Paul Bourget

 

 

 

UNE LABORANTINE

 

 

 

(1934)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 3

II. 15

III. 25

IV.. 36

V.. 51

VI. 59

VII. 68

VIII. 80

IX.. 90

X.. 98

XI. 108

XII. 119

À propos de cette édition électronique. 124

 

I

Marcel Breschet, professeur de Seconde au lycée de Nevers, sortait de sa classe en discutant avec son collègue de Première, Émile Chardon. L’un et l’autre se lamentaient sur la décadence des études classiques.

 

– Pas un de mes élèves qui soit capable de me traduire une page de latin à livre ouvert, disait Breschet.

 

– Et pas un des miens, répondait son ami, qui sache composer un thème sans solécisme. C’est à désespérer de notre métier si l’on continue à nous inonder de Primaires.

 

– Quand je lis les copies des lauréats de l’ancien concours général, reprit Breschet, je vois ce que valaient les humanités d’autrefois. Quels devoirs que ceux d’un Sainte-Beuve, d’un Taine, d’un Michelet, pour ne citer que trois noms entre des centaines !

 

– Aussi ai-je décidé, fit l’autre, de quitter l’Alma mater. Mon année finie, j’entre dans la presse. Un de mes premiers articles sera sur ton Janus, si tu persévères dans ton idée de cette thèse. Car où te mènera-t-elle ?

 

– À une chaire de faculté, répondit Breschet. C’est toute l’ambition de mon père. Pense donc, il est fonctionnaire dans le sang, par réaction contre les à-coups de l’existence de mon grand-père, l’industriel. Il ne m’a laissé entrer dans l’Université qu’à la condition que j’y ferais ma carrière. Il veut que je finisse recteur comme il a fini trésorier-payeur général à Auxerre… Mais voilà qui est prodigieux, s’écria-t-il en s’arrêtant, lui ici ! Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à maman !…

 

Il venait d’apercevoir à l’extrémité de la rue Saint-Étienne, qui jouxte le lycée, la silhouette de son père, immobile et l’attendant. Le fonctionnaire retraité se déplaçait si rarement que sa seule présence indiquait un événement d’autant plus extraordinaire qu’il n’avait même pas annoncé sa venue à son fils. Il habitait près d’Avallon, à Montigny, petit village qui domine la Cure, retiré là sur un domaine appartenant à sa femme. Il avait dû, pour être à Nevers à l’heure de la sortie des classes, prendre le premier train du matin.

 

– Ta mère est donc malade ? interrogea Chardon.

 

– Elle ne l’était pas hier.

 

– Si elle l’était aujourd’hui, ton père t’aurait averti par téléphone.

 

– Il a l’air tellement préoccupé ! Mais il nous a vus. Adieu, Émile.

 

– Fais-moi tenir des nouvelles, répondit l’autre. Tire simplement ton mouchoir de ta poche, s’il n’y a rien de ce que tu crains et que tu te sois fait, comme à ton habitude, « un cachot en Espagne », style Chamfort.

 

– Quel ami !… répondit Breschet en serrant la main de son collègue auquel, deux minutes plus tard, il adressait le signe promis. À sa question : « Ma mère ne va pas plus mal ? » son père avait répondu aussitôt :

 

– Plutôt mieux. Son cœur bat toujours un peu la chamade. Ce sont des arythmies purement nerveuses qui n’exigent pas encore la digitale. La spartéine suffit, mais ayant une décision grave à prendre et tout de suite, j’ai pensé qu’il était plus sage, pour lui éviter une émotion, d’en causer en tête à tête avec toi, d’autant plus que la chose te concerne un peu.

 

– Moi ? fit Marcel.

 

– Oui, indirectement. Mais j’aurais scrupule de ne pas t’avoir demandé ton avis… Tu sais mes relations avec ton grand-père, ou plutôt mon absence de relations ?

 

– Il n’est pas malade ? demanda le jeune homme du même accent qu’il avait tout à l’heure pour communiquer à Chardon son sursaut d’inquiétude. Celui-ci avait trop raison d’appliquer à cet inquiet, l’à peu près épigrammatique de Chamfort.

 

– Non. Mais il m’a écrit, pour la première fois depuis des années. Quand j’ai reconnu l’écriture sur l’enveloppe, j’ai espéré un mouvement de cœur qui nous rapprocherait. – Et comme Marcel lui avait pris la main et la lui serrait : – Lis la lettre, continua-t-il, tu constateras que c’est toujours la même chose.

 

Marcel avait pris l’enveloppe que lui tendait son père. Il put voir à sa déchirure qu’elle avait été ouverte nerveusement, alors que l’ancien trésorier-payeur général appliquait d’habitude aux choses de sa correspondance le soin le plus méticuleux, – un des innombrables petits signes de la discipline de son ancien métier. – La brouille entre son père et son grand-père était un des chagrins intimes de Marcel. Ses doigts à lui-même tremblaient un peu pour déplier le feuillet qui contenait seulement quelques lignes. Elles avaient pour lui une signification trop pénible. Il s’agissait d’une demande d’argent, et c’était la fréquence de pareilles requêtes qui avait irrévocablement séparé les deux hommes.

 

« Mon cher Antoine, » disait cette lettre, « si je m’adresse à toi comme je le fais, malgré la suppression de tout rapport entre nous depuis quatorze ans, c’est que j’y suis forcé par une nécessité très urgente. Tu as une fortune établie et liquide. Je suis en bonne voie de refaire la mienne, mais je ne peux pas disposer d’un capital comme celui dont j’ai besoin immédiatement : cent mille francs. Si tu l’exiges, je t’expliquerai de vive voix le motif de cette lourde dépense. Fixe-moi un rendez-vous, à la date et à l’endroit qui te conviendront. Mais je te donne dès aujourd’hui ma parole que le service que je te demande touche à mon honneur. Ce service, tu peux me le rendre sans te gêner, et moi, je considérerai cette avance comme un prêt. Je m’en acquitterai aux échéances et j’ajoute, aux intérêts que tu voudras bien fixer toi-même. J’ajoute encore que le malentendu qui nous tient éloignés l’un de l’autre depuis si longtemps continue à m’être, avec la vieillesse commençante, d’autant plus pénible qu’il me prive de tout rapport avec toi d’abord, puis avec mon filleul, et je ne cesse pas de vous aimer tous les deux, crois-en ton père, avec le meilleur de mon cœur. »

 

La signature : Marcelin Breschet, tracée en caractères plus appuyés que ceux de la lettre, témoignait d’une émotion d’autant plus impressionnante que cette étrange missive avait été rédigée évidemment avec le parti pris d’éviter toute effusion sentimentale. Elle décelait entre les deux hommes un de ces drames familiaux d’autant plus inapaisables que les événements n’y sont qu’une occasion de conflit entre d’irréductibles oppositions de caractères. Une partie de ces événements était connue du demi-filleul, car le parrainage du grand-père Marcelin avait été, volontairement, mutilé dans le prénom de Marcel, par la mère qui haïssait son beau-père, à cause de procédés que son mari avait résumés en tendant la lettre, par ces mots si simples, mais chargés pour lui et pour sa femme d’un sens si pesant : « Toujours la même chose. » Il les répéta en reprenant la lettre. Puis il se tut, tandis que son fils et lui contournaient la vieille église Saint-Étienne qui a baptisé la rue et dont la structure auvergnate faisait d’ordinaire, quand il passait là, l’objet de ses commentaires. C’est qu’il se souvenait, devant cette merveille du onzième siècle, d’une église de la même date, celle de Chauriat dans le Puy-de-Dôme, associée à ses premières impressions d’adolescence. Chauriat est tout voisin de Vertaizon dont les Breschet sont originaires. Disons dès à présent que ces Breschet se prétendaient les descendants du célèbre chirurgien de ce nom, Gilbert Breschet, fils d’un tailleur du pays, qui fut l’élève de Bonnet, le restaurateur de l’enseignement de la médecine en Auvergne après la Révolution. Gilbert Breschet finit comme professeur à la Faculté de médecine de Paris, et il remplaça Dupuytren à l’Institut. Cette parenté imaginaire, fondée sur une similitude de nom, a joué un rôle trop décisif dans l’orientation de cette modeste famille, pour qu’il n’y eût pas lieu de l’indiquer aussitôt.

 

– Eh bien ! dit Marcel, en interrompant ce pénible silence, il me semble que, sous cette forme dont je comprends que la sécheresse vous ait affecté, il n’y a pas seulement une demande d’un prêt d’argent. Ce mot d’honneur est un rappel à la solidarité du nom. C’est tout de même une tentative de rapprochement entre lui et nous.

 

– S’il n’y avait pas eu dix fois des demandes d’argent analogues avant notre brouille et rédigées d’une manière plus ou moins habile, je penserais comme toi, mais il y a eu ces demandes et toujours à la suite de quelque désastre dans une de ces entreprises d’imprudentes affaires qu’il a si audacieusement multipliées, combien de fois !

 

– Il faut penser pourtant, répondit Marcel, que nous lui devons d’être nous. Mais oui. S’il n’avait pas eu à vingt ans cet esprit d’entreprise qui lui a fait vendre notre petite campagne de Vertaizon pour fonder à Saint-Amand-Tallende une usine de papier, que serions-nous ? De pauvres cultivateurs sans aucune instruction. Avec les premiers gains de cette usine, qui a si bien réussi d’abord, il a pu te mettre au lycée de Clermont. Ensuite il a pris sur ses gains, pourtant diminués, de quoi assurer ta préparation à la Cour des comptes et aux Finances.

 

– Je n’ai pas dit qu’il manquait de générosité, mais de prudence. S’il avait su borner cet esprit d’entreprise, il n’aurait pas quitté Saint-Amand où, pour lui, il gagnait trop peu, et le voilà montant cette société qui devait fournir à Clermont le gaz et l’électricité, en perçant dans la montagne des galeries souterraines pour dériver les eaux. Il échoue et, voulant se rattraper, il fonde usine sur usine. Dentelles, tulles, lacets, fabrication de vitraux, machines agricoles, coutellerie, quelle est l’industrie familière à l’Auvergne dont il ne se soit occupé, avec des alternatives de réussites et d’avortements, et des procès, et des procès ! Le tout pour aboutir à cette installation à Paris, où il s’est occupé d’affaires de Bourse et d’automobiles. Et m’a-t-il assez souvent reproché à moi la médiocrité de ma vie de fonctionnaire ! Mais être fonctionnaire, je te l’ai dit quand je t’ai conseillé d’entrer dans l’Université, c’est le traitement assuré à la fin du mois, l’aide quand on est malade, la retraite dans la vieillesse, sans compter cette honorabilité qui permet l’entrée par le mariage dans une famille bien établie. Ainsi le mien, car enfin, c’est par ta mère que nous avons ce domaine du Morvan où je compte bien achever mes jours, où M. le recteur Marcel Breschet achèvera également les siens. Quel contraste entre ma destinée et celle de ton grand-père dont je ne conteste pas les supériorités en intelligence et en initiative !

 

Puis, montrant la lettre qu’il tenait encore à la main :

 

– Et voilà le résultat : cent mille francs à emprunter, ce qui prouve que cette nouvelle entreprise de constructions, où j’ai su par mon banquier qu’il s’est engagé, pourrait bien finir par la faillite. Quel est le sens de ce mot d’honneur, souligné ? Cent mille francs ! Je lui en ai avancé déjà tout autant, j’ai fait le compte, depuis que mon mariage m’a mis à l’aise. Il faut lui rendre cette justice, qu’il s’est toujours acquitté de sa dette. Puis comme les demandes se multipliaient, j’ai, d’accord avec ta mère, coupé court à ces avances, avec l’espoir de l’assagir. C’est alors qu’il s’est brouillé avec nous, sous le prétexte que nous n’avions pas de cœur. Pas de cœur ! Quand je n’ai pensé qu’à son intérêt ! Encore aujourd’hui, pourquoi ai-je voulu te voir et te communiquer tout de suite cette lettre que ta mère ignore ? Ce mot d’honneur, l’énormité du chiffre du prêt, l’idée d’une catastrophe possible, – je n’ai pas cru pouvoir, dans une circonstance aussi énigmatique, m’abstenir de te parler à toi. Tu es l’héritier du nom et de la fortune. Que penses-tu ?

 

– Je pense qu’en effet, il y a là une énigme et qu’il faut savoir la vérité. Ne pouvez-vous pas aller à Paris et vous informer ?

 

– Comment expliquer mon voyage à ta mère ? Dans son état de santé, je n’ose pas lui montrer cette lettre, et alors…

 

Un nouveau silence tomba entre eux.

 

– Mais toi ? fit Antoine Breschet, ne pourrais-tu pas y aller, à Paris, et voir ton grand-père ?

 

– Voir mon grand-père ? balbutia Marcel, que l’étonnement arrêta dans sa marche.

 

– Oui. Je ne suis venu à Nevers que pour te demander cela.

 

– Alors je devrai lui porter votre réponse, et quelle sera-t-elle ? Un refus, d’après les sentiments que vous m’avez exprimés sur sa lettre.

 

– Tu reconnais toi-même qu’il y a là une énigme, et par conséquent qu’une enquête est nécessaire.

 

– Et vous voulez me charger de cette enquête ?

 

– Oui, répondit le père. J’ai vu ton proviseur ce matin, dès mon arrivée. Je lui ai dit qu’une affaire de famille très urgente exigeait ta présence à Paris. Il est si content de ton service qu’il est prêt à t’accorder un congé. Il veut seulement causer avec toi avant de téléphoner au recteur, pour en fixer la durée d’après les besoins de ta classe. Ah ! lui encore, c’est un fonctionnaire, à la fois strict et humain. Naturellement je n’ai pu rien conclure de définitif sans avoir causé avec toi. Mais tu ne me feras pas cela, de me refuser une démarche dont je t’expliquerai la nature, quand tu auras accepté cette mission, car c’en est une, et que ton père te demande d’accepter.

 

Il passait dans l’accent d’ordinaire un peu solennel de l’ancien trésorier-payeur général une émotion contenue, d’autant plus touchante pour son fils qu’il avait depuis longtemps deviné cette sensibilité secrète. Si pénible que lui fût cette démarche inattendue auprès de son grand-père, il n’eut pas la force d’opposer un refus à une demande exprimée avec cette voix, avec ce regard, et il s’entendit prononcer la phrase d’acceptation :

 

– Je ferai ce que tu désires, mon père.

 

– Merci, répondit Antoine Breschet. Tu es un bon fils, Marcel. Mais il n’y a pas de temps à perdre. D’après ce que m’a dit le proviseur, le maximum de ton absence doit être de quinze jours. Nous sommes aujourd’hui mercredi. Tu devras donc être rentré à Nevers pour l’autre jeudi et il ne s’agit pas seulement de voir ton grand-père. L’enquête dont tu vas te charger suppose des recherches de renseignements assez compliquées. Mais monte tout de suite chez le proviseur. Moi, je prends à une heure le train pour Avallon. Je vais à la gare. Tu me retrouveras là, où nous déjeunerons. À ton hôtel, nous ne pourrions pas causer assez librement, et il faut que je te parle de choses plus graves encore que cette lettre de ton grand-père, et qui doivent rester confidentielles.

 

« Des choses graves et qui doivent rester confidentielles ? » se disait le jeune homme une heure plus tard, après sa visite chez le proviseur, homme excellent et qui lui avait, tout en lui accordant le congé demandé, conseillé d’utiliser son séjour à Paris pour faire quelques recherches profitables à la Bibliothèque nationale en vue de sa thèse sur Janus, tant il s’intéressait aux travaux et à l’avenir de son jeune professeur. Le temps de passer chez son ami Chardon, pour lui annoncer ce subit voyage, et il marchait vite, le long de la rue du Rempart, impatient de rejoindre son père et d’apprendre le mystère auquel celui-ci avait fait allusion. Marcel avait toujours eu l’idée que la brouille entre le correct fonctionnaire et l’aventureux industriel supposait quelques motifs secrets, étrangers à des questions pécuniaires, toujours correctement réglées, le fonctionnaire l’avouait lui-même. Les convictions religieuses de sa femme avaient dû la trouver plus implacable pour des écarts de conduite privée que le veuvage du grand-père justifiait aux yeux du monde, mais non pas pour une dévote sincère comme était Mme Breschet.

 

Il ne se trompait pas, et, à peine assis en tête à tête, dans un coin retiré du buffet, le père commença sur un ton embarrassé :

 

– Ta mission, Marcel, est double. Elle se complique, je te répète le mot, d’une enquête dont j’aurais scrupule à te charger, s’il ne s’agissait pas, comme le dit lui-même ton grand-père, de notre honneur. Posons d’abord les faits : tu arrives chez lui sans l’avoir prévenu. Il croit que tu lui apportes ma réponse à sa lettre. Il veut aussitôt savoir si elle est favorable, à moins que…

 

– Et si je lui dis aussitôt qu’elle ne l’est pas…

 

– Tu lui cites les termes mêmes de sa lettre et sa promesse de s’expliquer de vive voix sur le motif de sa demande.

 

– Oui, mais à vous.

 

– Tu me représentes. Mais je le connais. Il est probable qu’il n’a pas cherché auprès de moi seul ces cent mille francs, et dans les quarante-huit heures écoulées entre l’envoi de sa lettre et ta venue, il les aura demandés, trouvés peut-être ailleurs. Auquel cas il te laissera parler le premier sans t’interroger, d’autant plus qu il aurait sans doute quelque honte à te donner certaines explications. Tu dois bien penser que notre rupture officielle ne m’empêche pas de recueillir les moindres détails qui peuvent m’initier à son existence. Je ne dois le faire qu’avec une discrétion qui ne me permet pas d’obtenir des renseignements très précis. J’ai su cependant qu’il n’a pas toujours vécu comme son âge et sa situation de chef de famille, – il le reste malgré tout, – lui en faisaient un devoir. Or, il m’est revenu, ces temps derniers, qu’il passait pour s’intéresser beaucoup à une jeune fille, une Mlle Paule Gauthier qui exerce une profession dont le nom t’étonnera comme il m’a étonné. C’est une « Laborantine ».

 

– En ma qualité d’universitaire, dit Marcel, j’en sais le sens, moi, de ce mot, d’ailleurs très récent. Il est officiel et s’applique aux infirmières, particulièrement instruites en chimie ou en bactériologie, qui travaillent exclusivement dans les laboratoires, les Labos, comme elles disent elles-mêmes. Peut-être grand-père a-t-il été souffrant et a-t-il dû se faire faire une prise de sang, par une de ces personnes, qu’il aura trouvée sérieuse et travailleuse…

 

– Elle est en tout cas fort jolie, interrompit Antoine Breschet. Et les cent mille francs pourraient bien être destinés à une de ces réparations d’honneur que ces demoiselles ont le talent de s’assurer.

 

– Comment voulez-vous que je sache ?…

 

– Je t’ai parlé d’une enquête, insista le père. Il faut aussi que tu te renseignes sur cette Société de constructions dans les quartiers du Bois de Boulogne, qu’occupaient les fortifications : on m’y a fait allusion aussi. N’y a-t-il pas là quelque nouvelle aventure de Bourse ?

 

– Mais cette petite campagne n’est guère dans mon rayon, pour parler comme les gens du commerce.

 

– Alors tu refuses ? demanda le père après un nouveau silence. Je ne peux pourtant pas laisser une telle lettre sans réponse, et quitter Montigny, c’est inquiéter ta pauvre mère et risquer une petite crise.

 

– Eh bien ! dit Marcel avec fermeté, j’irai à Paris.

 

Il ajouta : Le proviseur m’a d’ailleurs suggéré de prendre à la Bibliothèque nationale quelques notes pour ma thèse sur Janus.

 

– Voilà qui est bien, dit Antoine Breschet. Ce conseil je te l’aurais donné moi-même. Tu es un professeur. Un professeur est un fonctionnaire. Il doit penser à son métier à travers tout. D’ailleurs cette thèse, c’est la raison de ton voyage que je donnerai à ta mère. Il faut que je puisse lui montrer toutes tes lettres. Pas un mot, par conséquent, sur tes visites à ton grand-père et sur le résultat de ton enquête. Tu ne me parleras que de ton travail. En rentrant à Nevers, tu me diras ce que tu auras découvert, et si tu estimes que nous devons ou non avancer les cent mille francs. Il m’est si dur de la refuser cette avance. C’est une grosse somme, mais qui nous sera certainement rendue. De cela non plus, pas un mot à ton grand-père, si vous touchez à cette question d’argent. Il est très fier, et la moindre idée, d’un doute sur ce règlement le froisserait. Et puis, mon enfant, sache que tu m’es bien secourable en consentant cette pénible démarche.

 

II

Au lendemain de cette conversation angoissante, Marcel Breschet, sur les huit heures du matin, descendait à Paris du train de Nevers, fidèle à la promesse faite à son père. Il avait voulu prendre le rapide de nuit, par un scrupule, où ce père aurait retrouvé ce sens du métier qu’il aimait à transmettre à son fils. Le professeur avait un reliquat de copies à corriger. Il avait tenu à les finir, pour les laisser annotées au maître d’études qui devait le remplacer. Cette besogne achevée, parmi les préparatifs de son départ, avait un peu trompé son anxiété qui le reprit plus forte dans le train. Quel homme allait-il trouver dans ce grand-père, demeuré pour lui une énigme ? Il comptait à peine douze ans lors de la rupture entre Antoine et Marcelin Breschet, dont le nom n’avait plus jamais été prononcé dans la maison. Les tragédies de famille silencieuses sont les plus torturantes pour les jeunes sensibilités, chez lesquelles les faits, qu’elles ignorent et dont elles subissent le poids, servent de prétexte à des imaginations invérifiables et d’autant plus vives. Quoique les fonctions exercées par son père en province, d’abord de receveur, puis de trésorier-payeur général n’eussent jamais permis un contact direct avec l’industriel toujours occupé à Paris, celui-ci restait dans le souvenir de son petit-fils comme un homme très affectueux, d’une conversation fascinante, et qui, dans ses trop rares passages, le gâtait beaucoup. Il savait également, par ses visites à Vertaizon, – il le rappelait à son père dans leur entretien, – quelle saute de milieu avait assuré aux siens l’énergie et l’esprit d’entreprise de l’homme d’affaires. Sans lui et ses audaces, les Breschet restaient de gros paysans. Ils ne devenaient pas les bourgeois cultivés qu’ils étaient devenus. Marcel comprenait maintenant que les quémandages d’argent dont se plaignait son père n’étaient pas l’unique cause d’une brouille qui touchait à l’ingratitude. Il se rendait bien compte que l’influence de sa mère, dont il pressentait maintenant les raisons, avait aggravé les sévérités du fils contre son père, dépensier et peu délicat. Quel incident nouveau allait lui révéler dans cet ordre l’enquête qu’il avait accepté d’entreprendre et dont les difficultés lui apparaissaient, au terme de ce voyage insomniaque, comme insolubles ? En touchant du pied le seuil du quai de la gare de Lyon, il fut tenté de reprendre aussitôt le train de retour. Et puis l’implorante phrase de son père, ce « tu m’es bien secourable » lui revenant :

 

« Ce serait une lâcheté, » se dit-il et il héla un taxi pour lui donner l’adresse du paisible hôtel de la rue des Écoles où il avait retenu son logement par dépêche et qui, tout voisin de la vieille Sorbonne, portait le nom du collège fondé par Mazarin : « Les Quatre-Nations. »

 

« L’Université me poursuit, » se disait-il encore quand la voiture s’arrêta devant la porte de la modeste maison où il avait séjourné lors de ses examens d’agrégation.

 

« J’avais tant d’espérance alors, » songeait-il et le souvenir de l’attrait intellectuel que lui avait représenté son métier de professeur s’accompagnait d’un renouveau de la répulsion commune à Chardon et à lui, contre la monotonie de cette carrière, et contre la sécheresse forcée de ses études actuelles. Cependant il ouvrait sa valise. Il rangeait ses petits bibelots et les papiers relatifs à son Janus, dans cette chambre située, par hasard, porte à porte, à côté de la pièce où il préparait autrefois son agrégation. Le sentiment de sa détresse actuelle fut si fort qu’il demanda aussitôt l’annuaire du téléphone, pour y chercher le numéro de l’appartement où logeait son grand-père au boulevard Suchet. Puis quand descendu au bureau de l’hôtel il eut disposé les lettres sur l’automatique, il raccrocha soudain le récepteur :

 

« Je ne suis pas assez maître de moi », se dit-il. « J’irai cet après-midi. Le plus sage est de commencer mes recherches sur cette laborantine. Si Cortet se trouve à Paris, c’est lui qui pourra le mieux me renseigner. Mais travaille-t-il toujours à Laënnec ? »

 

C’était le nom d’un de ses camarades d’enfance, interne dans un des hôpitaux de Paris. Les deux jeunes gens s’étaient toujours montré une chaude affection et restaient en correspondance l’un avec l’autre, assez irrégulièrement mais très amicalement. L’annuaire permit à Marcel d’entrer aussitôt en communication avec l’hôpital. Cinq minutes plus tard il entendait la voix de son camarade d’Auxerre lui répondre avec le plus joyeux accent :

 

– Toi, à Paris ! Nous déjeunons ensemble. Viens à Laënnec à midi. Vite je te quitte, car je cours aider mon patron qui va faire une opération passionnante.

 

« Passionnante ! Une opération ! » se répétait le pauvre professeur en s’acheminant à l’heure dite vers l’hôpital de la rue de Sèvres. « Faut-il qu’il l’aime, lui, son métier ! »

 

– Cette opération passionnante, quelle était-elle ? demanda-t-il d’abord à Cortet qui l’attendait à la salle de garde, encore vêtu de sa blouse d’interne.

 

– Une craniectomie pour tumeur du cervelet, répondit Cortet. Je voudrais que tu voies ce trépan, c’est un prodige d’intelligence actionné par une machine électrique. Il est bloqué dès qu’il ne rencontre plus de résistance. Il s’arrêtera juste à la dure-mère, sans l’entamer. Quelle merveille !

 

Marcel Breschet, malgré la fatigue du voyage et l’énervement de l’insomnie, retrouvait, à constater l’enthousiasme de Cortet ce vif intérêt que lui donnaient toujours les choses intellectuelles.

 

– Comme je t’envie ! dit-il à Cortet. Moi qui suis à Paris pour m’occuper de ma thèse sur le culte de Janus dans le monde romain !

 

– Et moi, répondit Cortet en riant, je bénis Janus qui me fait retrouver mon vieux copain. Tu es libre pour déjeuner ? – Et sur un signe de son ami : – Attends quelques instants, le temps d’enlever ma blouse et de me faire remplacer pour deux heures à la salle de garde.

 

Vingt minutes plus tard, ils s’asseyaient l’un à côté de l’autre, à la terrasse d’un restaurant du boulevard Montparnasse dont l’enseigne annonçait qu’il pratiquait la spécialité des mets régionaux.

 

– Nous sommes jeudi, fit l’interne en consultant la carte, justement le jour de notre pays. Nous allons voir si les plats morvandiaux d’aujourd’hui valent ceux de notre jeunesse. Tu te rappelles, ce jambon à la crème qui faisait nos délices à Auxerre ? Il faut que je t’organise un peu de plaisir à Paris pour te reposer le soir de ton Olympien. Malheureusement mon service d’hôpital ne me laisse pas beaucoup de temps.

 

– Mais celui qu’il te prend est si bien employé, à en juger par la séance de ce matin, répondit Marcel.

 

Le visage du carabin, bien régional lui-même, avec ses cheveux noirs plantés bas, ses yeux marrons et ses joues colorées, s’amertuma d’un mauvais sourire :

 

– Toutes les opérations ne se ressemblent pas, dit-il, et puis, ce n’est pas ça, la carrière. La carrière, c’est les concours à passer, d’abord l’adjuvat, le professorat, le bureau central, huit à dix ans de travail forcené. Et puis les camarades. Des concurrents souvent envieux – tu connais le proverbe : Indivia medicorum, – mauvais coucheurs, rosses ! Plus tard, il y a les clients et la bataille des honoraires, et, quand il s’agit des hauts postes, la tyrannie des facultaires officiels qui n’admettent pas le talent libre. Jusqu’ici, je n’ai pas eu à me plaindre. Le petit Morvandiau fait son petit bonhomme de chemin sans trop d’à-coups. Mais quand je songe aux angoisses qui me sont réservées !

 

– Où n’y en a-t-il pas ? dit Marcel.

 

– Mais dans ta profession à toi, répondit Cortet. Tu as passé ton agrégation. Tu passeras ta thèse. Tu ne dépends pas de l’aléa des concours et de l’humeur des malades. Tu dépends de tes idées.

 

– Si les choses sont comme tu le dis, objecta Marcel, qui apercevait le moyen d’amorcer l’enquête désirée par son père : comment se fait-il que nous voyions tant de femmes entrer aujourd’hui dans les carrières médicales ou paramédicales ? Précisément, continua-t-il, je suis chargé, durant ces quelques jours que je vais passer à Paris, d’une enquête sur une jeune fille, employée à l’Assistance publique et qui travaille dans un hôpital à titre de laborantine.

 

– Un métier nouveau, fit Cortet, toujours avec son mauvais sourire : une carrière féminine de plus, la manie de notre temps, le progrès ! Comme si une femme avait d’autre carrière raisonnable que de tenir son ménage et de faire des enfants. Si ta laborantine est dans un hôpital, elle est chimiste ou bactériologiste, c’est-à-dire spécialisée dans les microbes et les examens des inoculations au microscope. Ces filles gagnent de sept cents à mille francs par mois, pour vivre parmi les bacilles et ensemencer des milieux de culture. Il leur faut avoir passé leur bachot et fait trois ans d’études. Le progrès ! le progrès !… répéta-t-il. Mais d’abord, comment s’appelle ta laborantine ?

 

– Paule Gauthier, répondit Marcel.

 

– Et que veux-tu savoir d’elle ?

 

– Comment elle vit, et si elle est sérieuse. Il s’agit d’un projet de mariage à Nevers, un peu pressé.

 

Il avait rougi de son mensonge, et Cortet interprétant ce passage d’embarras, lui demanda :

 

– Ce mariage, c’est le tien ?

 

– Pas le moins du monde, répliqua l’autre vivement.

 

– Tant mieux ! fit son ami. Je vais me renseigner dès cet après-midi. Je saurai quel poste elle occupe. Gauthier, tu dis Paule Gauthier ? Jolie ou laide ? Tu l’as rencontrée à Nevers ?

 

– Jamais, et j’ignore tout d’elle.

 

– Si elle est jolie, il y a bien des chances pour qu’elle ne soit pas sage. Mais ça, c’est une opinion d’interne. Il y en a aussi de jolies qui sont sérieuses, comme tu dis. Celles-là visent le bon mariage. Là il faut y regarder de près et ce n’est pas commode. Tu y tiens beaucoup, à ce renseignement ?

 

– Beaucoup.

 

– Paule Gauthier ? Je saurai ce soir à quel hôpital elle est attachée, et je te le téléphonerai. À quelle heure seras-tu à ton hôtel ?

 

– Vers sept heures. Et si je n’étais pas là…

 

Cette hésitation dans sa réponse indiquait déjà son incertitude sur cette visite à son grand-père qui faisait pourtant le principal objet de sa présence à Paris.

 

– Eh bien ! si tu n’es pas là, je prierai le portier de ton hôtel de te transmettre simplement le nom de l’hôpital. Je suis de garde et, si tu as quelque autre détail à me demander, téléphone à Laënnec.

 

C’était rendre à Marcel sa pleine liberté pour sa visite. Aussitôt seul, celui-ci s’achemina en effet vers le lointain boulevard Suchet où habitait le vieil industriel. Comment celui-ci allait-il le recevoir ?… Affectueusement ?… Alors il le retiendrait sans doute à dîner, et, dans ce cas, il faudrait attendre pour savoir le nom de cet hôpital où travaillait Mlle Gauthier… Cérémonieusement ?… Rendrait-il son petit-fils solidaire de la querelle familiale qui durait depuis des années ?… Aborderait-il tout de suite cette question du prêt d’argent, avec l’idée que le jeune homme arrivait comme messager de son père ?… Le malheureux garçon agitait lui-même ces pensées, tandis qu’il suivait à pied le boulevard des Invalides, les quais, l’avenue du Trocadéro. Ses yeux de provincial s’étonnaient de la manie constructive qu’il constatait en rencontrant à chaque détour de rue des débris de vieilles bâtisses en voie d’être jetées à terre, ou des façades de maisons neuves à huit étages. Que ce mouvement général eût entraîné Marcelin Breschet dans une nouvelle série d’entreprises, c’était trop naturel, étant donnée toute sa vie, et trop naturel aussi que ses affaires de construction comportassent des risques considérables. Le quémandage de la lettre s’expliquait ainsi. Nul besoin d’imaginer une influence féminine ou un coup de Bourse imprudent. L’aspect de ce long boulevard Suchet s’accordait trop avec l’hypothèse de quelque grosse erreur spéculatrice. Les mots d’« appartement à louer avec confort moderne », se lisaient sur trop d’écriteaux aux portes et aux fenêtres de ces maisons neuves. Les sociétés qui les construisaient, et, par conséquent, leurs chefs devaient subir des menaces de faillite. Marcelin Breschet n’était-il pas un de ces chefs ? Il habitait un des étages d’un de ces édifices somptueux. C’était bien le logis des spéculateurs comme lui, sans mesure dans leurs jours d’optimisme et d’espérance, quitte à engager leur honneur. Marcel vit distinctement ces syllabes, écrites d’une plume nerveuse, dans la lettre de son grand-père. Il s’arrêta devant la ferronnerie de la porte et voici qu’il se retira sans sonner. Son énergie défaillait devant la perspective de cette première entrevue avec ce vieillard qu’il venait espionner. Il lui fallait bien se prononcer ce mot, toujours vil et qui devient sacrilège, lorsqu’il s’agit d’un aïeul.

 

« Je reviendrai quand je serai mieux renseigné. »

 

Il hélait, en se prononçant cette phrase dilatoire, une automobile à laquelle il donna l’adresse de la Bibliothèque Nationale. Il allait se réfugier dans son métier d’universitaire, dont la veille encore il se lamentait auprès de son collègue Chardon. En cours de route, signe nouveau de son intime agitation, il changea encore d’idée et demanda au chauffeur de l’arrêter sur la route mais à une rue et à un numéro qui n’étaient pas l’adresse de la Bibliothèque. Un agent de change demeurait là, du nom d’Ennebault, que son père lui mentionnait autrefois comme s’étant à une époque, chargé heureusement des intérêts de son grand-père. À l’heure de la Bourse, il y avait bien des chances pour que l’agent de change ne fût pas là. Il y était cependant et il accueillit le jeune homme sur la présentation de sa carte avec une cordialité qui fit du bien à Marcel. De ce côté-là, il n’y avait donc pas lieu de s’inquiéter.

 

– Vous êtes le petit-fils de mon client et ami, M. Marcelin Breschet ? Vous ne venez pas m’annoncer de mauvaises nouvelles de votre grand-père ? Je ne l’ai pas vu depuis si longtemps.

 

C’était répondre d’avance aux questions que le jeune homme se préparait à poser avec un peu de honte. Il se contenta de dire qu’il venait saluer M. Ennebault de la part de son père, lequel avait eu, pour un important placement, plusieurs années auparavant, beaucoup à se louer de l’agent de change. Celui-ci demeurait évidemment un peu étonné par ce prétexte d’une visite que Marcel, une fois rassuré sur cette partie financière de son enquête, ne prolongea point, et, négligeant sa première idée d’une séance à la Bibliothèque Nationale, il rentra à l’hôtel des Quatre Nations, pour écrire à son père une lettre officielle et qui disait son heureuse arrivée à Paris. Il griffonna ensuite une note confidentielle qu’il rapporterait à Nevers, comme le compte rendu de cette première journée. Il attendait, non sans une impatience grandissante, le téléphonage de Cortet qui pourtant arriva plutôt en avance et qui lui apprit que Mlle Paule Gauthier était laborantine à l’hôpital des Enfants-Malades, rue de Sèvres.

 

« Il est près de six heures », se dit-il en regardant sa montre. « C’est le moment où le travail des infirmières doit s’arrêter… Si j’allais à cet hôpital ! Quoi faire, puisque je ne connais pas celle-là, même de vue ? Tentons quand même la chance. Cette première journée donne déjà quelques résultats inespérés : la rencontre de Cortet, la visite chez Ennebault, ce renseignement sur l’hôpital de Paule Gauthier. Essayons toujours d’avoir quelque nouveau renseignement. »

 

Il allait en effet, contre toute vraisemblance, en obtenir un et de premier ordre, qu’il ne pouvait pas prévoir. Les anxiétés comme la sienne ont leurs divinations qui ne sont un hasard qu’en apparence. Creusant avec une logique minutieuse toutes les hypothèses, elles rencontrent sans cesse quelque élément de vérité. Après avoir étudié sur un plan de Paris, affiché dans le bureau de l’hôtel, le plus court chemin pour arriver aux Enfants-Malades, il s’engagea par la rue des Écoles et gagna la rue de Sèvres. En vingt minutes, il avait dépassé l’angle de cette rue et du boulevard Montparnasse, et il se trouvait à la porte de l’hôpital. Plusieurs femmes se pressaient d’en sortir, évidemment des infirmières qui se retiraient, comme il l’avait prévu, leur journée faite. Elles allaient, d’un pas hâtif, habillées, les unes élégamment, celles-là simplement correctes. Un autre jeune homme se trouvait là, immobile et qui attendait, comme Marcel. À un moment, cet inconnu s’avança vers une des jeunes filles, jolie, avec de grands yeux noirs dans un teint pâle, qui s’animèrent d’un regard plus vif à l’approche du jeune homme.

 

– On est en retard, disait celui-ci.

 

– J’ai eu une analyse un peu délicate à terminer, et je n’ai pas voulu quitter le Labo sans que la question fût au point.

 

– Il y a des jours où je crois que tu me le préfères, ce maudit Labo.

 

– Je l’aime et je t’aime, répondit-elle en appuyant sons bras sur celui de son amoureux.

 

« Toutes ces petites sont-elles des laborantines ? » se demandait Marcel en regardant s’en aller ce couple parmi les groupes qui se dispersaient en tous sens. » Le Labo, semble-t-il, est propice aux idylles. Si c’était sur celle-là que tique mon grand-père, il n’aurait pas mauvais goût, mais les cent mille francs pourraient bien passer dans la poche de ce joli garçon. »

 

III

Marcel ne se serait pas tenu un autre discours, s’il eût pu deviner que son attente, à la porte de l’hôpital l’avait mis, à son insu, en présence même de cette mystérieuse Paule Gauthier soupçonnée d’exploiter le vieillard, isolé de sa famille, qu’était Marcelin Breschet. Mais le petit-fils gardait, à travers une séparation de tant d’années, trop de respect à l’égard de son grand-père pour ne pas reculer devant l’idée d’une duperie aussi déshonorante que dangereuse. Il fallait, à tout prix, tirer au clair les rapports de la laborantine inconnue et de l’homme d’affaires. Cette fois l’enquêteur n’hésitait plus. La visite au boulevard Suchet ne devait pas être différée ; et dès le lendemain, il sonnait de grand matin à la grille de la somptueuse bâtisse devant laquelle il hésitait la veille.

 

« Comment va-t-il me recevoir, et même me recevra-t-il ? Certainement il croira que j’apporte la réponse à sa lettre : et que lui dirai-je ? » se demandait-il après avoir remis sa carte à un personnage, mi-domestique, mi-secrétaire, qui attendait dans l’antichambre, presque dénuée de meubles. De grandes glaces et des panneaux de bois moiré dénonçaient des projets de luxe interrompus et voici qu’un vieillard entrait, tenant la carte à la main. C’était le grand-père et il prenait dans ses bras son petit-fils, avec une émotion expansive, qui devait étonner le témoin de cette scène, habitué chez son patron à d’autres attitudes :

 

– Pourquoi ne pas m’avoir prévenu, mon petit Marcel ? disait l’aïeul bouleversé en entraînant le jeune homme dans son bureau. Tu aurais logé ici. Que je te regarde ! Ah ! tu es bien un vrai Breschet. Tu en as les yeux, les cheveux et la belle carrure auvergnate. Donne-moi des nouvelles des tiens. Ton père n’est pas malade, qu’il ne t’a pas accompagné ?

 

Un regard inquisiteur luisait dans ses prunelles. Évidemment, il pensait à sa lettre dont il ne voulait pas parler le premier. Mais le fond affectueux de sa nature l’emportait sur toute autre préoccupation, et il continuait, multipliant ses questions sur la vie de son fils à Montigny, sur celle de son petit-fils à Nevers. À peine nomma-t-il sa bru dans une phrase incidente, témoignant ainsi d’une persistante rancune. Il voyait en elle une des causes de son isolement et il lui en voulait. Était-il possible que cet homme âgé, dont les sentiments familiaux restaient si vifs, fût le héros d’un drame de luxure abject et qu’il méditât de dépouiller son fils, par suite son petit-fils, d’une somme considérable, au profit d’une honteuse liaison ?

 

– Je suis venu à Paris, répondit Marcel à des demandes hâtives et multipliées auquel un regard fixe donnait un sens inquisiteur, pour quelques recherches à la Bibliothèque Nationale sur la thèse que je prépare.

 

Il en dit le titre qui provoqua cette exclamation du grand-père, évidemment résolu à ne faire la moindre allusion à sa propre lettre :

 

– Décidément, les Romains ont conquis la Gaule, puisque les descendants de ceux qui se battaient contre eux à Gergovie ou à Merdogne, – tu as lu la controverse sur ce point de notre histoire ? – s’occupent du dieu Janus, et du culte qu’on lui rendait.

 

Comme il énonçait cette phrase qui prouvait combien l’Auvergnat, chez lui, s’intéressait encore aux problèmes de l’histoire locale, le domestique-secrétaire vint lui passer une autre carte de visiteur :

 

– Je vais le recevoir tout de suite, dit-il, – et à son petit-fils. – C’est un des gros actionnaires de notre Société et qui doit nous verser aujourd’hui même une forte somme.

 

Deficiente pecu… deficit omne,… nia.

 

Ce vers latin parodique c’est pour M. le professeur. Il s’était levé et, forçant Marcel à se rasseoir lui-même :

 

– Tu vas peut-être m’attendre un peu de temps. Janus ne t’en voudra pas, et tu auras les journaux à lire… Il lui en tendait plusieurs qui s’entassaient sur la table. Et puis, c’est entendu, je t’emmène déjeuner.

 

« Quel homme actif », se disait Marcel, en regardant, non pas les journaux, mais les papiers accumulés dans une magnifique bibliothèque, « et que de dossiers ! Que d’affaires ! Il y a vraiment deux choses inexplicables : l’une qu’il ait besoin de nous emprunter cent mille francs, vivant dans ce luxe… » Il s’étonnait de plus en plus du décor du salon. L’autre, qu’il se laisse exploiter par une infirmière, du type de celles que je voyais hier sortir de l’hôpital. Il est certainement sur le bord de la fortune, encore une fois. Mon père me l’a si souvent décrit dans ses avatars différents. Ou bien serait-il de nouveau à la veille de sombrer dans son affaire de bâtiments, mal gérée ? Mais non, ce gros actionnaire apportant la forte somme, a donc confiance, et grand-père aussi a confiance. À coup sûr il n’a pas l’air inquiet. Quel contraste entre cette riche habitation et ce milieu d’hôpital dont je garde l’impression dans les yeux ! Si cette fille le trompe en l’exploitant, et qu’il l’aime, comment ne l’en a-t-il pas tirée ? Oui, je comprends que mon père, si régulier, si strict, si conformiste, comme dirait ce bolcheviste de Chardon, le parfait fonctionnaire, n’ait pu s’entendre avec lui. Tous deux cependant sont bien des Auvergnats, de cette race du Plateau central, qui se resserrent sur eux-mêmes, se terrent dans leurs habitudes, ou bien se déchaînent dans l’espérance, et alors, ils hasardent tout. Ils ressemblent à leur pays avec ses grandes coulées de lave immobile, et, à l’horizon, une chaîne tumultueuse de cratères, les Vésuves d’hier et de demain sans doute. Et moi, je tiens de ces deux caractères, et par ma mère à cette Bourgogne où tour à tour ont habité les Éduens, ces alliés de Rome, puis les colonies Germaines et Sarmates, puis les Burgondes, puis les Sarrasins. Que de troubles dans le passé de cette province, qui fut pourtant le premier duché-pairie de France. Auvergnat et Burgonde, quelles hérédités ! D’où mon incertitude intérieure. Rattachons-nous à l’humble devoir : découvrir la vérité sur la crise que traverse mon grand-père. Et avec cela, me voici bien loin de ma thèse.

 

Il faudra pourtant y penser aussi et aller à la Bibliothèque Nationale cet après-midi. »

 

L’incohérence de ces réflexions avait pourtant son unité. Elles attestaient ce mélange si particulier de réminiscences historiques et de scrupules personnels qui se rencontre chez tant de jeunes professeurs. Marcelin Breschet cependant rentrait de son entretien avec le gros actionnaire. Il parlait aussitôt de cette thèse qui venait de hanter de nouveau son petit-fils :

 

– Quelle raison t’a donc poussé à t’occuper de Janus ? lui demanda-t-il.

 

Marcel, ému de cette identité de préoccupations, se laissa aller, en répondant, à parler de lui-même avec une vérité qu’il n’avait pas avec son père :

 

– Tout enfant, vous rappelez-vous, grand-père, que vous me reprochiez d’être curieux ?

 

– Oui. Tu remarquais tout. Je me souviens : au baptême de ton cousin Monestier, à Chauriat, tu me demandais : Grand-père, cet enfant de chœur que voulait-il qu’on apportât, en disant toujours : Amen, amen ?

 

– Cette curiosité de petit garçon, répliqua Marcel attendri encore par cette évocation des temps d’union familiale, c’était le goût de savoir, qui n’a fait que grandir avec l’âge. Ce goût m’a décidé à cette carrière d’universitaire qui suppose des études poussées assez loin. Elle comporte aussi, dans les postes de début, des obligations assez décevantes. Pour m’en débarrasser, il faut que je sorte des classes de lycée et que je passe à une chaire de faculté. Ce passage exige le doctorat. L’histoire des idées religieuses m’a intéressé. J’ai été naturellement conduit à m’occuper de leur origine. Aux environs de l’église de Vézelay, il y avait les ruines d’un temple, que je visitais tout enfant, et dont mon père me dit qu’il avait été celui d’un dieu à deux visages, appelé Janus. Ces deux visages m’intriguèrent et voilà comment je fus conduit à étudier le culte de Janus en Gaule.

 

– Ah ! s’écria le grand-père. Que tu es bien de mon sang, de celui du vieux Breschet qui n’a pas pu se contenter de l’échoppe de tailleur de son père ! Il a sauté à l’Hôtel-Dieu de Clermont, puis de Clermont à Paris, où il finit par remplacer le grand Dupuytren dans son service, pour lui succéder à l’Institut. Quelle étape ! Je te vois, également, de ton lycée de province, montant à la faculté dont tu rêves, et pourquoi pas, toi aussi, à l’Institut ? Tu as raison, vois-tu. Oser, entreprendre, c’est ça vivre ; ne jamais se contenter de son sort. On ne réussit pas ? On recommence. Je n’ai jamais compris ton père de s’être complu à la monotonie de son existence de fonctionnaire. Quand nous en parlions, il disait : sécurité ; moi, je répondais : risque. J’ai, dans mes entreprises, traversé quelquefois de mauvaises périodes et toujours j’ai recommencé. Encore aujourd’hui, dans cette société de constructions que j’ai fondée, il y a des heures difficiles. J’en triompherai et mon petit-fils sera ce personnage peu commun : le Sorbonnard millionnaire.

 

Marcel, en écoutant ces propos, songeait : « Mais le motif de sa demande du prêt de cent mille francs, le voilà : une de ces difficultés. Peut-être la venue du gros actionnaire l’en tire-t-elle déjà, qu’il n’en parle plus. Où avais-je la tête d’imaginer une basse aventure sentimentale, à son âge et avec cette fièvre d’activité ? »

 

Et il écoutait son grand-père continuer :

 

– Mais pensons à toi. Une thèse, ça s’imprime, ça se publie chez un éditeur.

 

– Oh ! la mienne, fit Marcel, n’est encore qu’en projet, à peine commencée.

 

– N’importe, répondit le vieil optimiste, il faut dès maintenant préparer les voies. Je connais justement une maison d’édition où je vais te mener, pour que tu causes avec le secrétaire, un jeune homme que j’ai pu placer là. Il s’appelle Gauthier. Son père était un de mes garagistes, quand je m’occupais d’automobiles. Cet homme est mort à mon service dans un accident et j’ai considéré comme mon devoir de m’occuper de ses enfants. Il y en avait deux, une fille et ce garçon, qui réussit très bien chez son patron, auquel il voudrait succéder quelque jour. On l’y aidera. C’est encore un des bénéfices de la vie d’affaires : on peut appuyer autour de soi des gens qui le méritent, et ce Gauthier est vraiment digne d’appui. Il connaît des écrivains, des savants, et, si je ne me trompe, des archéologues. Auquel cas, ses conseils pourraient t’être précieux.

 

« Gauthier ! » se répétait Marcel. « Mais la voilà, l’explication de l’intérêt qu’il porte à la laborantine, si elle est la sœur de ce garçon et la fille de l’accidenté. Il est vrai que cette sorte d’intérêt, quand il s’agit d’une jeune fille jolie et galante, ça tourne mal quelquefois… »

 

Il se rappelait cette troupe d’infirmières qu’il avait vues sortant la veille de l’hôpital, et l’attitude de celle qu’il avait remarquée, s’en allant tendrement et familièrement au bras de l’amoureux qui l’attendait. Qu’il se fût ainsi rencontré dès le premier soir de son arrivée à Paris, avec cette Paule Gauthier qu’il cherchait, comment se le fût-il même imaginé ? Mais cette similitude de noms, entre le secrétaire de librairie protégé par son grand-père et l’intrigante dénoncée à son père, le frappait tellement qu’il ne put penser à autre chose pendant le déjeuner passé tout entier à écouter ce grand-père qui racontait le travail de sa société, fondée pour exploiter une bande du terrain des anciennes fortifications, et tandis que vers deux heures, les deux convives se dirigeaient vers la rue Saint-Guillaume où se trouvait la boutique de l’éditeur chez lequel Gauthier était employé, il ne s agissait plus pour le futur docteur de la visite à la Bibliothèque Nationale et des savantes recherches projetées sur Janus :

 

« Qui est cette sœur et quel métier exerce-t-elle ? »

 

Cette question occupait tout son esprit, et il s’en taisait, comme l’homme d’affaires continuait à se taire sur sa demande des cent mille francs faite à son fils. Quel rapport pouvait-il y avoir avec l’existence, soudain révélée, de cette sœur du secrétaire placé par le patron de l’automobiliste mort au service de la maison Breschet ?

 

– C’est pourtant à mon usine de papier de Saint-Amand-Tallende, disait celui-ci à l’entrée de la rue Saint-Guillaume, en montrant sur une façade l’étiquette « Librairie Gillequint », que je dois d’être en si bons termes avec M. Gillequint. Nous nous sommes connus, lui presque enfant à cette époque. Voilà encore un des avantages du métier d’homme d’affaires. Que d’amis il se fait le long de sa vie, pourvu qu’il soit toujours correct ! C’est une vieille maison, ajouta-t-il pour justifier l’aspect désuet de l’immeuble, par trop contraire à ses théories d’audacieuse modernité. Gillequint est tout nouveau, lui, dans l’édition. Raymond Gauthier a bien l’intention de transformer la boutique, si jamais il en devient le chef. Il y a déjà introduit quelques nouveautés, dont ces vitrines où l’on voit exposés les derniers volumes parus, avec la photographie des auteurs. Mais allons à son bureau. C’est lui qui surveille la vente pendant que Gillequint dirige les comptes et signe les traités.

 

La pièce attenante à la boutique, où se tenait le protégé de l’industriel, était étroite et sombre, mais rangée avec un soin qui prouvait l’esprit d’ordre de l’employé. Il se leva pour saluer l’ancien patron de son père, et Marcel crut remarquer sur son visage une certaine expression de gêne qui contrastait avec la cordialité du vieillard. Toujours préoccupé des relations de celui-ci avec la laborantine et par la possibilité d’une étroite parenté de cette inconnue avec ce jeune homme du même nom, il pensa du coup que ce dernier éprouvait une secrète défiance vis-à-vis du bienfaiteur qui l’avait pourtant placé là, et d’où pouvait provenir cette défiance, sinon d’un soupçon ? Marcel allait, dès les premiers mots, apprendre que l’employé de librairie était en effet le frère de cette Paule Gauthier dont la recherche était l’un des motifs de son voyage à Paris et qui devait intéresser bien vivement son grand-père, d’après sa première question :

 

– Comment va Paule ? demanda-t-il. Tu l’as vue ce matin ?

 

– Elle est partie trop tôt, répondit Raymond Gauthier, mais maman l’a vue. Elle était un peu agitée d’une de ses petites malades qui a deux ans et un mois, et qui souffre d’un Dolichocôlon pelvien. Vous savez comme elle prend son métier à cœur. Son Labo, c’est toute sa vie.

 

– Et je te présente quelqu’un d’aussi laborieux qu’elle, mon petit-fils, Marcel Breschet. Je l’ai amené ce matin pour que tu l’aides. Professeur à Nevers, il est venu à Paris pour étudier la préparation de sa thèse de docteur. Il la fera imprimer chez vous, cette thèse. Ça, c’est pour plus tard. Dès aujourd’hui, tu peux lui rendre service. Cette thèse porte sur un dieu Romain : vous avez bien, parmi vos auteurs, quelqu’un qui s’occupe de mythologie païenne ?

 

– En effet, répondit Gauthier, et le plus compétent qui soit dans la matière. Monsieur connaît certainement son nom : le Père Desmargerets.

 

– L’auteur du Symbolisme dans la sculpture antique, cet ouvrage capital ? fit Marcel.

 

– Et qu’il réimprime ici en ce moment, dit Gauthier. Sur quoi roule votre thèse ?

 

– Sur le mythe de Janus en Gaule.

 

– J’en parlerai au Père. Il se fera un plaisir de vous en établir un dossier. C’est sa manie. Une thèse, ça donne un volume du type de ceux-là ?

 

Il montrait les ouvrages qui s’étalaient sous la vitrine destinée aux nouveautés. Ces livres, on l’a déjà dit, s’accompagnaient, suivant la mode actuelle, d’une série de photographies de leurs auteurs. Marcel se mit à regarder celles-ci, de son œil de provincial, toujours intéressé par les physionomies des vedettes parisiennes. Se trompait-il ? Voici qu’il crut reconnaître, parmi six ou sept autres, avec un étonnement stupéfié, le visage du jeune homme qui attendait la veille, à la porte des Enfants-Malades, la sortie des laborantines et qui s’éloignait avec la plus jolie d’entre elles. Comme il considérait ce portrait avec plus d’attention, Gauthier lui dit :

 

– C’est un de nos auteurs les plus nouveaux, un monsieur Alfred Harny, jusqu’ici un poète obscur, mais qui s’est décidé à écrire des romans. Le second vient de paraître. Il est très à la page, et il en a un succès ! Son volume s’appelle le Lac caché.

 

– Je vais vous le prendre, fit Marcel. Je n ai rien à lire et cette figure m’intéresse.

 

– On mettra l’exemplaire sur mon compte, dit Marcelin Breschet, car, moi aussi, je suis un client de la boîte. Je ne suis pas un littérateur, insista-t-il, mais grâce à Raymond, je me constitue ma petite bibliothèque auvergnate où figure une bien intéressante biographie de notre ancêtre le chirurgien. Si je reste un partisan déterminé de la nouveauté dans les entreprises, nous ne les menons à bien, je m’en rends compte, qu’avec les facultés que nous héritons de nos morts. Et moi j’ai hérité de l’aïeul, – il regardait sa montre, – le scrupule de l’exactitude. J’ai un rendez-vous à trois heures et demie boulevard Suchet. Juste le temps de m’y rendre. Où veux-tu que je te dépose, Marcel ?

 

– Il est trop tard pour aller à la Bibliothèque Nationale, répondit le jeune homme. Je ne suis pas loin de la rue des Écoles. Je vais rentrer à pied chez moi, et lire ce Lac caché avant le dîner.

 

– Tu me diras ce que tu en penses, fit le grand-père. Il eut une expression dans les yeux qui s’accordait trop avec quelques-unes des idées éveillées dans l’esprit de son petit-fils. L’homme d’affaires amoureux savait-il l’intimité de l’écrivain avec la laborantine ? Car c’était bien Harny qui attendait, la veille, à la porte de l’hôpital, et celle qu’il attendait, c’était peut-être Paule Gauthier, la sœur de Raymond. Était-il possible que les deux amants eussent conçu le projet d’extorquer les cent mille francs demandés dans la lettre de Nevers ? Il fallait d’abord être sûr qu’ils fussent amants ? Tel était l’intérêt suscité chez Marcel par le mystère des relations de Paule avec l’un et l’autre des deux hommes que, tout en suivant le trottoir du boulevard Saint-Germain, il commença de feuilleter le volume qui pouvait lui révéler le caractère de Harny. N’ayant pas de coupe-papier qui lui assurât une lecture suivie, il demeura étonné, dans les quelques pages lues de-ci de-là, par l’accent d’une exaltation presque mystique. Le héros du Lac caché se dévouait moralement à une femme qu’il aimait sans le lui dire et dont le mari était son meilleur ami. Le roman, qui se passait pendant la guerre, se terminait par une scène d’une invraisemblance et d’un romanesque extraordinaire où l’amoureux, blessé grièvement sur le champ de bataille et agonisant, avouait à son ami qu’il avait passionnément aimé sa femme et lui demandait de le lui dire, quand il serait mort.

 

IV

Si peu renseigné que fût Marcel sur les complexités de la vie littéraire, il se rendait compte qu’entre les livres des écrivains et leur personne, il se rencontre tout ensemble un rapport intime et des divorces secrets. Surtout quand il s’agit d’œuvres aussi artificielles qu’un roman « à la page » comme disait Gauthier. Le tendre Racine avait dans sa nature des côtés cruels ; le généreux Rousseau était le plus vindicatif des hommes ; le génial Hugo un manœuvrier de gloire, savamment occupé de sa publicité. L’auteur du Lac caché possédait-il la sensibilité infiniment délicate dont témoignait ce roman, et s’il était l’amoureux de Paule Gauthier, – comme Marcel le supposait encore, et toujours sans preuve certaine, – pouvait-il, lui, le subtil et maladif analyste des nuances du cœur, joindre à ses dons de finesse émotive, des calculs de bas arriviste ? Pratiquait-il des opérations telles que le brocantage d’une jolie maîtresse à un débauché sénile ? La première question était de savoir si la jeune fille attendue par lui devant l’hôpital était vraiment cette sœur de Raymond Gauthier à laquelle le grand-père semblait s’intéresser particulièrement. Comment Marcel n’aurait-il pas employé le moyen le plus simple ? Guetter de nouveau la sortie des infirmières, et demander à une de ses camarades ou au concierge le nom de celle qu’il avait vu s’en aller avec Harny ? Il s’y décida, et à peine achevée la lecture du Lac caché, il s’acheminait automatiquement vers les Enfants-Malades. Harny était là de nouveau, lui aussi, et la même jeune fille, qu’un employé qui sortait nomma aussitôt à Marcel après qu’il l’eut interrogé timidement, en la lui montrant qui s’éloignait au bras de son compagnon.

 

– Oui, c’est Mlle Gauthier qui part, son service terminé, répondit cet homme, et il regarda, non sans ironie, son interlocuteur s’engager à la suite des deux amoureux sur le boulevard des Invalides. Ils allaient lentement et s’arrêtèrent au petit square qui termine l’avenue. Ils s’y assirent. Des enfants y jouaient sous les arbres verdoyants qui entourent le monument élevé à M. Taine, en souvenir des promenades du grand philosophe vers ce paisible endroit dans les derniers temps de sa vie. Il y avait une antithèse saisissante pour Marcel Breschet entre les austères pensées qu’évoquaient ce monument, et les tendres propos qu’échangeaient sans doute à cette place la laborantine et le poète du Lac caché. Ces propos n’étaient-ils que tendres, ou bien concernaient-ils un plan d’exploitation scélérate que son devoir, à lui, était d’empêcher à tout prix ?

 

« Je ne connais, » se disait-il, « personne à Paris qui puisse me renseigner sur cette laborantine que Cortet, sur ce romancier poète aussi. Sur elle, par des camarades d’internat, sur lui, par la rumeur publique. Car enfin, quand un écrivain nouveau réussit, il soulève un tas de potins et il est impossible qu’un écho n’en arrive pas aux salles de garde. Si le Lac caché mérite de s’appeler le Marécage caché, on doit pourtant le soupçonner. »

 

Il rit lui-même de sa plaisanterie, et tel était son besoin de renseignements plus précis, qu’il gagna aussitôt Laënnec d’où son ami était absent. Il laissa un mot qui lui donnait rendez-vous pour le lendemain matin, au modeste restaurant attenant à son hôtel. Il passa la matinée à lire, après l’avoir demandé dans plusieurs librairies, l’autre roman, celui qui avait précédé le Lac. Il y retrouva ce ton de ferveur sentimentale qui l’aurait moins surpris s’il avait connu la réaction de certains groupes littéraires contre la brutalité du réalisme. Ils se rattachent ainsi au Sainte-Beuve de Volupté, au Fromentin de Dominique, au Gérard de Nerval de Sylvie, pour ne parler que des morts. Cortet arriva un peu en retard, à cause du service, et à la question que Marcel lui posa aussitôt sur Harny :

 

– Je ne sais rien de lui, répondit-il, sinon qu’il écrit des bouquins prétentieux, vers et prose, dont je n’ai pas lu une ligne ; mais voilà ce que j’ai appris et qui t’intéressera pour tes Nivernais et ton enquête sur le projet de mariage qu’ils t’ont chargé d’étudier. Cette Paule Gauthier, c’est un des flirts de ce monsieur, et qui dit flirt, avec ces demoiselles, entend un freudisme pratique, lequel va très loin. C’est un propos d’une camarade de son service qui m’a été rapporté ce matin même. Les laborantines, quoiqu’elles ne soient pas de vrais médecins, donnent quelquefois l’exemple du vice proverbial de notre profession. Je te citais l’autre jour le proverbe sur l’Invidia medicorum. Il leur arrive de parler les unes des autres avec la bienveillance que nos professeurs pratiquent entre eux. Mais ce flirt-là est profitable, car ce petit poète, coupeur de cheveux en quatre, passe pour riche. Ces mêmes bonnes camarades le répètent volontiers. Autre potin sur lui : il est, paraît-il, le fils d’un agréé très en vue au Tribunal de commerce.

 

C’était, du coup, ce renseignement de Cortet sur la fortune de Harny, la destruction de l’hypothèse échafaudée par Marcel sur les cent mille francs mendiés dans la lettre à son père. La laborantine n’avait rien à voir dans le quémandage du vieux Breschet. Si elle avait une liaison avec Harny, comme l’indiquait l’intimité de leurs rendez-vous, celui-ci pouvait suffire à l’entretenir, et Marcel retombait dans l’incertitude sur l’issue de l’enquête dont il s’était chargé. Non, il ne s’agissait pas d’une exploitation par une intrigante. L’intérêt que l’homme d’affaires déployait pour Paule se justifiait, comme sa bienveillance pour l’employé de la librairie Gillequint, par le souvenir du père tué à son service. D’autre part, le témoignage de l’agent de change l’innocentait des spéculations à la Bourse, et le confort de l’appartement du boulevard Suchet démentait toute idée d’un embarras dans ses affaires assez sérieux pour expliquer cette étrange lettre où d’ailleurs il parlait non pas d’embarras pécuniaires, mais d’un devoir qui tenait à son honneur.

 

« Pourquoi ne pas la lui poser à lui-même cette question ? » se disait Marcel en quittant Cortet. « Cette expression même dont il s’est servi m’en donne le droit. Son honneur, c’est aussi le mien. Je n’ai pas d’autre excuse à mes propres yeux pour être ici. Qu’ai-je fait, sinon une besogne de policier, depuis ces trois jours, et un petit-fils qui espionne son grand-père, encore un coup, ce n’est pas propre. Lui parler à cœur ouvert, au contraire, ce n’est pas lui manquer de respect. C’est défendre notre nom à tous deux. Ne sommes-nous pas solidaires ? J’ai trop tardé. Je lui parlerai dès ce soir, puisque nous dînons ensemble. Mon père ne le connaît pas. Leur conception trop différente de la vie les a heurtés l’un contre l’autre, et je l’ai revu, moi, si affectueux, si chaud. Peut-être, dans ce qu’il me dira, trouverai-je le moyen de les réconcilier. Pour maman, ce sera plus difficile. Mais qui sait ? Elle a dû avoir peur de son influence sur la carrière de papa. Cette peur aujourd’hui n’a plus de sens. Elle doit lui en vouloir aussi de cette brouille qui a duré tant d’années. Si je pouvais la faire cesser ! Oui. Dès ce soir, je lui parle. »

 

Cette résolution prise, il se sentit redevenu calme et, pour dominer un reste d’inquiétude, il eut le courage d’aller enfin à la Bibliothèque Nationale, chercher quelques documents sur Janus. Il trouva que, dans la vie privée de chaque Romain, ce dieu était le gardien des portes et des ouvertures par lesquelles la lumière pénètre dans les maisons, d’où sa représentation avec l’insigne de portier : une clef, témoignage de l’importance religieuse que nos ancêtres attachaient à la préservation de la demeure, c’est-à-dire de la famille. Ce mythe s’associait trop évidemment à l’œuvre de réconciliation domestique méditée par le petit-fils. Celui-ci voulut voir dans cette analogie un de ces avertissements mystérieux qui se produisent quelquefois dans nos destinées, et il demeura décontenancé par la joyeuse humeur avec laquelle le reçut son grand-père qui se frottait les mains en disant :

 

– Bonne journée ! Un Américain venu pour voir un de nos appartements, nous a indiqué quelles modifications il désire. Ces gens d’outre-mer ont d’inouïes exigences de confort. Nous les avons acceptées, en doublant le loyer que nous exigerons de lui. Il accepte à son tour. Voilà une excellente affaire et que nous allons fêter par un excellent dîner à mon cercle. Pourvu que le baccara ne te tente point. Je ne te conseillerai pas cet emploi de l’esprit d’entreprise.

 

« Cédons-lui d’abord, » pensa Marcel. « Après le dîner, s’il est toujours aussi content, ce sera le vrai moment de lui parler. »

 

Le club installé à la moderne dans les environs des Champs-Élysées, le raffinement du service, la cordialité des saluts échangés avec les convives lui donnèrent l’impression d’une vie si large, si comblée, que le mystère des cent mille francs brutalement demandés dans la lettre s’épaississait à nouveau pour le professeur de Nevers, habitué à un budget surveillé. Il se taisait sans que le grand-père semblât s’étonner de ses silences. Comme celui-ci l’entraînait après le dîner dans le grand jardin attenant, pour mieux goûter sous les arbres la fraîcheur du beau soir d’été, il se rappela le tête-à-tête où il avait laissé la veille Paule et Harny, dans un cadre pareil de verdure paisible, au milieu du tumulte de la grande ville. Du moins avait-il maintenant la certitude qu’aucun complot ne se tramait là-bas contre le vieillard, lequel, assis dans le paisible jardin de son cercle, s’abandonnait, à son tour, à un silence où Marcel devinait son profond contentement d’avoir, après tant d’années, son petit-fils auprès de lui. Ce contentement se manifesta par une exclamation accompagnée d’un serrement de main si affectueux qu’il détermina la volonté du jeune homme :

 

– Je vais bénir le dieu Janus pour t’avoir amené ici. Je suis bien heureux ce soir.

 

– Ne le bénissez pas trop, grand-père, dit Marcel à qui ce geste de sympathie rendait impossible la continuation, même momentanée, de son mensonge. Ma thèse n’est pour rien dans mon voyage à Paris. Vous m’avez accueilli d’une telle manière que je vous dois la vérité.

 

Dans la demi-clarté du fanal électrique il put voir changer la physionomie de son interlocuteur visiblement ému. Cette phrase n’avait de sens que si le petit-fils, messager de son père, apportait la réponse à la lettre dont il n’avait été question ni le premier jour, ni depuis. Cette visite, si douce au vieil homme, y était donc associée ? Il se leva et une angoisse passa dans sa voix pour demander :

 

– Quelle vérité ?

 

– C’est mon père qui m’a envoyé ici, à la suite d’une lettre que vous lui avez écrite, et à laquelle il n’a pas répondu.

 

– Je ne veux pas croire, dit Marcelin Breschet, qui, cette fois, ne dissimula pas son irritation, qu’il t’ait chargé d’un message que toi-même tu ne peux pas supporter de me communiquer. De deux choses l’une, ou bien tu dois, dans sa pensée, me transmettre un refus, ou bien, voulant savoir pourquoi je lui ai demandé une grosse somme d’argent, il t’a envoyé faire auprès de moi une enquête devant laquelle tu recules. Qu’il me refuse cette aide, je m’y attendais. J’ai pris mes précautions d’avance, et je n’en ai plus besoin. Qu’il te mêle aux difficultés qui peuvent surgir entre nous, ça, c’est indigne. Je te répète : je ne peux pas y croire.

 

– Grand-père, dit Marcel, en prenant à son tour la main de l’aïeul, qui ne la retira point, puisque vous sentez ainsi, ne me faites pas juge entre mon père et vous.

 

– S’il avait ton cœur !… – Et voulant épargner au jeune homme des phrases qui leur seraient pénibles à tous deux, le vieillard reprit : – Il a pensé que mes affaires allaient de nouveau mal, et il t’a envoyé ici pour une enquête. Eh bien ! tu lui apprendras qu’elles vont bien, très bien même. Tu en as déjà en deux preuves : la visite de cet actionnaire hier ; aujourd’hui, celle de cet Américain. T’a-t-il communiqué ma lettre ?

 

– Oui, répondit Marcel à voix basse.

 

– Alors tu auras vu qu’il y va pour moi d’une question d’honneur, d’honneur moral. J’ai même souligné le mot pour indiquer qu’il ne s’agit pas d’affaires. S’il m’était difficile de me procurer l’argent que je lui ai demandé, en ce moment, c’est précisément que je ne voulais pas mêler cette question d’honneur à des spéculations d’un autre ordre. Je lui offrais de lui donner de vive voix une explication. Mais, – son accent affirmait une volonté subite qu’il manifesta en prenant le bras de son interlocuteur, – puisqu’il te substitue à lui, je te la donnerai à toi cette explication, sûr de trouver en toi une compréhension du cœur que je n’ai jamais trouvée en lui… Seulement, continua-t-il, sortons d’ici. Ce n’est pas un endroit pour la confidence, je dirai mieux pour la confession, que je te dois, car tu es mon petit-fils, celle du vrai motif de ma démarche auprès de ton père. Elle intéresse une certaine personne qui te touche de trop près, par le sang, à ton insu, pour que tu n’aies pas le droit d’entendre cette confession, j’y insiste, que j’ai, moi, le devoir de te faire. La porte au fond du jardin donne tout près des Champs-Élysées. Nous allons passer par là. Je serai plus à l’aise pour te parler, dans cette avenue où le tumulte de la vie extérieure redouble la conscience de la vie intérieure, et c’est à ma vie intérieure qu’il me faut t’initier. Après, tu comprendras.

 

La solennité de la voix, et la contraction de plus en plus marquée du bras du vieillard sur le bras de son petit-fils, faisaient un commentaire inattendu à ce discours que Marcel écouta sans l’interrompre, tout le long des boutiques, des bars et des restaurants qui transforment cette promenade, jadis très tranquille, en une des régions de la vie parisienne les plus passantes et les plus bruyantes, et voici les propos, pour lui si révélateurs, que tenait l’homme d’affaires, racontant le roman le plus secret de sa vie.

 

– Cette histoire, disait-il, remonte à 1904, époque où je m’occupais de ma grande affaire d’automobiles. J’avais les meilleures raisons d’espérer que le nom de Marcelin Breschet figurerait un jour à côté de celui des Renault, des Voisin, des Citroën, de tous les maîtres de la route. De mauvaises chances en décidèrent autrement. J’avais alors comme chef d’un de mes ateliers, dans une de mes usines, un certain Jules Gauthier, le père de ce Raymond Gauthier que tu as vu justement hier. C’est moi, je te l’ai dit, qui ai fait entrer ce jeune homme chez Gillequint. J’avais cru devoir m’occuper de lui à cause de la mort de son père, survenue dans mon usine à la suite d’une explosion. Elles étaient trop fréquentes à cette époque des débuts de l’automobile. J’arrive ici à l’aveu qui me soulagera d’un grand poids. J’ai toujours pensé, je pense toujours que c’est un autre devoir, absolu celui-là, pour un chef d’entreprise, de respecter la vie familiale de ses employés. À ce devoir j’ai manqué, pour la première et dernière fois, vis-à-vis du pauvre Gauthier. Il était le mari d’une femme délicieuse, jolie, fine, et qui avait pour moi une autre séduction. Elle était née et elle avait grandi en Auvergne, dans ce vieux Pont-du-Château, dont les tours rondes enchantaient mes yeux d’enfant. Le ménage n’était pas heureux. Jules Gauthier avait une forte et courageuse nature de bon ouvrier. Thérèse, sa femme, venait d’un milieu de petite bourgeoisie. Son père, clerc de notaire, s’était ruiné dans des placements imprudents. De sa première jeunesse elle gardait cette nostalgie inconsciente, non pas du luxe, mais des bonnes manières et d’une atmosphère préservée, qui fait les déclassées. J’étais veuf moi-même et en pleine crise de brouille avec ton père. J’avais voulu l’intéresser à ma nouvelle affaire d’automobiles. Il s’y était refusé un peu durement.

 

– Croyez qu’il en avait le premier souffert, grand-père. À cette époque, maman venait d’hériter.

 

– Je comprends, reprit Marcelin Breschet, ce scrupule de distraire, ne fût-ce qu’un centime, de l’argent de sa femme. Il y avait les formes et il y manqua. Ne revenons pas là-dessus. Je voulais seulement te faire sentir dans quelle solitude morale je vivais alors. C’est, je ne dirai pas mon excuse, mais l’explication du sentiment passionné que m’inspira Mme Gauthier. Devina-t-elle, par mes demi-confidences, que je traversais moi aussi une crise qu’elle voulut bien attribuer à la tristesse de mon veuvage, lequel remontait pourtant à plusieurs années ? Pour les femmes imaginatives, comme elle, le temps ne compte pas. Certains deuils étant toujours actuels pour elles-mêmes, elles prêtent à ceux qu’elles estiment une persévérance de sensibilité identique à la leur. J’ai l’air de lui chercher des excuses, quand c’est moi qui en aurais besoin pour me justifier d’une si grande faute contre mes devoirs de patron. Bref, je devins son amant, et cette laborantine, cette Paule dont son frère aîné, l’enfant légitime celui-là, te parlait hier…

 

Il hésita un moment, puis d’un accent où frémissait le plus intime de son être :

 

– Cette Paule, elle est ma fille.

 

– Pauvre grand-père ! dit Marcel en lui étreignant de nouveau la main.

 

– Merci, fit le vieillard qui continua après un silence. Pourquoi n’ai-je pas épousé sa mère quand elle est devenue libre elle-même, à la mort de son mari ? Ah ! c’est tout un drame dont je peux te dire qu’il fut celui de mon âge mûr. Il l’est encore. Étant donné le caractère délicat et sensible que je t’évoquais tout à l’heure, tu dois te rendre compte que ma liaison avec Thérèse avait suscité chez elle un bouleversement. Le scrupule du patron séducteur vis-à-vis de la femme d’un de ses employés, n’est pas moins grand, vois-tu, chez cette femme si elle a de l’honneur, et l’on en garde même dans l’adultère. Elle a le sentiment d’être, je ne dirais pas, entretenue, mais presque. D’où vient l’argent que touche son ménage ? Et c’est tromper deux fois son mari, surtout quand ce mari payé par le patron est, comme Gauthier, un homme confiant, incapable de soupçonner la trahison. Il estime ce patron et il croit en son épouse. Thérèse avait donc des remords de femme, et aussi de mère. Sa faute avait redoublé son affection pour son fils. Juge maintenant de la tragédie que lui représenta l’accident survenu à son mari, qui le laissa infirme des deux jambes, et fit de lui pendant plusieurs années un invalide, soutenu par notre compagnie, dans des conditions que la fierté de Thérèse devait juger humiliantes, et elle n’avait pas su quelle diplomatie j’avais déployée pour faire assurer cette rente au blessé ! Elle n’eut pas besoin d’exiger la rupture de nos relations coupables, qui me devinrent trop pénibles à moi-même quand je constatai que chez elle la haine était sur le point de remplacer l’amour. À cause de notre fille je voulais solidement assurer sa vie matérielle et celle de mon enfant. Jules Gauthier mourut. La rente diminuée resta valable pour sa veuve, et ni elle ni moi ne fîmes jamais la moindre allusion à un remariage qu’elle n’eût accepté à aucun prix. Croirais-tu que si j’en ai été bien triste à de certaines heures j’ai été fier pour elle de la voir se dévouer solitairement à son fils et à sa fille ? Logique avec ce que j’avais toujours discerné de noble dans son caractère, elle avait pris comme métier la confection de vêtements d’enfants, et si elle continuait à recevoir, à subir plutôt la faible pension que lui assurait notre Compagnie aujourd’hui dissoute, elle en consacrait le revenu entier à l’éducation de son garçon. Elle soutenait sa fille par son propre travail, poussé avec tant d’énergie et de conscience qu’elle est arrivée à créer une petite maison où elle-même a des employés, et jamais, tu m’entends, jamais, elle ne m’a permis de l’aider ni directement, ni indirectement.

 

– Si j’apprends que vous me recommandez à vos amis, me dit-elle un jour, vous ne verrez plus Paule.

 

Et à son regard, à son ton, à son visage, j’ai compris que cette menace n’était pas vaine. J’y ai cédé, en me réservant à part moi certains droits. C’est ainsi que j’ai pu faire entrer Raymond chez Gillequint. Cette démarche-là, Thérèse l’a acceptée, précisément parce que mon obéissance à ses volontés lui prouvait mon intelligence de ses scrupules. Pour notre fille, ses sentiments et les miens sont plus complexes. Au fond, elle n’a jamais aimé Paule de tout son cœur. La grâce même de cette enfant de l’amour lui rappelle trop la faute qu’elle n’a pas cessé d’abhorrer. Elle n’a jamais cessé d’autre part de reconnaître les droits que j’ai sur notre enfant, et elle ne s’est pas opposée à leur exercice, dans la mesure où je me le permettais à moi-même. Je t’ai dit qu’elle réussissait dans son métier. Elle a maintenant un atelier, composé très modestement de deux ou trois aides. J’avais cessé de m’occuper d’automobiles. J’avais fondé une agence de locations qui fut le principe de mon actuelle agence immobilière. J’étais naturellement très occupé, Thérèse aussi, et nous nous voyions très peu. Notre fille ayant, toute petite, manifesté des dispositions intellectuelles, j’avais à plusieurs reprises, suggéré à sa mère qu’il ne fallait pas l’emprisonner dans une éducation de métier. Elle m’écouta, poussée à son insu par cet attrait de l’existence bourgeoise, qu’elle avait connue tout enfant. Elle plaça Paule dans un lycée. La petite réussit, intéressa ses maîtres, passa des examens, et c’est ainsi qu’elle se fit une position à l’Assistance publique. Elle devint, ce qu’elle est à présent, une laborantine, et, affirment les docteurs qui l’emploient, une bactériologiste remarquable. Elle est aujourd’hui aux Enfants-Malades dans cet hôpital jumeau de celui de Necker à l’extrémité de la rue Masseran.

 

– J’y suis allé, grand-père, interrompit Marcel, parce que le nom de Mlle Gauthier et sa profession sont connus de mon père. Je dois tout vous dire. Il s’occupe de vous plus que vous ne croyez. Comme la calomnie n’épargne personne, votre nom associé à celui de cette jeune fille a donné lieu à des commentaires que j’ose à peine vous répéter. C’est cela aussi que j’ai été chargé de savoir à Paris.

 

– Si elle était ma maîtresse ? s’écria Marcelin Breschet. Ton père a pu penser cela de moi ?

 

– Non. Mais s’il n’y avait pas de sa part ou dans son entourage une intrigue, un projet d’exploitation de votre bonté, de votre faiblesse, d’une passion peut-être. Le mot d’honneur souligné dans votre lettre pouvait avoir ce sens.

 

– On expie toujours toutes ses fautes, dit le vieillard, et cette paternité en a été une si grave ! Je dois la payer. C’est dur de la payer ainsi… Alors, demanda-t-il en se dominant, tu as vu Paule ?

 

– Oui, répondit Marcel.

 

– N’est-ce pas qu’elle est belle ? Mieux que belle, si intéressante par son expression sérieuse et réfléchie. Il était trop naturel, dans l’indépendance où elle vit, – n’étant occupée que huit heures dans la journée, – qu’elle rencontrât des jeunes gens pour lui faire la cour. Elle s’enveloppe d’une réserve si farouche qu’elle a échappé à ce danger jusqu’au jour où le hasard voulut que son chef de service l’envoyât faire une prise de sang à un agréé près le tribunal de commerce, menacé d’azotémie. Le nom va t’étonner : maître Théodore Harny, le propre père de l’écrivain dont Raymond te parlait avant-hier, l’auteur de ce Lac caché. Son portrait t’a même tellement frappé que tu as emporté son volume.

 

– Lui aussi, ce jeune homme, je l’ai vu lors de ma visite à la porte des Enfants-Malades. Il attendait là Paule Gauthier. Je vous compléterai ma confidence, grand-père, en vous avouant que je les ai même soupçonnés d’être amant et maîtresse, et, ne le sachant pas riche, de s’entendre pour vous exploiter.

 

– Toujours le paiement ! s’exclama Marcelin Breschet. Ce que tu viens de me dire m’a fait mal.

 

– Pardon, répondit Marcel.

 

– Tu as eu raison de me parler franchement. Mais ils s’entendent si peu pour m’exploiter que j’ai eu une conversation avec Harny au sujet de Paule.

 

– Elle vous a demandé d’avoir cette explication avec lui ?

 

– Non, mais sa mère. Si je t’ai bien expliqué l’étrange situation qui s’est établie entre Thérèse et moi, tu dois comprendre que j’observe une grande prudence dans mes rapports avec Paule. Je les maintiens très discrets, très surveillés pour ne pas provoquer ses réflexions. Je la vois si fine, si sensible, trop sensible. Ce que je t’ai dit des complexités du cœur de sa mère dans leurs relations, Paule le devine. Elle en souffre sans s’en rendre compte, ni rien soupçonner du passé. Mais voici les faits : Raymond Gauthier admire beaucoup Harny, l’auteur de la maison. À vingt petits signes, il a compris qu’une intimité se nouait entre l’écrivain et sa sœur. Il estime trop haut Paule, et aussi Alfred Harny pour supposer cette intimité coupable. Avec raison il l’a jugée dangereuse. Il en a tout net parlé à sa mère, pour laquelle il professe un culte. Cette mère en a elle-même parlé à Paule. Celle-ci a ce caractère d’être à la fois très silencieuse et très franche. Jugeant d’ailleurs n’avoir rien à se reprocher, elle a tout confessé à sa mère : qu’elle et Harny s’aimaient, qu’ils se l’étaient dit, mais que le père faisait une objection radicale au mariage de son fils avec une fille sans dot. Ce refus de consentement céderait-il ? Elle l’espérait. En tout cas, les façons de sentir du jeune homme et les délicatesses de conscience dont témoignait le Lac caché l’avaient décidée à continuer des rapports qui la rendaient heureuse. Ils s’étaient secrètement fiancés. « Avant de le connaître, » avait-elle dit à sa mère, « je ne vivais pas, j’étais morte. » Cette phrase épouvanta la pauvre femme et détermina chez elle une démarche dont tu comprendras qu’elle m’ait, moi aussi, bien ému. Pour la première fois depuis son veuvage, elle me demanda un rendez-vous. Elle me dit qu’elle considérait comme son devoir de révéler au véritable père de Paule le drame sentimental que traversait leur fille. C’était me demander de constituer une dot à la pauvre enfant. Elle s’en rendait compte. Elle en était humiliée et désespérée. Mais elle estimait, – et elle me le dit, – que, dans certaines relations anormales, comme celle qui m’unissait à Paule, la première obligation et qui prime toutes les autres, est la vérité. Pouvant aider notre fille à faire sa vie, je le devais. Ai-je besoin d’ajouter que j’abondai dans son idée. Je lui promis de constituer à Paule une petite dot en employant une voie détournée qui empêchât tout commentaire. Je n’ai pas dans ma vie traversé une scène plus pénible. Les sous-entendus en étaient si douloureux pour moi et pour cette pauvre mère chez laquelle cette démarche touchait aux fibres les plus secrètes du cœur. T’expliques-tu maintenant cette lettre écrite à ton père et comprends-tu quelle signification avait pour moi ce mot d’honneur que je ne pouvais pas commenter ? Il aurait dû penser pourtant que je ne l’employais pas sans un bien grave motif.

 

Ils arrivaient à l’Arc de Triomphe. Brusquement le vieillard tendit la main à son petit-fils en le quittant :

 

– Laisse-moi rentrer seul. Marcel. Mon émotion est trop forte. Tous ces souvenirs me bouleversent. C’est la tragédie de ma vie que je viens d’évoquer devant toi, et une tragédie qui n’est pas achevée. Reviens demain matin boulevard Suchet. Tu me diras comment tu estimes devoir te comporter devant cette révélation. Je l’aurais faite à ton père s’il avait répondu à mon appel, et s’il avait accepté de m’avancer cet argent. Il aurait dû pourtant penser que je ne m’adressais pas à lui sans une raison profonde et que cette demande d’un prêt pareil à mon âge… Mais je n’insiste pas. Il t’a envoyé, et de cela je lui reste trop reconnaissant pour que ta présence n’efface pas tous mes griefs. À demain donc. Je te dirai quel procédé j’ai imaginé pour que la source de cette dot reste anonyme. Adieu, mon enfant.

 

V

Revenu chez lui, Marcel se mit à sa table, pour commencer une lettre à son père, impulsivement, automatiquement. « Ma mère doit tout savoir, » pensait-il, « d’un secret de famille qui nous concerne tous. Il ne s’agit ni de questions d’argent mal géré à regretter ni de susceptibilités réciproques à déplorer. Elle est bonne chrétienne, elle comprendra. » Et il rapportait dans tout son détail sa conversation avec son grand-père. Ces pages une fois écrites, il les plia sans même les relire, et les glissa dans une enveloppe dont il libella l’adresse sans hésiter. Il éprouvait un soulagement à se sentir délivré d’incertitude. Quelle décision prendrait son père, il l’ignorait. Mais il l’estimait trop pour ne pas la savoir d’avance conforme à ce devoir du sang dont nous portons l’instinct irrésistible en nous. Il s’agissait d’une sœur. Oui, Paule était sa sœur, et ce mot d’honneur souligné par leur père commun pèserait de tout son poids sur la conscience du grand bourgeois français qu’était l’ancien fonctionnaire. Le jeune homme se coucha en laissant cette lettre révélatrice sur sa table de nuit. Il la touchait, toutes lumières éteintes, comme pour palper la réalité d’une situation maintenant lucide à ses yeux. Une hypothèse s’offrit à lui, dès son réveil, plus compliquée, mais elle comportait un acte conforme à sa propre nature. L’enverrait-il cette lettre ? Connaissant la rigueur des principes sociaux de son père et l’ayant vu les vivre si strictement, il pensait que la voix du sang ne parlerait peut-être pas plus haut qu’eux. Cette liaison du patron avec la femme de l’employé lui causerait une horreur profonde. Jusqu’alors le trésorier-payeur général avait condamné chez l’homme d’affaires des procédés d’aventurier. Il porterait sur cet adultère un jugement d’un autre ordre. Il l’en mépriserait. D’autre part, cette vérité cruelle, était-il nécessaire de la dire ? Le nécessaire était que la somme d’argent demandée pour Paule fût donnée au vieillard. Une idée subite vint à Marcel. Un oncle maternel lui avait légué par testament des valeurs dont une banque d’Avallon lui servait les intérêts : dix mille francs de rente destinés à aider sa carrière d’universitaire, médiocrement payée. Certes ces dix mille francs de rente étaient bien à lui. Les valeurs avaient dû être choisies par l’oncle avisé, de telle sorte qu’elles ne subissent pas les fluctuations de la Bourse.

 

« Je les vendrai, » se dit-il. « Je saurai bien leur taux exact. Ces dix mille francs de revenu supposent deux cent mille francs de capital, le double de la somme que demande mon grand-père. Les cent mille francs qu’il désire, je les lui donnerai. Mais acceptera-t-il ? Et puis mon père a lui-même son compte à la banque d’Avallon. Il apprendra certainement que j’ai réalisé cette petite fortune. Dans quel dessein ? Il voudra le savoir. Il en devinera l’emploi. »

 

Son idée n’était encore qu’à l’état de projet quand, le lendemain, il arriva au rendez-vous du boulevard Suchet.

 

– Eh bien ! lui demanda le vieillard avec une visible anxiété. As-tu écrit à ton père ?

 

– Voici ma lettre, répondit-il. J’y ai rapporté toute notre conversation. Lisez-la. Si vous jugez que je peux l’envoyer elle partira aujourd’hui.

 

Il tendait l’enveloppe déjà timbrée, mais toujours ouverte, à son grand-père qui commença de lire la lettre, sans que son visage, contracté à la fois et décidé, traduisît ses impressions. Quand il eut terminé, il commença d’aller et de venir dans la chambre, toujours silencieux. Il avait dû au cours de ses entreprises, arrêter dans l’ordre matériel des résolutions très graves. Il avait retenu de cette discipline un pouvoir de se contrôler lui-même qui se manifestait à cette minute. Le jugement d’un fils devient toujours une redoutable épreuve, quand il s’agit de savoir si l’on rencontrera la condamnation ou le pardon d’une faute irréparable. Marcel le sentit tellement angoissé qu’il ne put lui-même se taire davantage :

 

– Grand-père, j’ai trouvé le moyen de tout arranger sans que personne connaisse votre secret. Je me trouve avoir en dépôt à une banque d’Avallon des titres à moi légués par un frère de ma mère, plus de cent mille francs. Ils m’appartiennent en toute propriété. Acceptez que je vous les prête pour en faire la dot de Paule. Vous m’en servirez l’intérêt et me rendrez, quand vous le pourrez, le capital dont je n’ai, pour ma part, aucun besoin. Je dirai à mon père, en rentrant à Nevers, qu’en lui écrivant comme vous avez fait vous appréhendiez une grosse difficulté financière qui est évitée. S’il ignore que j’ai disposé de ma propre fortune, rien ne se produira. S’il l’apprend, je lui parlerai d’un secours donné à un ami que je ne peux nommer. J’en serai quitte pour une scène pénible. Du moins votre secret sera gardé et je vous aurai, moi, un peu payé la dette que j’ai contractée envers vous. Si vous n’aviez pas travaillé comme vous avez fait, nous serions restés, et moi d’abord, des demi-paysans d’Auvergne comme tous les nôtres pendant plusieurs siècles.

 

Marcelin Breschet regardait son petit-fils avec des yeux d’une inexprimable tendresse. Comme la veille, il prit le jeune homme entre ses bras et le serra longtemps contre son cœur. Puis gravement, mais simplement :

 

– J’accepte en principe, d’autant que tu n’y perdras rien. Si d’ailleurs comme je l’espère, ma Société immobilière réussit, j’aurai le droit de t’assurer par mon testament cette indépendance que tu veux me sacrifier. Merci pour Paule et merci pour moi.

 

– C’est moi, répondit le jeune homme, qui dois vous remercier. Vous me donnez la plus grande joie peut-être de ma vie, celle de recréer l’unité de la famille dont la rupture m’est si douloureuse.

 

Prenant la lettre à son père, il la déchira en mille morceaux. Comme le vent soufflait, il jeta ces débris les uns après les autres par la fenêtre et les regarda tourbillonner. Puis, se retournant vers son grand-père :

 

– En nous quittant hier, vous m’avez annoncé que vous voyiez le moyen d’assurer à Paule cette dot qu’exige M. Harny père, sans que l’origine en soit connue. Mais est-ce possible ?

 

– Possible, oui. Il y faudra du doigté. Mais comment n’en aurais-je pas, après tant d’épreuves ?

 

L’homme d’impression, si expansif la veille, cédait maintenant la place à l’homme d’action. Marcel remarqua de nouveau cette alternance qu’expliquaient les contrastes de cette destinée, tour à tour imprudemment exaltée par l’espérance et immobilisée dans les reploiements du calcul.

 

– Oui, continua le grand-père, tu étais un tout jeune collégien. C’était dans ma dernière soirée chez vous à Auxerre. On t’avait donné comme sujet, pour une dissertation, cette phrase d’un ancien, tu l’admirais beaucoup : « Il faut faire de l’obstacle la matière de son action. » Ah ! tu n’étais plus le petit garçon : d’Amen ! amen ! L’obstacle à ce mariage avec Alfred Harny ne réside pas uniquement dans la pauvreté de Paule. Il réside aussi dans son métier. Il est trop naturel qu’un agréé près le Tribunal de commerce ne veuille pas pour bru d’une bactériologiste, à moins que cette bactériologiste n’ait un labo à elle, où elle travaille, non plus pour l’Assistance publique, mais pour son propre compte, et qui représente un capital. Ce capital, les cent mille francs que je demandais à ton père et que tu m’offres, doivent servir à le constituer. J’ai étudié déjà la fondation d’un petit Institut d’analyses médicales que dirigera un docteur qui accepte. J’en serai le principal actionnaire, et Paule, vu ses études et sa situation aux Enfants-Malades, deviendra la principale infirmière. Je m’arrangerai pour que son traitement et la longueur de son contrat avec un fort dédit, représentent l’équivalent du capital que M. Harny peut désirer. J’ai communiqué mon idée à Thérèse, qui l’accepte. Reste à savoir ce que valent tes titres et comment tu peux les réaliser. Et puis mets-toi là, – il avançait le fauteuil de son bureau, – afin d’écrire à ton père, en termes convenus, que ton enquête est terminée et que tu prolonges ton séjour à Paris pour étudier ta thèse. Ça, c’est pour moi. Et, avec un bon sourire, – tu seras comme ton Janus, tu auras deux visages.

 

– Mais, dit Marcel, pour faire évaluer mes valeurs et les vendre, ne serait-t-il pas plus prudent que cette opération se fasse à Paris ?

 

– C’est très simple. Après le déjeuner, nous passons à la banque où j’ai mes fonds. Je te présente au directeur qui est mon ami, un monsieur Chabanon, un Auvergnat comme nous. Il se charge de tout. Quelques jours, et tes valeurs sont ici. Chabanon t’avertit du cours de la Bourse. Tu signes d’avance un ordre de vente, et la somme t’attend chez lui. Quel rôle, – et il riait gaiement de nouveau, – pour un grand-père, de faciliter ce que ton père appellerait tes déportements ! Moi, ma conscience est bien tranquille. Mais allons déjeuner et faire notre course chez Chabanon. J’ai vers trois heures un rendez-vous important auquel je ne voudrais pas manquer. Je verrai sans doute à cette réunion quelques personnes capables de s’intéresser à mon idée d’un Institut médical. Voilà bien mon caractère, ajouta-t-il, cette idée me travaille la tête. Il ne s’agirait même pas de Paule que le projet de cette société-là me fascinerait. Si ton père nous entendait, il parlerait maintenant de mes emballements. Il me les a tant reprochés. Mais le mot est-il français, monsieur le professeur ?

 

– Pas trop, répondit Marcel, mais l’usage !… Et désireux de ne pas revenir sur leur commune préoccupation, il prit texte de cette allusion à sa vie universitaire pour aiguiller pendant le déjeuner, la causerie sur les déformations du langage. Il expliquait ce qu’avaient signifié autrefois ces vocables : « Enchanté, Charmant, Étonné, » si banalisés aujourd’hui.

 

– Cela prouve que tout s’use, dit le vieillard, qui, pensant à sa fille, ajouta : Et l’introduction des termes scientifiques dans le langage courant, quelle mode ! Quand tu connaîtras Paule, tu resteras éberlué de l’entendre te dire : J’ai fait trois métabolismes ce matin… ou bien, à propos des anxiétés de sa mère : C’est de l’hémophilie morale. Mais, – et il tirait de son portefeuille une feuille tapée à la machine, – lis ceci, et promets-moi de garder le secret. C’est une page d’elle, une note pour son frère. Celui-ci est en train de constituer un dossier pour un ouvrage que prépare sa librairie, une enquête, comme on en publie aujourd’hui, sur la jeune fille moderne. Il a demandé à sa sœur de lui fournir des renseignements sur les laborantines. Paule lui a simplement donné le détail d’une de ses journées. Tu verras avec quel sérieux elle exerce son métier. J’ai demandé à Raymond de me prêter ce document. Prends-en connaissance. Tu verras quelle belle âme simple, si sérieuse, si droite, – sa mère sans la faute.

 

JOURNÉE D’UNE LABORANTINE

 

Six heures. Sonnerie du réveil. Vite, vite. Réveille-toi. Le temps de dire tes prières et de rêver un peu à ce que tu feras le dimanche ou les vacances prochaines. Les idées manquent encore de netteté et l’imagination en profite. Le passé défile avec ses chagrins si estompés qu’on les prendrait pour des joies. Le présent est magnifique et l’avenir triomphant.

 

« Pauvre folle, tu vas être en retard !

 

« Déjeuner rapide. Toilette de la laborantine et de sa chambre. Quelques mots avec ma mère. Pourvu que je puisse prendre le métro de sept heures dix ! Enfin je suis arrivée. Déjà Babylone et le square des Invalides. Bouffée d’air pur.

 

Que les arbres sont jolis sous le soleil matinal ! Pourvu que mon autobus ne tarde pas trop ! J’ai hâte de savoir si l’hémoculture du numéro 2 est positive. Déjà hier soir, je ne pouvais pas m’endormir en pensant à cette petite malade dont la guérison dépendait un peu de moi, et la voilà, ce matin, encore présente à mon esprit et qui semble dire : halte-là ! à ma pensée vagabonde.

 

Huit heures, en uniforme d’infirmière. Le travail du laboratoire commence. Examen des cultures qui sont à l’étuve depuis vingt-quatre heures, et, si besoin, réensemencements sur milieux spéciaux. Examen d’une ponction lombaire qui permettra de savoir à quel microbe est due l’affection méningée et de sauver le petit être en lui injectant le sérum bienfaisant. Numération des globules sanguins pour déceler l’anémie pernicieuse. Examen des mucosités de la gorge, pour y chercher le bacille, agent causal de la diphtérie et du croup qui emportaient tant de pauvres enfants avant la découverte du docteur Roux.

 

« Vers dix heures, après la visite du chef de service, nouvelles demandes d’examen du sang, hémocultures, prélèvements de pus. Alors la laborantine se rend dans les salles pour ces prélèvements. Pour tous les malades, elle sera l’infirmière qui fait souffrir. On ne l’aimera pas comme celle qui soigne. Il lui arrive même d’être repoussée. Adieu les élans de reconnaissance qui la comblaient d’orgueil et l’attendrissaient quand, petite élève infirmière, elle faisait ses stages auprès des malades.

 

« Elle ne les regrette pas. Sa part est si belle avec la satisfaction d’une tâche scrupuleusement accomplie et l’immense fierté de posséder la confiance des médecins de son service.

 

« Interruption d’une heure, pour déjeuner au réfectoire de l’hôpital. L’après-midi est employée à terminer les examens et à inscrire leurs résultats sur des cahiers qui accompagnent les visites des médecins pendant leur passage au chevet des malades.

 

« À dix-sept heures, la journée s’achève, et la laborantine, en reprenant ses vêtements de ville pour rentrer parmi les siens, voudrait bien ne pas apporter à leur foyer, le poids d’une responsabilité qui parfois l’accable.

 

« Elle n’y réussit pas toujours. »

 

***

 

Cette lecture achevée, rendant la page à son grand-père :

 

– Et moi, dit Marcel, qui trouve quelquefois mon métier de professeur si fastidieux ! Quelle leçon ! Ah ! il faut que je la voie, que je l’entende parler, cette demi-tante, que je n’appellerai jamais Tantine, comme la sœur de maman, quand j’étais petit.

 

Cette résolution était si bien prise qu’après la visite chez Chabanon et les formalités bancaires accomplies, il quitta son grand-père hâtivement et se fit conduire à Laënnec.

 

– Il n’est pas trois heures, calculait-il. Je vais chercher Cortet. S’il est libre, il me mènera aux Enfants-Malades. Il trouvera bien quelque camarade pour nous conduire jusqu’au laboratoire où travaille Paule. Je la verrai, je l’entendrai. Je communiquerai avec cette belle âme, comme dit si bien mon grand-père.

 

VI

Cortet se trouvait libre. Il reçut Marcel dans sa chambre où il rédigeait les notes prises le matin, à la visite du professeur Louvet, l’infatigable clinicien.

 

– Quelle belle fin de vie ! s’exclama-t-il, après avoir expliqué à son ami son occupation. Louvet entre dans la dernière année de son cours à la Faculté et de ses séances quotidiennes à l’hôpital. Il va sur ses soixante-dix ans. Un demi-siècle de dévouement professionnel ! Et il nous disait encore ce matin, combien Trousseau avait raison de parler « du charme qui accompagne l’étude de la médecine, » Il nous citait cette autre phrase de ce maître : « Il faut toujours voir des malades, toujours, toujours. En a-t-il vu, lui, Louvet, et il n’en est pas lassé ! Quant à moi, je me réjouis chaque matin d’avoir choisi cette carrière.

 

– Et tu déplorais l’autre jour les mesquineries et les ennuis de ton métier !

 

– Nous avons eu, ce matin, de si beaux cas que je me suis réconcilié avec lui. Voyons, n’as-tu pas quelquefois des moments où, toi aussi, tes auteurs grecs et latins te puent au nez ? Pardon du mot. La grande affaire, vois-tu, c’est d’avoir un métier à travers lequel on puisse faire son esprit et qui soit utile aux autres.

 

« Quel écho », pensa Marcel, « de ma tantine inconnue ! »

 

Et Cortet, comme s il avait lu dans sa pensée par un don de seconde vue, reprenait :

 

– Mais tu dois avoir quelque chose à me demander sur ta Mlle Gauthier. Si tu restes à Paris, c’est que tu veux donner à tes Nivernais, qui se préoccupent d’elle pour un mariage, des renseignements plus exacts. Je n’en ai pas de nouveaux.

 

– Tu ne connais pas quelque camarade à l’hôpital où elle travaille ?

 

– Aux Enfants-Malades ? Si. Mon vieux copain Discoët. Mais je ne l’ai pas vu ces jours-ci. Ah ! Il l’aime, lui, notre métier, de tout son cœur de Breton, et tu sais, un Breton, ça vaut presque un Morvandiau pour la fidélité.

 

– Voudrais-tu, puisque tu es libre maintenant, que nous allions à cet hôpital ? Tu me présenterais à lui, et, peut-être à Mlle Gauthier, si toutefois l’entrée des laboratoires n’est pas interdite.

 

– Avec moi, elle ne le sera point, répondit Cortet. Laisse-moi dépouiller cet uniforme, conclut-il en enlevant sa blouse, et nous y allons de ce pas.

 

L’hôpital des « Enfants-Malades » est précédé de quelques beaux arbres qui verdoyaient lumineusement par ce bel après-midi.

 

– Doivent-ils en avoir vu des idylles fit Cortet. Ces demoiselles doivent se consoler gaiement, à cette ombre, de leur dur métier.

 

Il redevenait cynique. Hors de ses ferveurs cliniciennes d’admirateur de Trousseau, le carabin reparaissait en lui, aussi commun et familier que l’interne du professeur Louvet était exalté.

 

– Discoët, nous venons rendre visite à tes laborantines, dit-il au camarade à qui le garçon de service avait porté sa carte. Monsieur Marcel Breschet, ajoute-t-il, sur un ton ironiquement cérémonieux en présentant son compagnon, un de mes copains du collège d’Auxerre, un descendant du grand anatomiste. Il est maintenant professeur au lycée de Nevers, et vient à Paris pour travailler sa thèse… sur Janus, tu entends !

 

– Le dieu à deux visages. Par la politique qui court, ricana Discoët, c’est très actuel.

 

– Des amis de province l’ont chargé, en vue d’un futur mariage, pas pour lui s’entend, de prendre des renseignements sur le métier particulier des infirmières de laboratoire.

 

– Je vois la chose. Ce grand mot nouveau de laborantines épate un peu des bourgeois de province, répliqua Discoët avec un rire de sa grosse figure bretonne. À Saint-Brieuc, on prendrait ces dames pour des nonnes d’un nouvel ordre religieux, pour d’autres visitandines. Je vais vous mener chez elles, monsieur Breschet, pour quelques minutes. Vous verrez quelles sont leurs dévotions.

 

Il introduisait ses visiteurs dans une assez grande pièce, toute nue, qui avait une physionomie de pharmacie, avec des étuves à gaz, des éprouvettes. Penchées sur des tables de laves, trois jeunes filles s’occupaient à examiner, sur des petites lamelles de verre, des prélèvements pris à même les malades. Deux d’entre elles dévisagèrent les nouveaux venus. La troisième continuait sa besogne, avec une scrupuleuse patience où Marcel reconnut celle qu’il cherchait, d’après le témoignage communiqué par son grand-père.

 

– Celle-là, lui disait tout bas Discoët, en la désignant d’un geste de tête, c’est Mlle Gauthier, la merveille d’ici, pour son culte du labo. Je vais tout de même vous présenter.

 

Paule Gauthier releva sa tête au nom de Breschet. Ses yeux bruns se fixèrent sur Marcel, à qui elle ne posa pas une question. Mais il était visible que l’idée d’une parenté probable entre lui et l’ancien patron des siens l’émouvait. Pour qui eût connu la vérité, des traits de ressemblance l’eussent révélée, cette parenté. Les deux jeunes gens avaient, l’un et l’autre, du type auvergnat, le front large, le menton un peu fort, cet air à la fois sérieux et défiant, propre à l’hérédité paysanne, une même couleur sombre des cheveux, et des intonations pareilles dans la voix. Marcel était le seul à se douter d’une ressemblance que les confidences de son grand-père lui rendaient saisissante.

 

– Qu’étudiez-vous là, mademoiselle ? demandait Cortet.

 

– Un prélèvement de mucosités nasales, répondit-elle.

 

– Mlle Gauthier, fit Discoët, s’intéresse particulièrement aux recherches sur la tuberculose. Elle y est de premier ordre.

 

La patiente jeune fille se penchait de nouveau sur son travail, comme insensible à l’éloge d’elle que ses deux compagnes, sans doute émues par l’attention dont elle était l’objet, parurent écouter avec une nuance d’envie.

 

– Oui, insistait Discoët, elle nous a permis d’éviter bien des catastrophes. Mais elle est modeste et n’aime pas à se mettre en avant.

 

Paule continuait à ne pas répondre. Elle semblait même ne pas entendre.

 

– Où en sont vos examens concernant la petite Christiane, ce « dolichocolon » qui vous préoccupait tant ce matin ?

 

– La cutiréaction est positive, mais je ne trouve toujours pas de bacille.

 

– Tous ces petits malades ne se confondent pas dans votre tête, mademoiselle ? interrogea Marcel, surpris par la technicité précise de sa réponse.

 

– Pas le moins du monde, fit-elle. Ma mémoire est un véritable différenciomètre. J’en suis fort aise. Si je vis trop loin des malades cela me permet pourtant de les suivre un peu, par les modifications de leurs examens de laboratoire.

 

– Mais, dit Marcel, cela doit augmenter aussi vos inquiétudes ?

 

– L’inquiétude, repartit-elle, est la première vertu du médecin et de tous ceux qui travaillent avec lui.

 

Discoët reprit la parole :

 

– Heureusement que Mlle Gauthier ne professe pas seulement cette mystique de notre métier et qu’elle est avant tout scrupuleusement exacte dans ses analyses. Mais laissons-la travailler et venez voir un peu notre crèche.

 

C’était, dans une petite cour, une galerie ouverte où se trouvaient cinq ou six lits de tout petits enfants. Des infirmières les surveillaient, allant de l’un à l’autre, donnant du lait à celui-ci, obligeant cet autre à rentrer ses bras sous la couverture, calmant les colères d’un troisième.

 

– Ce sont des mamans en disponibilité, disait Discoët.

 

– Ne leur répète pas cela, répondit Cortet. Elles n’ont que trop de tendance à le devenir en réalité.

 

– Pas toutes. Il y en a quelques-unes, je le constate depuis que je suis ici, qui possèdent vraiment des natures de religieuses. Leur hôpital, c’est leur couvent.

 

– Nous venons d’en avoir la preuve, dit Marcel.

 

– Par les discours de Paule Gauthier ? répondit Discoët. Oh ! celle-là s’occupe aussi de littérature. Son frère est un libraire. Il lui prête des livres qu’elle dévore dans le métro. Je crois que sa mère, qui besogne dans les vêtements d’enfants, est plus ou moins Auvergnate. Une étrange race, toute mêlée de matérialisme et d’exaltation, mais bien travailleuse. Sans cette petite Gauthier, comment marcherait notre labo ?

 

– Mon vieil ami Discoët a toujours eu des côtés gobeurs, disait Cortet en reconduisant Marcel Breschet après cette conversation. Ces petites laborantines ont par jour huit heures d’occupation. Qui, de vingt-quatre heures ôte huit, reste seize. Ces seize heures, à quoi les emploient-elles ? Avant d’être laborantine, cette petite Gauthier était simple infirmière, elle a passé le diplôme d’État, et s’est habituée aux veillées. Avant de la recommander à tes Nivernais, tâche donc de prendre d’autres renseignements sur ses veillées actuelles. Je t’y aiderai. La grande vertu du médecin, ce n’est pas, comme elle prétend, l’inquiétude. C’est la recherche de la vérité, et la vérité sur les jeunes filles, veux-tu que je te la dise en style de carabin : cinquante pour cent sont des chameaux. Je rentre justement à Laënnec en soigner une qui… Mais voilà le tramway. Il va m’éviter de manquer au secret professionnel : nec visa, nec audita, nec intellecta. En attendant, je te le répète : renseigne-toi mieux sur ta laborantine.

 

Il s’était élancé dans son tramway, et, continuant de marcher tout seul, Marcel songeait :

 

– « C’est curieux de voir comme ces scientifiques sont des psychologues élémentaires. Avec quel accent cette pauvre petite laborantine nous a parlé des choses de son métier ! Et cet excellent Cortet qui la classe du coup parmi les hypocrites. Je vais raconter mes impressions à mon grand-père et tout de suite. Elles lui feront tant de plaisir ! »

 

Il prenait le chemin du boulevard Suchet en hâtant le pas, dans l’espoir que l’homme d’affaires serait chez lui avant d’aller au Cercle où il avait ses habitudes. Il était là, qui classait des papiers.

 

– Grand-père, commença Marcel, j’ai vu Paule dans son hôpital.

 

– Comme tu es gentil ! répondit Breschet. Quelle impression t’a-t-elle faite ? As-tu pu causer avec elle ?

 

– Non, mais je l’ai entendue faire une profession de foi vraiment émouvante. Elle le pratique, son métier, avec une ferveur presque pieuse, celle de sa confidence à son frère.

 

– Ah ! elle est bien de notre sang. La vieille église de Chauriat n’a pas cessé de créer en nous des croyants que leur foi dans leurs idées égare souvent. Tu en as en moi une preuve. Je suis libre penseur, mais les libres penseurs croient encore à leur façon. Il faut que tu connaisses sa mère maintenant, qui ne se pardonne pas l’égarement dont naquit cette fille. Mais elle l’a élevée pour en faire une dévouée. Ce jeune Harny ne se trompe pas en éprouvant pour elle les sentiments qu’il a si bien peints dans le Lac caché. Quand nous aurons établi cette dot, quelle famille fonderont ces deux enfants !

 

Ce désir de connaître enfin la mère de Paule était trop intense chez Marcel. Il ne put attendre une occasion qui eût légitimé, et retardé, cette rencontre. Il employa le prétexte le plus simple, qui risquait pourtant d’éveiller une défiance : celui d’une visite dans la petite maison de la rue Saint-André-des-Arts, où elle avait son atelier et sa boutique. Il se proposait de demander quelques renseignements sur les prix des vêtements d’enfant qu’elle confectionnait et sur la qualité des étoffes. Il n’avait pas calculé que les ouvrages sont faits par des ouvrières qui, le plus souvent, les emportent chez elles. La réserve des objets laissés chez la patronne ne présente donc pas beaucoup de choix. Comme Mme Gauthier lui expliquait cette pauvreté d’échantillons, ces mains ridées qui les posaient devant lui tremblaient si fort qu’il en fut gêné. Il avait cru devoir se nommer, pensant bien que Raymond avait raconté à sa mère la visite du vieux Breschet et de son petit-fils à la librairie. La confession de son grand-père rendait trop présent à celui-ci le roman qui avait uni ces deux êtres : elle, la femme du peuple, réservée, sérieuse, si peu faite pour une aventure galante ; lui, le patron, que cet abus de sa situation bourrelait déjà de scrupules. La flétrissure de l’âge et du souci ne laissait à la Thérèse d’il y avait vingt-cinq ans que la finesse des traits et l’ardeur des prunelles qui avaient tant pleuré. Marcel ne put pas supporter ce contraste du passé et du présent.

 

– Excusez-moi, madame, dit-il en se retirant presque aussitôt, ce n’est pas tout à fait ce que je cherchais.

 

Elle ne répondit pas, mais au détour de cette vieille petite rue, en se retournant, il l’aperçut qui le suivait du regard avec une curiosité inquiète.

 

– « Elle aura su par sa fille que je suis allé aussi au laboratoire, » songea-t-il, « elle se demandera pourquoi, et ce que mon grand-père m’aura dit ». Puis, chassant cette idée : « Pensons plutôt à ma thèse sur Janus pour me justifier auprès du proviseur si mon père lui demande une petite prolongation de congé. Allons cette fois à la Nationale. »

 

Ce qui caractérise la mentalité du fonctionnaire, c’est pour emprunter de nouveau un de ses mots à la langue d’aujourd’hui, un conformisme scrupuleux. Il a ce défaut d’exclure l’initiative, et cette qualité de mettre en valeur des vertus de patience et d’ordre. De par son hérédité, Marcel Breschet les possédait, ces vertus. Il les pratiquait d’instinct et malgré son intérêt autour du drame secret que vivait son grand-père, il commença, en dehors de ses visites au boulevard Suchet, d’employer toutes ses heures, pendant ces quelques jours, non pas, comme il eût semblé naturel, à des distractions parisiennes, mais à se documenter rue de Richelieu sur la légende du vieux dieu romain. Son père s’était, ainsi que Marcel le prévoyait, arrangé avec le proviseur pour que le séjour à Paris fût, au besoin, un peu allongé et le futur docteur compulsait, dans le silence de la vieille bibliothèque, les pages de saint Augustin, de Macrobe, de Varron, d’Ammien Marcellin, de Procope, où il est parlé de ce dieu, que ses fidèles appelaient le plus ancien protecteur de l’Italie. Quelle énigme présente la seule étymologie de son nom ! Faut-il croire avec Cicéron que le mot Janus dérive du verbe Ire, ou comme Figulus que c’est une forme masculine du mot Diana qui viendrait de Dius, le ciel lumineux ? Sa forme primitive était-elle Divanus, le dieu des limites, de l’espace et du temps ? De tels problèmes, après les événements auxquels le jeune érudit venait d’être initié, lui procuraient cette sorte d’apaisement abstrait, contre lequel il se révoltait à Nevers dans sa chaire de professeur, et dont il jouissait comme d’une détente, lorsqu’un coup de théâtre se produisit, bien inattendu, et précisément un matin où il se rendait à la Nationale, à la porte de laquelle le guettait Justin Cortet.

 

VII

– Je savais que je te rencontrerais là, sage professeur que tu es, lui dit le jovial interne, qui viens travailler à heure fixe. Ton métier n’est pas comme le mien. Il m’a fallu des ingéniosités d’apache pour m’échapper de la leçon de Louvet. Il montrait d’ailleurs un cas bien intéressant ! Une fracture de l’humérus par contraction musculaire chez un joueur de tennis. Mais j’ai quelque chose de trop particulier à t’apprendre sur ta laborantine, et je suis venu ici.

 

– Sur Mlle Gauthier ? demanda Marcel.

 

– Oui, et sur un scandale dont elle a été l’objet, hier soir, au sortir de son hôpital. Quand je te racontais l’autre jour qu’il faut se défier des jeunes filles, tu me considérais comme un cynique, avoue-le. Eh bien ! Cette Paule Gauthier, cette mystique du labo et qui prenait devant ce nigaud de Discoët ces attitudes de religieuse laïque, elle a un amant, et quel amant ! Cet Alfred Harny dont nous parlions l’autre jour. À cause de toi, j’ai lu son dernier bouquin, un certain Lac caché, tout infecté de mysticisme lui aussi, et qui a dû tourner la tête à cette petite. Toujours est-il qu’hier à six heures, il l’attendait à la porte des Enfants-Malades, en face de la rue Masseran. Notre aimable couple était suivi par deux camarades, deux infirmières auxquelles il ne prenait pas garde, et qui ont assisté au drame ou plutôt à la comédie. Soudain surgit à l’angle d’une maison une femme qui s’élance vers nos amoureux, saisit le bras du jeune homme, et, s’adressant à la petite Gauthier, elle se met à lui faire une scène violente. Elle tutoyait Harny comme une maîtresse trahie qui ne se possède plus. Les deux petites de l’hôpital se précipitent pour préserver leur camarade, sur laquelle la forcenée levait le poing, et elles l’entraînent pendant que le seigneur du Lac caché s’éloigne lui-même en se disputant avec sa grue, du grand monde, paraît-il, car elle était très élégante, mais devant un flagrant délit d’infidélité, ces dames de la haute ont des colères de filles.

 

– Comment as-tu su tout ce détail ? interrogea Marcel.

 

– Par Discoët naturellement, qui était justement de garde ce soir-là. Le potin lui a été raconté aussitôt. Entre elles, ces petites laborantines ne s’épargnent guère, et ce Breton de Discoët est lui-même un potinier de classe. Si c’était encore la mode des localisations cérébrales, je dirais qu’il a la troisième circonvolution du cerveau à gauche très développée, et moi aussi, puisqu’il m’a immédiatement téléphoné, et que moi-même… Naturellement l’affaire n’aura pas de suite, mais voici démontré que le romancier idéaliste du Lac caché a deux maîtresses et que l’une des deux est la jolie laborantine sur laquelle tu cherches des renseignements conjugaux.

 

Et voyant les traits de son ami changer, l’étudiant, qui cachait une sensibilité vraie sous ces manières brutales, se demanda si, vraiment, il ne les cherchait pas pour lui-même, ces renseignements et s’il ne venait pas d’être touché au vif de son cœur. Il s’interrompit pour demander gauchement :

 

– Tu t’intéresses donc bien à celui qui voudrait épouser cette jeune fille ?

 

– Non, répondit Marcel, mais c’est toi qui me peines, et de voir la facilité avec laquelle tu accueilles des interprétations si peu justifiées. Entre Harny et Mlle Gauthier, il peut cependant exister un sentiment délicat qui porte ombrage à une autre femme, et celle-là, devenue jalouse, aura fait la scène que tu me rapportes. Passons donc aux Enfants-Malades. Nous verrons bien quelle attitude garde Mlle Gauthier vis-à-vis de ses compagnes.

 

– Nous verrons que c’est une cabotine cent pour cent et qui tient le coup, comme disent ces jeunes gens dans leur langage. Mais allons, en effet. Je suis curieux, moi aussi, de cette expérience… Avais-je raison ? dit-il, comme, arrivés à l’hôpital, ils pénétrèrent dans le laboratoire où Paule se tenait assise devant sa besogne, aussi appliquée et en apparence aussi tranquille que si la scène de la rue Masseran n’avait jamais eu lieu.

 

– Cortet vous aura tout raconté, dit à son tour Discoët à Marcel qu’il rencontra devant la porte de la salle. Il paraît que notre petite Gauthier a des côtés de farceuse. Croirez-vous que j’aime mieux ça. Ces petites font d’autant mieux leur service qu’elles mènent une double vie. Il y a là un phénomène de dualité qui rappelle ce que nous nommons, en psychiatrie, les états seconds.

 

« Ces médecins croient avoir expliqué ce qu’ils ont nommé, » pensait Marcel dans le taxi qui le conduisait de nouveau boulevard Suchet. Il fallait qu’à tout prix son grand-père fût informé de l’événement et tout de suite. « Mais quel homme est donc cet Harny ? » se demandait-il. « Aime-t-il Paule ? Alors la duplicité que suppose cette scène est inadmissible. S’il ne l’aime pas, pourquoi s’occupe-t-il d’elle ? À moins qu’elle ne soit tout simplement sa maîtresse, comme le croit Cortet, et une hypocrite qui a rencontré un débauché. » Il se répétait : « Une hypocrite ? » Toutes les impressions qui se dégageaient de la personne physique et morale de Paule plaidaient là contre. Le premier cri du grand-père, quand son petit-fils lui rapporta le témoignage de Cortet, fut aussi une véhémente protestation.

 

– C’est invraisemblable ! Paule est si pure, si sérieuse, si vraie ! Que son fiancé, car ils se sont secrètement fiancés, puisse la trahir ainsi, qu’il ait, lui, une vie double, et qu’il joue avec le cœur de cette enfant, ce serait monstrueux, surtout avec la sensibilité que montre son livre. Mais nous ne connaissons ce garçon que de loin. Comment il vit, son milieu, ce que les gens pensent de lui, qui nous le raconte ? Raymond. Je saurai, moi. Je saurai. Il y a des moyens. Je vais mettre en œuvre celui que nous employons dans notre métier, quand nous nous défions, le suiveur. J’en ai à mon service, justement, un excellent.

 

– Qu’entendez-vous par là ? fit Marcel.

 

– Oh ! c’est un procédé sans élégance, mais ça, c’est la lutte pour la vie. Quand nous soupçonnons des gens de nous trahir, de brocanter à des concurrents des secrets concernant notre affaire, nous les faisons filer, comme un mari jaloux fait suivre sa femme pour se renseigner sur ses fréquentations. C’est de la police, mais trop légitime. Tu ne soupçonnes pas quelles intrigues se combinent autour de nous. Tiens, dans mon entreprise d’automobiles, un rival s’est procuré ainsi des renseignements sur une invention qu’il m’a chipée, par l’intermédiaire d’un dessinateur qui allait de mon atelier directement chez lui. Je vais faire suivre Alfred Harny par mon bonhomme. S’il a une maîtresse, elle reste certainement en défiance. La scène de la rue Masseran le prouve. Harny voudra l’endormir ces temps-ci, cette défiance, en multipliant les rendez-vous. Où se donnent ces rendez-vous ? Notre suiveur nous le dira tout de suite et nous tiendrons la preuve qu’Harny est un imposteur, à moins que… – Il ferma les yeux pour dominer une idée qu’il n’acceptait pas. – Que Paule soit la maîtresse de ce monsieur, ça ne se discute même pas. Il la trompe, mais comment était-elle si calme ce matin, elle, si sensible, après l’incident d’hier ? Enfin, je vais m’inquiéter de mon suiveur. Toi, passe donc chez Gillequint et vois le frère. S’il a vent de quelque chose, il ne te le dira pas, mais tu lui parleras d’Harny à propos de son livre. Tu verras bien s’il est à son égard dans les dispositions de l’autre jour.

 

Marcel rencontra chez le libraire le même accueil cérémonieux et courtois. Le frère de Paule ne savait évidemment rien.

 

– La réimpression de l’ouvrage du Père Desmargerets sur le symbolisme, dit-il, avance vite, et j’espère vous communiquer les bonnes feuilles, monsieur Breschet, d’ici à deux jours. Vous avez aimé le livre de M. Harny que vous avez emporté l’autre jour ? Qu’il est noblement pensé, n’est-ce pas ? Nous sommes fiers ici d’amorcer un si fort tirage avec un volume pareil, qui atteste que les beaux sentiments ont encore un public.

 

Avisant un téléphone posé sur son bureau, il demanda, s’adressant à quelque service intérieur :

 

– Combien reste-t-il du Lac caché ?

 

– Deux mille quatre cent trois, répondit une voix.

 

Et Gauthier, traduisant ce chiffre commercial dans son vrai sens, dit, après avoir consulté une note à portée de sa main :

 

– Avant-hier, c’était trois mille ; en deux jours plus de deux cents de partis et nous avons tiré à trente mille, il y a un mois.

 

« Il n’est tout de même pas possible, » pensait Marcel, « qu’il se rencontre une telle contradiction chez cet homme. Certains succès créent des devoirs, ou bien ils deviennent des hontes. On n’imagine pas un Pascal adultère… Les deux visages de Janus, c’est la mythologie ! »

 

Il ne se doutait pas, tandis qu’il s’éloignait de la rue Saint-Guillaume pour gagner encore une fois celle de Sèvres et l’hôpital des Enfants-Malades, qu’à la même heure et dans une des rues paisibles du quartier, se jouait une des scènes les plus énigmatique de cette dualité sentimentale dont Alfred Harny était, à la fois l’acteur coupable et peut-être la victime. Aussitôt au sortir de la terrible scène de la rue Masseran, Paule, rentrée chez elle, avait eu, devant sa mère épouvantée, une violente crise de larmes. La vieille femme avait en vain essayé d’en connaître les causes.

 

– Je suis nerveuse, répondait simplement la jeune fille, et sans motif. Je ne dînerai pas, maman, ce soir et je vais me coucher. J’ai trop mal à la tête.

 

– Dors-tu ? lui demanda sa mère à mi-voix une heure plus tard. On apporte une lettre pour toi avec la mention très pressée.

 

– Donne-la-moi, maman, dit Paule, et, déchirant d’une main fiévreuse l’enveloppe sur laquelle elle reconnaissait l’écriture d’Harny, elle lut :

 

« Ma Paule, demain à midi, trouvez-vous aux Bénédictines de la rue de Monsieur. Je vous attendrai. Je vous jure, ma chérie aimée, que je n’ai rien à me reprocher. Je vous expliquerai dans sa vérité le déplorable incident de tout à l’heure. Je vous demande de ne pas douter de votre fiancé sur des apparences qui, je vous le répète, ne touchent en rien au sentiment que mon cœur vous a voué et qui demeure la fierté de ma vie. Croyez-moi, et ne me jugez qu’après m’avoir entendu.

 

« ALFRED. »

 

La mère se tenait auprès du lit. Elle reconnaissait aussi l’écriture sur l’adresse, et, tout émue à l’idée des paroles qu’elle allait sans doute écouter :

 

– On attend la réponse, demanda-t-elle après une minute.

 

– Dis que c’est bien, fit Paule, et, sans autre explication, elle replia la lettre et la glissa sous son oreiller en ajoutant simplement : Je te remercie, maman, de m’avoir remis ce mot tout de suite. Je vais dormir.

 

« Y aurait-il quelque chose entre elle et son fiancé ? » se demandait Thérèse Gauthier. Elle se rappelait quelles violentes secousses nerveuses elle subissait elle-même au temps où elle aimait Marcelin Breschet. Elle se rappelait aussi combien, dans ces minutes si lointaines, l’affectueuse sollicitude de son mari lui faisait mal. Elle se retira sans questionner Paule, en se disant que le lendemain elle interrogerait sa fille si cette nervosité continuait, mais quand les deux femmes se retrouvèrent au réveil de Paule, celle-ci était calme et la mère n’osa point poser une question qui risquât de renouveler le trouble passé.

 

L’affirmation d’Harny avait suffi pour produire ce miracle et surtout le rendez-vous donné dans la petite chapelle de la rue de Monsieur. L’écrivain du Lac caché n’avait pas seulement dans son livre ce mysticisme sentimental qui avait ensorcelé cette âme de jeune fille. Il y joignait la simulation d’une religiosité nostalgique, celle d’une incroyance qui souffre de ne pas croire. C’était une prise de plus sur la pieuse laborantine, qui, en réaction elle-même contre le matérialisme primaire de beaucoup de ses compagnes, nourrissait l’espoir de ramener complètement son fiancé à la foi qu’elle tenait de sa mère. Il l’avait suivie souvent à la messe, dans cette pieuse chapelle, chère à d’autres écrivains de notre époque, les fidèles du malheureux Huysmans, qui, lui du moins, prouva la vérité de son catholicisme autrement que par des livres. Mais Harny restait simple au travers des plus disparates contradictions. Il était de ces compliqués fonciers, si l’on peut dire, véritables métis psychologiques qui mélangent en eux deux races d’âmes, et, quand ils sont tournés vers la littérature d’imagination, bien loin de réduire leurs complexités à l’unité, ils se plaisent dans des avatars mentaux déconcertants pour ceux qui les observent et qui qualifient d’hypocrisie ou de cabotinage des sincérités simultanées ou successives et contradictoires. En s’agenouillant, lui, le sceptique et qui se disait tel, sur les marches d’une chapelle auprès de la pieuse Paule, il ne mentait plus. Il se procurait une sensation qui remuait certaines fibres de son cœur. Il devenait le rêve vivant de cette jeune fille, il l’était momentanément, et s’il faussait la vérité dans les discours qu’il lui tenait sur sa détresse religieuse, il ne s’en doutait même pas. Une pareille anomalie, qui faisait de lui tout ensemble un libertin et un amoureux pur, à demi chrétien, se retrouve chez quelques poètes dont les accents excluent toute idée de simulation, et puis leur biographie révèle d’irréductibles antinomies entre leurs pages les plus émouvantes et leurs actions. Le cœur battant, les larmes au bord des yeux, voici les phrases que le fourbe prononçait à mi-voix, dans l’ombre de cette chapelle déserte, à l’oreille de sa dupe qui gardait encore au front un peu de l’eau bénite de sa prière :

 

– Cette femme qui nous guettait hier, rue Masseran, à la porte de votre hôpital, Paule, c’est une femme mariée avec laquelle j’avais, quand je ne vous connaissais pas, une liaison coupable. Je n ai eu la force de rompre qu’à cause de vous. Elle était très jalouse, elle l’est restée. Comment a-t-elle su notre intimité ? Je l’ignore, mais la scène d’hier et l’endroit prouvent qu’elle l’a sue. Elle avait évidemment perdu la tête. Elle a cru que par cet éclat elle nous séparerait. Elle ne vous connaît pas, ni le culte que je vous ai voué, ni notre engagement réciproque. Je ne le lui ai pas dit, quand je l’ai entraînée, pour ne pas exaspérer encore sa jalousie. Mais je lui ai déclaré que je ne lui pardonnerai de ma vie, et que je ne la reverrai plus jamais. Elle m’a quitté en sanglotant… Je suis sûr qu’elle m’obéira, car elle est orgueilleuse. Mais elle peut avoir des retours de colère. Il faudra que nous arrangions nos rendez-vous avec plus de prudence, si toutefois, – et suppliant, – si vous me croyez, et si vous ne me croyez pas, je trouverai cela trop juste. Ce sera le châtiment.

 

– Je vous crois, répondit Paule, qui s’était agenouillée à nouveau après ce discours. – Son beau visage exprimait une ferveur qui émut cet imposteur sincère. – Si vous me mentiez vous ne seriez pas vous-même. Je vous crois. Mais agenouillez-vous aussi et dites un Pater avec moi.

 

Il paraîtra invraisemblable ou monstrueux que cette scène ait pu être suivie de l’après-midi que le suiveur professionnel révéla le soir au grand-père Marcelin Breschet.

 

– Bonne chasse, patron, commença ce policier improvisé en lui rendant compte de sa mission en termes cynégétiques ; le gibier est pris. Vers deux heures, M. Harny sort de la rue de Richelieu où j’attendais, comme nous avions dit, en vue du bureau de son père. Il hèle un taxi. J’ai pu en héler un autre et le filer. Il se fait conduire à Passy, rue des Marronniers, j’ai, bien entendu, noté le numéro, dans une des maisons presque solitaires que l’on y a construites, avec un petit jardin. Il était un peu moins de trois heures. Une dame arrive, très élégante et qui semblait inquiète. Par quelques mots échangés avec une concierge du voisinage, j’ai compris que M. Harny possède là, sous un faux nom, une petite garçonnière. La dame est ressortie, seule, après une heure environ, calme maintenant. J’ai pu la suivre encore. Elle a pris, elle, un taxi rue du Ranelagh. Elle s’est arrêtée avenue d’Iéna. J’ai relevé aussi le numéro. Elle a fait quelques pas, pour entrer dans un hôtel privé, le sien. J’ai su cela encore. J’ai des amis un peu partout. Elle s’appelle Mme Cancel et c’est la femme d’un ancien ministre, tout simplement. Voilà, patron. Vous êtes content de moi, j’espère, et que vous me trouverez une bonne place, où je n’aie pas à faire le quart d’œil.

 

– J’irai au cercle ce soir, dit l’homme d’affaires à son petit-fils, en lui rapportant ce discours. Ce Cancel est un de ces bas politiciens à tout faire que les malins fourrent dans des cabinets de passage. Ces lascars-là multiplient leurs relations pour avoir ce que leurs femmes appellent un salon. Je trouverai bien quelqu’un qui me donne des détails sur son ménage. Si c’est elle la détraquée de la rue Masseran, qui a risqué ce paquet-là, elle est évidemment la maîtresse d’Alfred Harny. Est-ce une liaison passagère, un caprice, ou, comme disent les gens communs, un fil à la patte ? Dans un cas, il aurait une excuse. Dans l’autre… En attendant, je vais hâter, à tout hasard, la fondation de mon Institut. Quand Raymond parlera de la dot enfin trouvée, à l’amant de Mme Cancel, – car cette femme c’est Mme Cancel, il n’attelle pas à trois quand même, – nous verrons bien ce qu’il répondra.

 

« Il doit y voir juste, » raisonnait Marcel après cette conversation. « Ces deux attitudes remarquées par le suiveur, cela, c’est un indice sûr, d’une identité entre la détraquée de la rue Masseran, comme dit grand-père, et cette femme du politicien. Il pense ainsi et il continue à chercher le moyen d’assurer à Paule cette dot qui lui permettra d’épouser cet Harny ! Lui-même n’a pourtant pas ressemblé à ce fourbe. Quand il aimait Thérèse Gauthier, je ne le vois pas ayant une autre maîtresse à côté. Lui, si entreprenant, si décidé, il hésite à éclairer Paule sur le compte de ce monsieur. Que craint-il donc ? »

 

La réponse à cette question était toute simple. Elle le travaillait, depuis qu’il avait offert à son aïeul de l’aider dans la préparation de cette dot.

 

« Ce qu’il craint, » continuait-il, « c’est que Paule si réfléchie, si habituée par son métier, à la recherche des causes, ne se demande d’où vient l’intérêt qu’elle lui inspire et pourquoi il veille si ardemment sur son bonheur. Mais ne montre-t-il pas le même dévouement au frère ? Le souvenir de l’employé tué à son service ne suffit-il pas à tout expliquer ? »

 

L’image de Raymond Gauthier surgie dans son esprit le mit de nouveau en réaction contre les hésitations de son grand-père.

 

« Ce Raymond, » pensa-t-il, « est un homme vrai. Admettrait-il le silence vis-à-vis de sa sœur et de la laisser engagée dans une passion sans issue ? Car cette liaison de cœur avec Harny, lié, lui, avec une femme mariée, Paule ne la supportera pas, si elle est, elle, la jeune fille pour laquelle elle se donne. Il faut savoir si cette histoire avec cette Mme Cancel est, comme dit grand-père, une aventure de passage, et Paule a le droit de le savoir. Le frère seul pourra tirer la chose au clair, et mettre cet étrange Harny en demeure de se conduire loyalement. Il exigera de lui une rupture avec cette maîtresse. Cette promesse vaudra ce qu’elle vaudra, mais elle doit être donnée. Sinon, c’est l’autre rupture, celle des fiançailles, qui s’impose. Si quelqu’un peut mettre de l’ordre dans ce désordre, c’est Raymond. »

 

Il continuait de raisonner ainsi. Puis, il tombait, à son tour, dans l’hésitation qu’il reprochait à son grand-père.

 

« Je connais si peu le monde, » se disait-il. « À qui demander conseil ? La seule personne à qui j’aie parlé un peu sincèrement de Paule, c’est Cortet. Pourquoi ne pas prendre son avis ? Sans lui dire le détail exact. »

 

Instinctivement, il s’acheminait, à travers ces réflexions, vers la boutique de Gillequint. Il changea de direction et alla d’abord à Laënnec, où l’interne l’accueillit par des éclats de rire :

 

– Avoue-moi la vérité. Tu viens encore me parler de Mlle Gauthier. Tiens-toi donc tranquille. Écris à tes amis de Nevers qu’ils ne pensent plus à ce mariage.

 

– Alors tu n’es pas d’avis que l’on pourrait faire faire une enquête par quelqu’un de la famille de Mlle Gauthier, son frère par exemple, sur l’existence de cet Alfred Harny ?

 

– Son frère ? Veux-tu toute ma pensée ? Il est le complice de sa sœur. Si tu lui parles d’un projet de mariage avec quelqu’un de Nevers, il te demandera si ce quelqu’un est riche, s’il a des sous, comme ils disent dans le peuple.

 

– Alors tu ne vois pas le moyen de savoir la vérité sur cette histoire Harny ?

 

– Quelle vérité ? Il n’y en a qu’une. Deux femmes se crêpent le chignon, si l’on peut parler de chignon aujourd’hui. C’est qu’elles se sont bêtement toquées d’un gigolo qui, lui, s’en tamponne le coquillard avec une patte de homard prolongée. Ne perds pas ton temps à chercher les dessous de pareilles histoires, et pense à ton Janus.

 

VIII

« Que je suis sot, » se disait Marcel en quittant Cortet, « de venir demander son sentiment à ce brave Justin sur une situation compliquée, aux données de laquelle je ne peux même pas l’initier. Ma première idée était la vraie. Le fils d’une veuve devient le chef officiel de la famille : il doit être renseigné le premier sur la véritable conduite du fiancé de sa sœur, s’il en a une. Grand-père hésite à lui parler, à lui, cela se comprend avec le secret qu’il défend, mais moi aussi, j’ai à défendre cette sœur puisqu’elle est de mon sang, hors la loi, mais de mon sang tout de même, celui qui coule dans ces veines. » Il regardait sa main en l’ouvrant et la refermant pour mieux voir les minces lignes bleues de sa peau. « Allons. Du courage ! L’arme efficace dans cette bataille, elle est là. »

 

Il ouvrait la porte de la librairie, et déjà Raymond Gauthier, qui l’avait vu venir dans la rue, secouait un paquet d’épreuves. Il le tendit à son visiteur, en l’introduisant dans son cabinet :

 

– Les bonnes feuilles du livre du Père Desmargerets ! lui criait-il. Elles y sont toutes.

 

– Il ne s’agit pas du Père Desmargerets, répondit Marcel, à mi-voix, en poussant derrière lui la porte qu’il referma, ni de mon Janus. Je viens, monsieur Gauthier, faire auprès de vous une démarche que vous ne jugerez pas extraordinaire vu l’intérêt si naturel que porte mon grand-père, M. Marcelin Breschet, à la famille d’un homme mort à son service.

 

– M. Breschet nous l’a prouvé, cet intérêt, répondit Raymond, dont le visage exprima une surprise. Marcel avait déjà remarqué, lors de sa première visite, cet embarras devant son grand-père. Était-ce autre chose que la sorte de gêne de l’obligé vis-à-vis d’un bienfaiteur auquel il ne peut rien rendre ? Cette surprise s’accentua quand le petit-fils de ce bienfaiteur continua :

 

– Je viens vous parler au sujet de Mademoiselle votre sœur, et il ajouta, non sans un scrupule de ce mensonge, mais passant outre : de la part de mon grand-père.

 

– Ma sœur ? La laborantine ? interrogea Gauthier, plus étonné encore.

 

– Vous ignorez, je m’en rends compte, l’infamie dont elle a été la victime, avant hier.

 

– L’infamie ? dit le frère. Je l’ai vue hier et ce matin. Elle ne m’a parlé de rien.

 

Marcel ne lui laissa pas le temps de poser des questions qui eussent redoublé son propre trouble. Il rapporta d’un coup, au frère visiblement stupéfié, tous les détails qu’il tenait de Cortet d’abord, puis de son grand-père, en répétant, par prudence et pour expliquer l’enquête de celui-ci sur les secrets de la vie d’Alfred Harny, la phase déjà dite sur le motif profond et naturel d’un tel intérêt. Raymond écoutait sans répondre. Il poussa une exclamation quand le nom de Mme Cancel fut prononcé :

 

– Notre cliente ! s’écria-t-il. Elle qui admirait tant le Lac caché ! Elle en a commandé plus de dix exemplaires. Mais est-ce possible ? J’avais bien remarqué, plusieurs fois, quand je parlais d’elle à M. Harny, qu’il se dérobait à la conversation. Il ne ressemble guère aux autres auteurs, toujours occupés à vous questionner sur ce que l’on dit d’eux, acheteurs ou confrères. Je comprends que M. Breschet ait tenu à m’avertir aussitôt. C’est bien de lui. Il n’aura pas voulu prévenir maman directement. Elle est si sensible ! Il ne vous a pas donné un conseil à me transmettre sur ce que je dois faire vis-à-vis d’elle ?

 

– Non, répondit Marcel.

 

– Dois-je parler à Paule d’abord ? continuait Raymond, pensant tout haut. Pour qu’elle n’ait rien dit à notre mère, ni à moi, il faut qu’elle ait ses raisons.

 

Et avisant son chapeau :

 

– C’est avec Alfred Harny que je dois causer, et tout de suite. Cette aventure est tellement contraire à ce que je sais de lui, à son caractère, à son livre. – Il avisait un exemplaire du Lac caché, posé sur sa table. – Il faudra bien qu’il s’explique. Et merci à vous, monsieur Breschet, ainsi qu’à monsieur votre grand-père, d’avoir tenu à m’avertir de cette horrible chose. J’étais si fier de ce mariage, non pas pour la fortune, mais parce que j’admire tant cette œuvre. – Il tournait et retournait le volume. – Je saute dans l’AM. Je suis rue de Richelieu en dix minutes et je reviens. Pourvu qu’il soit là !

 

« J’aurais dû lui offrir de le conduire en taxi », pensa Marcel, en voyant le frère de Paule courir vers l’angle du boulevard Saint-Germain et de la rue Saint-Guillaume. La petite preuve d’économie que donnait Raymond et qui prouvait ses habitudes de restriction justifiait sa remarque de tout à l’heure sur la différence de fortune entre la pauvre laborantine et le fils de l’opulent agréé. « Comment Alfred Harny, » pensait encore Marcel, « n’a-t-il pas compris que ses fiançailles secrètes avec une jeune fille d’une autre classe lui créait des obligations d’une plus stricte loyauté ? Quelle excuse va-t-il inventer ? Je vais le savoir. Gauthier m’a dit : « Je reviens. » C’était me dire de l’attendre. Décidément, j’ai bien fait de lui parler. »

 

Il s’assit en ouvrant à son tour le roman inexplicable du fourbe, tandis que l’autobus déposait Raymond, rue de Richelieu, devant la maison où l’agréé avait à la fois son étude et son appartement, autre symbole du contraste entre la pauvreté de Paule et la fortune des Harny. Le frère de la fiancée trahie n’y prit pas garde, non plus qu’à un autre contraste, celui de la littérature tout aristocratique du Lac caché avec l’atmosphère de vieille basoche où son auteur avait grandi. Mais un écrivain tient toujours au milieu dont il sort, soit par une conformité d’idées et de sentiments avec ce milieu, soit par une réaction qui justifie le mot du philosophe allemand : « Le moi se pose en s’opposant. » Le fils de l’agréé s’était ainsi construit, dans ce milieu de légalisme juridique, un personnage mi-factice, mi-sincère, qu’il allait, pour la première fois, expliquer systématiquement et s’expliquer peut-être à lui-même. Il était là. Dès l’entrée de Raymond, il comprit que celui-ci savait tout au moins la scène de la rue Masseran. Que Paule l’eût racontée à son frère, c’était trop naturel et que celui-ci retirât sa main quand Harny lui tendit la sienne.

 

– J’attendais votre visite, Raymond, commença-t-il. Je me rendais trop compte que le secret de ce scandaleux épisode ne serait pas gardé. Si vous l’avez appris par Paule, elle a dû vous dire aussi qu’elle me pardonnait une aventure déjà ancienne et qui date du temps où je ne la connaissais pas.

 

– Vous lui avez menti une fois de plus, à la pauvre petite, répondit Raymond avec la rude franchise de l’homme du peuple qu’il était tout au fond. Elle vous a cru. Mais je sais, moi, qu’hier encore, vous receviez cette maîtresse à Passy, rue des Marronniers, où vous avez votre garçonnière. Dites-moi donc la vérité, à moi, qui vous admire tant comme écrivain. Ne déshonorez pas devant moi l’auteur du Lac caché. Cette maîtresse, avouez que vous l’avez toujours. Par sensualité, par faiblesse, je pourrai vous comprendre, vous plaindre. Je ne serai pas obligé de vous mépriser.

 

Cette dernière phrase fut dite avec un tel accent de souffrance que l’imposteur en resta ému malgré lui. Et puis il se produit dans les natures complexes, comme était la sienne, à de certaines heures, un besoin de s’extérioriser, de se montrer tel que l’on est, avec une ingénuité déconcertante. D’où vient-elle cette ingénuité ; qui n’est ni du cynisme, ni de la vanité, quoiqu’elle tienne de l’un et de l’autre de ces vices ?

 

– Je ne suis pas un monstre, Gauthier, répondit-il, et sa voix même était changée. Il y passait comme un souffle d’une sincérité, à la fois complaisante, involontaire et douloureuse. Oui, j’ai eu la faiblesse de ne pas rompre cette liaison, cela avec quels remords ! Je n’en étais pas moins passionnément épris de votre sœur. C’est tout moi, cette dualité. Je suis plusieurs êtres. Mon imagination d’artiste veut que j’éprouve simultanément et réellement des sentiments contradictoires. Jamais je n’ai été de meilleure foi qu’en écrivant, par exemple, ce Lac caché. Vous y avez reconnu des qualités d’émotion pure qui me sont venues en aimant votre sœur, car je l’ai aimée, je l’aime, et ce sentiment si vrai, ma faute est de l’avoir défendu par le mensonge. Voilà trois mois que je mène auprès d’elle cette vie de fiancé secret, que je n’ai pas eu le courage de compromettre en l’initiant, elle, si simple, si droite, à une erreur dont je n’avais pas la force de m’affranchir. Je vais vous avouer une anomalie que vous jugerez abominable. Cet aveu vous prouvera ma sincérité. Ma maîtresse, une femme mariée, j’en étais déjà bien lassé, quand j’ai connu Paule. L’antithèse entre cette libertine et votre admirable sœur aurait dû me dégoûter de ma complice. L’effet contraire s’est produit. Une espèce d’attirance, que j’oserais qualifier de criminelle, s’est substituée à ma lassitude. Je me suis repris à désirer cette maîtresse qui satisfait les pires côtés de mon être, tandis que l’autre, ma fiancée, caressait les meilleurs. Je ne dirai pas que j’ai traversé deux amours qui s’exaltaient l’un par l’autre. Et cependant !… Condamnez-moi, Raymond. Étant le frère de Paule vous en avez le droit, mais comprenez-moi. Reconnaissez que je suis aussi malheureux que coupable. Oui, condamnez-moi, mais reconnaissez que j’ai été, que je suis la victime d’une fatalité sentimentale, qui tient au plus intime de ma personnalité d’artiste. Plaignez-moi et ne me méprisez pas.

 

Cet étrange discours s’accompagnait d’un trouble si poignant, les traits du menteur, qui se démasquait lui-même, exprimaient une telle détresse que l’homme simple auquel s’adressait cette confession sentait son indignation s’abolir. Elle laissait la place à une pitié révoltée, mais qui ne pouvait plus juger. Le lecteur en lui admirait tant les délicatesses de l’écrivain, il s’était pénétré si profondément de cette sensibilité, qu’il subissait comme un vertige à découvrir de tels abîmes dans ce qu’Alfred Harny avait défini lui-même sa « personnalité d’artiste » et réagissant contre une complaisance qui l’associait malgré lui à ce demi-cabotinage, il fit appel à ce qui restait pourtant d’honneur dans cette âme incohérente et répondit :

 

– Non, Harny, je ne vous méprise pas. Je ne peux pas ne pas estimer votre franchise, mais ne sentez-vous pas que vous n’aviez pas le droit de jouer avec un cœur de jeune fille et que vous devez maintenant vous abstenir de ce jeu et l’interrompre ? Vous devez, – et il insistait sur le mot en le prononçant, – ou bien briser toute relation avec Paule ou bien vous reprendre et redevenir le fiancé scrupuleux qui se considère comme engagé d’honneur à n’avoir dans sa vie qu’un seul amour et un seul but : le mariage.

 

– Vous savez qu’il y a un obstacle, répondit Harny.

 

– Le refus d’autorisation de monsieur votre père ? dit Raymond. Passez outre.

 

– J’y ai pensé, mais c’est si grave ! Fonder un foyer rebelle, renier toutes les traditions de la famille ! J’ai reculé. D’autre part mon père restera-t-il irréductible ? Quand il verra que je me considère comme lié par un engagement imbrisable, et qu’il saura quelle existence mène Paule, cette nonne laïque d’un laboratoire d’hôpital, il acceptera l’idée d’avoir une bru sans dot, d’autant plus que nous sommes riches. Je n’ai ni frère, ni sœur. Je pourrais même suffire à un ménage avec mes droits d’auteur, vous le savez mieux que personne. Gauthier, je vous demande de me faire un peu de crédit et d’attendre. Vous voulez que ma double vie cesse. C’est promis. Je n’aurai plus d’appartement rue des Marronniers. Vous pourrez vous renseigner et le constater. Plus de maîtresse. Et merci d’avoir été simple et même brutal avec moi. Tout de même, vous ne me démentirez pas auprès de Paule sur ce que je lui ai dit, que cette liaison était une histoire d’autrefois ?

 

– Non, répondit Gauthier, puisque j’ai votre parole pour l’avenir.

 

Tel était sur lui le prestige de son auteur favori qu’il quitta le perfide Harny en lui tendant cette fois la main et qu’en regagnant la librairie Gillequint, il tremblait de n’y pas retrouver Marcel. Il tenait, sinon à justifier entièrement l’imposteur, du moins à diminuer sa faute, auprès du messager du vieux Breschet.

 

« Heureusement il m’a attendu, » se dit-il, en voyant au fond de la boutique le jeune professeur penché maintenant sur le volume du Père Desmargerets qu’il feuilletait sans s’intéresser vraiment aux images de Janus dans les monnaies impériales, le plus curieux des chapitres du livre. Il s’y rencontre plusieurs reproductions d’une médaille datant du règne de Commode. Le dieu y est représenté avec deux visages, une barbe sur l’un, l’autre imberbe. Il tient d’une main un bâton, de l’autre un arc d’où s’échappent les quatre saisons. Un enfant placé en face figure-t-il l’année ? Marcel reprenait pour la sixième ou septième fois le passage dans lequel le Père Desmargerets commente ce document significatif. Il interrompait sans cesse sa lecture, à chaque ouverture de la porte. Enfin il aperçut Raymond qui débouchait du boulevard Saint-Germain. Celui-ci, encore tout excité, attendit à peine d’être dans la boutique pour répéter les confidences d’Harny, avec une conviction qu’il communiqua aussitôt à son interlocuteur. Pourtant, plus averti par les propos de Cortet et ne subissant pas la séduction exercée sur l’employé de librairie par les milliers d’exemplaires déjà écoulés du Lac caché, le petit-fils de l’homme d’affaires aurait pu se défier davantage. Mais le professeur, habitué par l’étude des poètes latins et grecs à l’analyse des complications sentimentales, devait accepter d’instinct celles de Harny. C’est encore un des sens du Suave mari magno de Lucrèce que le conseil de se complaire au spectacle des passions dont nous sommes exempts. Cette crise psychique d’un incertain pris entre un amour pur pour une chaste jeune fille et un égarement coupable dans les bras d’une femme mariée, quel tumulte moral en regard de l’existence de Marcel dans cette calme ville de Nevers dont la monotonie l’accablait si souvent ! Du moins il ne serait pas venu à Paris pour rien, s’il contribuait, par Raymond Gauthier et par son grand-père, à préserver le bonheur de la fille illégitime de ce grand-père et à redresser la sensibilité faussée d’un écrivain de talent. Il courut donc aussitôt vers le boulevard Suchet, transmettre le message dont il se trouvait chargé par son entretien de la rue Saint-Guillaume. Lui-même, à mesure qu’il le rapportait, ce consolant message, en sentait bien les invraisemblances. Cependant le vieux Breschet parut les accepter, tant il était calme pour répondre, en hochant la tête :

 

– Après tout, Harny peut être sincère. En vieillissant, Marcel, tu apprendras qu’une nature humaine est complexe. L’invraisemblable y est quelquefois vérité. Je l’ai beaucoup suivi, ce jeune homme, comme tu penses, depuis sa rencontre avec ma Paule. Quel singulier début d’idylle encore ! Le docteur de M. Harny, le père, appréhende une azotémie chez son client. Il fait venir une laborantine pour faire au malade une prise de sang. Tu sais en quoi la chose consiste. On met à nu le bras du patient, on le pique à la jointure, et on emporte le sang pour l’analyser. Le hasard veut que Paule soit chargée de cette besogne. Elle trouve le moyen d’être si sérieuse, si adroite, et si jolie dans cette moliéresque opération que sa grâce touche le cœur du fils inquiet. Il y a quatre mois de cela, et j’ai bien observé la qualité de la cour qu’il faisait à Paule. Il l’a vraiment respectée comme une fiancée. Tu as vu, quand je t’ai parlé du suiveur et de la rue des Marronniers, comme je m’indignais. Monstrueux, te répétais-je, monstrueux ! J’avais tort. Évidemment Alfred est faible. C’est un émotif, mais de bonne foi, et puis Paule l’aime. Faut-il l’éclairer et lui dire la vérité ? Ou bien, dans son propre intérêt, lui laisser croire que cette aventure avec Mme Cancel appartient au passé ? En tout état de cause, il faut que ces fiançailles aboutissent à un mariage, et par conséquent mettre Alfred Harny devant un devoir positif. Donner son nom à une jeune fille et lui prendre sa vie constitue tout de même un engagement devant lequel il reculera, si la rupture immédiate et définitive avec sa maîtresse n’est pas possible. C’est tout de même un bourgeois, fils de bourgeois, et la délicatesse de son livre, malgré son maniérisme, prouve qu’il a gardé le fond de mentalité de sa classe. Hier, au cercle, j’ai appris que cette Mme Cancel passe pour une femme assez légère. Elle a trente-cinq ans. Cette scène de la rue Masseran n’aura été qu’une foucade, la crise de colère d’une femme qui se sent lâchée pour une rivale plus jeune. Elle appréhende le mariage, ce mariage auquel M. Harny père s’oppose, sans doute par préjugé contre la profession de Paule. J’ai décidé, moi, de lui parler, car l’affaire de notre Institut peut être considérée comme conclue. L’objection de l’absence de dot tombe aussitôt. Je saurai à quel homme nous avons affaire, et nous entrerons dans une vérité totale.

 

– Mais l’intérêt que vous portez à Paule, comment l’expliquerez-vous ?

 

– Toujours de même, par le souvenir de Gauthier, mort à mon service. Il ne faut pas tarder. J’irai aujourd’hui même à son étude, rue de Richelieu, après deux rendez-vous d’affaires que j’ai encore cet après-midi.

 

– Si vous le permettez, dit Marcel, je vous accompagnerai Je vous attendrai à la porte, devant la maison.

 

– Comme tu es affectueux ! dit le grand-père. Ce sera vers quatre heures et nous aurons encore le temps d’aller aux Enfants-Malades annoncer à notre laborantine la position nouvelle qui lui est préparée dans notre Institut. Que j’aie eu la pensée de cet Institut, cela l’étonnerait si je n’avais pas toujours la même raison à lui donner qu’à M. Harny tout à l’heure, et qu’à Raymond, quand je lui ai procuré cette place chez Gillequint. Hélas ! mon vrai motif, je ne peux pas le lui dire. Il y a des silences qui sont des expiations, les pires.

 

IX

Tout en faisant les cent pas quelques heures plus tard, sur le trottoir de la rue de Richelieu, Marcel se rappelait de quel accent poignant le véritable père de Paule avait prononcé cette dernière phrase :

 

« Pour M. Harny, » se disait-il, « le prétexte paraîtra peut-être suffisant, mais elle, avec l’esprit de réflexion dont témoigne sa physionomie et les habitudes d’analyse exacte de son métier, ne trouve-t-elle pas déjà très énigmatique la sollicitude émue que grand-père lui témoigne, à chaque occasion ? Cette fois, cette sollicitude va bien loin. Il est vrai qu’il s’occupe aussi du frère, mais quelle différence ! Et puis il y a la mère. Telle que grand-père me l’a peinte, son attitude vis-à-vis de l’ancien patron de son mari, son ancien amant et le père de sa fille, doit être bien singulière, pour qui voit de près leurs rapports… Paule est évidemment si attentive, si observatrice !… Mais voici grand-père. Il a le visage tout décomposé. Que s’est-il donc passé avec M. Harny ? »

 

Sans même lui laisser le temps de poser une question, Marcelin Breschet avait, sur le pas de la porte, saisi le bras de son petit-fils d’un geste de détresse, et il l’entraînait jusqu’aux galeries du Palais-Royal où il se laissa tomber sur un banc.

 

– Mais qu’y a-t-il ? interrogea le jeune homme épouvanté de ce silence.

 

– Il y a, répondit le vieillard, que j’avais raison dans mon premier cri. Ce jeune Alfred Harny est un monstre. Laisse-moi reprendre mes esprits pour te raconter la scène cruelle à laquelle je viens d’être mêlé. M. Harny père m’a reçu presque aussitôt. Il connaissait mon nom et aussi mon affaire actuelle, qui, entre parenthèses, va si bien que je n’aurais même pas besoin d’accepter ton argent, si ce mariage pouvait avoir lieu.

 

– Il ne le peut plus ? s’écria Marcel. Par la faute d’Alfred Harny ?

 

– Par sa faute, et comment ! J’ai trouvé dans Me Harny un type accompli de l’homme de loi, un peu raide, cérémonieux, correct. Je l’ai vu littéralement stupéfait par la démarche que je venais faire auprès de lui : « Mais vous avez été mal renseigné, monsieur, » m’a-t-il dit. « Jamais le nom d’une demoiselle Gauthier n’a été prononcé entre moi et mon fils, qui d’ailleurs ne me parle jamais de mariage. » – « Jamais ? » ai-je demandé, aussi stupéfait que lui. – « Jamais, » a-t-il insisté. « Alfred est un fils unique. Il aura une belle fortune et il sait parfaitement, connaissant mes idées, que je ne suis pas de ceux qui feraient, d’une question d’argent, une objection à un mariage d’amour avec une jeune fille honorable. Veuillez, monsieur Breschet, me préciser les faits qui vous ont déterminé à une visite, pour moi inexplicable. Je vous le répète : mon fils n’a jamais même prononcé devant moi le nom de Mlle Gauthier. Son dernier livre, que vous avez certainement lu, et qui ne me plaît guère, malgré son succès, ne le prouve que trop, il est incapable d’avoir imaginé auprès de cette jeune fille un mensonge qui dénoncerait un projet de séduction. Puisque vous vous intéressez à elle, au point d’être venu me parler de ce projet de mariage, vous me permettrez de vous demander : êtes-vous absolument sûr d’elle ? Vous me dites que vous voulez la doter, en souvenir de son père mort à votre service. Ne vous offensez pas de ma question. Elle exerce, me dites-vous, un métier très humble. N’aurait-elle pas trouvé ce moyen d’en sortir ? »

 

– M. Harny était logique, interjeta Marcel. Il vous était en effet impossible de vous offenser de son idée. Il ne connaît pas Paule.

 

– Mais moi qui l’ai vue grandir et qui sais tout d’elle, depuis sa petite enfance, je me sentais révolté contre le soupçon d’une aussi vilaine intrigue, prêtée à cette petite sainte. Car c’est une sainte. Ma démarche, elle l’ignorait absolument et ma volonté de lui créer une situation qui fût l’équivalent d’une dot. Dominé par le besoin de la défendre, je répondis à M. Harny : « Oui, monsieur, je suis absolument sûr de Mlle Gauthier, sûr qu’elle ne sait rien de ma visite chez vous, sûr qu’elle ne soupçonne pas ce projet concernant sa dot. Elle aime votre fils, cela, j’en suis sûr aussi. Elle croit en lui, profondément. Elle s’est fiancée à lui, et c’est lui, lui seul, qui a inventé cet obstacle de votre refus à son mariage avec elle, à cause de l’absence de dot. » M. Harny me regardait avec des yeux que je connais bien. Je les ai vus souvent aux avocats, qui se défient et qui, pourtant admettent des hypothèses contraires aux leurs. « Vous permettez, » fit-il, et avisant le téléphone posé sur son bureau, je l’entendis qui prononçait le nom d’Alfred et qui ajoutait : – « Descends aussitôt dans mon cabinet. J’ai besoin de te parler immédiatement. »

 

Et se tournant vers moi : « Vous allez constater, monsieur, l’inanité de vos soupçons. De cela, je suis, moi aussi, absolument sûr. » Alfred Harny arriva deux minutes plus tard. Sa physionomie, si surveillée, d’ordinaire, se décompose littéralement, quand il me voit assis en face de son père. Nous n’avions jamais été présentés l’un à l’autre, mais il m’avait aperçu dans la librairie Gillequint, et nul doute que Raymond ne l’eût renseigné sur ma personnalité. « Tu connais M. Marcelin Breschet ? » lui dit simplement son père. « Je n’ai pas cet honneur, » répondit-il, « mais je sais combien M. Breschet s’est intéressé généreusement au secrétaire de mon éditeur, M. Raymond Gauthier. » – « C’est justement de la sœur de M. Gauthier que M. Breschet est venu me parler. Il me dit que tu t’es fiancé secrètement à cette jeune fille et que tu lui as raconté que je m’oppose à ce mariage, parce qu’elle n’a pas de dot. J’ai répondu à M. Breschet que Mlle Gauthier m’était jusqu’à tout à l’heure totalement inconnue et que tu ne m’avais jamais prononcé son nom, ni d’ailleurs parlé d’aucun projet de mariage, pas plus avec elle qu’avec une autre. Est-ce exact ? » – « C’est exact, » répondit Alfred, devenu livide. Dans les prunelles de son père passait un regard que j’appellerais professionnel, celui de l’agréé en présence d’un plaideur qui essaye de le tromper. Il se tourna vers moi, de la sincérité duquel évidemment il ne doutait pas. « Interrogez-le vous-même, monsieur Breschet, » me dit-il ; et moi, m’adressant au fils directement : « Alors, monsieur, vous accusez Mlle Gauthier d’avoir menti à votre sujet ? » – « Je n’accuse personne, » fit le jeune homme. « J’ai demandé en effet à Mlle Gauthier si elle consentirait à être ma femme, en ajoutant que la nature de son métier et son absence de fortune soulèveraient peut-être des objections de la part de mon père. »

 

– « Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé tout de suite ? » dit l’agréé, et à moi : – « Tout s’explique. Mlle Gauthier a interprété ce peut-être comme une affirmation. » – « Non, » répondis-je, « votre fils a présenté votre refus, non comme un peut-être, monsieur Harny, mais comme une certitude, et qu’il a dit tenir de vous-même. » Et moi, m’adressant de nouveau au jeune homme contre lequel je me sentais indigné : « Vous avez rapporté vous-même cette soi-disant conversation avec monsieur votre père et pas seulement à Mlle Paule mais à son frère, le secrétaire de votre éditeur. Alors vous accusez maintenant ce frère d’avoir menti, car il m’a répété vos propres termes : « Papa me refuse son consentement, mais il changera d’idée, en voyant combien j’aime Paule. » Oui ou non, vous êtes-vous fiancé avec elle en la trompant ? Et la pauvre enfant vous a cru ! Qu’espériez-vous donc ?… » J’étais si ému de découvrir une telle fourberie chez ce garçon, que je me levai, et pris congé de l’agréé, sans même esquisser un geste du côté de l’imposteur. Je n’avais pas descendu les marches de l’escalier que Me Harny rouvrit lui-même sa porte et qu’il me criait : « Monsieur Breschet, voulez-vous remonter, je vous prie ? » Rentré dans son cabinet, je vis qu’Alfred en était parti et, à l’attitude du père, je compris que le séducteur, – car c’est bien une séduction qu’il manigançait, – avouait tout. Les émotifs sont ainsi. Ils ne résistent pas à des chocs intérieurs qui les font dénoncer eux-mêmes leurs actes les plus soigneusement cachés. L’indignation de l’agréé contre l’affreuse comédie jouée par son fils à une jeune fille dont je lui garantissais l’honneur, était, je t’assure, émouvante à voir, et les excuses qu’il a cru devoir me faire me laissent encore tout impressionné. Mais la grande affaire est que Paule soit prévenue que jamais Alfred Harny n’a parlé de ses prétendues fiançailles à son père. Elle ne peut l’être que par Raymond. Il faut que tu retournes chez Gillequint, que Raymond apprenne, ce que nous savons maintenant d’une façon certaine, la duplicité d’Alfred Harny à leur égard, et qu’il convainque Paule de rompre toute relation avec ce débauché qui voulait l’entraîner à devenir, elle aussi, sa maîtresse, en se donnant des privautés de fiancé. Moi je vais de ce pas chez Thérèse. C’est la mère, elle aussi doit tout savoir.

 

Raymond Gauthier, bien qu’il eût, par éducation et par métier, le goût et les éléments de la culture, restait, dans le beau sens du mot, un homme du peuple. Son père, le mécanicien, avait peiné de ses bras, comme son grand-père, lui-même maître-serrurier. Cet exercice d’un dur métier manuel façonne héréditairement un type de caractère chez qui le passage de l’idée à l’action et du sentiment au geste se fait plus rapide et parfois immédiat. Tandis que Marcel lui racontait la scène si étrangement révélatrice de la rue de Richelieu, les manières habituellement courtoises de l’employé de librairie devenaient brusques, son langage rude, ses traits grossiers.

 

– Est-ce possible ? répétait-il. Quelle comédie abominable il nous a jouée, à ma sœur et à moi ! Ces sentiments raffinés dont il nous parlait, à tous les deux, dans le style de ce livre que j’ai tant aimé, c’étaient donc des mensonges ? Et moi qui favorisais cette intimité avec Paule, que je considérais comme sa fiancée, quelle duperie ! Et lui, quelle impudence !

 

L’exemplaire du Lac caché traînait toujours sur son bureau. Il le prit et le déchira d’un geste brutal. Des clients entraient dont la présence obligea le furieux à se contenir. Ces gens venaient justement acheter ce roman que l’employé leur tendit sans le commentaire élogieux dont il accompagnait d’habitude chaque nouvelle preuve du succès de l’écrivain à la mode.

 

« Le métier aura tout de même raison de sa colère, » se dit Marcel. Il ne peut pas insulter son auteur en public, et Harny n’aura qu’un désir, reculer à tout prix cette rencontre. »

 

Si le jeune homme avait mieux connu les complications de cet imposteur foncier qu’était Harny, il se serait rendu compte que cette rencontre précisément deviendrait pour ce névropathe un besoin. Le narcissisme sentimental a ce caractère de ne pouvoir se passer du témoin qu’il trompe. Le tromper, c’est se mirer dans son opinion, et vouloir que cette image ne soit pas détruite chez ce complice involontaire. Il se produit là un phénomène de cet être à demi conscient que les psychanalystes appellent le surmoi, et qui est nous, mais à côté. Nous défendons ce surmoi contre l’introspection des autres, avec une passionnée sincérité qui est en même temps un cabotinage. À peine sorti du cabinet de son père, Alfred Harny, qui venait de jouer auprès de lui le rôle du fils repentant, imaginait déjà une autre comédie qui préservât son souvenir chez Paule. Il comprenait que cette relation équivoque avec la jeune fille ne pouvait pas se prolonger. Une autre anomalie qu’il copiait à son insu du Volupté de Sainte-Beuve, ce manuel de dualité psychique, voulait qu’il n’eût aucune idée d’en faire sa maîtresse. Il n’avait pas menti dans sa confession à Gauthier. Ce qui le séduisait chez Paule, c’était son innocence, et sa liaison avec Mme Cancel satisfaisait d’autant mieux sa sensualité. Celle-ci, dans leur dernière entrevue rue des Marronniers, lui avait annoncé son départ pour Deauville et sa volonté qu’il la suivît. Il lui avait promis de lui obéir, avec l’idée d’éviter quelque nouvelle scène. Il dirait à la pauvre laborantine que s’il avait feint cette objection de son père, relative à la dot, c’était par la certitude qu’en effet elle se produirait et surtout pour mieux préserver leur douce et secrète intimité d’une inquisition paternelle qui, maintenant éveillée, rendrait leurs rapports trop difficiles. Pour qu’elle crût à cette fable, il fallait avoir d’abord persuadé son frère, et, pour cela, devancer Marcelin Breschet qui ne manquerait pas d’aller aussitôt à la librairie, raconter la scène de la rue de Richelieu. Il ne soupçonnait pas la visite de l’ancien amant chez la mère, ni que Marcel lui servirait de messager rue Saint-Guillaume. Sa méfiance à l’égard du grand-père le sauva du moins de la rencontre avec le petit-fils. Il prit pour arriver à la librairie Gillequint la voie détournée de la rue de la Chaise, en sorte que les deux jeunes gens ne se virent même pas. Quand il entra dans la boutique, le salut du garçon qui ouvrait la porte, comme celui des deux dactylographes occupées à leur machine dans leur coin habituel n’annonçaient aucun changement, ni le salut de Raymond qui, cette fois, lui donna la main. Ils étaient en public. Cependant, quand leurs doigts se touchèrent, il sentit bien qu’un frémissement contractait ceux du frère de Paule, qu’il précéda dans son bureau, en lui disant :

 

– J’ai à vous parler de choses graves, Raymond.

 

– Moi également, répondit celui-ci, qui, reculant et à mi-voix ajouta : j’aimerais mieux que notre conversation n’eût pas lieu ici.

 

– Comme vous voudrez, fit Harny qui sortit le premier et qui reprit, toujours avec la crainte de voir surgir Marcelin Breschet, le chemin par où il était venu. Arrivés presque au coin de la rue de Grenelle, son compagnon l’arrêta, en lui prenant le bras et lui cria :

 

– Monsieur Alfred Harny, vous pouvez être un grand écrivain, mais vous êtes un drôle. C’est le frère de Paule Gauthier qui vous le dit et qui vous traite comme tel.

 

En même temps, le justicier assénait au fiancé déloyal plusieurs coups de poing si violents que celui-ci fut rejeté contre le mur. Avant qu’il eût eu le temps d’esquisser un geste de défense, l’apparition de trois hommes, qui débouchaient de la rue de Grenelle, lui donna ainsi qu’à son agresseur, l’impression qu’un scandale allait avoir lieu. Il se domina, et, les poings serrés, il dit à Raymond :

 

– Nous nous retrouverons, monsieur.

 

– Quand et où vous voudrez, répondit le frère vengeur ; et retournant dans la direction de la librairie, il laissa le coupable et malheureux Harny paralysé de colère impuissante et se disant :

 

« Je ne peux pourtant pas supporter cela. Que vais-je faire ? »

 

X

Tandis que cet événement, qui aurait pu être tragique, se passait sur le trottoir de cette paisible rue de la Chaise, Marcelin Breschet, lui, gagnait l’atelier de la rue Saint André des Arts, pour y accomplir la dure mission dont il s’était chargé.

 

– La patronne est sortie pour une livraison, lui dit une des ouvrières.

 

– Je l’attendrai, répondit-il, et il s’assit dans ce décor d’un humble métier, tandis que les couturières reprenaient leur besogne interrompue. Ah ! comme il aurait voulu faire vieillir sa Thérèse, la mère de sa fille, dans une autre atmosphère ! Pourtant il aimait qu’elle eût vieilli ainsi, dans le travail et le repentir. Comment allait-il lui annoncer la trahison dont leur fille était la victime ? L’aspect seul des choses autour de lui disait la réponse. Avec cette âme courageuse, pas de demi-confidences, une parole franche et directe, et comme Mme Gauthier rentrait :

 

– J’ai une nouvelle assez grave à vous communiquer, commença-t-il à mi-voix. C’est pour cela que je me suis permis de vous attendre.

 

Comme toujours, un accueil réservé dénonçait, chez l’ancienne maîtresse, la pénible impression que lui causait la présence de cet homme, l’unique faute, de son passé, si constamment rachetée. L’avenir de sa fille la préoccupait trop pour qu’elle ne devinât point qu’il allait lui parler d’elle.

 

– Voulez-vous venir dans le petit salon ? dit-elle à Breschet ; et à ses employées : Continuez votre ouvrage. Vous savez qu’il est pressé. Moi, je vous rejoins tout de suite.

 

Une fois seuls dans la pauvre piécette attenante qui lui servait de bureau :

 

– Il s’agit de Paule, interrogea-t-elle, et de M. Harny, n’est-ce pas ? Elle était si troublée, ces jours-ci ! Il se passe quelque chose qu’elle n’a pas voulu me dire, à quoi il est mêlé ?

 

– En effet, répondit Breschet, quelque chose de très grave, d’irréparable même pour elle et qu’elle n’aura pas pu vous raconter, parce qu’elle ignore le pire.

 

– D’irréparable ? répéta la mère, et bouleversée, le souvenir de sa propre défaillance d’autrefois lui arracha ce cri : Il est son amant ?

 

– Non, non, fit Breschet, ce serait moins irréparable, puisqu’ils sont libres tous les deux. – Et se reprochant d’éveiller chez elle une comparaison trop douloureuse : – Non. Mais j’ai la certitude aujourd’hui que ce garçon est un fourbe, d’autant plus dangereux qu’il justifie ses pires fourberies sous des prétextes sentimentaux qui lui en dissimulent la hideur.

 

Et il commença de raconter à la mère, qui l’écoutait avec une visible horreur, la comédie dont son enfant, si vraie, si noblement passionnée, avait été la dupe.

 

– Alors, demanda-t-elle, ce prétendu refus de son père à leur mariage à cause de l’absence de dot, c’était un mensonge ?

 

– Un absolu mensonge. J’arrivais chez M. Harny père, tout à l’heure, je peux le dire, avec l’offre de cette dot. Parmi mes affaires actuelles d’immeubles, je me trouve disposer d’un local admirable pour y installer une clinique. Un médecin m’a suggéré d’en faire un Institut de recherches bactériologiques. Oh ! très modeste. J’en serais le principal actionnaire. Il y aurait une place bien rétribuée pour Paule. Je comptais vous en parler et obtenir votre assentiment. Vous avez bien voulu me reconnaître le droit de veiller un peu sur une destinée à laquelle je dois au moins cette réparation. Je lui dois maintenant de la préserver du piège dont elle a failli être la victime. Vous me devez, vous, Thérèse, – il ne l’appelait jamais de ce petit nom, – de m’y aider. C’est à vous de dire à Paule la vérité entière. Votre fils est prévenu, pour le cas, qui ne se produira pas, où Alfred Harny se débattrait contre ses propres aveux, faits à son père devant moi. Voici d’ailleurs Raymond, et dans quel état !

 

Une voix résonnait en effet dans l’atelier, celle du frère, encore à peine maître de lui, et qui entrait, en essayant de se dominer :

 

– Maman, dit-il, M. Breschet est venu certainement t’apprendre l’infâme comédie que M. Alfred Harny jouait à Paule. Ce monsieur avait une maîtresse. Il n’avait jamais parlé à son père de ses fiançailles avec une jeune fille si pure, si droite. Il préférait accuser ce père d’un odieux manque de cœur. Il prétendait, je te l’ai raconté moi-même, car il me mentait aussi, à moi, son dévoué, que M. Harny était irréductible sur ce chapitre de la dot, cette dot que vous, monsieur Breschet, notre admirable bienfaiteur, vous vouliez constituer à Paule. J’ai su cela encore par votre petit-fils… Enfin, tout est bien fini. Je viens d’avoir une scène avec cet abominable félon, et je l’ai corrigé de mes mains. Je l’ai rossé. – Et il montrait ses mains de fils d’ouvrier, si fortes et tremblantes de colère. – Le temps de rentrer à la librairie et d’écrire au patron que je m’en vais de la maison, à cause d’une violente discussion avec M. Alfred Harny, suivie de voies de fait. Si je ne vous avais pas trouvé ici, monsieur Breschet, je courais chez vous pour vous avertir, et vous prier de ne pas m’en vouloir d’avoir quitté de cette manière une maison où vous m’avez fait entrer. Mais rencontrer cet homme dans les circonstances présentes, je ne pouvais pas le supporter.

 

– Vous en vouloir ? répondit Breschet, mais je vous approuve absolument. Je vous trouverai quelque chose, je vous le promets. Seulement, pensons d’abord à votre sœur.

 

– Vous avez raison, monsieur Breschet, dit Raymond. Je vais la chercher à l’hôpital et je te l’amène, maman.

 

Mme Gauthier, qui n’avait répondu ni à l’un ni à l’autre des deux hommes, continuait de se taire. Marcelin Breschet se rappelait les crises de mutisme dont elle était la victime, quand une émotion trop forte la saisissait. Raymond parti, les deux anciens amants demeurèrent sans prononcer un seul mot, jusqu’à une minute où la mère de Paule, appelée par une ouvrière, dit simplement :

 

– Vous permettez ? J’ai une commande pressée et il faut d’abord faire son métier.

 

« Elle est héroïque à sa manière, » pensa Breschet, qui, lui-même s’en alla en disant : – Voulez-vous m’envoyer Raymond dès qu’il reviendra, que je sache de quelle façon Paule supporte cette épreuve ? Croyez-le, je vous plains de tout mon cœur. Mais plaignez-moi un peu aussi, Thérèse.

 

« Et il ne sait pas tout ! » se disait la pauvre femme, tandis que son complice d’il y a vingt ans s’en allait, de son pas alourdi par l’âge. « Il faut pourtant, » pensait-elle encore, tout en ayant la force de causer avec sa cliente, « que nous parlions, Paule et moi, de l’offre de cette dot. Je ne lui aurais permis en aucun cas de l’accepter. Marcelin ne se doute pas, » – elle aussi donnait à Breschet le petit nom qu’elle soupirait si tendrement autrefois, – « non, il ne se doute pas, mais moi je l’ai trop souvent senti, qu’une défiance secrète grandit en elle. Leurs relations ne lui semblent pas claires. Elle n’a pas, pour regarder celui qui est pourtant son père, les yeux reconnaissants et simples de Raymond pour le bienfaiteur. Car il n’est que cela officiellement. Que Paule ne se permette pas de même imaginer la vérité, j’en suis bien sûre. Elle me respecte trop, moi qui le mérite si peu ! Mais on a beau ne pas admettre certaines idées, elles sont là, on les subit. Que va-t-elle penser de cette offre d’une dot ? »

 

La cliente était partie depuis longtemps, et Thérèse, retirée dans son bureau, continuait de subir cette attente anxieuse, supplice des situations fausses. Elle se demandait encore :

 

« De sa rupture définitive avec cette canaille d’Alfred Harny, je ne doute pas. Elle est si loyale, si vraie. Mais ce sacrifice d’argent que son vrai père méditait pour elle, comment le lui expliquer ? Il vaudrait mieux peut-être tout lui avouer… Je ne puis pas. »

 

Quand l’Écriture nous montre l’adultère puni par la lapidation, elle formule dans un symbole saisissant les innombrables supplices moraux qui châtient ce crime contre la famille. Perdre l’estime de sa fille était cruellement pénible à cette femme, honnête de nature, pieuse, qui s’était rachetée dans la mesure du possible, et qui se retrouvait encore aujourd’hui prisonnière de son mensonge. Mais elle était mère aussi, et au premier moment, quand Paule à son tour entra dans la petite pièce, cette mère ne vit qu’une chose : l’altération du visage de sa fille à laquelle le frère venait de révéler et la comédie organisée par Alfred Harny et la vengeance brutale qu’il en avait tirée. De son amour trahi et de l’outrage subi par le séducteur qu’elle avait tant aimé, qu’elle aimait toujours, elle était certes bien troublée, mais, indice trop évident de la place que tenait depuis des années dans sa pensée l’énigme des relations de Breschet avec sa mère, l’offre inattendue de cette dot la tourmentait plus encore. Mme Gauthier y avait vu juste, et quand elle la prit dans ses bras en gémissant :

 

– Ma pauvre chérie !

 

– Oui, répondit Paule, bien pauvre !

 

Mais Alfred aurait été sincère et son père accepterait la dot que représenterait la fondation de cet Institut, moi je ne l’accepterais pas. J’ai chargé Raymond d’aller prévenir aussitôt M. Breschet pour qu’il ne pousse pas plus loin ses démarches. Je n’ai aucune qualité pour diriger d’autres infirmières. Je suis une simple laborantine d’hôpital et j’entends la rester. J’ai pris cette situation pour être libre et me suffire. L’hôpital, quand on y est employée, ne se quitte pas plus que le couvent après qu’on a fait ses vœux.

 

Cette déclaration, prononcée avec cette netteté qui n’admet pas la discussion, correspondait trop bien à la douloureuse hypothèse envisagée par la mère coupable. Si imprudent que fût son désir de sonder sa fille, – la questionner directement eût été pire, – elle ne résista pas au désir d’en savoir plus long.

 

– Mais, dit-elle, en aurais-tu été moins libre en t’associant à d’autres infirmières dans une entreprise fondée pour toi ?

 

– J’aurais tout de même du m’occuper d’autre chose que de mes malades, surveiller mes compagnes, rendre des comptes.

 

– Généreux comme il l’est, M. Breschet t’en aurait-il jamais demandé ? Car, cet Institut, ce serait lui qui en ferait les frais.

 

Il y eut un silence, et, emportée par l’espèce de vertige que certaines enquêtes déchaînent en nous quand elles dérivent de trop lancinantes incertitudes, la mère coupable s’entendit elle-même prononcer des mots plus précis, et redoutables par la réponse qu’ils risquaient de provoquer :

 

– Avoue que tu ne l’as jamais beaucoup aimé ?

 

– Son souvenir, dit Paule, est lié pour moi à celui de l’accident qui a coûté la vie à mon père.

 

Les paupières battaient en prononçant ces deux dernières syllabes qui ramassaient tout le drame de cet entretien. Son regard ne rencontrait plus celui de sa mère, qui insista :

 

– Quelqu’un t’a-t-il jamais parlé de lui en mauvais termes ? interrogea-t-elle.

 

– Personne ! répliqua Paule vivement. Je ne l’aurais pas toléré. Mais c’est un homme d’affaires et qui ne tient pas toujours compte, quand il forme un projet, de la susceptibilité des autres ou de leur caractère. Il aurait dû me parler, à moi d’abord, de son idée d’Institut bactériologique. Et il est allé bien loin en faisant cette démarche auprès de M. Harny père pour l’entretenir de choses qui ne concernaient que moi.

 

– Mais, dit la mère, il savait tes fiançailles par ton frère, et il t’a rendu un fier service en t’éclairant sur le caractère de quelqu’un qui te trompait d’une manière indigne.

 

– Ne m’en parle pas, maman, interrompit la jeune fille, je t’en supplie !… – Puis, se reprenant : – Si, parle-m’en. J’ai adopté comme règle dans ma vie, ce qui fait le fondement même de mon métier de laborantine et sa noblesse, de rechercher et d’accepter la vérité. La vérité, c’est qu’Alfred ne m’aimait pas. Ce qu’il aimait en moi, c’étaient ses propres émotions, car il en avait, mais tout imaginatives. Il me jouait une comédie, mais il se la jouait aussi à lui-même. Je ne le voyais pas. Je le vois aujourd’hui, et tout est bien fini entre nous. Comprends, maman, ce dont j’ai soif et faim, dans la vie du cœur comme dans le reste, c’est d’une réalité dont je ne doute pas.

 

Elle avait prononcé cette phrase d’un tel accent, que la mère se tut.

 

– Mais voici mon frère, reprit Paule. J’espère qu’il n’a pas manqué M. Breschet.

 

– Non, dit Raymond, je l’ai trouvé. Je lui ai expliqué ton refus et il a compris tes raisons. Ah ! quel homme et qu’il est dévoué ! Cette fondation d’un Institut médical qu’il préparait pour toi, et dont tu ne veux pas, il y renonce. Il admire ta volonté de demeurer une modeste laborantine, sans autre ambition que de bien réussir tes analyses. Mais il avait mis de côté certains capitaux qui deviennent libres. Moi, j’ai perdu ma place chez Gillequint. Alors l’idée lui est venue, là, devant moi, d’employer cet argent à fonder une maison d’édition, dont il me fera le directeur. Il en a même trouvé le nom qui te plaira maman, car c’est celui d’un arbre d’Auvergne, de ton pays et du sien : « Au Rouvre »

 

Une expression singulière éclaira le visage de Paule. Sa mère crut y reconnaître une libération. Elle pensa que son ancien amant était tout de même un bien noble cœur. Lui aussi avait donc deviné les soupçons que pouvait éveiller chez l’attentive laborantine la nuance différente de ses rapports avec elle et son frère qui se ressemblaient si peu, animalement. Traiter aussitôt Raymond comme il avait voulu traiter Paule, n’était-ce pas prouver à la jeune fille que tout soupçon d’une paternité clandestine devait être écarté, pour ce qui la concernait ?

 

– Et tu acceptes ? demanda la mère à son fils.

 

– Naturellement, dit le jeune homme, Gillequint va être indigné que je me sois permis de me faire justice moi-même, d’autant que je ne peux pas lui expliquer l’infamie que j’ai dû châtier, – il insista sur le mot dû, et ajouta en riant : – Du moins, au « Rouvre », nous ne lui ferons pas concurrence pour les prochaines œuvres de M. Alfred Harny, ce lâche.

 

Regardant de nouveau sa fille, Thérèse Gauthier put voir que son expression venait encore de changer. Que pensait-elle maintenant ? Certaines défiances inconscientes se nourrissent des actes mêmes que font pour les dissiper ceux qui les provoquent. Une minute avait suffi pour qu’un étonnement remplaçât la première sensation que lui avait donnée l’identité d’intérêt et d’affection attestée pour le geste identique du bienfaiteur de la famille Gauthier pour son frère et pour elle. Le contraste était trop fort entre ce brusque revirement et la nuance de l’intérêt que Breschet leur avait toujours témoigné, si généreux pour l’un et pour l’autre, si tendre pour elle seule. Cette tendresse, voilée, discrète, mais trop évidemment partiale, lui avait toujours fait peur, d’autant plus qu’elle constatait une partialité inverse chez sa mère. La joie que celle-ci montrait ingénument de la position soudain offerte à son fils contrastait également avec sa visible gêne quand il s’agissait de la dot offerte à sa fille par ce même Breschet. Autant de microbes moraux pour lesquels la pauvre laborantine n’avait pas de microscope, et à ce trouble d’idées se joignait une autre cause d’inquiétude.

 

– Oui, ce lâche ! avait répété Raymond. Ce terme de mépris était-il vraiment mérité ? Paule avait trop aimé son perfide fiancé, pour ne pas souffrir de cette insulte, même dans sa cruelle désillusion. Elle aussi tenait du sang auvergnat ce goût du courage qui caractérise cette race de montagnards. Qu’Alfred Harny n’eût pas engagé une lutte sur-le-champ et dans la rue même, avec son agresseur, elle se l’expliquait, elle voulait se l’expliquer, par la crainte d’un scandale dont le contrecoup l’eût atteinte elle-même. Mais la lâcheté, comme avait dit son terrible frère ! Ce fiancé tant aimé était-il descendu si bas qu’il encaisserait, pour parler l’argot du peuple, les coups de poing reçus ? Et s’il se vengeait, d’autre part, quel danger ferait-il courir à Raymond ?

 

XI

La lecture d’un journal, ouvert le lendemain matin à l’hôpital, devait à la fois calmer ce doute, et porter à la pauvre enfant un nouveau coup. L’article était intitulé : « Une réunion mouvementée ». Il y était raconté que, la veille, les partisans de M. Auguste Cancel, ancien ministre blackboulé aux dernières élections dans son arrondissement, avaient organisé un meeting de protestation. Ils s’étaient rencontrés avec les partisans de son successeur. Une discussion publique avait suivi qui s’était transformée en une violente bagarre. La police avait dû intervenir et procéder à l’arrestation des batailleurs les plus acharnés. Le journal citait parmi eux un jeune écrivain déjà célèbre, M. Alfred Harny, et le journal ajoutait : « Ce dernier paraît avoir reçu des contusions graves. »

 

« Si je pouvais aller le soigner ! » Ce mot, prononcé involontairement dans le cœur de la laborantine, attestait la place que son amour trahi occupait encore en elle. Naïvement elle l’associait à son métier. À peine sortie de l’hôpital, elle se dirigeait vers la rue de Richelieu, pour demander des nouvelles à la concierge de la maison où elle imaginait Alfred Harny souffrant.

 

– Oh ! dit cette femme, notre jeune monsieur n’a rien. Les journaux exagèrent toujours. Il est allé défendre M. Cancel qui est son ami, à cette réunion. Un œil poché, c’est tout. Il a pu partir pour Deauville, cet après-midi même.

 

Quel soulagement pour Paule d’apprendre par un authentique témoin que son perfide fiancé n’était pas sérieusement atteint, « Il ne s’était jeté dans cette aventure, » pensa-t-elle, « que pour se prouver et prouver à Raymond, après l’affront de la rue de la Chaise, qu’il n’est pas un lâche. » Mais n’avait-il pas voulu aussi plaire à Mme Cancel, à cette maîtresse dont elle voyait toujours le regard haineux et passionné, dont elle entendait encore la voix frémissante durant cette rencontre de la rue Masseran ? Elle l’avait vu, lui, celui qu’elle aimait, si faible devant cette violence révélatrice. Ce voyage à Deauville, dont il n’avait jamais été question dans leurs propos, n’avait-il pas pour but de se retrouver avec cette femme, pour le mari de laquelle, – une honte de plus, – le jeune amant s’était battu ? Le besoin de savoir toute la vérité devait inspirer à l’amoureuse trahie l’action la plus extraordinaire, étant données ses habitudes de scrupuleuse discrétion. Dans certaines crises de souffrance aiguë, comme celle que traversait Paule, l’extraordinaire devient le naturel. Elle entra dans le premier bureau de poste qui se présenta, emprunta l’annuaire du téléphone, chercha le numéro de Mme Cancel, le demanda. Cinq minutes plus tard, elle apprenait que sa rivale était à Deauville. On lui donnait même le nom de sa villa.

 

« C’est elle qu’il aime, » se disait-elle en s’échappant de la cabine d’où elle emportait une confirmation décisive de son malheur. « Je le savais bien. Mais qu’il m’ait encore fait ça, lui, à moi, comme c’est dur ! »

 

« Aux cœurs blessés, l’ombre et le silence ! » écrivait le tendre et profond Balzac à la première page de son émouvant récit : le Médecin de campagne. Cette phrase si simple exprime une observation dont certains étalages de chagrin démontrent trop la vérité humaine. Il existe, en effet, ce que l’on pourrait appeler un charlatanisme des larmes, qui n’exclut pas une part de sincérité, mais une nature vraie ne trouve quelque consolation pour une douleur suprême que dans un reploiement qui répugne même à la pitié. Elle ne veut pas être plainte. C’est ainsi qu’en rentrant des Enfants-Malades, le soir, Paule coupa court à toutes les questions, pourtant si craintives, de sa mère sur son état moral durant cette fin d’une triste journée. Aux condoléances de son frère, exprimées plus gauchement, mais si pitoyables également, elle se déroba de même. Sa mère appréhendait sa prochaine rencontre avec Marcelin Breschet. Par une intelligence de la sensibilité de sa fille qui témoignait d’une ressemblance intime, celui-ci la lui épargna et Paule lui sut un gré particulier de ne pas être venu l’entretenir de cette nouvelle aventure d’Alfred Harny qu’il devait connaître comme elle. Si elle l’avait rencontré, elle aurait deviné dans son regard une inquiétude à son sujet dont elle ne soupçonnait même pas l’intensité. C’était aussi une raison pour lui de ne pas la voir, par crainte de l’exaltation où il la trouverait et que sa présence redoublerait. Un incident avait eu lieu qu’il racontait à son petit-fils avec une révolte qui prouvait combien ce père d’un grand fonctionnaire demeurait étranger à certains côtés de l’esprit bourgeois.

 

– Imagine-toi, avait-il dit à Marcel. – C’était le lendemain du jour où Paule apprenait le départ de son Alfred pour Deauville. – Imagine-toi que j’ai reçu la visite de Me Harny. Il m’arrivait avec une lettre adressée par son fils à « Mlle Gauthier, infirmière aux Enfants-Malades ». Celle-ci l’avait retournée rue de Richelieu sans l’ouvrir. Il l’ouvre, lui, et la phraséologie sentimentale de son fils l’épouvante. Il se dit bien sottement que l’exaltation de ce vilain garçon, – il y croyait – était l’œuvre volontaire de notre Paule. Il en a conclu à un plan prémédité chez elle et qu’elle pouvait, dans son échec, nourrir des projets de vengeance. Que venait-il me proposer, sachant combien je m’intéresse à elle, sans deviner pourquoi ? De s’associer à moi, à titre d’indemnité, dans la fondation de cet Institut d’analyses bactériologiques, destiné à garantir l’indépendance de Paule. Je lui en avais, quand je présentais l’affaire comme une dot, assuré le succès et la large rétribution du capital engagé. Évidemment il appréhendait quelque coup de tête de la jeune fille trahie : le revolver, le vitriol ; que sais-je ? Une indemnité pécuniaire pour une déception de cœur ! Que voilà bien l’état d’esprit d’un homme de loi pour qui tout se solde, dans la vie, par dommages et intérêts. Tu n’imagines pas sa figure quand je lui ai répondu que Paule n’acceptait pas la petite dot que j’avais rêvé de lui constituer. « Je vous affirme, monsieur Harny, » ai-je dû lui répéter, « que la fortune de monsieur votre fils faisait pour elle le principal obstacle à un mariage entre eux. » Et lui, de me répéter : « Vous croyez cela ? Mais est-ce possible ? » – « C’est certain, » ai-je répondu de nouveau, « je vous en donne ma parole d’honneur, » et il m’a quitté sur un geste de stupeur qui m’a fait me demander, malgré moi, ce que Paule était capable de faire dans la crise de désespoir qu’elle traverse… Tu me dis que tu as un ami dans les hôpitaux ?

 

– Oui, répondit Marcel, Justin Cortet, mais il est interne à Laënnec.

 

– Il doit connaître quelqu’un aux Enfants-Malades ?

 

– Oui, un certain Discoët qui justement travaille avec les laborantines.

 

– C’est par lui, reprit le grand-père, qu’il s’agit de savoir comment Paule prend son malheur, et, par Cortet, si elle ne leur paraît pas étrange, troublée, différente d’elle-même. C’est comme avec sa mère autrefois. Moi aussi, j’appréhendais un coup de tête. Je l’appréhende avec Paule, une de ces résolutions brusques et irréfléchies, la décharge du chagrin intérieur. Interroge bien ces messieurs, en prenant soin de ne pas les mettre sur la voie véritable. Alfred Harny a quand même des côtés qu’il convient de respecter. Tu as su quelle part il a prise à ce meeting des électeurs de Cancel. Il s’est battu très bravement avec les perturbateurs de la réunion. L’homme est un animal bizarre. : trahir sa fiancée pour une drôlesse mariée, et risquer de se faire casser la figure pour ce mari que l’on trompe, afin de se bien prouver à soi-même que si l’on ne s’est pas défendu contre le frère de cette fiancée, ce n’est point par lâcheté. Je ne t’ai pas dit qu’il avait, sans commentaire, envoyé à Raymond un compte rendu découpé dans un journal, où son courage physique dans cette réunion, était mentionné. Autant dire à son agresseur de la rue de la Chaise : « Si je n’ai pas riposté à vos coups de poing, c’est à cause de votre sœur, et pour ne pas la compromettre. C’est vous le lâche. » J’ai bien supplié Raymond de ne pas communiquer ce détail à Paule. M’aura-t-il obéi ? Je l’ai trouvé honteux maintenant de sa propre action. Il admirait tant le Lac caché, et l’admiration ressemble à l’amour. Il en reste toujours une cicatrice, prête à saigner. C’est bien ce que je crains pour ma chère Paule.

 

L’intuition de Marcelin Breschet y voyait juste. La pauvre laborantine allait en effet sortir par un coup de tête de la crise angoissante qu’elle subissait, mais ce coup de tête devait lui ressembler, et mettre en lumière les héroïques qualités de sa haute nature. Le père avait bien vu cela aussi, qu’elle ne se confierait à personne. Pendant plusieurs jours aucune des habitudes de la malheureuse ne fut changée, ni à la maison où son silence continuait vis-à-vis de sa mère et de son frère, lequel avait la sagesse d’obéir aux suggestions de Breschet, ni à l’hôpital où elle pratiqua son service avec la même impeccable régularité. Ses compagnes la regardaient avec une curiosité qui ne la prit jamais en défaut, excitées qu’elles étaient par le souvenir de la scène de la rue Masseran. Elles remarquaient bien que Paule n’y passait plus jamais, par cette rue, seule observation qu’elles purent transmettre à leur interne, ce Discoët qui la communiqua lui-même à Cortet.

 

– Sauf ce soin d’éviter ce trottoir où sa rivale l’a surprise au bras de son type, aucun signe qu’elle traverse un drame. D’ailleurs le type lui-même ne reparaît plus. Mais y a-t-il eu un drame ? Cette petite n’a jamais été à la rigolade, et elle continue ses analyses avec sa tranquillité minutieuse. Te rappelles-tu ce grand laryngologiste qui disait : moi, j’habite les œsophages. Notre laborantine a l’air d’habiter son microscope. Ses microbes la fascinent littéralement.

 

– Elle avait sans doute un consolateur de rechange, disait Cortet en rapportant ce propos à Marcel, ou peut-être ce consolateur l’attend-il à Nevers ? Car enfin tu ne m’en parles plus, de cette famille de Nevers pour qui tu cherchais des renseignements ? As-tu donné ceux que tu as recueillis ? Je voudrais lire ta lettre pour me rendre compte de la manière dont l’historien de Janus pratique les leçons de son dieu à deux visages.

 

– Je leur ai simplement écrit que je n’avais rien appris.

 

– Tu as eu raison, reprit Cortet. D’ailleurs la petite est plus Janus que toi. J’oubliais de te dire où je l’ai vue qui entrait, l’autre jour, comme je gagnais Laënnec par la rue de Babylone ? Aux Bénédictines de la rue de Monsieur, s’il te plaît, et avec une mine dévote. Croirais-tu que je l’ai suivie, oh ! discrètement. Elle priait dans cette chapelle avec une ferveur Ah ! quelles mythomanes que ces demoiselles, et comme mon cher ancien maître Ernest Dupré a inventé là un joli mot !

 

– Et si elle est sincère cependant ? avait répondu Marcel.

 

– Alors, c’est une automythomane. L’espèce existe. Comment veux-tu que cette petite Gauthier croie en Dieu quand, tous les jours, elle constate qu’il n’y a d’énergie au monde que physico-chimique. Un miracle qui ait raison d’un microbe, cela ne s’est jamais vu.

 

– Ce qui se voit tous les jours, c’est que ce microbe sert à créer le dévouement chez l’infirmière et chez le médecin, et la voilà, cette force spirituelle qui te soutient toi-même, reprit Marcel.

 

– Ça, c’est de la métaphysique, répondit Cortet. Ce n’est pas ma partie. Toi-même, l’admets-tu vraiment ce spirituel dont tu parles ?

 

– En tout cas, je ne le nie pas, puisque je vois de nobles âmes en vivre. Et le parrain même de ton hôpital, et Pasteur ?

 

– Les deux camarades d’enfance s’étaient séparés sur ce mot, auquel l’interne de Laënnec n’avait rien objecté. Ce rappel du nom du grand thérapeute qui découvrit l’auscultation, quel argument à ne pouvoir le discuter, non plus que le souvenir du savant qui fut, précisément, le révélateur du microbe ! Cortet cependant était demeuré assez frappé de cette conversation pour qu’il s’empressât de venir annoncer à son ami, l’ayant senti intéressé par cette visite de la laborantine à la chapelle de la rue de Monsieur, un nouveau renseignement de Discoët.

 

– Je ne t’ai plus rencontré depuis notre discussion de l’autre jour, commença-t-il. Le vieux matérialiste que je suis et que je mourrai ne sera converti ni par Laënnec ni par Pasteur, mais je t’apporte un nouveau phénomène d’automythomanie, puisque tu continues à t’occuper de cette petite farceuse qui me semble concurrencer sérieusement Janus.

 

– Je ne suis guère sorti, répliqua Marcel, en montrant les papiers épars sur sa table. Tu vois mes notes. Mon père m’a écrit que mon proviseur me prie de hâter mon retour au lycée. Je rentre à Nevers après-demain, j’ai passé toutes mes heures cette semaine à la Bibliothèque. Mais qu’a donc fait Mlle Gauthier, que j’envie, moi le demi-croyant, – car j’ai bien des heures de doute, – et elle a une foi complète !

 

– Si complète qu’elle médite de nous quitter.

 

– Pour entrer au couvent ? s’écria Marcel.

 

– C’est tout comme, reprit Cortet. Un autre grand automythomane, un médecin, s’il te plaît, qui s’est fait prêtre après s’être conduit en héros pendant la guerre, un disciple du Père de Foucauld, fonde au Maroc, à Casablanca, une clinique, dernier modèle, pour laquelle il engage des laborantines. Il est venu demander à Discoët des renseignements sur cette petite Paule Gauthier, qui s’est d’elle-même offerte, sachant que ce docteur-apôtre recrutait son personnel.

 

– Mais c’est impossible ! Elle a ici une mère veuve, un frère, ses petits malades…

 

– Et tu oublies le gigolo qui l’attendait quasiment tous les jours à la sortie. Elle plaque ce monsieur comme le reste, à moins qu’elle ne soit comme la demoiselle dont parle ton Virgile. Ton vieux copain n’a pas oublié les vers : Et fugit ad salices… Je ne me rappelle pas trop la fin… Et cupit ante videri. Est-ce bien cela ?

 

– Et se cupit, rectifia le professeur.

 

– Le truc est simple, mais infaillible. Je ne connais pas le personnage, mais je parierais qu’avant quinze jours il prendra l’avion pour le Maroc, où il trouvera notre laborantine en train de lever un bicot.

 

– Et si elle est sincère cependant ? Te répéterai-je encore, dit Marcel, si elle va là-bas pour se racheter, puisque tu crois qu’elle était la maîtresse de cet homme ?

 

– Se racheter ! fit Cortet en haussant les épaules.

 

– Ou elle-même ou quelqu’un d’autre ?

 

– Et dire qu’au vingtième siècle, il se rencontre encore des gens intelligents pour donner dans des bobards pareils ! Moi, je retourne à Laënnec faire ma contre-visite et en particulier voir un opéré dont la température m’inquiète. Ça, c’est du vrai, et puis, si je ne te revois pas avant ton départ, je te tiendrai au courant des faits et gestes de notre gourgandine, au cas où elle donnerait suite à son projet marocain. Bon retour, ami, et pense plutôt à Janus et à ses dévots. Ces automythomanes-là étaient plus raisonnables que ceux d’aujourd’hui. Ils voyaient des faits. Ainsi les deux visages, c’était de l’observation, au lieu que…

 

« Et lui-même, il croit qu’il les voit, les faits, » se disait Marcel, tandis que le ricaneur descendait en hâte l’escalier. « Le drame, qui se joue devant nous, il ne s’en doute même pas. Il est vrai que ces messieurs n’ont pas encore inventé de thermomètre pour prendre la température morale. Grand-père, lui, y voit plus juste dès qu’il s’agit de Paule. Ce coup de tête qu’il appréhende, si c’était celui-là pourtant ? Il faut que je l’avertisse tout de suite. D’après Discoët, il ne s’agirait que d’un projet. Sans doute est-il encore temps d’y couper court, quoique cet exil représente peut-être bien la sagesse. Mais allons. »

 

Il ne se doutait pas, tandis qu’il s’acheminait de nouveau vers le boulevard Suchet, qu’un entretien avait lieu dans le cabinet de l’homme d’affaires à ce même moment, qui marquait la dernière scène de ce drame, inconnu de tous, dont il était, lui, depuis ces derniers jours, le témoin anxieux. À la minute où son camarade lui racontait, avec son ironie de carabin, la résolution de la laborantine, celle-ci se présentait elle-même chez son vrai père. Comme le secrétaire répondait que M. Marcelin Breschet ne recevait pas, elle lui remettait une lettre en disant :

 

– Il est là. Je l’ai vu rentrer. Qu’il prenne connaissance de ce mot, il me recevra.

 

– Faites entrer, dit Breschet à son secrétaire, après avoir lu ce billet, signé simplement Paule. Qu’elle n’eût pas employé le nom de Gauthier, cette abstention indiquait trop que l’enfant de la faute n’était pas sans soupçon sur le secret de sa naissance. Cette idée épouvantait à la fois et attendrissait le vieil homme qui se demandait tout bas, le cœur battant : « Que vient-elle me dire ? »

 

La jeune fille entrait, muette d’abord et comme à son habitude, très maîtresse d’elle-même. La physionomie réfléchie de son beau visage était cependant contractée étrangement, avec un pli durci aux coins de sa bouche, et dans ses prunelles la fixité d’une résolution grave :

 

– Monsieur Breschet, commença-t-elle, vous avez été si bon pour moi, ces temps-ci. J’ai voulu que vous fussiez le premier à savoir la décision que j’ai prise et sur laquelle, je vous en préviens tout de suite, je n’admettrai pas la discussion. À la suite des circonstances que vous connaissez, je vais quitter Paris définitivement.

 

– Vous voulez changer de profession ? demanda-t-il. J’ai entendu dire que vous y réussissiez si bien, que vous y étiez si utile. Vous-même répétiez que vous vous considériez comme une religieuse laïque et qu’une religieuse n’abandonne pas son ordre.

 

– Aussi ne vais-je pas changer d’existence, protesta-t-elle. Je vais continuer mon métier de laborantine. Je l’aime trop, ce métier, pour y renoncer. Je n’en connais pas de plus beau. Il satisfait en moi un besoin de charité que j’ai toujours eu, et de vérité. Je n’ai pas la prétention d’être une savante, mais quand, pour devenir infirmière, j’ai commencé des études de laboratoire, j’ai senti que dans un tout humble domaine je pouvais participer à cette œuvre scientifique qui fait la grandeur de notre époque. La Science s’associe pour moi, par le dévouement, à mes croyances chrétiennes. Être utile aux autres, et dans le Réel, vivre pour le Réel, un Réel bienfaisant, c’est devenu la règle, j’ose dire la joie de ma vie, quoique le Réel soit parfois bien dur à rencontrer.

 

Elle parlait avec l’accent d’une conviction intime et sans que Breschet pût bien comprendre pourquoi elle lui faisait, à lui, cette profession de foi. Quel trouble révélait ce choix, comme confident, d’un homme avec qui elle se sentait liée par un rapport dont elle ne s’avouait pas la vérité profonde. C’était une fille qui se confessait à son père, sans pouvoir, sans vouloir même le reconnaître, mais l’instinct était le plus fort.

 

– Oui, insista-t-elle, je vais partir. J’ai demandé et j’ai pu obtenir un emploi comme infirmière au Maroc, à Casablanca. Un médecin catholique qui fonde là-bas une clinique, cherche des laborantines. Je l’ai su. Je me suis présentée. Il a tout arrangé avec l’Assistance publique. Il m’accepte.

 

– Quand partez-vous ? demanda Breschet.

 

– Cette semaine.

 

– Et qu’a dit votre mère ? – Il ajouta par prudence : – Qu’a dit votre frère ?

 

– Je ne les ai pas encore avertis. Mais ce n’est pas pour vous prier de les prévenir que j’ai tenu à vous voir. – Et avec un étouffement dans la voix : – C’est pour vous dire merci et adieu.

 

Il l’attira contre lui sans répondre. Il appuya contre ce visage, qui se penchait, un baiser tremblant. Ils se séparèrent si émus qu’il dut s’asseoir. Elle marchait vers la porte, la tête retournée vers lui, avec une expression dont il devait dire à son petit-fils quand celui-ci, un quart d’heure plus tard, entra dans la même pièce, en lui racontant cette scène, toujours écroulé sur le même fauteuil :

 

– Ses yeux m’ont appelé son père, à défaut de sa voix. Je ne méritais pas davantage.

 

XII

– Est-ce que vous m’autorisez à rapporter tout cela à mon père ? demandait Marcel, le surlendemain, sur le quai de la gare de Lyon, en attendant le départ du train qui le ramenait enfin à Nevers.

 

– Tu en jugeras toi-même, répondait Marcelin Breschet. Je tiens à reprendre, avec ta mère et lui, des relations normales, à cause de toi, et d’abord à leur rendre visite à Montigny. C’est cette demande que tu lui feras d’abord, de ma part. Je ne sais même pas, je te le répète, ce qu’il te répondra. Je ne le connais pas, et lui ne me connaît pas non plus.

 

– Le vrai rôle du petit-fils, dit Marcel, consiste précisément à réconcilier ses parents et ses grands-parents.

 

– Refaire la famille, noble tâche ! Eh bien ! essaye et surtout, ne te sépare plus jamais de moi. Vois-tu, Marcel, je n’ai aujourd’hui que toi au monde. Paule va partir. Sa mère est plus sauvage, plus fermée que jamais. Son fils Raymond est tellement heureux de sa maison d’édition qu’il ne pense même pas à m’en être reconnaissant. Il en oublie jusqu’à sa sœur. Si tu racontes cet épisode de ma vie à ton père, peut-être aura-t-il pitié de moi. Tu m’as prié de te garder ton argent pour le « Rouvre ». S’il te questionne à ce sujet, – la banque d’Avallon a dû le prévenir du déplacement de tes fonds, – réponds-lui la vérité, que je n’ai pas essayé de t’entraîner dans une nouvelle affaire. Tes fonds restent libres. Ta thèse sur Janus n’en sera pas moins bien imprimée par Raymond. Et puis, aussitôt que vous aurez causé, Antoine et toi, une dépêche, et j’accours à Nevers embrasser mon consolateur.

 

Cette dépêche, le « consolateur », pour qui ce séjour à Paris avait été un tel événement, eut lui-même la consolation de l’expédier à son douloureux grand-père, quelques heures après l’avoir quitté sur ce quai de gare. Il lui donnait rendez-vous à Nevers, le samedi prochain, pour aller ensemble passer le dimanche à Montigny. Comme on pense, Antoine Breschet n’avait pas voulu attendre plus longtemps pour savoir le résultat de la mission dont il avait chargé son fils. Les billets que lui écrivait le jeune homme, destinés à être lus aussi par la mère, ne lui donnaient d’autres détails que des renseignements de santé ou de travail. Il n’avait pas appris sans anxiété le déplacement de fonds que le banquier d’Avallon lui avait, en effet, communiqué.

 

« Pourvu que mon père, » s’était-il dit, « ne l’ait pas entraîné, lui aussi, dans une de ces spéculations fantastiques comme il continue d’en faire aujourd’hui. Envoyer Marcel à Paris pour cette enquête, quelle imprudence ! Mais il était question d’une dette d’honneur. C’est pour moi un point névralgique depuis si longtemps et la terreur d’un accident pareil a tout emporté. »

 

Il était donc là, lui aussi, à l’arrivée du train de Paris, et tout de suite il entraînait son fils à son hôtel, l’interrogeant dès qu’ils étaient montés en voiture. Le premier soin de Marcel fut d’exposer, avec une certitude communicative, l’inanité des accusations portées par des gens mal renseignés sur les affaires de Marcelin.

 

– Mais cette dette d’honneur dont parlait sa lettre ? On n’emploie pas au hasard des mots pareils. Dis-moi la vérité. Tu lui as donné, toi, l’argent qu’il me demandait. C’est pour cela que tu as déplacé tes fonds ?

 

– Non, papa. D’heureux incidents survenus dans ses locations lui ont permis de régler avant mon arrivée à Paris, et sans avoir besoin de notre secours, la difficulté qui le tourmentait. Elle intéressait, en effet, son honneur. Mais mon argent, à moi, est toujours libre. Je le placerai, si vous ne vous y opposez pas, dans une maison d’édition que grand-père va subventionner. Il faut que vous sachiez tout, et vous ne pourrez pas ne pas le plaindre et ne pas le recevoir à Montigny, car c’est le signe de réconciliation que je viens vous demander de sa part, et de la mienne. J’ai été trop ému par lui. J’ai besoin de ne plus en être séparé. Vous allez comprendre pourquoi.

 

Et le jeune homme commença de répéter à son père la confession qui l’avait, lui, touché si profondément. Il l’initia, avec des larmes, à la tragédie morale dont il restait le témoin bouleversé. Il allait, une fois de plus, constater combien Marcelin Breschet avait raison de dire : « Je ne connais pas mon fils, » et quel divorce irrémédiable certaines oppositions de métier peuvent créer entre des hommes liés pourtant par le sang. Pensant la vie trop différemment, ils ne sauraient se comprendre. Le fonctionnaire irréprochable et strict ne pouvait pas plus s’associer l’existence sentimentale de son père, qu’aux aventureuses audaces de son esprit d’entreprise.

 

– Voilà donc l’explication des mystères que j’ai toujours soupçonnés dans son existence, dit-il. Et c’est à toi qu’il avoue cela, toi au respect de qui son âge lui fait pourtant un devoir de tenir. Il ne craint pas, sous le prétexte du plus faux des devoirs, de t’associer à une de ses nouvelles folies. Car enfin, cette maison d’édition où il t’invite à placer ton argent, – tu décideras toi-même, – elle peut ne pas réussir, et ce fils de sa maîtresse, qui n’est pas le sien, que lui doit-il ? Rien. Précisément parce que je suis un dévot du foyer, je n’admets pas les faux devoirs de famille. La famille, c’est d’abord le mariage. Hors du mariage, tout est désordre, scandale, hypocrisie, misère.

 

Il s’arrêta, consterné par la détresse dont il voyait Marcel possédé. Puis, lui prenant la main :

 

– Ne me crois pas dur, mon enfant. Moi aussi, j’ai pitié de mon père, tout en le condamnant. Je vais te le prouver. Cette réconciliation que tu désires, je la désire aussi depuis des années. Qu’il vienne à Montigny, quand il voudra. Il y sera reçu par ta mère et par moi, comme il a le droit de l’être, avec respect et affection. Permets-moi seulement d’y mettre une condition. Oh ! elle dépend de toi, – ajouta-t-il, sur un geste de son fils, – tu vas me donner ta parole que jamais tu ne briseras ta carrière d’universitaire.

 

– Je vous en donne ma parole, papa, et merci.

 

Comme si cette conversation avait été entendue par le collègue qui discutait avec Marcel la veille de son départ, cet Émile Chardon, le professeur à la veille de se faire journaliste, ce fut à cet ennemi de l’Université que Marcel se heurta sur le seuil du lycée, au moment de reprendre sa classe.

 

– Te voilà revenu à l’affreuse boîte, lui dit Chardon. C’est dur, n’est-ce pas, de continuer ce triste métier. T’es-tu amusé du moins à Paris ?

 

– J’ai pris des notes pour ma thèse. Et toi ?

 

– Moi, j’ai préparé deux ou trois articles que je signerai, justement à cause de toi, du pseudonyme de Janus. Mais je ne garderai pas longtemps mon double visage. En attendant, entrons décrasser un peu ces cancres.

 

« Que de contradictions ! » pensait Marcel en s’asseyant dans sa chaire, cinq minutes plus tard, et après avoir dicté le texte d’une version latine tirée de Sénèque. Il regardait les têtes de ses vingt-cinq élèves penchées sur leur pupitre, et le cinéma de sentiments divers auxquels il avait participé se déroulant devant son esprit : « Où est la vérité ? » se demandait-il, et il se répondait :

 

– Dans l’acceptation du sort et la bienfaisance.

 

L’image de Paule lui revenait, comme un exemple à toujours imiter. Il la voyait telle qu’il l’avait vue, penchée sur un enfant malade, allant chercher au fond de sa bouche, sur les amygdales, au moyen d’une tige métallique recouverte de coton, une parcelle de mucosité dont elle ensemençait des tubes de bouillon de culture qu’elle enfermait soigneusement dans une étuve pour que les microbes se développent et qu’elle puisse ensuite les identifier. Elle apporterait le résultat de cette culture au médecin, et l’enfant serait sauvé ! Qu’aurait-elle fait d’autre que d’exercer consciencieusement son métier ? Qu’avait fait d’autre son propre père, en maintenant l’ordre dans un coin du service du trésor public, sinon d’exercer son métier, lui aussi, avec conscience ? Que feraient d’autre toute leur vie, Discoët et Cortet ? Que faisait d’autre Mme Gauthier, dans son humble besogne réparatrice, comme Raymond se préparait à remplir de son mieux son métier d’éditeur, dévoué au service des lettres, et Chardon, son métier de journaliste convaincu et honnête, comme il était ? Bienfaisance ou réparation, le métier est toujours le seul moyen d’être utile aux autres, après la faute. Son grand-père, lui, en était un autre exemple. N’avait-il pas toujours travaillé de son mieux dans les divers métiers qu’il avait tour à tour pratiqués, et il avait pu ainsi non pas effacer, mais corriger une faute bien grave. De toutes ces figures qui surgissaient ainsi dans sa mémoire, Marcel en condamnait une seule, celle d’Alfred Harny qui semblait ne vivre que pour lui-même, pour sentir, fût-ce aux dépens des autres. Et tout en regardant travailler à leur composition les adolescents qui lui étaient confiés, une phrase de Bourdaloue lui revenait, qui résume les règles les plus différentes du devoir social dans un seul précepte : « Vivre selon Dieu dans son état. »

 

Chantilly, août-septembre 1933.

 

 

 

 


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