Si, certes, je le crois !

 

– Et ces petites fleurs bleues que vous mettez dans les arbres, qu’est-ce que c’est que cela ?

 

– Mais c’est un coin du ciel, ma cousine !

 

Je pirouettais et m’écriais sur un ton pathétique :

 

– Ô cieux, ô arbres, ô nature, que de crimes se commettent en vos noms !

 

Mon oncle avait de nombreux amis à V… ; il était allié à la plupart des familles du pays et tenait table ouverte. Il était rare que nous n’eussions pas quelques convives à déjeuner ou à dîner. C’était un moyen pour moi de faire connaissance avec les usages mondains et d’apprendre, comme me l’avait dit le curé, à équilibrer mes sentiments. Mais je dois dire que je n’équilibrais pas grand’chose, et que je n’arrivais guère à dissimuler des impressions et des pensées souvent aussi saugrenues qu’impertinentes.

 

Mon oncle et Junon, absolument rigides sur le chapitre des convenances, m’adressaient quelques objurgations bien senties ; mais autant en emportait le vent ! Avec une ténacité vraiment désolante, je ne perdrais pas l’occasion de commettre une bévue ou de dire une bêtise.

 

– Tu as été impolie avec Mme A…, Reine.

 

– En quoi, Junon hypocrite ? je lui ai laissé voir qu’elle me déplaisait, voilà tout !

 

– C’est précisément ce qui est inconvenant, ma nièce.

 

– Elle est si laide, mon oncle ! Voyez-vous je ne me sens pas attirée vers les femmes : elles sont moqueuses, méchantes, et vous examinent de la tête aux pieds, comme si vous étiez une bête curieuse.

 

– Comment peux-tu leur reprocher d’être moqueuses, Reine ? Tu passes ton temps à saisir le ridicule des gens et à les mimer.

 

– Oui, mais je suis jolie, par conséquent tout m’est permis. M. C… me le disait l’autre jour.

 

– Je ne vois pas bien la conséquence… Ensuite, crois-tu que les hommes ne t’examinent pas de la tête aux pieds ?

 

– Oui, mais c’est pour m’admirer, tandis que les femmes cherchent des défauts à mon physique et en inventent au besoin. Vois-tu, j’ai déjà remarqué une foule de choses.

 

– Nous le voyons bien, ma nièce, mais tâchez de remarquer que la tenue est une qualité appréciable.

 

Quand nos convives masculins étaient jeunes, ils nous faisaient la cour, à Blanche et à moi, et je m’amusais bien ; mais quand c’étaient des vieux… Dieu ! la politique qui surgissait toujours pour me donner la migraine. Ah ! m’a-t-elle ennuyée, cette politique !

 

Ces bonnes gens arrivaient fortement excités contre quelques méfaits du gouvernements ; ils en parlaient d’une façon discrète jusqu’au moment où un bonapartiste fougueux s’écriait qu’il voudrait fusiller tous les républicains pour les frapper de terreur. La naïveté du mot faisait rire, mais ce massacre imaginaire était le branle-bas des irritations et des radotages. Nous nous jetions la tête la première dans la politique et nous barbotions jusqu’à la fin du repas. Tout le monde s’entendait pour abominer république et républicains ; mais quand chaque convive venait à tirer de sa poche un petit gouvernement qu’il avait eu soin d’apporter avec lui, on ne tardait pas à se lancer des regards furibonds et à devenir rouges comme des tomates.

 

Le légitimiste se drapait dans la dignité de ses traditions, de ses respects, de ses regrets et traitait l’impérialiste de révolutionnaire ; celui-ci, en son for intérieur, traitait le légitimiste d’imbécile ; mais la politesse ne lui permettant pas d’émettre son opinion, il criait comme un brûlé pour se dédommager. Puis on tombait derechef sur les républicains ; on les accablait d’invectives, on les déportait, on les fusillait, on les décapitait, on les mettait en marmelade, bonapartistes et légitimistes s’unissant dans une haine commune pour balayer ces malheureux bipèdes de la surface de la terre. On pérorait avec passion, on gesticulait, on sauvait la patrie, on devenait cramoisi…, ce qui n’empêchait pas les choses, hélas ! d’aller leur petit bonhomme de chemin.

 

Mon oncle, au milieu de ces divagations, lançait de temps à autre un mot spirituel ou plein de sens et mettait la discussion sur un terrain plus élevé que celui des intérêts personnels et des sympathies individuelles. Nullement légitimiste, n’ayant d’ailleurs aucune opinion déterminée, il n’en pensait pas moins que la France, depuis près d’un siècle, marche la tête en bas, et que, cette position étant anormale, elle finira par perdre l’équilibre et par tomber dans un précipice où on l’enterrera.

 

Il riait des mesquineries et de la bêtise des différents partis, mis il éprouvait souvent des écœurements qui se manifestaient par quelque phrase plaisante. Je ne l’ai jamais vu s’emporter ; il conservait son calme au milieu des rugissements divers de ses convives, sûr, du reste d’avoir le dernier mot, car il voyait juste et loin. Cependant ses antipathies étaient vives et il exécrait les républicains. Non pas qu’il fût trop passionné pour ne point rester dans un juste milieu : il eût accepté une république s’il l’avait crue possible, et s’inclinait devant l’honnêteté de certains hommes qui luttent de bonne foi pour une utopie.

 

Je l’entendais quelquefois appeler nos gouvernants des joueurs de raquette, comparant les lois, que les deux Chambres se renvoient journellement, à des volants que les Français, le nez au ciel, regardent circuler d’un air béat jusqu’au moment où ils tombent sur leur respectable cartilage et l’aplatissent bel et bien. D’où je tirai, pour ma petite gouverne, quelques déductions que je raconterai en temps et lieu.

 

M. de Pavol aimait la causerie et même la discussion. S’il parlait peu, il écoutait avec intérêt. Sous une écorce rustique, il cachait des connaissances générales, un goût sûr, élevé, délicat, et un grand bon sens uni à une réelle hauteur de vue. Ce n’était ni un saint, ni un dévot. Comme la plupart des hommes, il avait eu, je suppose, ses défaillances et ses erreurs ; mais il croyait à Dieu, à l’âme, à la vertu, et ne considérait point l’incrédulité, l’ergotage, l’esprit de dénigrement, comme des signes de virilité et d’intelligence. Il aimait à écouter les matérialistes et les libres penseurs développer leurs systèmes, et sa bouche en disait bien long pendant qu’il observait son interlocuteur en rejoignant ses gros sourcils qui lui cachaient presque entièrement les yeux. Puis il répondait lentement, avec la plus grande tranquillité :

 

– Morbleu, monsieur, je vous admire ! Vous en êtes presque arrivé à la parfaite humilité prêchée par l’Évangile. Je suis confus de ne pouvoir marcher sur vos traces, mais j’ai un diable d’orgueil qui m’empêchera toujours de me comparer à la chenille qui rampe à mes pieds ou au porc qui se vautre dans ma basse-cour.

 

Toujours en guerre avec le conseil municipal de sa commune, il n’aimait pas les villageois, et prétendait que rien n’est plus fourbe et plus canaille qu’un paysan. Aussi, bien qu’il fût estimé, respecté, il n’était point aimé. Cependant il faisait des charités larges et acte de complaisance quand l’occasion s’en présentait, mais il ne se laissait jamais duper par les finasseries, les roueries des bons cultivateurs.

 

Enfin, si mon oncle n’avait embrassé aucune carrière, s’il n’avait été ni médecin, ni avocat, ni ingénieur, ni soldat, ni diplomate, ni même ministre, il remplissait sa tâche dans la vie en conservant des traditions saines, en respectant ce qui est respectable, en ne se laissant pas emporter dans les divagations du temps, en usant de son influence pour diriger certains esprits vers ce qui est bon et juste. En un mot, mon oncle était un homme d’esprit, homme de cœur, homme de bien. Je l’aimais beaucoup, et s’il n’avait jamais parlé politique, je l’aurais cru sans défaut. Dans la vie privée, il était facile à vivre. Il adorait sa fille et m’octroya rapidement une grande affection.

 

– Quelle chose épouvantable que les gouvernements ! disais-je à M. de Conprat. Il faudrait les supprimer tous ; au moins nous n’entendrions plus parler politique. Deux choses à supprimer : le piano et la politique.

 

– Ma foi, je suis assez de votre avis, répondit-il en riant.

 

– Ah !… vous n’aimez pas le piano ? Cependant vous écoutez Blanche avec plaisir ; du moins, vous en avez l’air.

 

– C’est que ma cousine Blanche a un talent véritable.

 

Cette explication me fit éprouver la sensation énergique causée par des moustiques qui s’agitent autour du dormeur : ils l’agacent sans troubler complètement son sommeil. Évidemment la raison n’était guère plausible, car, malgré le talent de Junon, moi qui n’aimais pas le piano, j’avais toujours envie de crier ou de me sauver quand elle exécutait des sonates de Mozart et de Beethoven. Voilà des hommes qui peuvent se vanter d’avoir ennuyé l’humanité ! Je me sentais navrée en songeant à leurs femmes.

 

Au milieu de cette vie douce, de mes espérances, de mes petites inquiétudes qui s’évanouissaient devant un mot aimable et les distractions d’une existence si nouvelle pour moi, nous arrivâmes à la fin de septembre. Mon oncle, avec la mine funèbre d’un homme qu’on mène à l’échafaud, se prépara à nous conduire dans les soirées annoncées par M. de Conprat.

 

XII

Je réponds que mon esprit d’observation ne s’exerça point à mon premier bal. De cette soirée, je me rappelle simplement un plaisir délirant et les bêtises que j’ai dites, parce qu’elles me valurent le lendemain une verte semonce.

 

De temps en temps, Junon me frappait sur le bras avec son éventail et me soufflait dans l’oreille que j’étais ridicule ; mais elle donnait là des coups d’épée dans l’eau, et je m’envolais dans les bras de mes danseurs en songeant que si la valse n’est pas admise dans le ciel, ce n’est guère la peine d’y aller.

 

Parfois, mon cavalier croyait ingénieux de faire quelques frais de conversation.

 

– Il n’y a pas longtemps que vous habitez ce pays-ci, mademoiselle ?

 

– Non, monsieur : six semaines environ.

 

– Où demeuriez-vous avant de venir au Pavol ?

 

– Au Buisson ; une affreuse campagne, avec une affreuse tante qui est morte, Dieu merci !

 

– Dans tous les cas, votre nom est très connu, mademoiselle : il y avait un chevalier de Lavalle enfermé au Mont Saint-Michel, en 1423.

 

– Vraiment ! Que faisait-il là, ce chevalier ?

 

– Mais il défendait le mont attaqué par les Anglais.

 

– Au lieu de danser ? Quel grand nigaud !

 

– C’est ainsi que vous appréciez vos ancêtres et l’héroïsme, mademoiselle ?

 

– Mes ancêtres ! Je n’y ai jamais pensé. Quant à l’héroïsme, je n’en fais aucun cas.

 

– Que vous a-t-il fait, ce pauvre héroïsme ?

 

– Les Romains étaient héroïques, paraît-il, et je déteste les Romains ! Mais valsons, au lieu de causer.

 

Et je mettais mon danseur sur les dents.

 

Mon bonheur atteignit son apogée lorsque, dans ce salon plein de lumière, sous les yeux de ces femmes en grande toilette, au milieu de ce monde dont j’étais si loin peu de temps auparavant, je me vis valsant avec M. de Conprat. Il dansait mieux que tous les autres, c’est certain. Bien qu’il fût grand et que je fusse extrêmement petite, sa jolie moustache blonde tordue en pointe me caressait la joue de temps en temps, et j’eus quelques petites tentations dont je ne parlerai pas, de peur de scandaliser mon prochain.

 

Enivrée par la joie et les compliments qui bourdonnaient autour de moi, je dis toutes les bêtises imaginables et inimaginables ; mais je fis la conquête de tous les hommes et le désespoir de toutes les jeunes filles.

 

Le cotillon provoqua chez moi le plus vif enthousiasme, et quand mon oncle, qui avait l’air d’un martyr dans son coin, nous fit signe qu’il était temps de partir, je criai d’un bout du salon à l’autre :

 

– Mon oncle, vous ne m’emmènerez que par la force des baïonnettes.

 

Mais je dus me passer de baïonnettes et suivre Junon qui, belle et digne comme toujours, s’empressa d’obéir à son père sans se soucier de mes récriminations.

 

Rentrée dans ma chambre, je me déshabillai avec assez de calme ; mais en robe de nuit et sur le point de me coucher, je fus prise d’une fringale irrésistible. Je saisi mon traversin et me mis à valser avec lui en chantant à tue-tête.

 

Junon, dont la chambre n’était pas éloignée de la mienne, entra chez moi d’un air un peu effrayé.

 

– Que fais-tu donc, Reine ?

 

– Tu vois bien, je valse !

 

– Mon Dieu, es-tu enfant !

 

– Ma chère, si l’humanité avait de l’esprit, elle valserait jour et nuit.

 

– Voyons, Reine, il fait froid, tu vas attraper du mal. Je t’en prie, couche-toi.

 

Je jetai mon traversin dans un coin et me glissai dans mes draps. Blanche s’assit au pied du lit et improvisa une harangue. Elle s’efforça de me prouver que le calme, dans tous les actes de la vie, est une grande qualité, que chaque chose doit se faire en temps et lieu, qu’après tout un traversin ne lui semblait point un danseur fort agréable, et…

 

– Quant à cela, je suis de ton avis ! dis-je en l’interrompant vivement, il n’y a que les danseurs en chair et en os de sérieux et d’agréables, surtout quand ils ont des moustaches ; des moustaches blondes, par exemple ! Une petite moustache qui vous caresse la joue en valsant, ah ! c’est vraiment déli…

 

Sur ce, je m’endormis et ne me réveillai que dans la journée, à trois heures.

 

Quand je fus habillée, M. de Pavol me pria de passer chez lui. Je me rendis aussitôt à cette invitation, pensant que la cervelle de mon oncle venait d’enfanter quelque sermon. À son air solennel, je vis que mes conjectures étaient justes, et, comme j’ai toujours aimé mes aises aussi bien pendant les sermons que dans les autres circonstances de la vie, j’avançai un fauteuil dans lequel je m’étendis confortablement ; je croisai les mains sur mes genoux et fermai les yeux dans une attitude de profond recueillement.

 

Au bout de deux secondes, n’entendant rien, je dis :

 

– Eh bien ! mon oncle, allez donc !

 

– Faites-moi la grâce de vous redresser, Reine, et de prendre une attitude plus respectueuse.

 

– Mais, mon oncle, dis-je en ouvrant des yeux étonnés, je n’avais pas l’intention de vous manquer de respect, je prenais une pose recueillie pour mieux vous écouter.

 

– Ma nièce, vous me ferez perdre la tête !

 

– C’est bien possible, mon oncle, répondis-je tranquillement ; mon curé m’a dit bien des fois que je le ferais mourir à la peine.

 

– En vérité, croyez-vous que j’aie envie de m’en aller au diable à cause d’une petite fille mal élevée ?

 

– D’abord, mon oncle, j’espère que vous n’irez jamais au diable, bien que vous aimiez assez ce personnage ; ensuite je serais bien désolée de vous perdre, car je vous aime de tout mon cœur.

 

– Hum !… c’est bien heureux. Voulez-vous m’apprendre maintenant pourquoi, après mes leçons et mes conseils, vous vous êtes conduite cette nuit d’une façon si inconvenante ?

 

– Spécifiez les accusations, mon oncle.

 

– Ce serait bien long, car tout ce que vous faisiez était mal fait, vous aviez l’air d’un cheval échappé. Entre autres sottises, quand vous avez aperçu M. de Conprat, vous l’avez appelé par son petit nom ; j’étais près de vous, et j’ai vu que votre danseur trouvait cela fort étonnant.

 

– Je l’en crois capable, il avait l’air d’une oie !

 

– Je ne suis pas une oie, reine, et je vous dis que c’est inconvenant.

 

– Mais, mon oncle, c’est notre cousin, nous le voyons presque tous le jours. Blanche et moi nous l’appelons toujours Paul quand nous en parlons, et même quand nous nous adressons à lui directement.

 

– Cela se passe dans l’intimité, mais non dans le monde, où chacun n’est pas tenu de connaître la parenté et les relations des gens.

 

– Ainsi, il faut agir d’une façon chez soi et d’une autre dans le monde ?

 

– Je m’évertue à vous le dire, ma nièce.

 

– C’est de l’hypocrisie, ni plus ni moins.

 

– Au nom du ciel, soyez hypocrite, je ne demande que cela ! Ensuite, il paraît que vous avez dit à cinq ou six jeunes gens qu’ils étaient très gentils ?

 

– C’est bien vrai ! m’écriai-je dans un élan de sympathie pour mes danseurs. Si charmants, si polis, si empressés ! Puis je m’étais embrouillée dans mes promesses et je craignais de les avoir contrariés.

 

– En attendant, vous me contrariez beaucoup, Reine ; voilà près de sept semaines que Blanche et moi nous essayons de vous apprendre qu’il est de bon goût de pondérer ses mouvements et l’expression de ses sentiments ; néanmoins vous saisissez toutes les occasions de dire ou de faire des sottises. Vous avez de l’esprit, vous êtes coquette, malheureusement pour moi vous avez un visage dix fois trop joli, et…

 

– À la bonne heure ! interrompis-je d’un ton satisfait, voilà comme j’aime les sermons !

 

– Reine, ne m’interrompez pas, je parle sérieusement.

 

– Voyons, mon oncle, raisonnons. La première fois que vous m’avez vue, vous avez dit : Vous êtes diablement jolie !

 

– Eh bien, ma nièce ?

 

– Eh bien, mon oncle, vous voyez bien qu’on ne peut pas réprimer toujours un premier mouvement.

 

– C’est possible, mais on doit essayer et surtout m’écouter. Malgré votre grande jeunesse et votre petite taille, vous avez l’air d’une femme, tâchez à en avoir la dignité.

 

– La dignité dis-je étonnée : pourquoi faire ?

 

– Comment…, pourquoi faire ?

 

– Je ne comprends pas, mon oncle, comment vous venez me prêcher la dignité quand le gouvernement en a si peu !

 

– Je ne saisis pas le rapport… Quelle est cette nouvelle fantaisie ?

 

– Mais, mon oncle, vous prétendez que le gouvernement passe son temps à jouer à la raquette ; pour un gouvernement, franchement, ça manque de dignité. Pourquoi de simples individus seraient-ils plus dignes que des ministres et des sénateurs ?

 

Mon oncle se mit à rire.

 

– Il est difficile de vous gronder, Reine, vous glissez entre les doigts comme une anguille. Quoi qu’il en soit, je vous affirme que si vous ne voulez pas m’écouter, vous n’irez plus dans le monde.

 

– Oh ! mon oncle, si vous faisiez une chose pareille, vous seriez digne des tortures de l’inquisition !

 

– L’inquisition étant abolie, je ne serai pas torturé, mais vous m’obéirez, soyez-en certaine. Je ne veux pas que ma nièce prenne des habitudes et des allures qui, supportables à son âge, la feraient passer plus tard pour…, hum !

 

– Pour qui, mon oncle ?

 

M. de Pavol eut une violente quinte de toux.

 

– Hum ! pour une femme élevée dans les bois, ou quelque chose d’approchant.

 

– Ce ne serait pas si niais, cette appréciation ! le Buisson et les bois se ressemblent beaucoup.

 

– Enfin, ma nièce, soyez convaincue que j’ai parlé sérieusement. Allez-vous-en, et réfléchissez.

 

Pour le coup, je vis qu’il ne fallait pas plaisanter avec cette semonce formidable. Aussi je m’enfermai dans ma chambre, où je boudai durant vingt-huit minutes et demie, espace de temps pendant lequel je sentis germer dans mon cœur le désir louable de faire connaissance avec la pondération.

 

XIII

Je sus bientôt que parfois les proverbes n’usurpent point leur réputation de sagesse, que, dans certains cas, vouloir c’est pouvoir, et qu’avec un peu de bonne volonté je pourrais mettre en pratique les conseils de mon oncle. Je ne veux pas dire par là que je n’aie plus commis de sottises, oh ! non, la chose arrivait encore assez fréquemment, mais je réussis à me dégriser et à prendre possession d’un calme relatif.

 

Du reste, si mon oncle m’avait grondée, c’était plutôt, comme il le disait lui-même, en prévision de l’avenir, car je me trouvais dans un milieu où mes actes et mes paroles étaient jugés avec la plus grande indulgence. Milieu plein d’aménité, de politesse, de traditions courtoises, dans lequel, sans m’en douter, j’avais bon nombre de parents et d’alliés.

 

Grâce à mon nom, à ma beauté, à ma dot, beaucoup de péchés contre les convenances me furent pardonnés. J’étais l’enfant gâté des douairières, qui racontaient avec complaisance des anecdotes sur mes grands-parents, mes arrière-grands-parents et certains aïeux dont les faits et gestes avaient dû être remarquables pour que ces aimables marquises en parlassent avec tant de chaleur. Je découvris avec satisfaction que les ancêtres servent à quelque chose dans la vie, et couvrent de leur égide poussiéreuse les hardiesses et les lubies des jeunes descendantes qui sortent du fond des bois.

 

J’étais l’enfant gâté des maris en perspective qui, dans mes beaux yeux, voyaient briller ma dot ; l’enfant gâté des danseurs, que ma coquetterie amusait, et je confesse bien bas, très bas, que j’éprouvais un immense bonheur à ravager les cœurs et à métamorphoser certaines têtes en girouettes.

 

Ô coquetterie, quel charme renfermé dans chaque lettre de ton nom !

 

Il fallait que ce sentiment fût inné chez moi, car, après deux ou trois soirées, j’en connaissais les détails, les nuances et les ruses.

 

Je voudrais être prédicateur, rien que pour prêcher la coquetterie à mon auditoire et refuser l’absolution à mes pénitentes assez privées de jugement pour ne pas se livrer à ce passe-temps charmant. Peut-être ne resterais-je pas longtemps dans le giron de l’Église, mais, dans ma courte carrière, je crois que je ferais quelques prosélytes. Je plains les hommes qui, croyant tout connaître, ignorent les plaisirs les plus fins, les plus délicats. À mes yeux, ils mènent une vie de cornichon…, de melon tout au plus.

 

Pendant que je me donnais beaucoup de mouvement et que je révolutionnais les cœurs, Blanche passait, belle et fière, trop sûre de sa beauté pour faire des frais, trop digne pour s’abaisser aux agitations et aux roueries qui faisaient ma joie.

 

Néanmoins, quand la première effervescence fut calmée, j’en vins vite à réfléchir que M. de Conprat mettait un temps infini à s’éprendre de moi. Il me voyait sous toutes les faces, en grande toilette, en demi-toilette, coquette, sérieuse, parfois mélancolique, rarement, je dois l’avouer, et, malgré cette diversité d’aspects qui empêchait la monotonie de s’attacher à ma personne, non seulement il ne se déclarait pas, mais il avait l’air vraiment de me traiter en enfant. Le mot de mon curé : Soyez sûre qu’il vous a prise pour une petite fille sans conséquence, commençait à me troubler grandement.

 

Nonobstant ma coquetterie, mes plaisirs, mes nombreuses distractions, jamais mon amour ne s’altéra un instant. Sans doute l’animation de ma vie m’empêchait d’y attacher constamment ma pensée, et c’est ce qui explique mon long aveuglement ; mais je n’eus jamais l’idée de trouver un homme plus charmant que Paul de Conprat.

 

Pourtant, dans la cour qui se pressait sur mes pas, plusieurs courtisans offraient une similitude réelle avec les types de Walter Scott que j’avais beaucoup admirés. Je me suis demandé maintes fois comment mon gros héros au visage réjoui, à l’appétit merveilleux, avait pu m’émouvoir à ce point étonnant, alors que mon esprit était sous l’influence de personnages imaginaires qui lui ressemblaient fort peu. Voilà un sujet psychologique que je livre aux méditations des philosophes, car, moi, je n’ai pas le temps de m’y arrêter ; je constate le fait, je salue la philosophie et je passe.

 

Le 25 octobre, nous eûmes une dernière soirée dans un château situé près du Pavol. Je mis une robe bleu lumière avec deux ou trois pompons piqués dans mes cheveux noirs et me tombant sur le coin de l’oreille. J’étais extraordinairement jolie et, ce soir-là, j’eus un succès fou. Succès si sérieux que, la semaine suivante, cinq demandes en mariage me concernant furent adressées à mon oncle. Mais j’étais inquiète, fébrile, tourmentée, et, contre mon habitude, je ne jouis pas de l’engouement provoqué par ma beauté.

 

J’attendais avec impatience M. de Conprat pour l’observer avec des yeux qui commençaient à se dessiller. Il arrivait généralement fort tard, avec trois ou quatre jeunes gens composant la haute société fashionable de la contrée. Ces messieurs, étant blasés dès l’âge le plus tendre, et trouvant extrêmement fatigant, pénible et navrant de valser avec de jolies femmes, faisaient quelques invitations d’un air ennuyé, nonchalant, et assez impertinent, sauf Paul de Conprat, trop excellent, trop naturel, pour ne pas danser avec l’air satisfait que comportait la circonstance. Toutefois je dois dire que mon entrain dissipait l’ennui de ces victimes infortunées de l’expérience comme un beau soleil dissipe un léger brouillard. Je savais si bien les exciter, les émoustiller, les faire tourner à tous les vents de mes fantaisies, que mon oncle disait : « Elle a le diable au corps ! »

 

Honni soit qui mal y pense !

 

Je remarquai avec dépit que Paul valsait souvent avec Blanche, tandis qu’il m’invitait rarement, sans y mettre ni formes ni empressement. Je redoublai de coquetterie pour attirer son attention ; mais que lui importait ! sa tête, son cœur étaient loin de moi, et je me réfugiai dans un coin reculé en refusant énergiquement de danser.

 

Il y avait quelques instants que je me dissimulais dans les draperies qui séparaient le grand salon d’un boudoir où plusieurs femmes étaient assises, quand je surpris la conversation de deux respectables douairières dont j’avais fait la conquête.

 

– Reine est ravissante, ce soir ; comme toujours elle a tous les succès.

 

– Blanche de Pavol est plus belle, cependant.

 

– Oui, mais elle a moins de charme. C’est une reine dédaigneuse, et Mlle de Lavalle une adorable petite princesse des contes de fées.

 

– Princesse est le mot ; elle a de la race, et ce qui choquerait chez les autres est charmant chez elle.

 

– On dit que le mariage de sa cousine est décidé avec M. de Conprat.

 

– Je l’ai entendu dire.

 

Durant quelques secondes, orchestre, douairières, danseurs exécutèrent devant moi une danse sans nom, et pour ne pas tomber je me cramponnai à la draperie dans laquelle j’étais enfouie.

 

Lorsque je me remis de mon étourdissement, le salon brillant me parut voilé d’un crêpe épais ; à la grande surprise de Junon, j’allai la supplier de partir immédiatement sans attendre le cotillon.

 

En revenant au Pavol je me disais : « Ce n’est pas vrai, je suis sûre que ce n’est pas vrai ! Pourquoi tant me troubler ? »

 

Mais je me déshabillai en pleurant, avec l’idée qu’un immense malheur allait fondre sur moi.

 

Néanmoins, comme rien n’est plus versatile qu’un esprit de seize ans, le lendemain je me reprenais à espérer et traitais le bavardage de ces dames de cancans sans portée. Je résolus d’observer soigneusement M. de Conprat, et j’étais dans une disposition morale qui permettait au moindre indice de donner un corps à des impressions même passées et fugitives.

 

Dans l’après-midi de ce jour néfaste, nous étions tous dans le salon. Le commandant et mon oncle faisaient une partie d’échecs, Blanche jouait une sonate de Beethoven, et moi, étendue dans un fauteuil, j’examinais, sous mes paupières à mi-closes, l’attitude et la physionomie de Paul de Conprat. Assis près du piano, un peu en arrière de Junon, il l’écoutait d’un air sérieux, sans cesser de la regarder. Je trouvai que cette expression sérieuse ne lui allait pas et pouvait se qualifier d’ennuyée. Je me confirmai dans mon opinion en remarquant qu’il s’efforçait d’étouffer quelques petits bâillements intempestifs. C’est alors que subitement je fis un retour sur ma propre satisfaction quand il jouait des airs de danse. Je compris que j’aimais non les airs, mais bien l’exécutant, et que, pour lui, c’était identiquement le même sentiment. Il se souciait bien de Beethoven ! mais il était épris de Blanche, et les choses antipathiques à sa nature lui plaisaient dans la femme qu’il aimait.

 

Junon termina son affreuse sonate, et Paul lui dit dans un mouvement d’enthousiasme dont je connaissais le motif caché :

 

– Quel maître que ce Beethoven ! vous l’interprétez parfaitement, ma cousine.

 

– Vous avez bâillé ! m’écriai-je en sautant si brusquement sur mes pieds que les joueurs d’échecs poussèrent un grognement furieux.

 

– Je te croyais endormie, Reine ?

 

– Non, je ne dormais pas, et je te dis que Paul a bâillé pendant que tu jouais de ton maudit Beethoven.

 

– Reine déteste tant la musique, dit mon oncle, qu’elle attribue aux autres ses idées personnelles.

 

– Oui, oui, mes idées me font faire de belles découvertes ! répondis-je d’une voix tremblante.

 

– Qu’est-ce qui te prend, Reine ? Tu es de mauvaise humeur parce qu n’as pas assez dormi cette nuit.

 

– Je ne suis pas de mauvaise humeur, Junon, mais je déteste l’hypocrisie, et je répète, soutiens et soutiendrai jusqu’à la mort exclusivement que Paul a bâillé, et encore bâillé.

 

Après cette sortie, je m’enfuis avec le calme d’un tourbillon, laissant les habitants du salon plongés dans la stupéfaction.

 

Je m’enfermai chez moi et me promenai de long en large dans ma chambre, en maugréant contre mon aveuglement et en me donnant de grands coups de poing sur la tête, d’après la mode Perrine quand elle se trouvait dans l’embarras. Mais les coups de poing sur la tête, outre qu’ils peuvent ébranler le cerveau, n’ont jamais servi de remède à un amour malheureux, et, profondément découragée, je me laissai tomber dans une bergère, où je restai longtemps à me morfondre et à me désoler.

 

Ainsi que dans toutes les circonstances de ce genre, je me rappelais des mots et des détails qui, me disais-je, auraient dû m’éclairer vingt fois pour une. Le sentiment dominant en moi, au milieu de beaucoup d’autres très confus, c’était celui d’une colère vive, et ma fierté, se réveillant, grande et irritée, me fit jurer que personne ne s’apercevrait de mon chagrin. J’étais sincère, et je croyais fermement qu’il me serait facile de dissimuler mes impressions alors que j’avais pour habitude de les jeter à la tête des gens.

 

Je traversais un de ces moments d’irritation pendant lesquels l’individu le plus placide ressent un désir violent d’étrangler quelqu’un ou de casser quelque chose. Les nerfs, qui ne peuvent se soulager par des larmes, ont besoin d’une détente quelconque, et je m’en pris à mes bonshommes en terre cuite dont les grimaces, les sourires me parurent tout à coup odieux et ridicules. Aussitôt je les jetai par la fenêtre, éprouvant un âpre plaisir à les entendre se briser sur le sable de l’allée.

 

Mais mon oncle qui passait par là, en reçut un sur son chef vénéré, heureusement pourvu d’un chapeau, et, trouvant le procédé en dehors de toutes les lois de l’étiquette, il y répondit par une exclamation expressive.

 

– … À quel diable d’exercice vous livrez-vous là, ma nièce ?

 

– Je jette mes bonshommes par la fenêtre, mon oncle, répondis-je en m’approchant de la croisée dont je me tenais assez éloignée pour lancer mes projectiles avec plus de force.

 

– Est-ce une raison pour me casser la tête ?

 

– Mille pardons, mon oncle, je ne vous avais pas vu.

 

– Seriez-vous devenue folle subitement, ma nièce ? Pourquoi brisez-vous ainsi vos bibelots ?

 

– Ils m’agacent, mon oncle ; ils m’impatientent, ils m’énervent !… Tenez, voilà la fin !

 

J’en expédiai cinq à la fois, et, fermant brusquement la fenêtre, je laissai M. de Pavol tempêter contre les nièces, leurs fantaisies et le désordre de son allée.

 

Le soir, il me sermonna, mais je l’écoutai avec la plus grande impassibilité, un misérable sermon, au milieu de mes graves soucis, me produisant l’effet d’une bulle de savon crevant sur ma tête.

 

Après le dîner, j’allai contempler mes petits bonshommes en terre cuite qui gisaient d’un air piteux dans l’allée. Brisés ! pulvérisés !… absolument comme les illusions et mon bonheur que je croyais à tout jamais perdu.

 

XIV

Peut-être s’étonne-t-on de mon manque de perspicacité, mais quel est celui qui, sans avoir l’excuse de mes seize ans, n’a pas donné, au moins une fois dans sa vie, la preuve d’un aveuglement incroyable ? Je voudrais bien savoir s’il existe un seul homme qui ne soit pas traité d’imbécile en découvrant un fait qu’il ne voyait pas depuis longtemps, bien qu’il fût très visible ? Ah ! qu’il est facile de se dire perspicace ! facile aussi de le prouver quand on vous les points sur les i…

 

C’était un véritable supplice pour moi d’observer maintenant M. de Conprat, de saisir toutes les attentions délicates qu’il avait pour Blanche, en sachant fort bien quel en était le secret mobile. Comme je pleurais en cachette ! mais jamais, je crois, je n’éprouvai un grand sentiment de jalousie contre Junon. Mon Dieu, non ! j’étais une petite créature qui aimait sincèrement, profondément, mais pas l’ombre de passion farouche ne se mêlait à mon amour. Seulement j’étais dans une perpétuelle irritation contre M. de Conprat. Il était le bouc émissaire que je chargeais de ma mauvaise humeur avec mes chagrins et mes amertumes en sous-entendus. Je ne cessais pas de le taquiner et de lui dire des choses aigres-douces. Puis je me réfugiais dans ma chambre, où je me promenais à grands pas en m’adressant des discours.

 

« Comme c’est spirituel de s’éprendre d’une femme dont la nature ressemble si peu à la vôtre ! Lui si gai, si bavard ! aussi bavard que je suis bavarde, certes ! et elle grave, silencieuse, adoratrice de l’étiquette, tandis qu’il en est quelquefois bien ennuyé, je le vois parfaitement. Nous nous convenions si bien ! Comment ne l’a-t-il pas vu ? Mais Blanche est aussi bonne que belle, il la connaît depuis longtemps, et enfin l’amour ne se commande pas… »

 

Mais ces beaux raisonnements ne me consolaient point.

 

Je sanglotais le soir dans mon lit, même la nuit parfois, et, malgré ma résolution bien prise de cacher mes impressions, au bout de quinze jours, habitants et habitués du Pavol s’étonnaient de mes allures fantasques. Le matin, j’étais gaie au point de rire des heures entières ; le soir, je me mettais à table d’un air sombre et je ne desserrais pas les dents pendant le repas.

 

Ce silence, si contraire à mes habitudes, inquiétait beaucoup M. de Pavol.

 

– Que se passe-t-il dans votre petite tête, Reine ?

 

– Rien, mon oncle.

 

– Vous ennuyez-vous ? Voulez-vous faire un voyage ?

 

– Oh ! non, non, mon oncle ; je serais désolée de quitter le Pavol.

 

– Si vous tenez essentiellement à vous marier, ma nièce, vous êtes libre, je ne suis pas un tyran. Regretteriez-vous le refus par lequel vous avez accueilli les demandes qui se sont succédé depuis quelque temps ?

 

– Non, mon oncle ; j’ai abandonné mon idée, je ne veux pas me marier.

 

Ces malheureuses demandes ajoutaient encore à mes ennuis. Je ne pouvais plus entendre parler de mariage sans avoir envie de pleurer. Si M. de Pavol ne me pressait pas pour accepter, il me faisait voir les avantages de chaque parti et insistait un peu pour que je consentisse au moins à connaître mes chevaliers. Il les eût même assez facilement qualifiés de cas extraordinaires, et, parmi les nombreuses découvertes que je faisais journellement, l’inconséquence de mon oncle n’est pas celle qui m’ait le moins étonnée. Au fond du cœur, je pense qu’il était légèrement effrayé de la charge d’âme qui lui était incombée. Mais il me laissait entièrement libre et se contenta, pour refuser quelques partis, de mes raisons qui n’avaient ni queue ni tête.

 

– Pourquoi tant dire que tu étais pressée de te marier, Reine ? me demanda Blanche.

 

– Je ne me marierai pas avant d’avoir trouvé ce que je désire.

 

– Ah !… et que désires-tu ?

 

– Je ne sais pas encore, répondis-je, la gorge serrée.

 

Blanche me prit le visage à deux mains et me regarda avec attention.

 

– Je voudrais lire dans ta pensée, petite Reine. Aimes-tu quelqu’un ? Est-ce Paul ?

 

– Je te jure que non, dis-je en échappant à son étreinte, je n’aime personne ! et quand j’aimerai, tu le sauras tout de suite.

 

Si la mort n’était pas une chose si effrayante, je suis sûre que l’on m’eût tuée dans ce moment-là, avant de me faire avouer mon amour pour un homme qui aimait une autre femme, et quand cette autre femme était ma cousine. Heureusement, il n’était question ni de pal ni de guillotine, dont la vue eût probablement détruit mon stoïcisme.

 

– Je fais comme toi, Blanche, j’attends.

 

– Je n’ai pas les mêmes succès que mon petit loup du Buisson, répondit-elle en souriant. Cinq demandes à la fois !

 

– Ne m’en parle plus, je t’en prie, cela me fatigue, m’ennuie, m’excède !

 

Par malheur, un sixième chevalier réunissant les qualités les plus rares, les plus extraordinaires, les plus complètes, se mit tout à coup sur le rang de mes adorateurs. Hélas ! je récoltais ce que j’avais semé, car, dès mon entrée dans le monde, j’avais eu soin de raconter à tout venant que j’entendais me marier le plus tôt possible.

 

Mon oncle me fit appeler, et nous eûmes ensemble une longue conférence.

 

– Reine, M. Le Maltour sollicite l’honneur de vous épouser.

 

– Grand bien lui fasse, mon oncle !

 

– Vous plaît-il ?

 

– Du tout.

 

– Pourquoi ? Donnez-moi des raisons, de bonnes raisons ; celles de l’autre jour, pour les partis que vous avez refusés d’emblée, ne valaient rien.

 

– Ils n’étaient pas présentables, vos partis, mon oncle !

 

– Voyons, M. de P… était très bien.

 

– Oh ! un homme de trente ans… Pourquoi pas un patriarche ?

 

– Et M. C… ?

 

– Un nom affreux, mon oncle !

 

– M. de N…, garçon de mérite, très intelligent ?

 

– J’ai compté ses cheveux, il n’en a plus que quatorze à vingt-six ans !

 

– Ah !… et le petit D… ?

 

– Je n’aime pas les bruns. Ensuite, c’est la nullité la plus parfaite. Une fois marié, il adorait sa figure, ses cravates et ma dot, voilà tout !

 

– Je vous l’abandonne. Mais j’en reviens au baron Le Maltour ; que lui reprochez-vous ?

 

– Un homme qui n’a jamais dansé que des quadrilles avec moi parce que je ne valse pas à trois temps ! m’écriai-je avec indignation.

 

– Sérieux grief ! Reine, je vous le répète, je trouve absurde de se marier si jeune : mais malgré votre dot et votre beauté, peut-être ne retrouverez-vous jamais un parti comme celui-là. C’est un charmant cavalier, j’ai les meilleurs renseignements sur sa moralité et sur son caractère ; une fortune immense, un titre, une famille honorable et très ancienne…

 

– Ah ! oui ; des aïeux ! comme dit Blanche, interrompis-je avec dédain. J’ai horreur des aïeux, mon oncle.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Des gens qui ne pensaient qu’à batailler et à se faire casser le nez ! Quel idiotisme !

 

– Eh bien ! je sais que le greffier du tribunal de V… vous trouve charmante : il n’a pas d’aïeux ; voulez-vous qu’on lui dise que, pour cette raison, Mlle de Lavalle est disposée à l’épouser ?

 

– Ne vous moquez pas de moi, mon oncle, vous savez bien que je suis patricienne jusqu’au bout des ongles, répondis-je en saisissant cette occasion d’admirer ma main et l’extrémité de mes doigts effilés.

 

– C’est ce que je crois, si votre physique n’est pas trompeur. Maintenant, ma nièce, écoutez-moi bien. Vous ne connaissez pas assez M. Le Maltour pour avoir une appréciation sur lui, et je veux absolument que vous le voyiez plusieurs fois avant de donner une réponse définitive. Je vais écrire à Mme Le Maltour que la décision dépend de vous, et que j’autorise son fils à se présenter au Pavol quand bon lui semblera.

 

– Très bien, mon oncle, il en sera ce que vous voudrez.

 

Cinq minutes après, j’errais dans les bois en proie à la plus violente agitation.

 

– Ah ! c’est ainsi ! disais-je en mordant mon mouchoir pour étouffer mes sanglots ; il sera bien reçu, ce Maltour ! Dans quatre jours, je veux qu’il ait disparu de mon existence. Et mon oncle qui ne voit rien, qui ne comprend rien !…

 

Je me trompais. Mon oncle, malgré mes prétentions soudaines à la dissimulation, voyait très clair, mail il agissait sagement. Il ne pouvait pas empêcher M. de Conprat d’aimer sa fille et renoncer au rêve que lui et le commandant caressaient depuis longtemps. D’ailleurs, bien convaincu que mon sentiment avait peu de profondeur et que beaucoup d’enfantillage s’y mêlait, il pensait que le meilleur remède pour guérir ce caprice c’était de détourner mes idées sur un homme qui, en m’aimant, saurait se faire aimer, de par cet axiome : l’amour attire l’amour.

 

Le raisonnement eût été parfait, s’il n’avait pas péché par la base.

 

Deux jours pus tard, Mme Le Maltour et son fils arrivaient au Pavol, le sourire aux lèvres et l’espoir dans le regard. L’excellente dame me dit cent choses aimables, auxquelles je répondis avec la mine sinistre et renfrognée d’un portier de Jésuites.

 

Le baron était un bon garçon… ; permettez, je ne veux point dire par là que ce fût une bête ; pas du tout ! Il était intelligent, spirituel, mais il n’avait que vingt-trois ans. Il était timide et très amoureux, dernière particularité qui ne lui déliait pas l’esprit, mais que j’aurais eu mauvaise grâce à lui reprocher.

 

Le lendemain, il vint nous voir sans sa mère et s’efforça de causer avec moi.

 

– Regrettez-vous qu’il n’y ait plus de soirées, mademoiselle ?

 

– Oui, répondis-je d’un ton aussi rogue que celui de Suzon.

 

– Vous êtes-vous amusée, l’autre jour, chez les *** ?

 

– Non.

 

– C’était brillant, cependant. Quelle jolie robe vous aviez ! Vous aimez le bleu ?

 

– Évidemment, puisque j’en porte.

 

M. Le Maltour toussa discrètement pour se donner du courage.

 

– Aimez-vous les voyages, mademoiselle ?

 

– Non.

 

– Vous m’étonnez ! Je vous aurais cru l’esprit entreprenant et voyageur.

 

– Idiotisme ! j’ai peur de tout.

 

La conversation dura quelque temps sur ce ton. Déconcerté par mon laconisme et l’intérêt avec lequel, de l’air le plus impertinent du monde, je suivais les évolutions d’une mouche qui se promenait sur le bras de mon fauteuil, le baron se leva un peu rouge et abrégea sa visite.

 

Mon oncle le conduisit jusqu’à la porte du jardin et revint me trouver en colère.

 

– Cela ne peut pas continuer ainsi, Reine ! C’est de l’insolence, pardieu ! aussi bien pour moi que pour ce pauvre garçon qui est timide et que vous démontez complètement. M. Le Maltour n’est pas un homme qu’on puisse traiter comme un pantin, ma nièce ! Personne ne vous forcera à l’épouser mais je veux que vous soyez polie et aimable. Dieu sait si vous avez la langue bien pendue quand vous le voulez ! Tâchez qu’il en soit ainsi demain ; M. Le Maltour déjeunera ici.

 

– Bien, mon oncle ; je parlerai, soyez tranquille.

 

– Ne dites pas de sottises, au moins.

 

– Je m’inspirerai de la science, mon oncle, répondis-je avec majesté.

 

– Comment, de…

 

– Ne vous tourmentez pas, je ferai ce que vous désirez, je parlerai sans désemparer.

 

– Il ne s’agit pas, ma nièce…

 

Mais je laissai mon oncle confier sa pensée aux meubles du salon, et je courus dans la bibliothèque chercher ce dont j’avais besoin pour exécuter l’idée qui venait de me passer par la tête. J’emportai chez moi la philosophie de Malebranche et une étude sur la Tartarie.

 

Malebranche faillit me donner un transport au cerveau, et je l’abandonnai pour me rejeter sur la Tartarie, qui m’offrit plus de ressources. Jusqu’à minuit, j’étudiai attentivement quelques pages, en grognant et maugréant contre les habitants de la Boukharie, qui s’affublent de nom si baroques. Je réussis cependant à retenir quelques détails sur le pays et plusieurs mots étranges dont j’ignorais tout à fait la signification. Je me couchai en me frottant les mains.

 

« Nous verrons, me dis-je, si Le Maltour résiste à cette épreuve. Ah ! mon brave oncle, j’aurai le dessus, soyez-en convaincu ! et, dans quelques heures, je serai débarrassée de cet intrus. »

 

Le jour suivant, il se présenta avec l’air heureux et dégingandé d’un homme qui marche sur des aiguilles, mais je le reçus d’une façon si gracieuse qu’il prit pied sur un terrain naturel et les inquiétudes de M. de Pavol se dissipèrent.

 

Les de Conprat et le curé déjeunaient avec nous. J’avais le cœur serré en regardant Paul causer joyeusement avec Blanche, tandis que j’étais condamnée à subir les prévenances timides de M. Le Maltour, dont la jolie figure me portait sur les nerfs.

 

– J’ai changé d’avis depuis hier, lui dis-je brusquement, j’aime beaucoup les voyages.

 

– Je partage votre goût, mademoiselle, c’est la plus intelligente des distractions.

 

– Vous avez voyagé ?

 

– Oui, un peu.

 

– Connaissez-vous les Ruddar, les Schakird-Pische, les Usbecks, les Tadjics, les Mollahs, les Dehbaschi, les Pendja-Baschi, les Alamane ? dis-je tout d’un trait, confondant races, classes et dignités.

 

– Qu’est-ce que tout cela ? demande le baron, abasourdi.

 

– Comment ? est-ce que vous n’êtes jamais allé en Tartarie ?

 

– Mais non, jamais.

 

– Jamais allé en Tartarie ! dis-je avec mépris. Connaissez-vous au moins Nasr-Oullah-Bahadin – Khan-Melic-el-Mounemin-Bird – Blac-Bloc et le diable ?

 

J’ajoutai quelques syllabes de ma façon au nom de Nasr-Oullah pour faire plus d’effet, pensant que l’ombre de ce digne homme ne sortirait pas de la tombe pour me le reprocher.

 

Mon oncle et ses convives se mordaient les lèvres afin de ne pas rire, la physionomie de M. Le Maltour offrant l’expression du plus complet effarement, et Blanche s’écria :

 

– Perds-tu la tête, Reine ?

 

– Mais non, du tout. Je demande à Monsieur s’il partage ma vive sympathie pour Nasr-Oullah, un homme qui avait tous les vices, paraît-il. Il passait son temps à égorger son prochain, à jeter les ambassadeurs dans des cachots où il les laissait pourrir ; enfin, il était doué d’énergie et ignorait la timidité, horrible défaut, à mon avis ! Et son pays !… quel charmant pays ! Toutes les maladies y règnent, et j’y enverrai mon mari. La phtisie, la petite vérole, des vomissements qui durent six mois, des ulcères, la lèpre, un ver appelé rischta qui vous ronge ; pour le faire sortir on…

 

– Assez Reine, assez ; laissez-nous déjeuner en repos.

 

– Que voulez-vous ? mon oncle, je me sens attirée vers la Tartarie. Et vous ? dis-je à M. Le Maltour.

 

– Ce que vous dites n’est pas très encourageant, mademoiselle.

 

– Pour les gens qui n’ont pas de sang dans les veines ! répondis-je dédaigneusement. Quand je serai mariée, j’irai en Tartarie.

 

– Dieu merci, vous ne serez pas libre, ma nièce.

 

– Bien sûr que si, mon oncle ; je ne ferai qu’à ma tête, jamais à celle de mon mari. Du reste, je le mènerai à Boukhara pour qu’il soit mangé par les vers.

 

– Comment ? mangé par… murmura le baron timidement.

 

– Oui, monsieur, vous avez bien entendu. J’ai dit mangé par les vers, car, à mes yeux, la plus charmante position dans la vie, c’est celle de veuve…

 

Haut et puissant baron Le Maltour, bien que d’une race de preux, ne résista pas à l’épreuve. Comprenant le sens caché de mes lubies tartariennes, il s’en alla et ne revint plus.

 

Mon oncle se fâcha, mais je ne m’en émus point.

 

– Mon oncle, qui veut la fin veut les moyens !

 

XV

J’avais tenu ma promesse au curé et je lui écrivais très exactement deux fois par semaine. Cette habitude lui parut si douce, si consolante que, lorsque j’interrompis tout à coup la régularité de ma correspondance, il fut plongé dans le chagrin et l’inquiétude.

 

Absorbée par mes soucis, je restai quinze jours sans lui donner signe de vie ; puis, cédant à ses instantes sollicitations, je lui expédiai des missives dans le genre de celle-ci :

 

L’homme est stupide, monsieur le curé, je viens de découvrir cela. Qu’en pensez-vous, mon curé ? Je vous embrasse en envoyant les convenances au diable.

 

Ou bien :

 

Ah ! mon pauvre curé, j’ai bien peur d’avoir découvert la source de l’eau froide dont nous parlions il y a trois mois ! Le bonheur n’existe pas, c’est un leurre, un mythe, tout ce que vous voudrez, excepté la réalité.

 

Adieu ; si la mort ne nous rendait pas si laids, je serais contente de mourir. De mourir, oui, mon curé, vous avez bien lu.

 

Il m’écrivit courrier par courrier.

 

Chère fille, que signifie le ton de vos derniers billets ? Il y a trois semaines, vous paraissiez si heureuse, dans la joie et la gloire de vos succès mondains ! Non, non, petite Reine, le bonheur n’est point un mythe, il sera votre partage ; mais, en ce moment, l’imagination vous possède, vous emporte et vous empêche de voir juste. Vous n’avez pas suivi mon conseil, Reine ; vous avez abusé des feux de joie, n’est-ce pas ? Pauvre petit enfant, venez me voir, et nous causerons ensemble de vos préoccupations.

 

Je lui répondis :

 

Monsieur le curé, l’imagination est une sotte, la vie une guenille, le monde une loque assez brillante de loin, mais bonne tout au plus à mettre dans un cerisier pour faire peur aux oiseaux. J’ai envie de me jeter à la Trappe, mon cher curé ! Si j’étais sûre qu’il me fût permis de valser de temps en temps avec de charmants cavaliers tels que j’en connais, j’irais certainement m’y réfugier, y ensevelir ma jeunesse et ma beauté. Mais je crois que ce genre de distractions n’est pas admis par les règlements. Donnez-moi quelques renseignements là-dessus, monsieur le curé, et soyez convaincu que vous n’êtes qu’un optimiste en prétendant que le bonheur existe et m’est destiné. Vous menez la vie du rat dans un formage ; non pas que vous soyez égoïste, mais vous ignorez les catastrophes qui peuvent fondre sur la tête des gens vivant dans le monde.

 

Je n’ai pas d’illusions, mon curé. Je suis une vieille petite bonne femme rabougrie, rétrécie, ratatinée, – au moral, j’entends, car je suis plus jolie que jamais, – une petite vieille qui ne croit plus à rien, qui n’espère rien, qui se dit que la terre est bien bête de continuer des révolutions quand ses joies et ses rêves à elle sont broyés, pulvérisés, réduits en atomes imperceptibles… Ma personne morale, si on pouvait la dépouiller de son enveloppe charnelle qui trompe l’œil de l’observateur, j’en conviens, ma personne morale, dis-je, n’est plus qu’un squelette, un arbre mort, complètement mort, dépourvu de sève, privé de toutes ses feuilles et tendant vers le ciel de grands bras raides et décharnés. Pourvu que le moral n’abîme pas le physique, monsieur le curé ! J’en tremble ! N’avoir plus la moindre illusion à seize ans, n’est-ce pas terrible ?

 

Au revoir, mon vieux curé.

 

Dix jours après avoir expédié cette épître, qui devait donner au curé une idée assez triste de l’état de mon âme, mon oncle décida que nous irions passer une après-midi au mont Saint-Michel.

 

Ce jour-là quelque chose de mauvais soufflait dans l’air ; je le pressentais. La veille, le commandant et M. de Pavol avaient eu une conversation secrète et prolongée ; Paul paraissait inquiet, nerveux, et ma cousine était rêveuse.

 

Mon oncle et Junon, qui avaient une passion pour le mont Saint-Michel, m’en firent les honneurs avec complaisance ; mais, outre que l’art architectural me touchait fort peu, je contemplais les choses à travers le voile sombre de mon humeur positivement massacrante.

 

– Que c’est fatiguant de grimper toutes ces marches ! disais-je en geignant à chaque pas.

 

– Plus que six cents à monter pour arriver jusqu’au haut, ma cousine.

 

– J’ai envie de m’arrêter là, alors !

 

– Allons, ma nièce, que diable, vous n’avez pas la goutte !

 

Et mon oncle, tout en gravissant ces degrés foulés par les pas de tant de générations, me racontait l’histoire du mont et l’incident de Montgommery.

 

Mais qu’est-ce que cela me faisait, à moi, ce Montgommery, ces remparts, cette abbaye merveilleuse, ces salles immenses, ces souvenirs multiples qui dorment là depuis des siècles ! Je me serais bien gardée de les réveiller, car j’avais des choses cent fois plus intéressantes à observer sur le visage de ce gros garçon qui entourait Blanche de soins, de prévenances et ne pensait pourtant point à moi.

 

Que j’étais stupide ! n’avoir pas vu son amour plus tôt ! Il s’extasiait sur la moindre pierre pour lui être agréable, et, de temps à autre, je lançais de son côté quelques regards noirs qu’il ne daignait même pas remarquer.

 

– Ah ! nous voici dans la salle des chevaliers. Voyons, Reine, qu’en dites-vous ?

 

– Je dis, mon oncle, que si les chevaliers étaient là, cette salle aurait du charme.

 

– Vous ne lui en trouvez pas par elle-même ?

 

– Oh ! nullement. Je vois de grandes cheminées, des piliers avec des petites machines sculptées au haut, mais sans les chevaliers auxquels on puisse faire tourner un peu la tête… peuh ! ça ne signifie rien du tout.

 

– Je n’avais pas pensé à cette manière d’envisager l’architecture féodale, répondit mon oncle en riant.

 

Nous traversâmes des couloirs sombres qui m’épouvantaient.

 

– Nous allons nous casser le cou ! gémissais-je en me cramponnant au bras du commandant, tandis que Paul offrait le sien à Blanche.

 

– Nous avons du chagrin, petite Reine ? me dit le commandant tout bas.

 

– Vous parlez comme mon curé, répondis-je avec émotion.

 

– Voyons, voulez-vous avoir confiance en moi ?

 

– Je n’ai pas de chagrin, repartis-je d’un ton bourru, et je n’ai confiance en personne. Suzon m’a dit que les hommes étaient des rien du tout, et je partage l’avis de Suzon.

 

– Oh ! oh ! dit le commandant en me regardant d’un air si bon que j’eus peur d’éclater en sanglots ; tant de misanthropie unie à tant de jeunesse !

 

Je ne répondis rien, et comme nous arrivions sur une sorte de longue terrasse, je m’échappai et courus me cacher derrière une énorme arcade. J’appuyai la tête sur une de ces pierres plusieurs fois centenaires, et je me mis à pleurer.

 

« Ah ! pensais-je, comme mon curé avait bien raison de me dire, il y a longtemps, déjà bien longtemps, qu’on ne discute pas avec la vie, mais qu’on la subit ! Toute ma logique ne sert à rien devant les circonstances. Qu’il est triste, mon Dieu, qu’il est triste de se voir traitée comme une petite fille sans conséquence ! »

 

Et je regardais à travers mes larmes ces grèves si vantées qui me paraissaient désolées, ce monument dont la hauteur m’oppressait et me donnait le vertige ; mais, sans m’en rendre compte, j’éprouvais une sorte de soulagement dans cette affinité mystérieuse d’une nature triste avec mes propres pensées ; dans la contemplation de ces grandes murailles qui jetaient leurs grandes ombres mélancoliques sur la terre et sur le passé.

 

En revenant vers notre logis, lorsque nous fûmes dans le train, mon oncle me dit :

 

– Eh bien, Reine, en somme, quelle est votre impression sur le mont Saint-Michel.

 

– Je pense, mon oncle, qu’on doit y mourir de peur et y attraper des rhumatismes.

 

En suivant la route qui conduit à la gare de V… au Pavol, je réfléchissais combien les choses d’ici-bas ont peu de stabilité. Il y avait à peine trois mois, je parcourais le même chemin sous l’influence de mes rêves heureux, dans l’enivrement de mes pensées joyeuses sur cet avenir que je croyais si beau !… et maintenant la route me paraissait jonchée des débris de mon bonheur.

 

Il était assez tard lorsque nous arrivâmes au château ; cependant, mon oncle emmena Blanche chez lui en disant qu’il voulait le soir même causer sérieusement avec elle.

 

Je me couchai en pleurant de tout mon cœur, avec la conviction que l’épée de Damoclès était suspendue sur ma tête.

 

Depuis longtemps, Junon s’était humanisée avec moi. Chaque matin, elle venait s’asseoir sur mon lit et nous causions indéfiniment. Le lendemain, dès sept heures, elle entra dans ma chambre avec une démarche calme, tranquille, et ce sourire si charmant qui transfigurait sa physionomie hautaine et que moi seule, peut-être, connaissais bien.

 

– Reine, me dit-elle aussitôt, Paul me demande en mariage.

 

Le fil était cassé et l’épée de Damoclès me tomba sur la poitrine. Que ce roi était donc dépourvu de sens commun pour attacher une masse si lourde par un simple fil ! L’histoire ne parle-t-elle pas d’un cheveu ? Elle en est bien capable.

 

Sans doute je m’attendais à cette révélation, mais tant qu’un fait n’est pas avéré, accompli, quelle est la créature humaine qui, au fond du cœur, ne garde pas un peu d’espoir ? Je devins très pâle, si pâle que Blanche s’en aperçut, quoique la chambre fût plongée dans une demi obscurité.

 

– Qu’as-tu, Reine ? Es-tu malade ?

 

– Une crampe, murmurai-je d’une voix faible.

 

– Je vais chercher de l’éther, dit-elle en se levant vivement.

 

– Non, non, repris-je en faisant un violent effort pour me raccrocher à ma fierté qui s’en allait à vau-l’eau. C’est passé, Blanche, tout a fait passé.

 

– Éprouves-tu ce malaise souvent, Reine ?

 

– Non…, seulement quelquefois. Ce n’est rien, n’en parlons plus.

 

Blanche passe la main sur mon front comme une personne qui désire chasser une pensée importune. Mais je repris la conversation d’une voix si ferme qu’elle parut délivrée de son inquiétude.

 

– Eh bien, Junon, que comptes-tu faire ?

 

– Mon père m’a dit que ce mariage comblerait tous ses vœux, Reine.

 

– Cela te plaît-il ?

 

– Le mariage me plaît, évidemment ; toutes les convenances sont réunies ; mais jusqu’ici je n’aime Paul que comme cousin.

 

– Que lui reproches-tu ?

 

– Je ne lui reproche rien, si ce n’est de ne pas me plaire assez. C’est un excellent garçon, mais je n’aime pas ce genre d’homme. D’abord, il n’est pas assez beau, puis cet appétit normand manque de poésie, tu en conviendras !

 

– C’est pourtant bien logique de manger quand on a faim ! répondis-je en retenant mes larmes.

 

– Que veux-tu ? je crois que nous ne nous convenons pas réciproquement.

 

– Alors, tu refuses, Junon ?

 

– J’ai demandé un mois pour réfléchir, petite Reine. Je suis très perplexe, car je redoute une déception pour mon père. D’ailleurs, à certains points de vue, ce mariage réunit tout ce que je puis désirer ; enfin, l’homme est parfaitement estimable.

 

– Mais puisque tu ne l’aimes pas, Blanche !

 

– Mon père soutient que je l’aimerai plus tard ; que, du reste, l’amour proprement dit n’est pas nécessaire pour se marier et être heureuse en ménage.

 

– Comment peux-tu croire une chose pareille ! dis-je en bondissant d’indignation. Mon oncle a vraiment des doctrines abominables !

 

Mais Blanche me répondit tranquillement que son père était plein de bons sens, qu’elle avait remarqué maintes fois qu’il se trompait peu dans ses jugements, et qu’elle se sentait disposée à l’écouter.

 

– Paul t’aime beaucoup, Junon ? marmottai-je du bout des lèvres.

 

– Oui, depuis longtemps.

 

– Tu le savais ?

 

– Sans doute ! une femme sait toujours ces choses-là. Et toi, ne l’avais-tu pas vu ?

 

– Si… un peu, répondis-je en envoyant à ma stupidité un sourire plein de mélancolie.

 

Blanche me quitta après m’avoir expliqué que Paul avait tardé à demander sa main parce qu’il craignait d’être refusé.

 

C’était bien ce que je pensais ! et je m’habillai fiévreusement en songeant que, influencée par son père, elle finirait par donner son consentement.

 

« À sa place, j’aurais dit oui en une seconde, et quinze jour après je me serais mariée ! »

 

Hélas ! c’en était fait de mes rêves…, et je tombai dans un grand découragement.

 

XVI

On convint que Paul resterait quelque temps sans venir au Pavol, et, chose qui me parut incroyable, inouïe, Blanche, du jour où elle ne le vit plus, sembla presque décidée à l’épouser. Nous en parlions constamment, nous discutions même les toilettes de mariage et je faisais preuve d’une résignation stoïque, digne des hommes antiques.

 

Mais cette résignation n’était qu’apparente.

 

Mon découragement augmentait, mes yeux se cernaient, et j’en vins à me dire que la vie n’étant plus supportable loin de l’homme que j’aimais, le plus simple était de m’en aller dans l’autre monde.

 

Ce projet évidemment était fort pénible, mais je m’y cramponnai avec ardeur ; je le méditai, le caressai avec une joie presque maladive. Par exemple, je jure sur l’honneur que je n’eus jamais l’idée de m’asphyxier ou d’avaler du poison, moyens d’en finir si chers aux humains de notre temps. Mais, ayant lu dans je ne sais quel livre qu’une jeune fille était morte de chagrin à propos d’un amour contrarié, je décrétai que je suivrais cet exemple.

 

Mon parti pris, et ma mauvaise mine me confirmant dans mes pensées lugubres, je décidai qu’il était poli, convenable, de prévenir le curé et que, du reste, je ne pouvais pas mourir sans lui serrer la main.

 

Ceci bien déterminé, j’entrai un matin dans le cabinet de mon oncle et je le priai de me laisser aller au Buisson.

 

– Il vaut mieux dire au curé de venir ici, Reine.

 

– Il ne pourra pas, mon oncle ; il n’a jamais un sou devant lui.

 

– Ce n’est guère amusant de vous mener là, ma nièce.

 

– Ne venez pas, mon oncle, je vous en prie, vous me gênerez beaucoup. Je désire aller seule avec la vieille femme de charge, si vous le permettez.

 

– Faites ce que vous voudrez. Ma voiture vous conduira jusqu’à C…, où il sera facile de trouver un véhicule quelconque pour vous mener au Buisson. Quand partez-vous ?

 

– Demain matin, de bonne heure, mon oncle, je désire surprendre le curé et je coucherai au presbytère.

 

– Allons, soit ! Je vous renverrai la voiture dans deux jours. Soyez à C… après-demain vers trois heures.

 

Il me regarda attentivement sous ses gros sourcils, en se frottant le menton d’un air préoccupé.

 

– Êtes-vous malade, Reine ?

 

– Non, mon oncle.

 

– Petite nièce, dit-il en m’attirant à lui, j’en suis presque arrivé à souhaiter que mes désirs ne s’accomplissent pas.

 

Je le regardai bien étonnée, car je croyais toujours fermement qu’il n’avait rien vu.

 

Je lui répondis avec beaucoup de sang-froid que je ne savais pas ce qu’il voulait dire, que je me trouvais fort heureuse et que je faisais des vœux pour que ses projets réussissent. Il m’embrassa avec affection et me congédia.

 

Je partis donc le lendemain matin, sans vouloir accepter la compagnie de Blanche, qui désirait venir avec moi.

 

En route, je réfléchis aux paroles de mon oncle :

 

« Il sait tout ! pensais-je. Mon Dieu, que je suis peu clairvoyante avec met prétentions ! Mais quand même le mariage de Junon n’aurait pas lieu, à quoi cela me servirait-il, puisque Paul est amoureux ? Il ne peut pas en aimer une autre maintenant ! Je ne comprends pas mon oncle. »

 

Je ne croyais plus comme autrefois qu’on pût s’éprendre de plusieurs femmes. Jugeant d’après mes propres sentiments, je me disais qu’un homme ne peut aimer deux fois dans sa vie sans présenter au monde le spectacle d’un phénomène extrêmement étonnant.

 

Ayant ainsi réglé les battements de cœur de la gent barbue, mes idées prirent une autre direction, et je me réjouis à la pensée de revoir mon curé. Je pris la résolution de lui sauter au cou, ne fût-ce que pour prouver mon indépendance et le mépris que je professais pour l’étiquette.

 

Arrivée au presbytère, j’entrai non pas par la porte, mais par le trou d’une haie que je connaissais de temps immémorial, et je me glissai à pas de loup vers la fenêtre du parloir, où le curé devait être en train de déjeuner. Cette fenêtre était très basse, mais j’étais si petite que, pour regarder dans l’intérieur de la salle, je dus monter sur une souche placée contre le mur en guise de banc.

 

J’avançai la tête avec précaution au milieu du lierre qui formait un encadrement touffu à la croisée, et je vis mon curé.

 

Il était à table et mangeait d’un air triste ; ses bonnes joues avaient perdu une partie de leurs couleurs et de leur forme arrondie ; ses abondants cheveux blancs n’étaient plus ébouriffés comme jadis, mais aplatis sur sa tête avec un air de désolation inexprimable.

 

– Ah ! mon pauvre bon curé !

 

Je sautai à bas de la souche, je me précipitai dans le presbytère en perdant mon chapeau et j’entrai comme une bombe dans le parloir.

 

Le curé se leva effaré ; son aimable, son excellente figure resplendit de joie en m’apercevant, et ce fut non pour rompre avec les traditions de l’étiquette, mais dans un élan de vive tendresse, de grande émotion, que je me jetai dans ses bras et que je pleurai longtemps sur on épaule.

 

Je sais bien que rien au monde n’est plus inconvenant que de pleurer sur l’épaule d’un curé ; que mon oncle, Junon et toutes les douairières de la terre, en dépit de mes ancêtres, se seraient voilé la face devant un spectacle si scandaleux ; mais j’étais depuis trop peu de temps à l’école de la pondération pour avoir perdu la spontanéité de ma nature. D’ailleurs, je tiens pour certain qu’il n’y a que les sots, les poseurs et les gens sans cœur qui prétendent ne jamais sacrifier des lois de convention à un sentiment vrai et profond.

 

– La vie est une loque, mon curé, une misérable loque, disais-je en sanglotant.

 

– En sommes-nous là, chère petite fille, en sommes-nous vraiment là ? Non, non, ce n’est pas possible !

 

Et le pauvre curé, qui riait et pleurait à la fois, me regardait avec attendrissement, passait la main sur ma tête et me parlait comme à un petit oiseau blessé dont il aurait voulu guérir l’aile brisée par des caresses et de bonnes paroles.

 

– Allons, Reine, allons, mon cher enfant, calmez-vous un peu, me dit-il en m’écartant doucement.

 

– Vous avez raison, répondis-je en reléguant mon mouchoir au fond de ma poche. Depuis trois mois, on me prêche le calme, et je n’ai guère profité des leçons, comme vous voyez ! Mangeons, monsieur le curé.

 

Je me débarrassai de mes gants, de mon manteau et, par un de ces revirements très communs chez moi depuis quelque temps, je me mis à rire en m’installant joyeusement à table.

 

– Nous causerons quand nous aurons mangé, mon cher curé, je suis morte de faim.

 

– Et moi qui n’ai presque rien à vous donner !

 

– Voilà des haricots, j’adore les haricots ! et du pain de ménage, c’est délicieux.

 

– Mais vous n’êtes pas venue seule, Reine ?

 

– Ah ! tiens, c’est vrai ! La femme de charge est restée perchée dans la voiture, derrière l’église. Envoyez-la chercher, monsieur le curé, et qu’on lui dise de ramasser mon chapeau qui se promène dans le jardin.

 

Le bon curé alla donner ses ordres et revint s’asseoir en face de moi. Pendant que je mangeais avec beaucoup d’appétit, malgré ma phtisie et mes peines, lui ne songeait plus à déjeuner et me contemplait avec une admiration qu’il cherchait vainement à dissimuler.

 

– Vous me trouvez embellie, n’est-ce pas, monsieur le curé ?

 

– Mais… un peu, Reine.

 

– Ah ! mon curé, si j’allais à confesse, que de gros péchés j’aurais à vous dire ! Ce ne sont plus les petits péchés d’autrefois que vous connaissez bien.

 

Et, sans cesser de manger, je lui racontais mes plaisirs vaniteux, mes impressions, mes toilettes, mes idées nouvelles. Il riait, prisait sans discontinuer, avec son ancien air de jubilation, et me regardait sans songer à me gronder.

 

– Ne suis-je pas sur la route de l’enfer, monsieur le curé ?

 

– Je ne pense pas, mon bon petit enfant. Il faut être jeune quand on est jeune.

 

– Jeune, mon pauvre curé ! si vous pouviez voir le fond de mon âme ! Je vous ai écrit que je n’étais plus qu’un squelette, et c’est bien vrai !

 

– Cela ne paraît pas, dans tous les cas.

 

– Nous en parlerons dans un instant, monsieur le curé, et vous verrez !

 

Quand je fus rassasiée, la servante débarrassa la table, on fit un feu superbe et nous nous assîmes chacun dans un coin de la cheminée.

 

– Voyons, Reine, causons sérieusement maintenant. Qu’avez-vous à me dire ?

 

J’avançai mon petit pied à la flamme du foyer et je réponds tranquillement :

 

– Mon curé, je me meurs.

 

Le curé, un peu saisi, ferma brusquement la tabatière dans laquelle il était sur le point d’introduire ses doigts.

 

– Vous n’en avez pas l’air, mon cher enfant.

 

– Comment ! vous ne voyez pas mes yeux battus, mes lèvres pâles ?

 

– Mais non, Reine ; vos lèvres sont roses et votre visage est florissant de santé. Mais de quoi mourez-vous ?

 

Avant de répondre, je regardai autour de moi en songeant que j’allais prononcer un mot que cette salle modeste n’avait jamais entendu retentir entre ses murs misérables ; un mot si étrange, que vieille horloge sans ressort qui se dressait dans un coin et les images pieuses accrochées aux murailles probablement me tomber sur la tête dans un transport de surprise et d’indignation.

 

– Eh bien, Reine ?

 

– Eh bien, monsieur le curé, je me meurs d’amour !

 

L’horloge, les images, les meubles conservèrent leur immobilité, et le curé lui-même ne fit qu’un petit saut de carpe.

 

– J’en étais sûr, dit-il en passant la main dans ses cheveux, qui avaient pris leur attitude ébouriffée du bon temps, j’en était sûr ! Votre imagination a fait des siennes, Reine !

 

– Il n’est pas question de l’imagination, mais du cœur, monsieur le curé, puisque j’aime !

 

– Oh ! si jeune, si enfant !

 

– Est-ce une raison ? Je vous répète que je meurs d’amour pour M. de Conprat !

 

– Ah ! c’est donc lui !

 

– Me prenez-vous pour une linotte, pour une tête à l’évent, mon curé ? m’écriai-je.

 

– Mais, petite Reine, au lieu de mourir, vous feriez mieux de l’épouser.

 

– Ce serait logique, mon cher curé, très logique ; par malheur, je ne lui plais pas.

 

Cette assertion lui parut si extraordinaire qu’il resta quelques secondes pétrifié.

 

– Ce n’est pas possible ! me dit-il d’un accent si convaincu que je ne pus m’empêcher de rire.

 

– Non seulement il ne m’aime pas, mais il aime une autre ; il est épris de Blanche et l’a demandée en mariage.

 

Je lui racontai ce qui était arrivé depuis quelques jours au Pavol : mes découvertes, mon aveuglement et les hésitations de Junon. Je couronnai cette narration en pleurant à chaudes larmes, car mon chagrin était très réel.

 

Le curé, qui n’avait pu se décider jusque-là à prendre au sérieux mes peines et mes paroles, offrait l’image de la consternation. Il approcha son siège du mien, me prit la main et s’efforça de me raisonner.

 

– Votre cousine hésite, le mariage ne se fera peut-être pas.

 

– Qu’importe, puisqu’il l’aime ! On ne peut pas aimer deux fois.

 

– Cela s’est vu cependant, mon petit enfant.

 

– Je n’en crois rien, ce serait affreux ! Je suis bien malheureuse, mon pauvre curé.

 

– L’avez-vous dit à votre oncle ?

 

– Non, mais il a deviné mes pensées. À quoi bon, du reste ? Il ne peut pas forcer Paul à m’aimer et à oublier sa fille. Je ne voudrais pas qu’il connût mon amour, j’aimerais mieux mourir !

 

Un long silence suivit cette manifestation de ma fierté. Nous regardions le feu comme deux bons petits sorciers qui cherchent à lire les secrets de l’avenir dans la flamme et les charbons ardents.

 

Mais flammes et charbons restaient muets, et je pleurais silencieusement, quand le curé reprit avec un demi-sourire :

 

– Il ne ressemble cependant ni à François 1er, ni à Buckingham !

 

– Ah ! monsieur le curé, répondis-je vivement, si François 1er et Buckingham étaient là, ils ne se feraient pas prier pour m’aimer, et j’en serais bien contente !

 

Hum ! le curé trouva la réponse dénuée d’orthodoxie et pleine d’interprétations fâcheuses. Il abandonna au plus vite le sujet hérissé de pièges qu’il venait d’aborder et me prêcha la résignation.

 

– Pensez donc, Reine, vous êtes si jeune ! Cette épreuve passera, et vous avez une longue vie devant vous.

 

– Je ne suis pas d’un caractère résigné, mon curé, apprenez cela. Si je vis, je ne me marierai jamais ; mais je ne vivrai pas, je suis phtisique, écoutez !

 

Et j’essayai de tousser d’une façon caverneuse.

 

– Ne plaisantons pas sur ce sujet, Reine. Dieu merci, vous êtes en bon état.

 

– Allons, dis-je en me levant, je vois que vous ne voulez pas me croire. Profitons de ce beau temps et des derniers moments qui me restent à vivre pour aller au Buisson, monsieur le curé.

 

Nous nous mîmes à trottiner vers mon ancienne habitation, sous un agréable soleil de novembre, infiniment moins doux, mains réchauffant que la tendresse de mon curé et la vue de son aimable visage redevenu tout rose depuis mon arrivée. Je regardais avec satisfaction ses cheveux voltiger au vent, sa démarche leste toute sa personne replète et réjouie que j’avais guettée tant de fois par la fenêtre du corridor, pendant que la pluie fouettait les vitres et que le vent mugissait, sifflait entre les portes délabrées de la vieille maison.

 

Après une visite à Perrine et à Suzon, je la parcourus du haut en bas. En vérité, le temps ne devrait pas se mesurer sur la quantité des jours écoulés, mais sur la vivacité et le nombre des impressions ! Bien peu de semaines auparavant j’avais quitté l’antique masure, et si l’on m’eût dit que, depuis lors, plusieurs années avaient passé sur ma tête, je l’aurais parfaitement cru.

 

J’entraînai le curé dans le jardin. Pauvre forêt vierge ! Elle me rappelait de tristes jours ; néanmoins j’eus du plaisir à la parcourir en tous sens.

 

Et puis le souvenir de quelques heures ravissantes me trottait par la tête, souvenir encore charmant pour moi, malgré l’amertume des déceptions qui avaient suivi un moment de bonheur.

 

– Vous rappelez-vous, monsieur le curé ? dis-je en montrant le cerisier où Paul avait grimpé.

 

– Pensons à autre chose, petite Reine.

 

– Est-ce possible, mon cher curé ? Si vous saviez combien je l’aime ! Il n’a pas de défauts, je vous assure.

 

Une fois lancée sur ce chapitre, nulle puissance humaine ou surnaturelle n’aurait pu m’arrêter, d’autant qu’au Pavol j’étais obligée de dissimuler mes idées. Je parlai si longtemps que le malheureux curé était tout étourdi.

 

Nous passâmes la soirée à bavarder et à nous disputer. Le curé mit en œuvre tout son talent oratoire pour me prouver que la résignation est une vertu remplie de sagesse et facile à acquérir.

 

– Mon curé, répondais-je d’un air grave, vous ne savez pas ce que c’est que l’amour.

 

– Croyez-moi, Reine, avec de la bonne volonté vous oublierez et surmonterez aisément cette épreuve. Vous êtes si jeune !

 

Si jeune !… C’était là son refrain. Ne souffre-t-on pas à seize ans comme à n’importe quel âge ? Ces vieillards sont étonnants !

 

De mon côté, je répétais en secouant la tête :

 

– Vous ne comprenez pas, mon curé, vous ne comprenez pas !

 

Le lendemain, pendant qu’il me promenait dans son jardin, je lui dis :

 

– Monsieur le curé, j’ai ruminé une idée, cette nuit.

 

– Voyons l’idée, ma petite.

 

– J’ai envie que vous veniez à la cure du Pavol.

 

– On ne peut pas prendre la place des autres, Reine.

 

– Le desservant du Pavol est vieux comme Hérode, monsieur le curé ; il vieillit beaucoup, et je surveille les signes de son affaiblissement avec une tendre sollicitude. Ne seriez-vous pas content de le remplacer ?

 

– Évidemment si ; cependant j’aurais du chagrin en quittant ma paroisse. Voilà trente-cinq ans que j’y suis, et je l’aime, maintenant.

 

– Maintenant ! vous ne vous y êtes pas toujours plu ?

 

– Mais non, Reine ; vous savez combien c’est triste. Peut-être n’avez-vous jamais pensé que j’ai été jeune. Mes rêves n’étaient pas précisément les mêmes que les vôtres mon petit enfant, mais j’aurais aimé une vie active ; j’aurais aimé voir, entendre bien des choses, car je n’étais pas inintelligent et je désirais des ressources intellectuelles qui m’ont toujours manqué. Ensuite, avant de vous avoir dans mon existence, je ne possédais ni affection, ni amitié autour de moi. Mais on surmonte l’ennui et tous les chagrins, Reine, quand on le veut bien. J’étais bien heureux depuis longtemps avant votre départ du Buisson ; j’avais oublié les longues journées si tristes et si mauvaises de ma jeunesse.

 

Le bon curé regarda devant lui d’un air un peu rêveur, et moi, qui n’avais jamais songé en le voyant toujours gai, satisfait, qu’il avait pu souffrir dans un temps, je me sentis attendrie devant sa résignation si vraie, si douce, sans le moindre fiel.

 

– Vous êtes un saint, mon curé, dis-je en lui prenant la main.

 

– Chut ! Ne disons pas de sottises, cher enfant. J’ai souffert d’une existence comprimée, mais c’est le sort, voyez-vous, de tous mes confrères dont l’esprit est jeune et actif. Je vous ai parlé de cela pour vous faire comprendre qu’on peut tout supporter, qu’on peut retrouver le bonheur, la gaieté, lorsque les épreuves sont passées et qu’on les endure avec courage.

 

Je comprenais fort bien, mais le curé prêchait dans le désert. J’étais trop jeune pour n’être pas absolue dans mes idées, et je me disais naturellement que, en fait de chagrins, rien n’est comparable à un amour malheureux.

 

– Si la cure du Pavol est libre un jour, je serais content d’y aller, Reine ; seulement, ce changement ne dépend pas de moi.

 

– Oui, je sais, mais mon oncle connaît beaucoup l’évêque, il arrangera cela.

 

Le curé me reconduisit à C… Quand il me vit installée dans l’élégant landau de mon oncle, il s’écria :

 

– Que je suis content de vous savoir à votre place, petite Reine ! Cette voiture cadre mieux avec vous que la carriole de Jean.

 

– Vous me verrez bientôt dans un beau château, répondis-je. Je vais faire des neuvaines pour que le curé du Pavol s’en aille au ciel. C’est une idée très charitable, puisqu’il est vieux et souffrant. Vous aurez une belle église et une chaire, monsieur le curé, une vraie grande chaire !

 

Les chevaux partirent, et je me penchai à la portière pour voir plus longtemps mon vieux curé, qui me faisait des signes d’amitié sans penser à mettre son chapeau sur sa tête, car une heureuse, une joyeuse espérance était entrée dans son cœur.

 

XVII

Cette visite au curé ne me fit qu’un bien momentané.

 

L’effet salutaire de ses paroles s’évanouit rapidement, je retombai dans mes idées noires, et mon oncle, tout en maugréant intérieurement contre les femmes, les nièces, leur mauvaise tête et leurs caprices, parlait de nous conduire à Paris, Blanche et moi, pour me distraire, lorsque, bien heureusement les événements se précipitèrent.

 

À quelques jours de là, M. de Pavol reçut la lettre d’un ami qui lui demandait la permission d’amener au château un des ses cousins, un M. de Kerveloch, ancien attaché d’ambassade.

 

Mon oncle répondit avec empressement qu’il serait heureux de recevoir M. de Kerveloch et l’invita à déjeuner sans se douter qu’il courait au-devant de l’événement qui, en engloutissant son rêve, devait me ressusciter à la joie et à l’espoir.

 

Le surlendemain, – j’ai de bonnes raisons pour me rappeler éternellement ce jour fameux, – le surlendemain, il faisait un temps épouvantable.

 

Selon notre habitude, nous étions réunis dans le salon. Blanche, assise, rêveuse, près du feu, répondait par monosyllabes à M. de Conprat. Cet amoureux têtu, n’ayant pu supporter son exil, était réapparu au Pavol depuis quarante-huit heures. Mon oncle lisait son journal, et moi je m’étais réfugiée dans une embrasure de fenêtre.

 

Tantôt je travaillais avec une ardeur nerveuse, car j’avais une passion pour les travaux à l’aiguille ; tantôt je regardais le ciel noir, la pluie qui tombait sans interruption ; j’écoutais le vent rugir, ce vent de novembre qui pleure d’une façon si lamentable, et je me sentais fatiguée, triste, sans le moindre pressentiment heureux, quoique, dans le même moment, le bonheur accourût vers moi au trot précipité de deux beaux chevaux.

 

De minute en minute, et à la dérobée, je jetais un coup d’œil sur Paul. Il regardait Blanche avec une expression qui me donnait envie de l’étrangler.

 

« A-t-il l’air stupide, me disais-je, avec ses yeux grands ouverts, fixes, presque hébétés ! Oui, mais si j’étais à la place de Blanche, s’il me contemplait de la même manière, je le trouverais charmant, plus séduisant que jamais. Ô bêtise, ô inconséquence humaines ! »

 

Et je piquai mon aiguille avec tant de rage qu’elle se cassa tout net.

 

En cet instant, nous entendîmes une voiture approcher du château. Mon oncle plia son journal, Junon dressa l’oreille en disant : « Voilà une visite ! » et, quelques secondes plus tard, on introduisait près de nous l’ami de mon oncle et son attaché d’ambassade.

 

Je ne sais pourquoi ce titre était inséparable, dans mon esprit, de la vieillesse et de la calvitie. Cependant, non seulement M. de Kerveloch n’était ni vieux ni chauve, mais, à part François 1er, je n’avais jamais vu d’homme aussi bien physiquement.

 

Quand il entra, j’eus la pensée que sa belle tête renfermait des idées matrimoniales. Il avait trente ans ; sa taille était assez élevée pour que Paul, auprès de lui, parût transformé en pygmée ; son expression était intelligente, hautaine, et telle que personne, à première et même à seconde vue, ne lui eût octroyé l’auréole de la sainteté. Assez froid, mais courtois jusqu’à la minutie, il avait de grandes manières et une aisance qui subjuguèrent Blanche séance tenante.

 

M. de Kerveloch la regarda avec admiration et lorsque, se levant pour partir, je le vis debout près d’elle, je constatai avec une joie secrète qu’il était impossible de voir un couple mieux assorti.

 

Chacun, je crois, fit à part soi la même remarque, car Paul nous quitta avec un visage assombri. Junon joua dix fois de suite la dernière pensée de Weber ou quelque chose d’aussi ennuyeux, indice chez elle d’une grande préoccupation, tandis que mon oncle nous observait l’une et l’autre d’un air soucieux et narquois.

 

M. de Kerveloch vint déjeuner le lendemain au Pavol ; trois jours après, il demandait la main de Blanche, et deux semaines avaient passé sur ce fait lorsque j’écrivis au curé :

 

Mon cher curé, l’homme est un petit animal mobile, changeant, capricieux ; une girouette qui tourne à tous les caprices de l’imagination et des circonstances. Quand je dis l’homme, j’entends parler de l’humanité entière, car ma personne est aujourd’hui le petit animal en question.

 

Je ne suis plus désespérée, je n’ai plus envie de mourir, mon curé. Je trouve que le soleil a retrouvé tout son éclat, que l’avenir pourrait bien me réserver des joies, que l’univers fait bien d’exister, et que la mort est la plus stupide invention du Créateur.

 

Blanche se marie, monsieur le curé ! Blanche se marie avec le comte de Kerveloch ! Dieu, qu’ils se conviennent bien !… Et ils s’est fallu d’un fétu, d’un atome, d’une rien, qu’elle acceptât M. de Conprat !… Un homme qu’elle n’aimait pas et auquel elle reproche de trop manger ! Trop manger… est-ce absurde, cette considération ? et n’est-il pas rationnel de manger beaucoup quand on a de l’appétit ?… si vous me demandez comment les événements ont ainsi tourné brusquement au Pavol, c’est à peine si je pourrai vous répondre. Je suis bouleversée, et tout ce que je puis vous dire c’est qu’un beau jour, un jour radieux, – non, il pleuvait à torrents, mais n’importe ! – un jour, dis-je, M. de Kerveloch est arrivé ici, conduit par un ami de mon oncle. En le voyant entrer, j’ai deviné aussi qu’il plairait à Blanche, car il a toutes les qualités qu’elle rêvait dans son mari. M. de Kerveloch l’a regardée en homme qui sait apprécier la beauté, et, quelques jours après, il sollicitait l’honneur de l’épouser, comme disent mon oncle et l’étiquette.

 

Junon est sortie de sa nonchalance habituelle pour déclarer avec chaleur que jamais beau chevalier ne lui avait autant plu et qu’elle refusait décidément M. de Conprat.

 

Voilà, mon cher curé ! C’est clair, simple, limpide, et depuis ce temps, je rêve aux étoiles comme par le passé ; je mets la bride sur le cou de mon imagination, je la laisse trotter, trotter jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus courir, et je danse dans ma chambre quand je suis toute seule. Ah ! mon cher curé, je ne sais pourquoi je vous aime aujourd’hui dix fois plus qu’à l’ordinaire. Votre excellente figure me paraît plus riante que jamais, votre affection plus touchante, plus aimable, vos beaux cheveux blancs plus charmants.

 

Ce matin, j’ai regardé les bois sans feuilles, qui me paraissaient frais et verts, le ciel gris, qui me semblait tout bleu, et, soudainement, je me suis réconciliée avec l’imagination. Je me repentirai toute ma vie de l’avoir traitée si vilainement l’autre jour. C’est une fée, mon cher curé, une fée remplie de charmes, de puissance, de poésie, qui, en touchant les choses les plus laides de sa baguette magique, les pare de sa propre beauté.

 

Que le petit animal est donc changeant ! Je n’en reviens pas. À quoi tiennent l’espérance, la joie ? À quoi sert de se désoler, quand les choses s’arrangent si bien sans qu’on s’en mêle ? Mais pourquoi suis-je si gaie quand rien n’est encore décidé pour mon avenir, et quand je réfléchis qu’il n’est pas possible d’aimer deux fois dans le cours de son existence ? Quel chaos, mon curé ! Il n’y a que des mystères en ce monde, et l’âme est un abîme insondable. Je crois que quelqu’un, je ne sais où, a déjà émis cette pensée, peut-être même l’ai-je lue pas plus tard qu’hier, mais j’étais bien capable d’en dire autant.

 

Cependant, quand mon imagination s’apaise, mes idées joyeuses sont saisies d’une panique irrésistible ; elles se sauvent, s’envolent, disparaissent, sans que souvent je puisse les rattraper. Car enfin il l’aime, monsieur le curé, il l’aime ! Le vilain mot, appliqué comme je l’applique en ce moment !

 

Vous m’avez dit qu’il n’était pas rare d’être amoureux deux fois dans la vie, mon curé ; mais en êtes-vous sûr ? Êtes-vous bien convaincus ? L’amour attire l’amour, dit-on : s’il savait mon secret, peut-être m’aimerait-il ? Vous qui êtes un homme de sens, monsieur le curé, ne trouvez-vous pas que les convenances sont idiotes ? Il suffirait probablement d’un aveu de ma part pour faire le bonheur de toute ma vie, et voilà que des lois, inventées par quelque esprit sans jugement, m’empêchent de suivre mon penchant, de révéler mes pensées secrètes, d’apprendre mon amour à celui que j’aime ! À vrai dire, je ne sais quoi, au fond du cœur, m’obligerait également à garder le silence et… quand je vous disais que l’âme est un abîme insondable ! Mon cher curé, je vois une procession d’idées noires qui s’avancent vers moi. Mon Dieu, que l’homme est mal équilibré !

 

Sans doute, les circonstances modifient les idées. Mon oncle va jusqu’à prétendre que les imbéciles seuls ne changent jamais d’avis ; mais en est-il du cœur comme de la tête ?

 

Éclairez-moi, mon vieux curé.

 

Quand un projet était décidé, M. de Pavol n’aimait point tergiverser pour l’exécuter. Partant de ce principe, il décida que le mariage de Blanche aurait lieu le 15 janvier.

 

La déception avait été rude pour lui ; mais il eut d’autant moins l’idée de contrarier sa fille qu’il connaissait mon amour, qu’il était franc, sensé et incapable de s’entêter dans un rêve, lorsque le bonheur de sa nièce était en jeu.

 

Quant à Paul, il supporta son malheur avec un grand courage. Ainsi que la petite créature qui l’aimait si tendrement sans qu’il s’en doutât, il n’éprouvait pas la moindre velléité de passion farouche. Je certifie qu’il n’eut jamais l’idée d’empoisonner son rival ou de lui couper galamment la gorge dans quelque coin de bois solitaire et poétique.

 

Lorsqu’il sut ses espérances anéanties, il vint nous voir avec le commandant. Il tendit la main à Blanche en lui disant d’un ton franc et naturel :

 

– Ma cousine, je ne désire que votre bonheur, et j’espère que nous resterons bons amis.

 

Mais cette façon d’agir en héros de comédie ne l’empêchait pas d’avoir beaucoup de chagrin. Ses visites au Pavol devinrent très rares ; quand je le voyais, je le trouvais changé moralement et physiquement.

 

Alors je pleurais de nouveau en cachette, tout en me mettant en rage contre lui. Il eût été si logique de m’aimer ! si rationnel de voir que nos deux natures se ressemblaient énormément et que je l’aimais à la folie !

 

Vraiment, si les hommes étaient toujours logiques, le monde n’en irait pas plus mal, et le moral des gens non plus.

 

XVIII

Le 15 janvier, il faisait un temps superbe et un froid très vif. La campagne, couverte de givre, avait un aspect féerique. Junon, extrêmement pâle, était si belle dans ses vêtements blancs que je ne me lassais pas de la regarder. Je la comparais à cette nature froide et splendide qui, parée d’un blancheur éclatante, semblait s’être mise à l’unisson de sa beauté.

 

Après le déjeuner, elle monta chez elle pour changer de costume. Elle redescendit très émue ; nous nous embrassâmes tous d’une façon pathétique, et en route pour l’Italie !

 

« Le beau moment ! le beau moment ! » disais-je en moi-même.

 

Mes émotions multiples m’avaient fatiguée et j’avais soif de solitude. Laissant donc mon oncle se débrouiller avec ses convives comme il l’entendrait, je pris un manteau fourré et m’acheminai vers un endroit du parc que j’aimais particulièrement.

 

Ce parc était traversé par une rivière étroite et courante ; sur un certain point de son parcours, elle s’élargissait et formait une cascade que des pierres, habilement disposées, avaient rendue haute et pittoresque. À quelques pas de la cascade, un arbre était tombé, le pied d’un côté de la rivière, la tête sur l’autre berge. Il avait été oublié dans cette position, et lorsque au printemps suivant, mon oncle voulut le faire enlever, il s’aperçut que la sève se manifestait par des rameaux vigoureux qui poussaient sur toute la longueur du tronc. Il fit jeter un autre arbre à côté du premier, relier les branches entre elles, planter des lianes que l’on fit courir sur les deux souches, et, le temps aidant, rameaux et lianes devinrent assez épais pour que mon oncle eût un pont rustique et original que l’on pouvait traverser avec le seul danger de s’empêtrer dans les branches et de tomber dans l’eau.

 

C’était cet endroit solitaire et assez éloigné du château que j’avais choisi pour théâtre de mes méditations. Je m’arrêtai près du pont chargé de givre, afin de réfléchir à l’avenir et d’admirer les énormes glaçons qui pendaient à la cascade, que la gelée avait arrêtée dans sa course.

 

Je ne sais depuis combien de temps je réfléchissais ainsi, sans me soucier du froid qui me piquait le visage, lorsque je vis s’avancer vers moi l’objet de ma tendresse, comme dirait Mme Cottin.

 

Cet objet paraissait mélancolique et de fort méchante humeur. Avec une canne que, dans un moment de distraction, il venait de dérober à mon oncle, il administrait des coups énergiques aux arbres qui se trouvaient sur son passage, et la poussière blanche qui les couvrait s’éparpillait sur lui.

 

Je lui tournais le dos à moitié, mais il est de notoriété publique que les femmes ont des yeux par derrière, et je ne perdais pas un de ses mouvements.

 

Arrivé près de moi, il croisa les bras, regarda la cascade immobile, le pont, les arbres, et n’ouvrit pas la bouche. Occupée d’une petite branche de sapin que je venais de casser, je retenais mon souffle en le regardant de travers sans qu’il s’en aperçût.

 

– Ma cousine…

 

– Mon cousin ?

 

J’attendis quelques secondes la fin du discours. Mais voyant qu’il s’arrêtait là, je daignai faire une demi-volte vers l’orateur pour l’encourager.

 

Il fronça les sourcils et s’écria avec éclat :

 

– J’ai envie de me brûler la cervelle !

 

– Très bien, dis-je d’un ton sec, j’irai à votre enterrement.

 

Cette réponse lui causa une telle surprise qu’il laissa tomber ses bras et me regarda fixement.

 

– Vous ne m’empêcheriez pas de me suicider, ma cousine ?

 

– Non, certainement, répondis-je avec tranquillité. Pourquoi me mêlerai-je de ce qui ne me regarde pas ? J’aime la liberté, et si vous avez envie de quitter cette vallée de larmes… hé ! mon Dieu, je ne lèverai pas un doigt pour vous en empêcher. Que chacun en cette vie agisse comme il lui plaît !

 

Sur ce, je me remis à étudier ma branche de sapin, pendant que mon objet, déconcerté par la manière libérale avec laquelle j’envisageais son lugubre projet, avait une expression assez déconfite.

 

– Je pensais que vous aviez peu d’affection pour moi, mademoiselle ma cousine. La première fois que vous m’avez vu, vous me trouviez si plaisant !

 

– Hélas ! monsieur mon cousin, que signifie l’appréciation d’une petite campagnarde qui en est réduite à la société d’un curé, d’une tante grincheuse et d’une cuisinière revêche ?

 

– Cela veut dire que vous m’accordiez vos faveurs simplement parce que je n’étais pas curé et que mon visage n’était pas tout à fait aussi fané que celui de Mme de Lavalle ?

 

– Vous l’avez dit, beau cousin.

 

Il me regardait d’un air furieux en tordant sa moustache avec dépit, et, prenant son chapeau avec humeur, il le lança sur le pont. Oh ! que je comprenais bien les mouvements de son âme ! Il était heureux, heureux de trouver un prétexte pour grogner et s’en prenait à moi de ses déceptions, de même que j’avais déchargé mes amertumes sur mes bonshommes en terre cuite et l’infortuné baron Le Maltour.

 

– Votre tante était horrible, mademoiselle, me dit-il brusquement.

 

– Mes beaux yeux faisaient compensation monsieur, répondis-je sur le même ton.

 

– Et la jolie table, le joli couvert ! Tout était mis de travers !

 

– Oui, mais quel dindon ! Comment n’êtes-vous pas mort d’une indigestion ? Je le croyais fermement, jusqu’au moment où je vous revis ici, mon Dieu… parfaitement en vie.

 

– Je sais qu’il est impossible d’avoir le dernier mot avec vous, mademoiselle. Je ne suis pourtant pas un cousin insupportable. Que vous ai-je fait ?

 

– Mais rien du tout. J’en donne la preuve en promettant d’accompagner votre corps à sa dernière demeure.

 

– Mon corps ! s’écria-t-il avec un frisson pénible. Je ne suis pas encore mort, mademoiselle. Apprenez que je ne me tuerai pas et que je pars pour la Russie.

 

– Bon voyage, monsieur mon cousin !

 

Il s’était éloigné, et, le croyant parti pour bien longtemps, je croisai les mains avec découragement, et de grosses larmes roulaient dans mes yeux, quand je le vis revenir sur ses pas en courant.

 

– Voyons. Reine, ne boudons ni l’un ni l’autre. Pourquoi serions-nous fâ… Eh quoi ! vous pleurez ?

 

– Je pensais à Junon, dis-je en réussissant à parler d’un ton naturel.

 

– C’est vrai, petite cousine, vous allez être bien seule. Donnez-moi la main, voulez-vous ?

 

– Volontiers, Paul.

 

Hélas ! il ne la baisa pas, mais il la serra avec mélancolie, car il pensait à une plus belle qu’il avait rêvé de posséder.

 

Et il partit pour ne pas revenir.

 

Malgré le froid, auquel je ne songeais pas, je m’assis en pleurant près du pont, et, penchée sur la rivière, je voyais mes larmes tomber sur la glace.

 

– Parler de se brûler la cervelle, me disais-je, il faut qu’il l’aime prodigieusement ! Je sais bien qu’il ne le fera pas, mais il est probablement aussi épris d’elle que moi de lui, et je sens bien que je ne pourrai jamais l’oublier. Est-ce niais de devenir amoureux d’une femme qui lui convenait si peu, tandis que près de lui une petite…

 

– Que faites-vous là, Reine ? me dit mon oncle qui s’était approché de moi, sans que je l’eusse entendu marcher.

 

Je me levai vivement, honteuse de ne pouvoir cacher mon émotion.

 

– Comment, nous pleurons !

 

– Que les hommes sont bêtes, mon oncle !

 

– Profonde vérité, ma nièce ! Est-ce cela qui fait couler vos larmes ?

 

– Paul a envie de se brûler la cervelle, dis-je en pleurant.

 

– Le croyez-vous capable de se porter à cette extrémité ?

 

– Non, répondis-je en souriant, malgré mes larmes. La violence est certainement incompatible avec sa nature, mais son idée prouve que…

 

– Oui, je sais, ma nièce. Son idée prouve qu’il aime ma fille ; mais croyez-moi, il l’oubliera bien vite, et quand il reviendra ici, nous ferons en sorte que son cœur ne s’égare plus.

 

– Vous pensez donc, mon oncle, qu’un homme peut aimer deux fois dans sa vie sans être un phénomène ?

 

M. de Pavol me caressa la joue en me regardant avec une commisération qui s’adressait autant à mon inexpérience qu’à mon chagrin.

 

– Pauvre petite nièce ! les hommes qui aiment une seule fois dans leur vie sont aussi rares que le pic de l’Aiguille-Verte.

 

– Alors, mon oncle, l’homme est un vilain animal ! dis-je avec conviction.

 

Mais j’étais aussi enchantée qu’indignée, et je ne demandais qu’à profiter de la vilenie inhérente à la nature humaine.

 

– Cependant, Junon est si belle !

 

– Regardez ce pont que vous aimez tant, Reine. Avant que les branches et les plantes qui le couvrent aient reverdi, Paul aura oublié, avant que les feuilles aient eu le temps de jaunir et de tomber de nouveau, il sera revenu au Pavol, et…

 

Il sourit d’une façon expressive, puis s’en alla sans achever sa phrase, et, toute saisie, je le regardai s’éloigner en pensant que les oncles qui président ainsi l’avenir avec tant d’aplomb sont vraiment des êtres bien singuliers.

 

« C’est fort bien, me dis-je en reprenant à pas lents le chemin de la maison, mais si son cœur change, il peut s’éprendre d’une femme dans ses voyages. Précisément on dit que les femmes russes sont très belles… Il faut l’envoyer chez les Esquimaux ! »

 

Je me mis à courir de toutes mes forces, et j’arrivai devant la porte du château au moment où le commandant montait en voiture.

 

– Commandant, Paul part pour la Russie ?

 

– Oui, son voyage est décidé.

 

– J’ai pensé… si vous vouliez que… Enfin il serait mieux…

 

Décidément c’était beaucoup plus difficile à dire que je ne l’avais supposé. Ma fierté faisait ses embarras et me prêchait le silence.

 

– Eh bien, chère enfant, parlez vite ; je gèle là !

 

– Le sort en est jeté ! m’écriai-je à haute voix en frappant du pied.

 

Ma fierté et moi nous sautâmes le Rubicon, et je dis en baissant les yeux :

 

– Mon cher commandant, je vous en supplie, conseillez Paul d’aller chez les Esquimaux.

 

– Pourquoi chez les Esquimaux ?

 

– Parce que les femmes de ce pays-là sont affreuses, balbutiai-je, et que les Russes sont très belles.

 

Le bon commandant releva mon visage tout rose de confusion et me répondit simplement :

 

– Soit, je lui conseillerai d’aller chez les Esquimaux.

 

– Que je vous aime ! dis-je les larmes aux yeux en lui serrant la main. Mais dites-lui de ne pas rester longtemps dans les huttes de ces bonnes gens, de peur d’attraper du mal ; il paraît que c’est une odeur atroce.

 

Voyant arriver mon oncle, je m’enfuis en disant :

 

– Commandant, un homme d’honneur n’a que sa parole, tenez bien la vôtre !

 

Je montai dans ma chambre avec la conviction très désagréable que j’avais amplement suivi l’exemple du gouvernement, et que je venais de fouler aux pieds tous les principes de la dignité.

 

Mais bah ! si on ne s’aidait pas un peu dans la vie, comment pourrait-on se tirer d’affaire ? Cette réflexion fit taire mes remords. Je m’installai à mon secrétaire et j’écrivis :

 

Tout est fini, monsieur le curé ! Ils sont mariés, ils sont partis, heureux, ravis, et j’aurais donné dix ans de mon existence pour être à la place de Junon, avec celui que vous connaissez bien. Quand donc en serai-je là ?

 

Savez-vous ce que mon oncle m’a dit ? Il affirme que les hommes qui aiment une seule fois dans leur vie sont aussi rares que le pic de l’Aiguille-Verte. Mon curé, mon cher curé, je vous en supplie, dites votre messe demain pour que M. de Conprat ne soit pas le pic de l’Aiguille-Verte.

 

Au revoir, monsieur le curé, j’espère que vous viendrez bientôt à la cure du Pavol.

 

XIX

Le seul événement de la fin de l’hiver fut en effet l’installation du curé dans la paroisse du Pavol, et je n’insisterai pas sur le bonheur que nous eûmes à nous retrouver sans crainte d’une séparation prochaine.

 

C’était avec délices que je le voyais monter en chaire et prêcher d’un air réjoui sur l’iniquité des hommes. Puis il arrivait au château, comme jadis au Buisson, sa soutane retroussée, son chapeau sous le bras et ses cheveux au vent.

 

Nous reprîmes nos causeries, nos discussions et nos disputes. Le temps me paraissait bien long, et les lettres de Junon, qui respiraient le bonheur le plus complet, n’étaient pas faites pour me consoler et me faire prendre patience. Aussi allais-je sans cesse trouver le curé pour lui confier mes soucis, mes inquiétudes, mes espérances et mes révoltes contre l’attente que j’étais obligée de supporter.

 

Je savais que mon objet n’avait point, hélas ! apprécié l’idée d’aller chez les Esquimaux. Il se promenait tranquillement à Pétersbourg, et les belles dames slaves me faisaient une peur terrible.

 

– Êtes-vous sûr qu’il ne tombera pas amoureux d’une Russe, monsieur le curé ?

 

– Espérons-le, petite Reine.

 

– Espérons-le !… Répondez donc d’une façon plus catégorique, mon curé. À quoi pensez-vous ? Voyons ! ce n’est pas possible qu’il s’éprenne d’une étrangère ; dites-moi que ce n’est pas possible et qu’il m’aimera un jour.

 

– Je le désire ardemment, mon pauvre petit enfant ; mais vous feriez mieux de supposer le contraire et d’en prendre votre parti.

 

– Vous me ferez mourir d’impatience avec votre résignation, mon cher curé.

 

– Ah ! que vous avez peu de sagesse, Reine !

 

– La sagesse, à mon avis, consiste à vouloir le bonheur. Dites-moi qu’il m’aimera, mon curé, je vous en prie.

 

– Mais je ne demande pas mieux, mon cher enfant, répondait le curé qui, malgré son effroi pour la souffrance physique, eût bien été capable de suivre l’exemple de Mucius Scévola et de brûler sa main droite, si son bonheur avait dépendu d’un tel sacrifice.

 

Néanmoins, malgré la joie de posséder mon curé, malgré la bonté de mon oncle et de tous ceux qui m’entouraient, je devenais extrêmement triste.

 

J’aimais à parcourir seule les allées du bois. J’aimais à rester pendant de longues heures près de la cascade, méditant sur notre dernière entrevue, songeant à ce que je ferais si je le voyais apparaître gai, charmant et les yeux pleins de cette expression qui m’avait tant plu au Buisson, et que depuis je ne lui avais pas revue pour moi !

 

Cet amour de la solitude se développait de jour en jour, et ma mélancolie grandissait en proportion. Enfin, je perdis peu à peu toute ma loquacité, et si M. de Pavol, depuis longtemps déjà, n’avait pas pris au sérieux mon amour, ce fait seul lui eût prouvé sa profondeur.

 

Six mois passèrent ainsi.

 

Un jour, l’anniversaire de mon arrivée au Pavol, j’étais assise dans le jardin du presbytère. Deux heures auparavant, une pluie d’orage avait rafraîchi l’atmosphère et arrosé les fleurs du curé. Il s’amusait à chercher des limaçons pendant que, sous l’influence de pensées agréables, j’appuyais la tête sur le mur près duquel mon banc était placé et me laissais posséder par de joyeuses espérances. Les gouttes d’eau, qui obligeaient les feuilles à se courber sous leur poids, troublaient seules en tombant mes réflexions, et l’odeur de la terre mouillée me rappelait les meilleures heures de ma vie.

 

De temps en temps, le curé me disait :

 

« C’est étonnant, tous ces limaçons ! Croiriez-vous, Reine, que j’en ai déjà trouvé plus de cinq cents ? »

 

Je relevais la tête nonchalamment et contemplais en souriant le bon curé qui continuait ses recherches avec ardeur. Puis je reprenais mes rêveries et je finis par tomber dans un demi-sommeil.

 

Je fus réveillée par le grincement de la barrière qui fermait la haie du jardin, et le son d’une voix pleine de gaieté me causa la plus violente secousse que j’eusse jamais ressentie.

 

– Bonjour, mon cher curé, comment allez-vous ? Combien je suis content de vous voir ! Et Reine, où est-elle ?

 

Reine était toujours assise à la même place, dans l’impossibilité de dire un mot et de faire un mouvement.

 

– Ah ! la voilà, s’écria Paul en s’approchant de moi à grandes enjambées. Chère petite cousine, que je suis heureux, mon Dieu, que je suis heureux de vous revoir !

 

Il prit ma main et l’embrassa…

 

J’assure que ce qui se passa ensuit fut indépendant de ma volonté, et qu’il ne faut pas faire de suppositions malveillantes sur mon compte.

 

C’était de toutes mes forces, je l’affirme, que je luttais contre la tentation ; mais quand je sentis ses lèvres sur ma main, quand je compris que cet acte n’était point inspiré par une galanterie banale, mais par un sentiment plus profond, quand je le vis se pencher sur moi et me regarder avec une expression inquiète, affectueuse, particulière, plus ravissante cent fois que celle qui m’avait tant fait songer… ce fut plus fort que mon énergie, et la fatalité, à laquelle je crois depuis ce moment-là, m’emporta et me jeta dans ses bras.

 

J’eus à peine le temps de sentir l’étreinte qui répondit à mon élan. Je me réfugiai, rouge et confuse, sur le banc, en cachant mon visage dans mes mains, non sans avoir entrevu la figure du curé, dont l’air à la fois stupéfait, effarouché, ravi, revint plus tard dans mes souvenirs.

 

– Chère Reine, murmura Paul à mon oreille, si j’avais connu votre secret plus tôt, je ne serais pas resté si longtemps loin de vous.

 

Je ne répondis pas, parce que je pleurais.

 

Il prit de force une de mes mains et la retint dans les siennes, tandis que, saisie d’un accès de timidité comme je n’en avais jamais eu, je détournais la tête en essayant de la retirer.

 

– Laissez-moi, cette main si petite et si jolie ; elle m’appartient maintenant. Tournez la tête de mon côté, Reine !

 

Je regardai en face ces beaux yeux francs qui me souriaient, et je m’écriai :

 

– Dieu soit loué ! mon oncle avait raison, vous n’êtes pas le pic de l’Aiguille-Verte.

 

– Le pic de l’Aiguille-Verte ?… me dit-il surpris.

 

– Oui, mon oncle prétendait…, mais n’importe ! Qui donc vous a appris ce que vous ignoriez en partant ?

 

– Mon père, M. de Pavol, et beaucoup de choses que je me suis rappelées depuis deux mois.

 

– Il est donc bien vrai que l’amour attire l’amour ? dis-je innocemment.

 

– Rien n’est plus vrai, chère petite fiancée :

 

Oh ! le doux nom ! oui, nous étions fiancés, et nous gardâmes le silence pendant que le curé pleurait de joie, que des moineaux, sur le toit du presbytère, criaient d’une façon assourdissante, et que les limaçons, s’échappant de la prison où le curé les avais mis, couraient de tous côtés.

 

Bien certainement, le moineau n’est point un oiseau séduisant, son plumage est terne et laid, son cri manque de mélodie, et certaines personnes l’accusent d’être voleur et immoral, ce que je refuse de croire : je ne sache pas non plus que les limaçons aient jamais passé pour des animaux très poétiques ; il n’en est pas moins vrai que, depuis l’instant dont je viens de parler, j’adore les moineaux et les limaçons.

 

J’étais dans le ravissement, je croyais rêver… Je ne me lassais pas de le regarder, d’écouter sa voix que j’aimais tant et de sentir ma main serrée dans la sienne. Cependant, malgré moi, le souvenir de celle qu’il avait aimée hantait mon esprit et troublait un peu ma joie, mais je n’osais pas lui en parler.

 

– Mon oncle sait que vous êtes ici, Paul ?

 

– Oui, j’arrive du Pavol, et j’ai voulu absolument venir seul auprès de vous. Ce jardin mouillé ne vous rappelle-t-il rien, Reine ?

 

Je ne répondis pas directement à sa question, seulement je lui dis :

 

– Mais vous…, vous avez gardé un mauvais souvenir du Buisson ?

 

– Moi ! par exemple ! jamais je n’ai passé une aussi bonne soirée !

 

– Oh ! repris-je en le regardant en dessous, ma tante qui était horrible ?

 

– Non, non, pas si horrible. Un peu commune, peut-être, mais vous n’en paraissiez que plus charmante.

 

– Et le couvert si mal mis ! Tout était de travers !

 

– Je n’ai jamais si bien dîné. Cet intérieur délabré vous faisait valoir comme une fleur qui semble plus jolie, plus délicate, parce que le terrain dans lequel elle s’élève est laid et inculte.

 

– Vous êtes devenu poète dans votre voyage, dis-je en souriant.

 

– Non, du tout, petite Reine.

 

Il passa mon bras sous le sien et m’emmena à l’écart.

 

– Non, pas poète, mais amoureux de vous, ma cousine. Écoutez bien ; je vous aime dans toute la sincérité de mon cœur.

 

Je savourai la douceur de ce mot et du regard qui l’accompagnait, en me disant intérieurement qu’il était bien heureux que les hommes fussent inconstants.

 

Mais ce changement me paraissait inouï, et je ne pus m’empêcher de murmurer :

 

– C’est bien certain, vous ne l’aimez plus du tout, du tout ?

 

– Vous parlerais-je comme je le fais, s’il en était autrement ? répliqua-t-il d’un ton sérieux. N’avez-vous pas confiance en ma loyauté ?

 

– Oh ! si, dis-je en croisant mes mains sur son bras dans un élan affectueux.

 

C’était bien vrai, car, après sa réponse, l’image de Blanche ne vint plus jamais me troubler. Je l’aimais sans la moindre arrière-pensée jalouse ou défiante, et il méritait cette confiance parfaite.

 

– Tenez, voilà mon père et M. de Pavol qui arrivent.

 

– Eh bien ! ma nièce, que vous semble de ma prédiction ?

 

– Vous êtes peu discret, mon oncle, dis-je en rougissant.

 

– C’est le commandant qui a révélé le secret, Reine ; il le connaissait depuis longtemps.

 

– Oh ! non, depuis huit mois seulement.

 

– Du premier jour que je vous ai vue, chère petite bru.

 

– Est-il possible !

 

– Et Paul n’est point allé chez les Esquimaux, reprit mon oncle en riant.

 

Qu’on est heureux de vivre au milieu de braves gens ! Je sentis vivement ce bonheur en voyant avec quelle satisfaction ils jouissaient tous de ma joie, avec quelle délicatesse, quelle bonté ils me plaisantaient sur ce fameux secret que, sans m’en douter, j’avais jeté à tous les vents.

 

Alors commença cette époque ravissante des fiançailles, époque exquise à nulle autre pareille dans la vie. Rien ne remplace ce temps d’amour naïf, de foi, d’illusions complètes et d’enfantillages. Ah ! que je plains ceux que leur folie entraîne loin de l’ornière commune et des affections légitimes ! Du reste, jamais, jamais, quelle que soit l’éloquence des gens qui voudront me convaincre, je ne croirai que l’amour vrai puisse exister sans avoir l’estime pour base première.

 

Nous passions nos jours les plus agréables au presbytère, sous la garde du curé. Nous le regardions trotter dans son jardin, attacher ses plantes à des tuteurs, arracher les mauvaises herbes et s’arrêter dans son travail pour lancer de notre côté un coup d’œil investigateur, afin de nous apprendre qu’il était un mentor sérieux.

 

Nous nous regardions en riant, car nous connaissions la sévérité de notre gardien débonnaire.

 

Je m’approchais de l’excellent homme pour m’extasier avec lui sur une fleur, un arbuste ou un fruit, et je lui disais :

 

– Mon curé, vous rappelez-vous le temps où vous vouliez me persuader que l’amour n’était pas la plus charmante chose du monde ?

 

– Ah ! mon petit enfant, je crois que Bossuet lui-même n’eût pu vous convaincre.

 

– Voyons, n’avais-je pas raison ?

 

– Je commence à croire que si, répondait-il avec son bon, son charmant sourire.

 

Le jour de mon mariage se leva radieux pour moi. Jamais la voûte céleste ne m’avait paru plus splendide. Depuis lors, on m’a affirmé que le ciel était très couvert, mais je n’en crois rien.

 

Une foule sympathique se pressait dans l’église. On chuchotait :

 

– Quelle jolie mariée ! comme elle à l’air heureux et tranquille !

 

Il est certain que j’étais étonnamment calme.

 

Mais pourquoi me serais-je tourmentée ? Mon rêve le plus cher s’accomplissait, un avenir de bonheur s’ouvrait devant moi, et pas la plus légère inquiétude me venait m’agiter.

 

Je vis confusément quelques douairières qui souriaient sur mon passage, et je fus prise d’une immense pitié en songeant qu’elles étaient trop vieilles pour se marier.

 

L’orgue résonnait si joyeusement que, en ce moment, je revins un peu de mes préventions sur la musique. L’autel était paré de fleurs, étincelant de lumières, et tous les détails de l’arrangement, présidé par le goût artistique de Junon, charmaient mes yeux.

 

Mon mari passa l’anneau nuptial à mon doigt d’une main mal assurée, en mordant sa jolie moustache pour dissimuler le tremblement de ses lèvres. Il était bien plus ému que moi, et son regard me disait ce que j’aurais aimé à m’entendre répéter éternellement…

 

Et vraiment, on eût vainement cherché sur la terre, et dans toutes les autres planètes de l’univers, un visage aussi rayonnant que celui de mon curé.

 

FIN.

 

 

 

 


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Juillet 2008

 

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[1] Jean de La Brète, pseudonyme d’Alice Cherbonnel, est née à Saumur en 1858 et décédée à Breuil-Bellay (Maine-et-Loire) en 1945.